Regards sur une scène de débat local : pour une approche anthropologique des situations de débat public ?
p. 325-338 -Vol. 2
Texte intégral
I. INTRODUCTION
1Dans le cadre d’une étude en cours, nous nous proposons dans cette communication de présenter une série de réflexions sur l’analyse des situations de débat public en aménagement. Notre propos s’ancrera sur le suivi du débat local sur « le renforcement électrique du Lot : besoins et solutions » qui s’est tenu d’octobre à décembre 2002, « dans les règles du débat public »1. Il nous a semblé en effet que dans le regard que nous pouvons porter sur les situations de parole des débats publics, une analyse des pratiques « par le bas » peut permettre de faire évoluer et surtout d’interroger les (op)positions généralement attribuées aux participants.
2L’histoire détaillée de ce projet est intéressante, car elle est marquée par les évolutions législatives, et les temporalités électorales. Il n’en sera néanmoins pas trop question dans notre exposé. Nous n’en exposerons donc que les grandes lignes.
3Dès juillet 1990, EDF, décelant un besoin d’alimentation électrique, propose une transformation du réseau électrique de la région de Cahors. La solution à l’époque, passe par une ligne THT de 225 kV devant traverser le Lot, par le Quercy blanc. Dès lors une forte opposition prend forme dans la population locale, avec la création la même année, de l’association leader dans la contestation : Quercy Blanc Environnement (QBE). Le L’octobre 1990, une première « contre-étude » sur la question du renforcement électrique, effectuée par l’INESTENE et commanditée par les opposants au projet de ligne THT, rend ses conclusions. L’étude, sans remettre en cause le besoin de renforcement, se prononce contre l’enfouissement de la ligne et pour le renforcement des structures existantes. Pendant cette période, QBE organise des réunions d’information autour de l’opposition du projet de ligne de THT. L’union départementale CGT est le premier acteur public à se positionner pour le projet d’EDF. En 1992, une première phase de concertation officielle, sous l’égide du préfet du Lot, est organisée. En 1994, le raccordement de la future ligne THT à la centrale nucléaire de Golfech est abandonné. En avril 1996, une seconde concertation est amorcée, incluant les maires de la zone d’étude, les associations d’opposants, et les services de l’État. Elle aboutit à 7 fuseaux de « moindre impact ». Mais c’est en octobre 1999 que le nouveau préfet du Lot, M. Sappin se prononce pour un des fuseaux, dit fuseau 2B. Ce choix provoque une levée de boucliers de la part des élus, des associations anti-THT...qui concerne même des secteurs non concernés par le fuseau. Le préfet Sappin est muté à la fin de l’année 1999. C’est à ce moment que le rapport Depris, contre-expertise commanditée par les associations opposées à la ligne THT, est rendu public.
4C’est en février 2000 que la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique (SPPEF) de la France procède à la saisine de la CNDP pour la tenue d’un débat public « national » sur la création d’une ligne THT dans le Lot. Cette saisine a pour effet de geler le projet pendant toute sa durée. À l’automne, le conseil général commande une étude à la FDEL sur la problématique électrique du Lot. Cette étude est confiée à ALSTOM, sous l’égide d’un comité où apparaissent entre autre QBE, RTE, la FDEL. Fin mars 2001, à la suite de la saisine d’un collectif d’associations2, la CNDP préconise « la conduite, par le maître d’ouvrage, d’un débat local approprié au sujet, en tenant compte de la concertation passée3 ».
5La procédure de « débat local » diffère sur le plan législatif de celle du « débat public » par l’implication moindre de la CNDP. Cette dernière n’organise pas directement le dispositif, qui est laissé à l’appréciation du maître d’ouvrage. Cela dit, la CNDP délègue des « scrutateurs » qui, même s’ils ne sont pas mandatés au sein d’une Commission Particulière du Débat Public, ont un rôle quasiment équivalent, en tant que « garants de la procédure ». De fait, l’organisation pratique du débat local a été très largement inspiré (pour ne pas dire calqué sur) par le débat Boutre - Carros, qui était le précédant débat public sur l’implantation d’un ouvrage électrique. L’institutionnalisation de la procédure de débat public par découle du renforcement de la CNDP telle que définie dans les différentes évolutions législatives4 . La CNDP a pour mission de : « veiller au respect de la participation du public au processus d’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement (...) dès lors qu’ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou des impacts significatifs sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. La participation du public peut rendre la forme d’un débat public. Celui-ci porte sur l’opportunité, tes objectifs et les caractéristiques principales du projet. »5
6À l’approche du début du débat local, les positions étaient assez marquées. La longue opposition a laissé le temps aux parties de sédimenter les différences entre les partisans et les opposants du projet de ligne THT. Les arguments alors avancés par EDF/RTE, et repris par les partisans tournent autour de :
- la vétusté des anciennes lignes qui nuit à la qualité du courant.
- l’anticipation des futurs besoins d’électricité pour le développement économique.
- l’importance de la compétitivité départementale pour l’accueil de nouvelles entreprises.
- l’incompréhension face aux « hésitations » des adversaires et de certains élus.
- les opposants pour leur part mettent en avant :
- une nuisance sur l’environnement et les paysages d’un secteur « préservé », à « forte valeur culturelle ».
- un « handicap » pour un développement touristique axé sur « l’authenticité » et la ruralité des paysages.
- une dévaluation foncière pour les riverains
- un surdimensionnement de l’approvisionnement électrique par rapport aux besoins
7Nous concentrerons notre propos sur une des pièces maîtresse6 de la procédure de débat local : les réunions publiques. Ces moments sont sensés être les temps privilégiés (mais non exclusifs) du débat et de la participation. Le suivi systématique des réunions publiques7 s’est effectué par le biais d’une observation de type ethnographique. C’est-à-dire que notre participation aux réunions publiques du débat était orientée par un travail descriptif qui tente de faire abstraction de notions préconçues, afin de qualifier les pratiques des participants pris au sein d’une situation publique de parole. Cette posture nous a amené à proposer quelques réflexions que nous exposons ici.
8Le dispositif d’organisation des réunions publiques s’est constitué comme une traduction pratique du projet démocratique de l’arsenal juridique. L’observation de ces situations de discussion publique nous montre que ce dispositif n’est pas vraiment respecté... À la lumière de la fonction du débat local, ces pratiques qui sortent du cadre proposé illustrent les clivages issus de la controverse autour de la décision publique : les prises de parole indiquant la volonté d’information du maître d’ouvrage face à la « foule » des opposants passionnés et irrationnels. Cependant, les clivages qui semblent s’esquisser ne subsistent pas à une analyse plus centrée sur le sujet en situation de parole publique. Ce constat nous renvoie à une interrogation plus générale sur l’éventuelle pertinence d’une approche de type anthropologique dans l’analyse des temps de discussion publique en aménagement.
II. L’INVESTISSEMENT DU DISPOSITIF DES RÉUNIONS PUBLIQUES : UN CONTOURNEMENT DES « RÈGLES DU DÉBAT ».
L’ENCADREMENT DU DISPOSITIF PAR LES « RÈGLES DU DÉBAT ».
9L’organisation pratique des réunions découle du projet démocratique de l’institutionnalisation du débat public. Les réunions publiques se tenaient avec une disposition classique, que nous retrouvons dans ce type de rencontres. Nous pouvons détailler la disposition des salles qui ont accueilli les participants. Elles proposaient souvent à entrée unique qui orientait les participants dans leur découverte des différents « lieux ». Tout d’abord, un hall d’accueil recevait les participants avec des maquettes, présentoirs, panneaux appartenant à la fois à RTE et au collectif d’associations de défense8. Dans ce premier « lieu », les participants avaient aussi accès au dispositif d’information élargi que constituaient les synthèses des réunions précédentes, les cahiers d’acteurs, les cartes T, etc... Ils arrivaient ensuite dans la salle proprement dite, « lieu » du débat. Ce lieu se présentait par une série de sièges parallèles, disposés en deux travées, faisant face à une grande estrade toujours surélevée. Cette dernière accueillait sur deux grandes tables, les orateurs à gauche et les scrutateurs à droite, face à l’auditoire. En fond, un immense écran géant relayait les présentations des intervenants. Le dispositif spatial est complété par des hôtesses, tenant les micros pour la prise de parole, qui se tenaient dans les allées extérieures, sur les flancs de la salle.
10Dans l’esprit de la loi, le débat public est un moment politique où chaque citoyen participe à la construction de la décision collective. Il peut donc influer sur les décisions portant sur l’implantation des grands projets territoriaux, en s’informant librement par l’accès aisé à des expressions pluralistes et en s’exprimant directement. Le débat public est donc pensé comme une des voies permettant la constitution d’un intérêt collectif, commun, et donc plus partagé, en refondant des catégories plus ouvertes de légitimation.
11Ces objectifs généraux seront relayés pratiquement par le scrutateur en charge de l’animation, qui au début de chaque réunion, édictera les « trois règles du débat ».
« nous avons défini plusieurs règles : la première, c’est ce que nous appelons dans notre jargon la règle de l’équivalence. Toute personne qui souhaite prendre la parole puisse le faire. La seconde règle c’est celle de l’argumentation. Il faut que chaque position, chaque opinion puisse être étayée, qu’elle soit défendue avec des arguments solides afin de construire ce débat petit à petit. La troisième règle importante c’est celle de la transparence, à savoir que ce débat public est l’occasion de mettre tout sur la table. »9
12Le principe d’équivalence promeut l’égalité de parole, l’équivalence des opinions et renvoie à une idée d’indistinction. Le principe d’argumentation ajoute que toute intervention ou prise de position doit être expliquée et fondée sur des faits. Enfin le principe de transparence renvoie à une volonté d’éclairer et de rendre plus accessible pour le citoyen les rouages de l’action et de la décision publiques. En fait ces trois règles seront systématiquement mises à mal lors des réunions publiques par l’auditoire présent dans la salle.
UN DISPOSITIF DU DÉBAT LOCAL CONTOURNÉ
13Le premier principe a été largement contourné dans la pratique. La prise de parole n’a pas vraiment été « égalitaire ». L’immense majorité des interventions ont été contre le projet. Elles ont d’ailleurs été le fait d’élus et des 2-3 mêmes leaders associatifs, relayés par 4-5 personnes toujours identiques, car la prise de parole n’était finalement pas si aisée : beaucoup de personnes voulaient intervenir10. De plus, il y a eu un renversement de la charge de la preuve, RTE a souvent fait face à une ambiance très hostile où il lui était difficile de présenter ses positions. Le contournement du principe d’équivalence transparaît aussi dans l’occupation spatiale des places offertes. De manière schématique, en partant du devant de la salle, nous avions : les officiels (administratifs et « grands » élus) et RTE, les leaders associatifs et leur « cour », les membres associatifs, les sympathisants opposés, les indécis... finalement une répartition des places assez structurée, qui n’était pas vraiment due au hasard.
14Le second principe a été lui aussi dénié par l’auditoire. Les leaders associatifs et les élus ont fait beaucoup de déclarations pour le public : ils utilisaient un ton polémique, imagé, voire ironique ; ils se tournaient vers le public même lorsqu’ils s’adressaient à RTE ou aux scrutateurs ; ils scandaient leurs paroles par des gestes. Justement, le public présent réagissait plus lors de ce genre d’interventions. Les gens opinaient, criaient et insultaient RTE, les représentants de l’administration, voire les scrutateurs, selon que les déclarations semblaient aller dans le sens d’une création de la ligne THT. De même, l’accueil des experts est significatif. Loin d’être écoutés à l’aune de leur compétence scientifique ou technique, ils ont été surtout jugés en fonction de leurs liens supposés ou avérés avec RTE et EDF.
15La volonté de transparence, bien que structurellement poursuivie, a été mise à mal par le choix des types de réunion. Malgré tout, RTE et les administrations ont souvent été sommées de répondre, de partager des informations sur des points complexes ou difficiles à exposer rapidement. Lors des discussions, des injonctions ou des questions du public faisaient déborder du cadre, du thème, des sujets choisis. L’auditoire ne comprenait pas pourquoi on ne pouvait pas parler de la santé lors d’une réunion générale et inversement, ni pourquoi alors que la réunion se déroulait dans le sud du département, il était plus question de l’ouest etc11... Le public remettant souvent en cause cette organisation et les « organisateurs » présumés en attaquant verbalement les scrutateurs.
16A contrario, ces règles ont été suivies par RTE et les administratifs, et d’une manière générale, lors des interventions sur l’estrade. L’équipe projet est restée sur le terrain technique en tentant de détailler ses options privilégiées de manière argumentée, et de répondre (lorsqu’elle le pouvait), de la même manière ne rentrant pas sur le terrain polémique. Les représentants des administrations ont fait des présentations calibrées, peu préparées sur un ton neutre et didactique. Au final, il s’avère que le cadre proposé par lesdites « règles du débat » n’a pas été investi comme entendu et a même été largement contourné, voire débordé. À partir de ces indications, nous pouvons poser un regard négatif sur ces dissonances.
III. LE REGARD PAR LE PARADIGME DE LA DÉCISION PUBLIQUE : L’EXCLUSION DES « EFFETS PERVERS »
17Le processus d’institutionnalisation du débat public en France a découlé de la volonté de réformer l’utilité publique. Cette filiation a généralement conduit à façonner un paradigme qui invite à regarder les scènes de discussion publique comme des moments d’exposition des controverses territoriales, des lieux de frottement entre le projet d’aménagement et le territoire.
LE DÉBAT À L’AUNE DE LA DÉCISION PUBLIQUE ET LE CONFLIT D’AMÉNAGEMENT
18La constitution d’une procédure de « débat public » en aménagement constitue une réponse à une crise de l’action publique repérée depuis la fin des années 80. En aménagement, elle renvoie à une volonté de réduction des coûts et des recours en contentieux, et à une demande des citoyens impliqués dans les conflits d’implantation d’ouvrages. Ces conflits de plus en plus récurrents marquaient l’émergence d’un questionnement d’une catégorie de population subissant les impacts d’un ouvrage sans en ressentir les avantages. Au-delà de l’expression d’un syndrome nimby, ces groupes remettent souvent en question l’opportunité même des ouvrages, en remettant en cause la vision classique d’un intérêt général prédéfini12. De fait, il s’agissait plus généralement de redéfinir l’intérêt général. Cette notion est au cœur de l’action publique car elle renvoie à la fois à sa finalité et à sa légitimité13. Les différentes lois ont donc institué des moments de discussion en amont dans la temporalité classique de la décision publique, entre l’élaboration du projet et la prise de décision finale. Dans cette optique, le débat local du Lot a tenté de créer une situation de communication par l’instauration d’un dialogue vertueux où afin que « chacun puisse se faire une opinion en fonction de ce qui se dira ». Comme nous l’avons rapidement vu, le cadre de discussion proposé a souvent été « débordé ».
19Dans le même esprit, le moment de discussion peut se voir en fonction du rapport entre le débat et l’acceptabilité sociale de l’action publique14. La procédure s’analyse en fonction d’un triple rôle pensé à la lumière du projet d’aménagement : d’information, de concertation et d’aide à la prise de décision15. Ces rôles constituent une véritable « feuille de route » pour la procédure de débat qui doit donc informer (et en faire remonter les réticences) le public sur les incidences de la réalisation à venir, créer une situation d’échanges entre les parties intéressées, mesurer les intérêts particuliers exprimés à la lumière de l’intérêt général.
20L’exposition des pratiques des participants au révélateur de ce « paradigme » nous conduit à les analyser comme des dysfonctionnements déstabilisant le processus de discussion en amont du projet. En effet, le débat doit aider à améliorer la décision publique et « désamorcer la contestation possible sinon probable en canalisant, selon des formes maîtrisables, l’expression du mécontentement »16. Ainsi, le regard que l’on porte à ces moments découvre une série de clivages opposant les protagonistes. Les pratiques repérées lors du débat local du Lot semble rejoindre ces clivages.
DES PRATIQUES STIGMATISÉES ET DISQUALIFIÉES
21L’équipe RTE, favorable à la ligne THT défendait la solution proposant le meilleur « optimum technico-économique », s’appuyant sur des interventions calmes, structurées dans un discours technique visant à informer et expliquer leur préférence. Les opposants, aux pratiques plus agitées, faisant références à leurs problèmes concrets et leurs peurs, ont eu plus recours à des attitudes polémiques. Leurs leaders et les hommes politiques ont développé des interventions politiques qui poursuivaient des objectifs de mobilisation identitaire. Point d’aboutissement de leur combat, les opposants ont usé de ces moments pour actualiser les motifs de leur mobilisation et renforcer la cohésion de leurs coalitions. Tout se passe comme si les pratiques s’établissaient entre l’objectivité technique, la raison, la rationalité procédurale des uns et la subjectivité intéressée, l’émotion, l’irrationalité des autres ; soit deux pôles ordonnés selon une dichotomie tirée du conflit d’aménagement.
22Dans la continuité de ce regard, plaçant le débat comme résultant de contestations territoriale, la situation de discussion doit permettre « le passage d’une assemblée d’individus porteurs d’intérêts divers à une (...) liste d’arguments raisonnés. À ce stade on assiste à une dépersonnalisation de la procédure qui perd au fil du temps son caractère humain, personnel, pour produire une liste d’arguments aptes à être traitée sur le plan rationnel. »17 De fait, les règles du débat du Lot ont été édictées dans le but de « faire avancer le débat de manière constructive ». Ce cadre excluait les pratiques qui apparaissaient comme autant de dysfonctionnements qu’il fallait recadrer : interrogations « hors sujet », cris, interventions intempestives des mêmes personnes, déclarations politiques improductives.
23De plus, ce même regard amène à voir comme des effets pervers, ces débordements du cadre de discussion issu du projet démocratique de la décision publique. En effet, loin de se rapprocher de l’objectif d’un espace délibératif ouvert et pluraliste18 sous l’égide du conseil des sages, le tour d’horizon des pratiques peut renvoyer à une persistance des inégalités et de la représentation. La prise de parole a été inégalitaire comme nous l’avons vu. De plus, il y a eu finalement beaucoup de présentations plus ou moins claires venant de RTE, des administrations, des collectivités et des associations. Les leaders associatifs, à l’instar des élus ont utilisé le moment de la discussion, comme une tribune politique où il s’agissait de justifier et renouveler leur statut, avec le soutien de l’auditoire comme nous le verrons plus loin. Les volontés d’atteindre le riverain.
24Le paradigme de la décision publique invite à poser une grille dualiste sur les pratiques des participants, et même à en disqualifier certains, en leur déniant une certaine pertinence. Pour dépasser les oppositions issus de ce paradigme, il est question de savoir comment réinsérer l’humain dans un regard trop orienté par la décision institutionnelle.
IV. ALLER AU-DELÀ DES « DYSFONCTIONNEMENTS » PAR UN REGARD ANTHROPOLOGIQUE ?
25Tout en les stigmatisant, la vision posée selon le paradigme de la décision publique fait le constat de la prégnance de certaines pratiques « divergentes » qui nourrissent la procédure19. Mais le dépassement de ces oppositions est renvoyé au dévoilement d’instabilités, d’« ambiguïtés », « d’opération quasi magique » à l’œuvre20. Exposer ces situations de communication sous un regard de type anthropologique nous permet d’éviter certains présupposés qui conditionnent le dispositif de la procédure et certains regards posés sur ce dernier.
LA DISQUALIFICATION DE LA DIMENSION HUMAINE DANS LA PRISE DE DÉCISION TECHNIQUE
26Les règles du débat local du Lot recèlent une série de parti pris. Tout d’abord, elles se placent sous l’égide du principe de la participation du public à l’élaboration du processus de décision. Ce faisant, elles en appellent à un citoyen idéal, voire mythique. Elles s’établissent sur l’idée d’un riverain éduqué, intéressé, capable de se faire une opinion éclairée, habité d’un désir d’engagement21. Nous sommes bien entendu un peu loin de cette image. Le principe d’argumentation, qui vise à créer la conviction par le recours à la rationalité, amène à privilégier une certaine idée de la décision rationnelle. Cette dernière devant être emprunte d’une raison technique, supposée issue de la Science, quantifiable, référencée22. Dans une perspective légale instrumentale, elle vise, par l’appréciation des données et des savoirs, à s’inscrire dans le cheminement rationnel d’une décision23. L’argumentation rencontre le besoin de légitimation de la décision prise comme un discours dans toute société devant se justifier et faire référence à une autorité.
27Mais cette (re)contextualisation des savoirs interroge la relation entre science et décision politique. Ainsi on pouvait penser que la prééminence de la rationalité technique et instrumentale pouvait conférer une supériorité à l’expert technique par rapport aux autres protagonistes du débat local, que la science conférerait une certaine autorité. Le recours à la science cherche donc à pacifier les conflits, structurer les comportements et limiter les affects24. La distanciation du scientifique lui permettant de poser un regard plus neutre que la personne engagée trop plongée dans son contexte. Le débat au miroir de la raison inclue donc la « définition républicaine d’un citoyen maître de ses passions »25, une conception morale de la politique visant à contenir et canaliser les passions, et rejoint l’objectif de l’injonction de distanciation. Les experts et les administratifs invités à participer aux discussions ont plutôt été accueillis en fonction de la teneur de leur discours, plus qu’à la lumière de leur objectivité supposée. L’ensemble de ces parti-pris conduisent finalement à exclure la réalité de la dimension humaine à l’œuvre dans la situation de communication et à l’effacer au sein d’un dispositif technique de décision.
UNE RÉINTRODUCTION DU SUJET EN SITUATION PAR LE REGARD DE TYPE ANTHROPOLOGIQUE ?
28En remettant le sujet au centre du regard posé, nous pouvons dépasser les dichotomies présentées plus haut où le maître d’ouvrage raisonnable et rationnel s’oppose à un public passionné et irrationnel. À la suite de certaines analyses, le cas du débat local du Lot nous permet d’entrevoir des illustrations qui méritent d’être poursuivies.
29À la suite de Landowski26, le dispositif technique de débat apparaît comme un espace scénique. La « scène », lieu de parole des représentants, ne s’oppose pas à la « salle », lieu des citoyens indistincts et anonymes. Le spectacle apparaît aussi dans la salle. Le public intervient, réagit, crie, bref sanctionne les propos et les positions. Ces manifestations qui répondent à certains passages des discours fait que l’auditoire, loin d’être détaché et contemplatif, participe en appui ou en opposition au locuteur, selon ses modalités. De même, la logique formelle de l’argumentation, du point de vue du sujet, s’évalue non seulement en fonction de la « logique naturelle » issue de ses dispositions. Bien que l’on puisse qualifier cette forme de pensée d’« illogique »27, elle recèle néanmoins des principes (analogie, consécution, généralisation...) et des significations qui lui donnent la valeur d’un « hypertexte de référence »28 qu’il ne faut pas exclure du travail argumentatif29.
LE DÉVOILEMENT D’ASPECTS SYMBOLIQUES
30Décentrer le point de vue sur le débat local du Lot, en tentant de percevoir le « sens directement prescrit ou indirectement signifié dans les relations des uns et des autres ». Cette posture, à visée anthropologique, renvoie sur tous les sens évoluant autour du sujet pris dans une situation de communication, conduit à repérer la convocation d’une symbolique judiciaire et l’intériorisation de la théâtralité du dispositif.
31Tout d’abord, la scrutatrice en charge de l’animation a été d’emblée appelée « Mme la présidente » par les protagonistes locaux. La répartition spatiale décrite plus haut a été respectée, il n’y a pas eu de mélanges et les « limites » n’étaient franchies que rarement30. Dans cette interprétation, on comprend mieux pourquoi les protagonistes locaux prenaient à partie les scrutateurs. Complètement intégrés (voire confondus) à l’action de la CNDP, ils représentaient le « tribunal » qui non seulement était garant des échanges, mais aussi devait évaluer les arguments. L’auditoire ne comprenait pas qu’ils ne s’impliquent pas plus et se cantonnent à l’« organisation du débat » : les scrutateurs étaient sur l’estrade, commandaient et réglaient le cérémonial. Les protagonistes étaient contents de venir au débat local. Il y avait une activité informelle assez marquée au début de chaque réunion, les amis se saluant, les leaders et les élus discutant avec les scrutateurs et RTE. Pendant les réunions, l’auditoire réagissait à la « mauvaise qualité » de certaines interventions marquées par un ton monocorde et didactique qui n’arrivaient pas à soutenir leur attention. De même, les associations ont mis un moment à rentrer dans le dispositif, investir l’estrade et utiliser les outils de communication de RTE.
POUR UN REGARD DE TYPE ANTHROPOLOGIQUE ?
32En bref, les pratiques des protagonistes, si elles ont une dimension stratégique comme nous pouvons le mettre en évidence du point de vue de la constitution de la décision publique, recèle aussi des aspects symboliques pertinents. À la suite du travail de Bratosin31 sur la concertation autour de la procédure de mise en place du PDU de la métropole Lilloise, nous savons que ces aspects sont efficients. L’objectif « n’est pas de dégager l’unité de fondement ou/et de structure de la concertation, mais d’expliciter la nature des communications utilisées pour construire la conviction que ceux qui ne décident pas participent réellement à la prise de décisions. Pour y parvenir, il faut observer la concertation à partir du point même d’où la conscience des acteurs de l’action collective commence à l’apercevoir et par conséquence l’indiquer comme telle »32.
33Dans cette optique, on s’éloigne d’un regard qui définit a priori des « actions » forcément stratégiques des protagonistes. En d’autres termes il ne faut pas forcément voir ces situations de communication comme une technique ou un moyen d’atteindre des objectifs sciemment définis. Le sens est-il réductible à la seule utilité annoncée des protagonistes ? Et finalement, plutôt que d’opposer les protagonistes en fonction de leur position par rapport au projet, est-il moins opérant, moins heuristique de les voir à travers la grille d’un rituel politique, « moyen de communication entre le milieu concret de l’existence humaine et un univers dont l’individu croit tout à la fois qu’il le dépasse et qu’il le conditionne »33 ? Le clivage s’inscrirait là dans la (mé)connaissance du code de sens de la situation. En clair, entre ceux ayant accès aux dimensions sacrées (maîtrise et compréhension de la procédure, ses implications, son cérémonial), et un ensemble de « profanes » utilisant la médiation symbolique des leaders et des élus, situés à la croisé des deux groupes. Répondre à cette question suppose de travailler sur le sens en émergence que les protagonistes confèrent à leur rapport au dispositif de communication et aux autres, sans forcément y plaquer nos propres postures. Il s’agit bien là d’une optique anthropologique34.
V. CONCLUSION
34Ainsi, nous avons vu que la convocation d’aspects symboliques peut aussi proposer un éclairage sur les pratiques des protagonistes. Le débat local sur le renforcement de l’alimentation électrique du Lot risque d’être à l’avenir un « débat modèle » selon la formule consacrée, RTE ayant choisi de ne pas retenir son projet de ligne THT et opter pour une des solutions alternatives. Toute notre discussion consiste à se demander s’il faut y voir la réussite d’un dispositif de technologie sociale répondant à une certaine complexité, ou y déceler un autre sens.
35En d’autres termes cela concerne la qualification des régularités de sens et de pratiques que les différentes monographies nous permettent d’appréhender. Doit-on les voir comme les composantes d’actions stratégiques prises dans une routine institutionnelle, ou comme des mises en « œuvre d’un dispositif à finalité symbolique qui construit les identités relatives à travers les altérités médiatrices »35. Plus généralement, on pourra poser l’hypothèse de la prégnance au sein des débats publics d’une liturgie politique. L’enjeu qui transparaît de toutes ces considérations réside bien dans le regard que l’on porte sur Taltérité de ces lieux de communication. Imposons-nous des identités, des sens à ces pratiques ou nous laissons-nous porter par la (re)découverte d’autrui à l’œuvre ?
36Une fois cette possibilité posée, reste à préciser et choisir entre les orientations et les postures anthropologiques possibles36.
Notes de bas de page
1 Propos introductif du représentant de la CNDP nommé pour suivre l’organisation du débat local. Cahors 4 octobre 2002.
2 QBE, la SPEEF, Europa Nostra, l’union interprofessionnelle des vins de Cahors.
3 http://www.qbe.free.fr/historique.htm
4 Depuis 1992, et la circulaire Billardon qui impose le principe de la concertation autour de l’implantation des ouvrages électriques en amont de l’enquête publique, les différents gouvernements ont donc aménagé des scènes de discussion de plus en plus ouvertes entre les différentes parties d’un projet dans un souci de démocratisation de la décision publique.
5 Loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, Titre IV, article 134.
6 Nous pouvons aussi y ajouter les cahiers d’acteurs et l’Internet.
7 8 réunions publiques entre octobre et décembre 2002.
8 À ce titre, on peut indiquer la trajectoire d’une reproduction en bois de pylône de 2,5 m faite par les opposants à la ligne THT : confiné dans un coin du hall dans les premières réunions publiques, il se retrouvera (suprême honneur !) sur l’estrade à coté des scrutateurs pour les deux dernières réunions.
9 Représentant de la CNDP. Réunion publique du 19 octobre 2002 à Degagnac.
10 Il fallait lever la main, attendre qu’une hôtesse viennent à votre niveau vous donner un micro numéroté (pour l’enregistrement des compte-rendus) et que l’animateur vous remarque de l’estrade et vous donne la parole. Finalement beaucoup de gens parlaient, invectivaient, questionnaient sans micro.
11 Il avait été arrêté un cycle de réunions générales « d’information » et des réunions « thématiques » sur la santé, l’environnement dans différents lieux.
12 Jobert Α., « L’aménagement en politique ou ce que le syndrome Nimby nous dit de l’intérêt général », Politix, n° 42, 1998, p. 67-92.
13 Electricité et Sociétés, n°32, février/mars 2000
14 Chambat P., Fourniau J-M., « Débat public et participation démocratique », in Vallemont S., Le débat public : une réforme dans l’Etat, LGDJ, 2000, p. 9-37
15 Gandil P., de Mazancourt C. « Le débat public dans les projets routiers : restaurer la confiance entre l’État et le public », in Vallemont S., Le débat public : une réforme dans l’État, LGDJ, 2000, p 65-75.
16 Chambat P., Fourniau J-M., op cité, p. 35
17 Hollard G., Leborgne M., « Quelques pistes de réflexion sur ce que concerter veut dire » in ss dir de André Donzel, Métropolisation, gouvernance et citoyenneté dans la région urbaine marseillaise, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 462.
18 Fourniau J-M. « L’expérience du débat public institutionnalisé : vers une procédure démocratique de décision en matière d’aménagement ? », Responsabilité et environnement, n° 24, octobre 2001, Ρ· 67-80.
19 Hollard G., Leborgne M., op cité, p. 458.
20 Chambat P., Fourniau J-M, op cité, p. 35 ; Ballan Ε., « "Techniquement, tout est possible" : l’alliance ambiguë du technicien et du riverain » in ss dir de André Donzel, Métropolisation, gouvernance et citoyenneté dans la région urbaine marseillaise, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 445-452.
21 Hastings M., Aborder la science politique, Seuil, 1996.
22 Jourdan R, « Argumentation. Le mode argumentatif » in Bélisle C., Bianchi J., Jourdan R., Pratiques médiatiques, CNRS éditions, 1999, p. 31
23 Burdeau G., La politique au pays des merveilles, PUF, 1988.
24 Elias N., Engagement et distanciation, Agora, 1983.
25 Hastings M., op cité, p. 17
26 Landowski E. Présence de l’autre, PUF, 1997.
27 Une des controverses concernait les capacités électriques des projets alternatifs. Les ingénieurs de RTE faisant remarquer qu’il était incorrect, d’un point de vue électrique, de simplement additionner les capacités de plusieurs lignes pour en déduire une capacité « totale ».
28 Jourdan R., op cité, p.33
29 Guimelli C., La pensée sociale, PUF, 1999.
30 La réunion commencée, l’estrade n’était pas accessible. A fortiori, il fallait une raison pour se diriger vers les scrutateurs (« déposer » quelque chose au « dossier » par exemple).
31 Bratosin S., La concertation : forme de l’action collective, L’Harmattan, 2000. L’auteur y analyse la concertation comme un processus culturel visant à décider de concert avec ceux qui ne décident pas, marqué par des médiations symboliques et le recours à une pensée de type mythique.
32 Ibidem, p. 245.
33 Burdeau G., op cité, p. 158.
34 Augé M., Pour une anthropologie des mondes contemporains, Aubier, 1994.
35 Ibidem, p. 89.
36 Anthropologie quotidienne, anthropologie politique, anthropologie de la communication ! Cf Winkin Y., Anthropologie de la communication, De Boeck & Larcier/Seuil, 2001 ; Augé M., ibidem.
Auteurs
Doctorant- EDF R&D GRETS/CEDP, Université de Tours
Chargée de recherche, EDF R&D GRETS
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Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume 2
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Émilie Bajolet, Marie-Flore Mattéi et Jean-Marc Rennes (dir.)
2006
Quatre ans de recherche urbaine 2001-2004. Volume I
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