Le Séminaire, substitut de la famille dans La cruz invertida de Marcos Aguinis. Conséquences de l'androgynie de l'Église
p. 453-463
Texte intégral
1Dans la tradition de l'Eglise, l'accès au sacerdoce et à la vie religieuse repose sur la notion de "vocation", qui suppose "appel" à suivre une voie prédéterminée par Dieu. La pastorale catholique en la matière s'est traditionnellement appuyée sur la parole du Christ aux premiers disciples : "Venez à ma suite et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes"1. Ne pas y répondre a toujours été considéré comme une ingratitude vis-à-vis de Dieu.
2Dans La Cruz invertida, la vocation du personnage principal, Carlos Samuel Torres, à devenir prêtre, précède sa naissance et fonde sa raison d'être2. De ce fait, son éducation est circonscrite, dès le départ, dans l'espace précis de l'appel dont l'Eglise seule peut authentifier et tracer les contours, ce qui aura pour conséquence, le moment venu, d'introduire un déplacement de l'instance éducative : à la famille viendra se substituer le séminaire.
La paternité divine
3Voici un extrait de la troisième épître de l'oncle-prêtre -l'oncle Fermín- à sa sœur, la mère de Carlos Samuel Torres, qui précise les circonstances de la naissance de ce dernier et justifie son entrée au séminaire.
"Cuando nació Carlos Samuel después de largos años de espera, tuve la impresión de vivir una página de la historia sagrada. Si te sugerí que le bautizaras "Samuel", es porque me recordabas a "Ana". Eres como Ana de la Biblia, a quien su amante esposo no podía alegrar m con cariños ni atenciones porque se había cerrado su matriz. Te lamentabas igual que Ana y pretendías colmar al cielo con votos y plegarias. Te encontré una noche en la iglesia, sola, perdida en medio de la nave.[...] Y yo rogué al Señor. Sumé mis oraciones a las tuyas para que se produjera el milagro que tú clamabas desgarradoramente. Y el milagro se produjo. Nació tu hijo a quien, como Ana, prometiste para el servicio de Dios"3.
4Cette épître a été écrite pendant le second séjour que l'oncle a fait avec le neveu dans la solitude de la montagne et durant lequel Carlos Samuel a décidé de devenir prêtre. Dans cette épître, comme dans la précédente, l'oncle tente d'apaiser l'inquiétude de la mère de Carlos Samuel qui craignait d'avoir pesé sur la vocation sacerdotale du fils.
5Ce texte assigne au principal personnage du roman une filiation divine. D'après le Premier livre de Samuel, auquel se réfère ici l'oncle, Anne, la femme stérile, a fait ce vœu à Yahvé :
"Si tu voulais considérer la misère de ta servante [...] et lui donner un petit d'homme, alors je le donnerai à Yahvé pour toute sa vie"4.
6Son désir ayant été satisfait, elle le nomma Samuel, car, dit-elle, je l'ai demandé à Yahvé"5.
7Dans La Cruz invertida, nous sommes en présence d'une structure -quant au désir- analogue. En ouvrant la matrice de la mère de Carlos Samuel, Dieu s'affirme comme la paternité par excellence, celle que Juranville appelle la "paternité [...] du signifiant pur"6. Une telle paternité est pesante de conséquences car elle marque la dépendance absolue de la créature par rapport au Créateur en tant que ce dernier est à la fois sa cause première et sa cause finale. Dès lors, le mode d'être propre au Fils c'est d'être "exposé". A tout moment, le principe qui le maintient dans l'être peut se retirer dans son absolue transcendance, rompant tout lien avec lui. La dépendance qu'implique une telle paternité est donc beaucoup plus fragilisante qu'une paternité biologique sexuée. Car celle-ci n'introduit pas le lien de dépendance ontologique inhérent à celle-là. Et c'est bien ce type de dépendance qui apparaît dans le fragment cité de l'épître de l'oncle Fermín.
8Carlos Samuel est donc posé, dans sa raison d'être, comme le serviteur du Père. Sa voie est prédéterminée aux fins de satisfaire le désir de la mère et ce désir devient, par sa dynamique propre, désir de Dieu. C'est sans doute le regard rétrospectif sur cette prédétermination qui causa le trouble dans l'esprit de la mère auquel l'oncle répondit dans la deuxième épître.
La médiatisation de la paternité divine
9Il est à remarquer que la paternité divine ne se manifeste jamais directement, mais implique toujours une médiation. Ici, c'est l'oncle Fermín qui médiatise cette paternité : l'enfant est né de la copulation symbolique des deux désirs : "Sumé mis oraciones a las tuyas para que se produjera el milagro". En outre, l'oncle participe de la paternité de l'enfant du "miracle" en lui donnant le nom Et ce terme est pris ici au sens premier -en tant qu'il désigne- et non pas dans celui de "nom de famille". On connaît l'importance du nom dans La Bible, comme d'ailleurs dans les autres religions et civilisations. Lorsque le père donne un prénom au fils il affirme son potentat et prédétermine la voie qu'il décrète pour lui. En lui donnant comme deuxième prénom "Samuel", l'oncle y inscrit les contours de ce qui sera demandé au nouveau-né. Et ces contours seront d'autant plus nécessitants que l'oncle, par son statut de prêtre, est l'interprète de la volonté de Dieu.
10C'est encore l'oncle qui authentifie la vocation de Carlos Samuel, prolongeant et réactualisant ainsi la copulation symbolique qui fonde sa naissance, lorsque le moment semble venu d'envisager la réponse. Pour apaiser l'inquiétude de sa sœur, s'interrogeant sur le bien-fondé de la promesse, le prêtre lui dit dans la deuxième épître :
"Ayer llegué a este familiar paraje serrano. Durante el viaje pensé mucho en ti y en Carlos Samuel. Analicé las circunstancias que precedieron su nacimiento [...]. Creo que debes enviármelo, para que converse libremente con él [...]. Si existe una vocación latente en Carlos Samuel, tendrá que evidenciarse"7.
11Le lieu choisi pour authentifier la "vocation" de Carlos Samuel renoue avec le face à face de l'année précédente où le neveu avait trouvé chez l'oncle des réponses à sa curiosité intellectuelle en matière théologique. L'oncle est en position de "Moi idéal" pour le neveu, et ce d'autant que le père biologique est totalement absent dans le roman. Nous prenons cette expression de "Moi idéal" dans le sens que lui donne Freud, à savoir la sublimation des tendances libidinale les plus puissantes du ça. Il permet au sujet de maîtriser l'Œdipe tout en se soumettant au ça. Il intègre les prescriptions et les proscriptions. Les prescriptions, car le Moi a à être comme le père. Les proscriptions, parce qu'il y a des choses qui sont réservées au père. C'est dans le Moi idéal que Freud voit la source des valeurs
"Il est facile de montrer que le "Moi idéal" satisfait à toutes les conditions auxquelles doit satisfaire l'essence supérieure de l'homme. En tant que formation substitutive de la passion pour le père, il contient le germe d'où sont nées toutes les religions. En mesurant la distance qui sépare son "Moi" du "Moi idéal", l'homme éprouve ce sentiment d'humilité religieuse qui fait partie intégrante de toute foi ardente et passionnée"8.
12Le Moi idéal est à distinguer de l'idéal du Moi, bien que cette distinction ne soit pas toujours nette chez Freud. L'idéal du Moi est l'instance idéale à laquelle le sujet tend à se conformer, alors que le Moi idéal attribue au père un domaine réservé.
13Mais en même temps, dans cette position, l'oncle est l'instance signifiant que la capture de l'Idéal engage sur les traces du Christ à répondre à l'appel de Dieu. La conditionnelle de la dernière phrase de l'épître citée -"Si existe una vocación latente en Carlos Samuel, tendrá que evidenciarse"- fonde dans la parole de Dieu le désir du neveu et pose simultanément la seule issue à ce désir, à savoir de s'éprouver au désir de l'oncle9 :
"Carlos Samuel preguntó mucho [...]. Porque Carlos Samuel, querida hermana, tiene una vocación auténtica. Su amor se vuelca hacia Dios y sus criaturas [...]. Quiere ser sacerdote, está firmemente decidido"10.
14Ce texte montre que la décision ferme d'être prêtre se soutient de la concaténation des signifiants qui l'ont fait advenir. Elle se manifeste, dans son aboutissement, comme désir de l'absolument. Autre, lieu d'où émane l'appel, mais fondée dans l'expérience de l'autre réel, la mère d'abord et l'oncle ensuite qui en atteste la validité. C'est donc dans l'espace de la chaîne signifiante mère-oncle que se constitue le désir de Carlos Samuel comme désir d'être prêtre :
"¡No produzcas más lágrimas! [...] Dios no podía haber sido más misericordioso contigo, pues allanó los caminos para que tu promesa se cumpliera en circunstancias dichosas"11.
15La satisfaction du désir de la mère était suspendue à la réponse du fils. Mais cette réponse a ceci de particulier que le "lieu" où ce désir peut être satisfait est indiqué par l'oncle. Ce dernier se trouve ainsi à la charnière d'un déplacement dans la chaîne signifiante de la fonction maternelle. C'est, en effet, maintenant la "mère-Eglise" qui se substitue à la mère réelle dans la relation du fils à l'objet du désir. Mais en même temps, l'oncle Fermín conserve la position tierce entre Carlos Samuel et son idéal, puisqu'il est en position de paternité spirituelle. Ce double statut de l'oncle, "mère-père", aura des conséquences importantes sur l'équilibre psychologique du neveu, dès lors que les actes et les paroles de l'oncle le mettront en posture de démérite et en contradiction avec l'idéal dont il a indiqué la voie à Carlos Samuel. Cette posture de démérite prendra des allures de fraude généralisée à l'ensemble de ses supérieurs à mesure que Carlos Samuel découvrira que leur dieu se soutient de l'imposture. C'est ce processus que je me propose d'expliciter en montrant les objectifs, les méthodes et les conséquences d'une éducation au séminaire fondée sur le désir de l'autre et se substituant totalement à la famille.
L'anéantissement du sujet
"Hacía tres meses que había ingresado en el Seminario. Sus pórticos se abrieron como las alas doradas de un ángel. Contempló los pabellones y los patios y esa cantidad de muchachos como si fueran un anticipo del Edén. Allí se encontraba la porción selecta del mundo -como le explicó su tío-: era un oasis de salvación. De allí saldría apto para el sacerdocio, para servir a Dios y sus criaturas con fuerza, con conocimiento y con pasión eficaces. Se despidió de su madre y de su tío con los ojos llenos de luz"12.
16Cette évocation de l'état d'esprit de Carlos Samuel lors de son arrivée au séminaire donne la mesure de l'épaisseur de l'éclipsé de l'idéal. A la place de cet avant-goût de l'Eden qu'il avait cru percevoir le premier jour, c'est un univers carcéral qu'il découvre et qui l'emprisonne la nuit :
"Tenía una puerta con cerrojo extemo. El prefecto pasaba a la noche y la cerraba" […] Era un prisionero de ese trabuco hasta la mañana siguiente, a menos que los deseos de ir al baño le impulsaran a dar golpes, hasta que el prefecto oyera, despertara y viniera"13.
17Que la satisfaction des besoins les plus naturels soit dépendante de la lourdeur du sommeil du préfet et de sa bonne grâce pour ouvrir la porte qui l'emprisonnait est symptomatique de la déviance du signifiant quant au signifie. Rien d'étonnant que trois mois aient suffi pour que l'idéal du jeune séminariste entre en éclipse. "La porción selecta del mundo" dont, selon la parole de l'oncle, il devait faire partie, est traitée en délinquante par ceux qui représentent le "lieu" d'où l'"appel" est supposé venir. Ce contraste entre la parole de l'oncle et l'expérience qu'il en fait le plonge dans le désarroi, car l'objet du désir se perd dans la nuit de la perplexité quant à sa raison d'être là :
"El decidió ser cura [...]. Quería aprender y entrenarse. Tenía fuertes ansias de ser útil a Dios. ¿Por qué entonces eran tan severos los prefectos, tratándote como a un sujeto extraño, peligroso, lleno de malas intenciones?"14.
18C'est le sens de son engagement qu'il sent vaciller. Mais le sens, à ce stade, se dérobe moins en tant que sens que parce que les voies qui y mènent sont à ce point tortueuses que le jeune séminariste s'y perd. D'où la crainte de ne pas pouvoir atteindre son idéal. Cette crainte a comme corollaire d'introduire le doute sur soi. La sévérité des prefectos, contrastant avec l'enthousiasme de son engagement, pose un regard dévalorisant sur lui. Certes, ce regard n'a pas encore été intériorisé. Mais le procédé est déjà amorcé qui en imposera l'intériorisation, et Carlos Samuel en semble conscient, ce qui augmente son tourment. C'est ainsi que sa crainte porte également sur la métamorphose de sa personnalité qu'il voit pointer comme une menace :
"[...] se iría transformando en una persona diferente, desconocida. Esto le preocupaba mucho, porque no podía formarse una idea clara sobre la situación que vivía. Pero no debía preguntar. Le regañaron duramente. ¡Las preguntas revelan dudas, espíritu débil! ¡Cada interrogante es una finta del diablo! ¡No hay que preguntar! ¡No hay que preguntar!"15.
19Lors des premières vacances, le jeune Carlos Samuel pourra mesurer l'ampleur de la transformation opérée de façon irréversible déjà en lui. Espérant se "retrouver" en retrouvant le passé, ces vacances lui renvoient l'image crue du changement :
"El no se atrevió a quitarse la sotana y sus amiguitos a tutearle. Se abrió un abismo. La metamorfosis se evidenció definitiva e irreversible"16.
20On voit ainsi le but et l'efficacité des méthodes employées au séminaire. Le refus de tout questionnement vise à néantiser chez le futur prêtre toute velléité de pensée interrogative. La pédagogie de la mémorisation à quoi se réduit la formation théorique des séminaristes -"Sobre todo memorizar"17- trouve là sa raison. Il s'agit de "former" la conscience à renoncer à tout jugement et volonté propres en lui inculquant l'obéissance inconditionnelle. Les brimades, les humiliations, les privations alimentaires, la dévalorisation de soi ont pour objectif de faire des futurs prêtres des "consciences serviles". Dans l'épître que l'oncle écrit à la mère de Carlos Samuel pour apaiser ses inquiétudes sur le sens de telles méthodes, il y a notamment ces lignes qui confirment mon propos :
"Me aseguras en tu carta que no dejaste traslucir tus pensamientos a Carlos Samuel. Me reconforta. El muchacho no debe ser afectado por tus dudas y tus pecados. Hablo de pecados, hermana. Aún no llegaste a entender cuan difícil es alcanzar el ministerio de Dios"18 ;
"Tu hijo […] en cierta medida debe despersonalizarse, para convertirse en una voluntad metálica e inquebrantable. Si escribió versos y su prefecto lo mandó a lavar los baños, era para que no le perdiera su vanidad. Si tuvo iniciativas y fue ridiculizado, era para que no excediera su autoestima. La humildad, la obediencia, la disciplina y no la arrogancia son los alimentos que le convienen"19.
21En culpabilisant la mère parce qu'elle ose avoir des doutes sur la justesse des méthodes employées, l'oncle-prêtre lui signifie son exclusion de tout ce qui concerne la formation et le devenir du fils et exige d'elle une abdication totale en faveur de son substitut, le séminaire. Il est clair qu'une telle éducation vise anéantir le sujet.
22L'argumentation qui sous-tend ce texte ne manque pas d'une certaine cohérence fondée sur les principes qui ont longtemps régi la es séminaires et les noviciats. On peut noter, au passage, que Marcos Aguinis a une connaissance précise de ces principes, comme il apparaît qu'il a une connaissance précise de la pastorale classique dans la présentation romanesque qu'il en fait. Dans la même épître, il est fait référence aux règles de saint Ignace comme méthode d'ascèse dont l'obéissance à la manière "d'un cadavre" est la pierre angulaire.
23Mais déjà, dès avant ces règles, les anachorètes et la vie monastique avaient fait du mépris du corps et du renoncement à soi la condition d'accès aux valeurs supérieures de l'esprit. La pratique du cilice et de la discipline, ces instruments de pénitence et de mortification souvent utilises, obéissait a ce principe. L'avènement de l'homme nouveau dont parle le Christ a Nicodeme, ne "d'eau d'esprit" est à ce prix. Dans certains ordres religieux, comme les chartreux, le renoncement à soi se traduisait déjà par le changement de nom impose aux novices. La perte d'identité que le changement de nom implique annonce la naissance dime autre identité qui se soutient de l'"appel". Mais on pressent que si cet appel vient à s'éclipser -ce qu'on nomme la "perte de la vocation"-, c'est alors la dérive de l'identité qui s'y annonce comme prix à payer.
24Cela étant, le contexte dans lequel nous situe La Cruz invertida donne à la pédagogie du séminaire et à la justification qu'en fait l'oncle Fermín une dimension qui s'écarte sensiblement de l'esprit monacal. Lorsque l'oncle justifie les brima c'est moins par idéal ascétique que pour permettre à l'Eglise de disposer d'une "main-d'œuvre servile" aux fins de maintenir l'ordre établi.
25Le terme "servile" se trouve à plusieurs reprises dans le roman. C'est sur cela que l'institution fonde le mérite. Le séminariste Carlos Samuel finira par le comprendre :
"Le llevó cuatro años decidirse. Cuatro años de llantos, protestas y sufrimientos. A las burlas de sus condiscípulos había respondido con burlas. Y fue castigado. Después, enfurecido a estallar, replicó con un puñetazo en plena nariz al primero que se mofó de ese castigo. No le expulsaron por intervención de su tío, pero le hundieron las calificaciones, le suprimieron todas las salidas y fijaron tareas denigrantes. Poco a poco entendió. Entonces se decidió con firmeza. [...]. Quiso ser lo que ellos querían. Lo consiguió. Sus calificaciones empezaron a subir. Y sus méritos a transcender"20.
26Ce texte est remarquable dans la mesure où il montre la violence à deux niveaux. D'abord celle, somme toute banale, qui s'exerce entre condisciples, même quand elle s'exprime physiquement, car à travers elle on peut lire une certaine dialectique des consciences imberbes cherchant à se situer. Cependant, se manifestant dans ce lieu où Carlos Samuel a appris, comme il dit, à "golpear, empujar y gritar con ferocidad"21, elle traduit déjà une distorsion par rapport à l'idéal. Le séminaire lui était apparu peuplé de "cantidad de muchachos como si fueran un anticipo del Edén". Mais c'est la férocité qu'il y découvre et apprend à pratiquer. Dans ce contexte, la banalité de la violence entre condisciples est porteuse d'échec.
27Ensuite, ce texte rend manifeste le processus de violence institutionnalisée pour broyer la personnalité. Car il ne s'agit pas de simples punitions expiatoires telle la pénitence, mais bien d'une "technique" délibérée pour extirper la possibilité même de penser et de vouloir propre au sujet. Et manifestement, cette "technique a été efficace car, au bout de quatre ans, elle a eu raison des résistances de Carlos Samuel. Le processus d'intériorisation de la conscience servile que ses supérieurs désiraient de lui a annulé ses résistances.
"El nuevo Carlos Samuel irrumpió en las aulas como un ser ferozmente aplicado al estudio, indiferente a sus compañeros y a sí mismo, de obediencia incondicional a sus supenores, que corría como loco en los recreos, porque así se lo mandaban y se detenía de súbito cuando el prefecto empezaba a esbozar otra indicación"22.
28C'est d'ailleurs cette conscience servile qui lui vaudra, à la fin de ses études au séminaire, les félicitations unanimes et chaleureuses de tous ses supérieure Le seul désir permis au "fils" est bien celui qui correspond au désir suppose de Dieu. Et pour mieux faire intérioriser l'impossibilité de s'y dérober, la méthode comporte un autre aspect particulièrement redoutable quant au regard que le sujet est appelé à jeter sur soi. Il s'agit de "l'examen de conscience" et de son corollaire, la culpabilisation.
L'examen de conscience
"Al finalizar [la mañana], otra vez ir a la capilla, para contabilizar la mañana. El examen de conciencia era metódico. Un seminarista formulaba en voz alta la pregunta y seguía un silencio constrictor para reflexionar. Otra pregunta. Silencio, reflexión. Pregunta. Silencio. Pregunta. Silencio. Pecados, pecados, pecados. La manana transcurría infectada de pecados que se metían en el cuerpo, flotaban en el aire; no había manera de librarse, aunque uno se lo propusiera con todas las fuerzas"23.
29L'examen de conscience était quotidien dans les couvents et les séminaires. En général il se faisait matin, midi et soir. La description faite ici correspond assez bien aux pratiques habituelles avant le concile de Vatican II. Elles ont certainement évolué depuis. Il n'entre pas dans mon propos de porter un jugement sur la validité de l'argumentation théologique qui les fonde ni sur leurs implications morales. Ce sur quoi par contre, je veux attirer l'attention, c'est sur la nature du rapport homme-Dieu qu'un examen de conscience guidé de la sorte implique quant au regard de l'homme sur soi et du regard prêté à Dieu sur l'homme.
30Le jeu des questions et des silences sur quoi insiste le texte cité plonge la conscience dans l'angoisse de la crainte et du tremblement dont parle Kierkegaard. Les questions ont pour but d'inventorier les situations où l'on a pu pécher par action ou par omission. Et dans cet inventaire, tous les recoins de la conscience sont balayés par le puissant faisceau des questions. Dans les silences qui suivent, a conscience se doit d'y répondre. L'expression "silencio constrictor indique que la conscience se met en état de resserrement, se retournant sur soi. Mais, dans ce resserrement sur soi, elle se révèle comme choix possible contre Dieu, ce en quoi consiste le péché. Et s'il est vrai, comme dit Kierkegaard, que, dans l'expérience du péché, l'homme découvre, en même temps que sa liberté, son propre néant, on comprend l'épaisseur de l'angoisse contenue dans la phrase : La mañana transcurría infectada de pecados que se metían en el cuerpo, flotaban en el aire. Autrement dit, le questionnement méthodique sur différentes modalités du péché accule le jeune séminariste à un double savoir sur soi : il se sait conscience inessentielle sous le regard scrutateur de Dieu -Dieu voit tout, on ne peut rien lui cacher- et en même temps il se sait coupable puisqu'il est embourbe dans une multitude de péchés. Et si des réticences se font jour pour se voir coupable, la parole de l'intermédiaire entre la conscience et Dieu redouble d'efforts pour les dissiper. Comme la voix de Dieu débusquant Adam dans le jardin lui fait sentir le poids du péché, ainsi l'écho de cette voix annonce à la conscience que pour elle il n'y a pas d'échappatoire. De toute façon, on est coupable.
Le désir interdit
31Dans La Cruz invertida, le sentiment de faute est constant. Et pour l'enraciner solidement dans la conscience, l'Institution est prodigue en moyens. Au réfectoire, les jeunes séminaristes n'auront même pas le droit de regarder la table bien garnie des supérieurs pour ne pas succomber à la tentation de désirer :
"No había que contemplarla con envidia porque eso era pecado"24.
32Le "fils" ne peut regarder l'objet de jouissance que le "père" s'est réservé sans tomber dans les affres de la faute. Le mythe adamique l'avait déjà souligné : le désir n'est permis que comme désir du Maître. A l'approche des vacances, le père spirituel redoublait ses efforts de mise en garde contre cette autre forme du désir qu'est le désir de la chair, la femme :
"¡Nunca la miréis a los ojos!, exclamaba enrojeciéndose, como si en vez de advertir, ya lo estuviera reprochando"25.
33Ce qu'en fait une telle méthode supprime-ou vise à supprimer-, c'est la possibilité de désirer autrement que ne désire Dieu. Et c'est pourquoi elle porte en soi la forclusion [l'éclipsé] de Dieu comme Père. Car le dieu ainsi signifié n'est pas celui de l'accomplissement de la créature, mais celui de l'asservissement. Aussi le "fils" est-il renvoyé à la captivité de la relation fusionnelle à la "mère-Eglise" comme possibilité imaginaire de justifier sa raison d'être. Tel est le sens qui se dégage, me semble-t-il, de l'expérience de Carlos Samuel sur les traces de son idéal au séminaire.
Conséquences de l'androgynie de l'Eglise
34Le séminaire se substitue donc à la famille, non seulement en tant qu'institution de formation à la manière d'un internat classique, mais également comme le seul repère parental pour le jeune dans la constitution de sa personnalité. Il est en soi de nature androgyne. Dans le rapport de Carlos Samuel à l'idéal-et par conséquent dans sa façon d'être-au-monde-sa mère biologique et l'oncle, l'ayant confié à la "mère-Eglise", l'ont introduit dans une chaîne de signifiants dont la caractéristique est d'être à la fois maternels et paternels. L'appellation "père" en rend témoignage déjà au niveau linguistique. L'histoire des religions abonde, d'ailleurs, en exemples d'androgynie, comme l'a montré Mircea Eliade26.
35L'androgynie -signe de perfection totalisante dans la vision initiale de toute cosmogonie aussi bien que dans la vision finale de toute eschatologie du salut- acquiert dans la problématique de la substitution de l'éducation parentale par celle du séminaire, un relief particulier. Car, en étant à la fois "père" et "mère, l'Eglise fait "naître l'enfant" et lui assure la subsistance spirituelle, condition d'accès au salut. Le baptême constitue son acte de naissance. C'est de là que l'expression de la pastorale traditionnelle : "en dehors de l'Eglise, point de salut", tient peut-être sa force longtemps traumatisante. Elle pourrait signifier que l'enfant", sans son "géniteur" androgyne, ne pourrait pas d'abord "naître", ni ensuite se maintenir dans l'"être" s'il vient à renier son "géniteur" ou à être renié par lui. Le renégat est de ce point de vue un parricide. Et le parricide prive le "fils" de la source de la reconnaissance et l'expose à errer chargé de la faute, ce que le triple examen de conscience journalier lui rappelle de manière lancinante.
36Inversement, l'excommunication équivaut à renier l'enfant" et à l'envoyer dans les "ténèbres extérieures", lui interdisant ainsi toute possibilité de salut, chargé là encore, du lourd fardeau de la faute. L'excommunication sanctionne une conduite estimée irréversiblement contradictoire avec ce pour quoi l'Eglise a mis au monde" et "nourri l'enfant".
37Dès lors, on comprend aisément les conséquences de l'androgynie de l'Eglise lorsqu'elle se substitue totalement à la famille dans la formation du jeune enfant telle qu'Aguinis nous la présente. Car l'Eglise, mise en posture de démérite, multiplie les effets ravageurs sur l'enfant" en synthétisant en elle le rôle de la mère et celui du "père". Le mensonge de la conduite de l'Eglise -perçu dès les premiers mois de séminaire et dénoncé ensuite avec force par Carlos Samuel Torres après s'y être un temps identifié-sape également la fonction maternelle, laissant le fils à la dérive sans possibilité d'idéaliser non plus la "mère" m de s'en détacher. Dans ces conditions, l'androgynie aggrave le désastre imaginaire dans lequel succombera Carlos Samuel par cette autre conséquence qu'elle induit l'absence d'un père en position tierce, au sens lacanien, c'est-à-dire "dans quelque relation qui ait pour base le couple imaginaire [...] moi -objet ou idéal- réalité"27. Dans les premiers mois de séminaire, Carlos Samuel, en proie au désarroi, pensait a son oncle dans ce rôle, mais ensuite, lorsque l'oncle s'est identifié à l'Institution, il a déchu de cette position Et c'est pourquoi le séminariste Carlos Samuel, devenu le père Torres, sombrera dans le délire, à la fin du roman, lorsque ses supérieurs l'excommunieront dans un jugement ecclésiastique pour avoir pris le parti des opprimes, au lieu de prendre celui des oppresseurs comme ils le lui exigeaient.
Notes de bas de page
1 L'Evangile selon Saint Marc, 117. On trouve cet appel, pratiquement dans les mêmes termes, in Matthieu, 418-22 et Luc 51-11". On peut remarquer que l'appel est suivi d'une réponse immédiate : Et aussitôt, laissant la leurs filets, ils le suivirent", Marc, 118. Et l'immédiateté de la réponse a toujours été donnée comme un exemple à suivre par tous les élus. Désormais les références aux Evangiles seront indiquées uniquement par le nom de l'évangéliste.
2 Marcos Aguinis, La Cruz invertida, Ed. Planta, Barcelona, 1978, 230 p.
3 Marcos Aguinis, op.cit., p. 38.
4 Premier livre de Samuel, 111.
5 Ibid., 120.
6 Alain Juranville, Lacan et la philosophie, Pans, PUF, 1984, p. 397.
7 M. Aguinis, op.cit., pp. 32-33.
8 S. Freud. Essais de psychanalyse, p. 206.
9 En outre, ce "paraje serrano" est déjà ai soi de nature à favoriser la quête de Dieu. L'histoire de la religion judéo-chrétienne abonde ai exemples de vocations révélées dans la solitude du désert ou de la montagne. L'oncle ai est pleinement conscient. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la véracité de l'appel y ait été effectivement reconnue par l'oncle.
10 M. Aguinis, op.cit., p. 39.
11 Ibid.
12 Ibid., ρ. 40.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 41.
16 Ibid., p. 47.
17 Ibid.,p. 42.
18 Ibid., p. 45.
19 Ibid., p. 46. C'est moi qui souligne le mot en italique.
20 M. Aguinis, op. cit., p. 98. Souligné dans le texte.
21 Ibid., p. 48.
22 Ibid., pp. 98-99.
23 Ibid., p. 43.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 47.
26 Cf. Notamment Mircea Eliade, Traité d'histoire des religions (1949), Paris Payot, 1983, pp. 352-356. On peut lire -ou relire- également dans le même sens du même auteur Méphistophélès et l'androgyne, Gallimard (Col. Idées) 1962, pp. 149-179. Dans ces pages Mircea Eliade souligne avec force que tous les mythes de l'androgynie et les symboles qui s'y rattachent impliquent la coincidentia oppositorum el revelent "une profonde insatisfaction de l'homme de sa situation actuelle" (p. 176).
27 J. Lacan, Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 577.
Auteur
Université de Paris X, Nanterre
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Travaux de l'Institut d'études hispaniques et portugaises de l'Université de Tours
Augustin Redondo (dir.)
1979
Voyages et séjours d'Espagnols et d'Hispano-Américains en France
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1982
École et société en Espagne et en Amérique Latine (XVIIIe - XXe siècles)
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1983
L'enseignement Primaire en Espagne et en Amérique Latine du XVIIIe siècle à nos jours
Politiques éducatives et réalités scolaires
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1986
Communautés nationales et marginalité dans le monde ibérique et ibéro-américain
Jean-René Aymes (dir.)
1981
École et Église en Espagne et en Amérique Latine
Aspects idéologiques et institutionnels
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1988
Image et transmission des savoirs dans les mondes hispaniques et hispano-américains
Jean-Louis Guerena (dir.)
2007
Matériaux pour une histoire de la scolarisation en Espagne et en Amérique Latine (XVIIIe - XXe siècles)
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1990
L'Université en Espagne et en Amérique Latine du Moyen Âge à nos jours. I
Structures et acteurs
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1991
L'Université en Espagne et en Amérique Latine du Moyen Âge à nos jours. II
Enjeux, contenus, images
Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1998
Culture et éducation dans les mondes hispaniques
Essais en hommage à Ève-Marie Fell
Jean-Louis Guerena et Monica Zapata (dir.)
2005