« Restauration » et « réutilisation » : le château de Nantes
p. 59-62
Texte intégral
1Ayant beaucoup souffert du temps et des hommes, le château de Nantes avait besoin d’une forte restauration, à la suite de laquelle il accueillit le musée d’histoire de la ville. Aujourd’hui, les deux logis, qui ont retrouvé tout leur éclat, constituent un ensemble impressionnant par leur longueur et plus encore par leur hauteur exceptionnelle.
2Ce bel effet ne doit pas faire illusion : tout ce que nous voyons ne date pas de François II ou d’Anne de Bretagne… À l’extérieur, les deux tours du châtelet d’entrée sont désormais coiffées par des toits assez lourds, totalement neufs, qui restituent un état du XVIIIe siècle, alors qu’elles étaient originellement couvertes en terrasse, ce qui détachait beaucoup mieux le volume des pavillons élevés au-dessus d’elles (fig. 1). Les fenêtres passantes du Grand logis ont été surmontées de frontons-pignons totalement inventés, puisqu’il n’en subsistait pas une pierre.
3Ils sont toutefois vraisemblables, ce qui n’est pas le cas des merlons allongés du chemin de ronde situé sous ces fenêtres, sans exemples au XVe siècle… Sur les toits, le volume des souches de cheminées a été agrandi afin de permettre la ventilation du musée. Dans la cour, la réfection complète des armes royales, martelées à la Révolution, a fait disparaître un précieux témoin de l’histoire du château, et l’on regrettera également la restauration radicale des bâtiments élevés devant le « Vieux donjon » où toutes les fenêtres originales de l’escalier, au-dessus de la porte d’entrée, avaient disparu (fig. 2 et 3).
4Il y a plus grave : la destruction d’une fenêtre d’un intérêt exceptionnel située sur la façade sur cour de la tour de la Rivière (fig. 4 et 5). À la différence des fenêtres du logis, celle-ci n’était pas surmontée d’un lamier en accolade à fleuron central mais d’un motif plus complexe : une archivolte en arc déprimé, d’où surgissait un gâble orné d’un réseau d’intrados fait de trilobes, analogue à celui des arcs des loggias du Grand logis, mais beaucoup plus délicat. Enfin, et c’était le plus étonnant, la fenêtre ne comportait pas de meneau mais une retombée pendante ornée d’un motif sculpté analogue à ceux des culots portant l’archivolte. Une fenêtre aussi singulière aurait dû être restaurée comme un œuvre d’art, par consolidation des pierres usées comme on sait le faire aujourd’hui. Or on a osé la refaire, toute neuve… et pas du tout « à l’identique » ! Nantes a perdu un chef-d’œuvre.
5À l’intérieur du Grand logis, la restauration la plus discutable est celle de la charpente lambrissée de l’étage sous comble. Le lambris descend plus bas que la charpente, au niveau de la partie supérieure des fenêtres, et il repose sur une corniche moulurée ornée régulièrement de petits culots destinés à recevoir les couvre-joints du lambris. Un vestige en subsistait du côté ouest, ce qui permit une restauration. Mais on s’est imaginé que cette corniche était continue (fig. 6), alors qu’elle s’interrompait évidemment devant les fenêtres, et que le lambris était lui-même continu, sans ouvertures correspondant aux lucarnes, alors que celles-ci éclairaient le comble depuis cinq siècles. On a ainsi inventé la « lucarne aveugle » et la fenêtre masquée en partie par le lambris, une disposition « pas du tout gênante » selon un rapport de 1975…
6Quelles leçons tirer de cette « restauration » ? Que toute intervention lourde impliquant la restitution de parties disparues ne peut être confiée au seul architecte, si éminent soit-il, contrôlé uniquement par ses pairs. Elle exige une étude préalable du service de l’archéologie et la constitution, par le maître d’ouvrage et la Direction régionale des affaires culturelles, d’un conseil scientifique composé d’historiens de l’architecture et d’archéologues spécialistes des édifices contemporains du bâtiment à restaurer – comme l’a fait récemment le Conseil général de l’Yonne pour la restauration du château de Maulnes. On éviterait ainsi des « mises à neuf » excessives qui sont la constante tentation des restaurateurs et des architectes.
7Notre déception ne s’arrête pas là. Un musée, certes fort intéressant, a été créé à l’intérieur du château, mais sans tenir compte de la distribution d’origine : une fois passée la pièce d’accueil (la « grande cuisine » du château où beaucoup voient sans doute une salle des gardes…) et l’escalier, le visiteur entre dans une suite de salles où les vestiges des cheminées d’origine ont volontairement été masqués derrière des cloisons, où la fonction des pièces n’est expliquée nulle part, où aucun plan de l’édifice originel n’est à la disposition du public, incapable de comprendre les lieux dans lesquels il déambule.
8On passe ainsi du Grand logis au premier logis ducal sans s’en rendre compte en traversant des espaces entièrement neufs (créés dans le vide qui les séparait) qu’on ne peut distinguer des pièces historiques. Rien ne signale le beau soffite d’embrasure encore en place, par miracle, à l’étage noble du premier logis ; rien n’est fait pour permettre aux visiteurs d’accéder aux loggias et à la chambre-haute de l’escalier où ils pourraient voir la seule cheminée ornée intacte du château. Le monument historique est le grand absent de ce musée d’histoire ! Là encore, l’adossement à un conseil scientifique aurait permis de concilier respect du monument et projet de musée.
9Que faire aujourd’hui ? Nous ne proposons pas de tout bouleverser. Quelques aménagements, la fabrication d’une maquette intelligente du bâtiment expliquant les phases de construction, la mise en place d’une signalétique particulière (comme on l’a fait au Louvre) pourraient réintroduire le château dans le musée. Pour ne prendre qu’un exemple, on pourrait organiser d’une autre façon le vestiaire de la tour du Port dont le mobilier occulte la cheminée, la fenêtre, les ouvertures de tir, alors que cette pièce est l’une des rares qui subsiste dans son état originel et qui ait conservé son décor.
10Il ne suffit pas de consacrer une salle du musée à Anne de Bretagne, il faut « faire voir » au public la grande œuvre architecturale de la duchesse, reine de France, qui demeure aujourd’hui l’expression la plus visible de sa personnalité et de ses ambitions politiques.
Auteurs
Professeur émérite – Université de Paris IV-Sorbonne
Professeur d’histoire de l’art – Université de Nantes
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