Université et Jeunesse au Pérou : mythes et réalités
p. 613-624
Texte intégral
1Parmi les caractéristiques multiples qui font l’originalité du mouvement insurrectionnel Sendero Luminoso-Partido Comunista del Perú les observateurs s’accordent à relever la très forte présence des "jóvenes", les jeunes de la tranche d’âge 15-24 ans. Le fait, constaté par de nombreux journalistes1, est corroboré par les enseignants universitaires, ainsi qu’en témoigne, par exemple, l’anthropologue Jaime Urrutia, professeur depuis de longues années à l’Université San Cristóbal de Huamanga (Ayacucho) dans une récente interview2. Si Sendero éprouve de réelles difficultés à s’infiltrer dans les milieux ouvriers, ainsi que le reconnaît de façon explicite son chef Abimael Guzmán3, il n’en va pas de même avec la jeunesse étudiante. On note ainsi que parmi les condamnés pour terrorisme au Pérou pour la période 1983-1986 le groupe social le plus représenté est celui des "estudiantes" -étudiants et collégiens- (24,6 %) ; les ouvriers venant seulement en deuxième position (22,4 %)4.
2Comment expliquer que dans un pays dont le décollage éducatif est spectaculaire, comme nous allons le voir, un nombre croissant de jeunes, étudiants potentiels ou réels, se rallient à l’idéologie dévastatrice du camarade Gonzalo ? Cette interrogation, dont la portée est essentielle pour l’avenir du Pérou, nous paraît excellement formulée par l’équipe rédactionnelle de QueHacer, qui, en prologue à une étude historique sur les origines de Sendero Luminoso à Ayacucho, pose ainsi le problème :
"La columna vertebral de Sendero Luminoso la constituyen jóvenes, muchos de ellos adolescentes, la gran mayoría de origen andino, casi todos con educación secundaria o superior. ¿Qué ha sucedido con la juventud mestiza del Perú para que un sector de ella se sienta atraído por la prédica y la práctica de Sendero Luminoso ?"5.
3C’est en somme à cette question que nous souhaiterions apporter quelques éléments de réponse. Ces éléments s’articuleront autour de deux interrogations fondamentales : l’Université péruvienne répond-elle à l’attente des jeunes dans le domaine des capacités d’accueil et de la formation professionnelle ? Les études universitaires ouvrent-elles reellement aux jeunes la porte du marché de l’emploi ? Nous ne serons en mesure d’apporter que des réponses provisoires, parfois incomplètes, à ces questions : d’abord en raison de la difficulté d’accès aux sources6, mais aussi parce que les études statistiques portant sur l’Université et plus généralement sur la "educación superior" en sont encore, au Pérou à un stade très embryonnaire.
Le grand bond en avant
4L’élément le plus frappant, lorsqu’on analyse la structure et les capacités d’accueil du système éducatif péruvien, c’est l’incroyable décollage qu’il a effectué au cours des trente dernières années. En 1960, le Pérou était à la 14e place en Amérique pour la couverture éducative des jeunes en 1980 il avait réussi à atteindre la 4e place7. En 1981, selon certaines estimations -qui seraient à revérifier- 71,2 % des 15-24 ans avaient fait des études secondaires, 15 % des études supérieures8. Les chiffres d’inscrits dans les établissements d’enseignement universitaire permettent de mieux apprécier l’explosion du public étudiant : 31.000 inscrits en 1960, 200.000 inscrits en 1977 ; en 1988, selon les estimations, leur nombre aurait évolué autour de 400.000 pour une population d’un peu plus de 21 millions d’habitants9. Le Pérou serait ainsi passé, en l’espace de trois décennies, d’une Université hautement élitiste à une Université largement ouverte à la jeunesse. La plupart des commentateurs n’hésitent pas, désormais à parler "d’une véritable Université de masse"10.
5Une étude affinée désigne clairement la décennie qui marque le grand tournant universitaire. La période 1960-1970, qui correspond à une étape de hausse des prix des matières premières exportées par les pays andins, est celle où les budgets de l’Education Nationale dans la région se stabilisent autour de 25 % des budgets nationaux. Dans le cadre de cet effort global, qui concerne tous les ordres d’enseignement, l’Etat péruvien crée entre 1960 et 1970 douze Universités publiques nouvelles, qui viennent s’ajouter aux neuf Universités publiques déjà en fonctionnement11. Plus caractéristique encore est la création, au cours de la même décennie, à Lima même, de sept Universités privées ("particulares") qui viennent s’ajouter à la très prestigieuse Pontificia Universidad Católica (PUC), seule Université privée jusque-là. Un véritable marché universitaire s’ouvre dans la capitale, sous la poussée d’une double demande : d’une part un nombre croissant d’élèves terminent leurs études secondaires et souhaite entrer dans le Supérieur, d’autre part les entreprises cherchent de nouveaux diplômés correspondant à leur essor et à leur diversification commerciale et technologique. En 1971, le Pérou compte, dans trente-deux Universités dites "Nationales" ou "particulares", quatre cent deux "Départements Académiques" aptes à délivrer des diplômes professionnels ou fondamentaux.
6Ce marché universitaire très concurrentiel des années 1960-1970 est agité à l’époque de nombreuses querelles. Les bastions apristes -dont le fleuron est bien sûr l’Université Nationale Federico Villarroel créée par la coalition APRA-UNO en 1963- s’affrontent aux Universités que "tient" la gauche traditionnelle. Les établissements publics, qui concentrent l’essentiel de la recherche universitaire (exception faite de la PUC), contestent l’aide apportée par les deniers publics aux établissements privés, reconnus et subventionnés, et qui ne sont réellement contrôlés ni par l’État ni par le système du "cogobierno". Querelles de riches, dirons-nous, au regard de la situation actuelle : personne, ni les responsables politiques, ni les enseignants, ni les étudiants, ne met en doute le dogme d’une expansion universitaire constante, fondée sur une économie de croissance et une marche sûre vers le plein emploi12. Etudiants et gouvernants s’affrontent sur des points de doctrine -gratuité pour tous de l’enseignement universitaire, participation étudiante à la gestion- qui ont le grand avantage d’évacuer les questions de fond : quelle formation universitaire ? pour quel public ? avec quels débouchés ? La grande crise de 1975-1976 et la terrible récession qui s’installe durablement dans le pays marquent un dur retour aux réalités.
L’explosion démographique
7Cette crise s’installe dans un panorama démographique particulièrement défavorable aux jeunes de 15-24 ans. Le Pérou connaît depuis 1940 une courbe démographique bien particulière, liée au déclin rapide du taux de mortalité (de 27 % en 1940 à 9 % en 1985) et au maintien jusqu’en 1968 d’un haut taux de natalité (45 %). La transition s’amorce vers 1970 avec un léger recul de la natalité (42 %) qui va en s’accentuant au cours des années qui suivent (35 % en 1985). L’explosion démographique engage donc son repli, mais les effets de ce ralentissement ne sont pas encore sensibles au niveau de la tranche d’âge qui nous intéresse. Les 15-24 ans, qui représentaient 18 % de la population en 1940, 18,4 % en 1961, 18,9 % en 1972, représentent en 1985 20,3 % de la population13. En chiffres absolus, les 15-24 ans sont passés de 1.317.000 en 1940 à 2.564.000 en 1972 ; en 1985, alors que la récession frappe durement le pays et que le marché de l’emploi ne cesse de se rétrécir, ils sont 3. 989.000. Chaque année, 450.000 jeunes atteignent l’âge de 18 ans et entrent dans leur majorité civique. Un des aspects essentiels du problème universitaire et des troubles sociaux qu’il peut entraîner repose donc sur l’explosion de la tranche d’âge correspondante, une explosion démographique d’autant plus redoutable qu’elle concerne des jeunes éduqués, instruits de leurs droits, conscients de ce que pourrait être une société prospère et convaincus que l’éducation est un des moteurs du développement. L’aspiration des jeunes au mieux-être et au savoir se manifeste d’ailleurs par un phénomène révélateur : la forte migration des 15-24 ans vers les grands centres urbains où ils espèrent avoir plus de chances de s’insérer soit dans un établissement d’enseignement supérieur public ou privé, soit dans le marché du travail. Si en 1961 22 % des 15-24 ans péruviens vivaient à Lima, en 1985 c’était plus du tiers de la tranche d’âge (34 %) qui s’y regroupait14.
La sélection universitaire
8La nouvelle "Université de masse" accueille-t-elle réellement ces jeunes ? L’analyse des chiffres amène malheureusement à dissiper les mythes : la jeunesse péruvienne a, au cours de la décennie qui vient de s’achever, les plus grandes difficultés à accéder à l’Université, et lorsqu’elle parvient à franchir le barrage d’aussi grandes difficultés à s’y maintenir efficacement jusqu’à 1’obtention d’un diplôme. La récession a réduit de façon drastique les budgets de l’éducation et à l’intérieur de ceux-ci la part des Universités. En 1968, 6 % du budget de la Nation leur était affecté ; en 1986, alors que le nombre des établissements a beaucoup augmenté, c’est 1,9 % du budget qui leur est affecté15. Parallèlement, le taux d’encadrement n’a cessé de décroître au cours des dernières années, limitant à la fois la qualité de l’enseignement et le nombre des places d’accueil16. C’est donc une petite minorité qui franchit les examens d’entrée (il serait plus correct de parler de concours) dans les Universités publiques et privées, ainsi qu’en témoignent les bilans accablants des dernières années : en 1987, 312.810 candidats, 65.140 admis, soit 20,8 % ; en termes clairs. 247.670 jeunes sont refusés. En 1988, 331.330 candidats, 70.429 admis, soit 21,2 % ; 260.901 jeunes sont refusés17. Près de 80 % des candidats ne réussissent donc pas, chaque année, à s’intégrer à l’Enseignement Supérieur, malgré des candidatures souvent répétées et le recours fréquent aux instituts privés de préparation pré-universitaire, les "Academias" qui bâtissent leur prospérité sur cet échec et constituent souvent pour Sendero un premier terrain de contact avec des adolescents que le système rejette.
9En effet, les refus et les candidatures répétées aux inaccessibles "vacantes" constituent pour ces jeunes l’occasion d’une prise de conscience de la profonde inégalité des chances offertes à une même tranche d’âgee : hiérarchisation implicite -mais connue de tous- des Universités, dont les meilleures tiennent à maintenir un très étroit numerus clausus ; hiérarchisation (que les jeunes découvrent parfois rétrospectivement) des collèges du second degré, dont le niveau et l’efficacité pédagogique sont d’une effarante disparité, selon qu’il s’agit des grands "Colegios Nacionales" ou des petits établissements privés, coûteux et élitistes. Pour prendre un exemple, l’étude publiée récemment par la PUC sur son recrutement au cours des treize dernières années est éloquente sur le système mis en place pour préserver le caractère ultra-sélectif de cette Université : on relève une moyenne de recrutement très inférieure à la moyenne nationale (15,54 % d’admis), et une très grande inégalité des chances des candidats selon leur collège d’origine, ce qui revient à dire selon leur statut socio-économique et ethnique ; les élèves des collèges privés de San Isidro ("Markham" ou "León Pinelo") ont plus d’une chance sur deux d’entrer à la PUC (50,2 % à 51,2 %) ; ceux qui sont issus des grands collèges publics de la capitale ("Nuestra Señora de Guadalupe" ou "Alfonso Ugarte") n’ont que de 12 % à 15 % de chances de réussite ; quant aux six collèges nationaux de Cuzco qui présentent des candidats, leurs résultats évoluent entre 0 % et 8 % de réussite. Il est clair que fonder l’accès aux Universités sur des épreuves sélectives autorise toutes les manipulations et défavorise dès le départ les jeunes d’origine modeste, la plupart du temps métis, qui ont été formés par le système éducatif public.
10Les épreuves d’entrée franchies, la petite minorité qui a réussi à s’inscrire dans une Faculté est-elle assurée d’obtenir un diplôme final qui lui ouvre le marché du travail ? Deux facteurs interfèrent dans le processus : l’abandon massif des étudiants et l’inadaptation des cursus universitaires aux réalités de l’offre et de la demande dans le domaine de l’emploi qualifié. L’abandon en cours d’études est un phénomène reconnu comme très important par tous les observateurs mais, à notre connaissance, encore peu ou pas quantifié, de même qu’aucune statistique ne fait apparaître le nombre réel d’années d’études effectuées par l’étudiant péruvien moyen. Les observateurs en sont réduits à mettre en parallèle le nombre des "titulados" qui sortent chaque année des Universités, le nombre des premiers inscrits et le nombre global des "matriculados". D’après les évaluations de la Asamblea Nacional de Rectores pour l’année 1988, il y avait environ 400.000 inscrits au total dans les Universités dont un peu plus de 70.000 inscrits pour la première année ; on attendait par ailleurs pour la fin de l’année scolaire environ 12.000 "titulados"18. Un étudiant sur six, seulement, aurait donc des chances de sortir de l’Université dûment diplômé. Au total, on constate qu’en 1988, pour une tranche d’âge donnée et évaluée à 450.000 jeunes, seulement 15,5 % entre réellement à l’Université et 2,6 % en sort diplômé : les faits prouvent qu’on est loin de cette "Université de masse" dont l’image mythique est omniprésente dans la société péruvienne lettrée.
Inadaptation des cursus
11Absentéisme, échecs aux examens, redoublements, impossibilité de faire face aux dépenses, découragement : le vaste panorama de l’inadaptation des jeunes au système universitaire reste encore à explorer. Depuis un an, quelques reportages ou enquêtes sociales tentent d’approcher le problème sous un angle plus anecdotique que scientifique19. Un élément de réponse s’impose néanmoins : l’abandon est lié, entre autres, à l’inadaptation des cursus universitaires au marché du travail, inadaptation qui commence par induire les demandes des jeunes avant que ceux-ci ne découvrent dans la réalité des faits leur erreur d’appréciation. En 1986, les études de Droit sont encore les plus demandées par les postulants (36.742 candidats) et les Universités y offrent 4.198 places en première année ; on arrive à un total national de 35.503 étudiants en Droit alors que ces études n’offrent strictement aucun débouché aux étudiants d’origine modeste dépourvus de réseau de relations sociales. Le mythe de la comptabilité agit toujours sur les esprits puisque 26.744 candidats se sont présentés en 1986 aux 4.785 places offertes ; il est permis de se demander quel pourra être l’avenir professionnel des 43.057 étudiants inscrits, toutes années et toutes Universités confondues, dans ce cursus que la récession et la fermeture constante de nouvelles entreprises placent en position de sinistré. Parmi les carrières les plus demandées et les plus développées sur le plan universitaire, nous mentionnerons encore l’administration, l’économie et l’ingéniérie dont les débouchés sont également sans rapport avec la demande constatée20. Sur ce point citons simplement quelques extraits de rapports établis par des enseignants pour le compte du Comité Pérou du Service Universitaire Mondial :
"Se ofrecen profesiones en cantidad que supera las necesidades y sobresaturan el mercado nacional (...). Bien debieran desplazarse como carreras cortas de mando medio que son tan necesarias y que pueden realmente tener cabida en el mercado ocupacional"21 ;
"En la mayoría de Universidades del país, como en la de San Cristóbal de Huamanga (...) no formamos profesionales de acuerdo a las exigencias de la realidad (...). Por ejemplo, en nuestra Universidad, formamos ingenieros para otra realidad ; tenemos una gran demanda en las carreras de abogacía, cuando nuestra sociedad ya no requiere abogados en fin podemos afirmar que tenemos más estudiantes en las carreras que menos necesita nuestra Región, nuestro País"22.
12Cette inadaptation, coûteuse sur le plan social comme sur le plan strictement budgétaire, fait évidemment le jeu de quelques établissements privés et payants. Il est tout à fait révélateur, par exemple, de voir certains " Instituts Supérieurs " des beaux quartiers proposer des études d’informatique et de marketing à ceux qui en ont les moyens, en axant ouvertement leur publicité sur l’échec de l’Université à former les professionnels que réclame le marché23.
13En fait, un seul secteur post-secondaire24 offre à l’heure actuelle des débouchés importants et en croissance régulière : celui de l’enseignement du premier et du second degré. Au cours des dernières années, l’augmentation du nombre des maîtres a été beaucoup plus forte que celle des élèves25 ce qui explique le nombre important de vacantes offertes par les Universités aux candidats, soit la meilleure proportion de tous les cursus universitaires à l’heure actuelle26.
14Les carrières de l’enseignement offrent de nombreux avantages aux étudiants : outre l’augmentation constante des postes disponibles (en 1990, l’Etat a prévu d’ouvrir 20.000 places de plus : 12.000 dans les Facultés de Pédagogie et 8.000 dans les Instituts Supérieurs Pédagogiques)27, deux autres points méritent d’être soulignés : d’une part le nombre de postes affectés par l’Etat péruvien à des tâches administratives est en augmentation constante et la carrière pédagogique n’ouvre pas forcément sur l’obligation d’enseigner, obligation qui n’est d’ailleurs pas de très longue durée au Pérou28. Par ailleurs, cette carrière est la seule qui ouvre des débouchés importants quel que soit le stade auquel l’étudiant décide d’arrêter ses études, pour peu qu’il accepte d’enseigner en province29. Ceci dit, l’accroissement massif des effectifs enseignants par décision autoritaire, le gonflement de la bureaucratie dans le secteur éducatif, la généralisation de l’emploi de maîtres non qualifiés aussi bien que la dégradation continue du pouvoir d’achat réel des enseignants, tout montre qu’il ne s’agit pas là d’un véritable développement de ce débouché universitaire mais de tout autre chose : la multiplication artificielle d’emplois sous-payés et sous-qualifiés, destinés à récompenser une clientèle et à masquer partiellement le véritable problème : le chômage des jeunes, qu’ils soient ou non diplômés30.
Les jeunes et l’emploi
15Les statistiques sont formelles : le taux d’activité des Péruviens âgés de 15 à 24 ans est en recul constant. Ce recul ne s’explique pas par un fort taux de scolarisation universitaire mais par le développement notable, spécifique au Pérou, d’un état d’apathie juvénile qui préoccupe à l’heure actuelle de nombreux spécialistes : des centaines de milliers de jeunes ne cherchent ni à étudier ni à travailler. Selon certaines estimations, en 1988 1.769.000 jeunes de 15 à 24 ans seraient économiquement actifs selon des combinaisons très variées (emploi réel, emploi précaire, recherche active d’un emploi, études et travail combinés) ; ce chiffre représente environ 41 % de cette tranche d’âge. 1.500.000 se consacreraient entièrement à des études, tous établissements confondus (y compris "Academias"). Enfin, et c’est ce qui est préoccupant, 1.183.000 jeunes n’auraient strictement aucune activité reconnue : ni études ni travail ni recherche d’un emploi31. Cette estimation récente vient confirmer une étude statistique plus ancienne portant, pour l’année 1981, sur une comparaison entre les taux d’activité des 15-24 ans au Pérou, au Brésil et en Argentine. Cette étude révèle que seulement 55,4 % des jeunes Péruviens avait une activité scolaire ou professionnelle (ou s’employait à la trouver) alors que ce taux était de 77,7 % au Brésil et de 76 % en Argentine32. Il semble bien qu’un phénomène d’inactivité juvénile particulier au Pérou se développe dans des proportions inquiétantes. Il montre que ce n’est pas seulement la possibilité de s’insérer dans le marché du travail qui manque aux jeunes ; c’est la conviction que cette possibilité puisse jamais se concrétiser, même en faisant des études. Comme le souligne justement Elena Ramos, sur le plan social, ce point est essentiel :
"El elevado porcentaje de jóvenes que estando en capacidad de trabajar no intentaron siquiera buscar un empleo no sería sino la expresión clara de los efectos que la restricción del mercado laboral ha tenido en las expectativas y aspiraciones de la mayoría de los jóvenes en edad activa. Éste es quizás el aspecto más importante en términos sociales"33.
16Phénomène tout aussi grave, les statistiques montrent que plus le niveau d’études du jeune est élevé moins il a de chances de s’insérer dans le marché du travail, contrairement à ce que l’on observe dans les économies développées. En 1984, 49,7 % des offres d’emploi concernaient des postes n’exigeant que l’instruction primaire, ce qui correspondait à 2,2 % des demandeurs d’emploi ; 48,8 % des offres correspondaient à des postes exigeant le niveau d’études secondaires, ce qui était le cas de 78,1 % des demandeurs d’emploi ; enfin, 1,5 % des offres d’emploi exigeaient des études supérieures, niveau correspondant à 9,7 % des demandeurs d’emploi : mettre
"Al observar la relación entre el desempleo y la educación, se constata que los jóvenes que poseen mayores niveles educativos ostentan a la vez tasas superiores de desempleo que aquellos jóvenes que, por ejemplo, sólo tienen educación primaria"34.
17Ce verdict, exprimé au niveau national, nous est confirmé par toutes les études régionales ; citons simplement l’exemple d’Arequipa, vieille ville universitaire :
"En esta ciudad -así como sucede en Lima metropolitana- los desempleados son, en un alto porcentaje, población económicamente activa joven (14-25 años) y con mejores niveles de educación. Se observa una mayor incidencia de desempleados jóvenes con secundaria completa y algunos con nivel superior, lo que pondría de manifiesto un serio problema de desajuste entre el sistema educativo y de producción. Al parecer, las oportunidades educativas se han desarrollado más rápidamente que las ocupaciones. Ello tiene como consecuencia problemas de tipo económico y también de carácter emocional"35.
18Au terme de ce bref panorama, il nous semble que la désorientation évidente de la jeunesse péruvienne est bien compréhensible. Cette tranche d’âge, en pleine expansion, se trouve en effet confrontée à deux logiques qui s’opposent. D’une part règne encore le mythe du progrès intellectuel, de la culture pour tous, conçue comme la base du développement national et de la promotion individuelle ; cette logique pousse les familles à d’énormes sacrifices pour prolonger la scolarité de leurs enfants ; elle incite des centaines de milliers de jeunes à se présenter aux portes des Universités et en cas d’échec à investir des sommes importantes dans des préparations illusoires ; elle entretient l’engouement pour les vieilles filières "nobles" comme le Droit qui continue à apparaître comme un enjeu décisif de la démocratisation. Cette logique a mené le pays à d’indéniables progrès éducatifs, mais elle produit, dans l’état actuel des choses, une écrasante majorité de jeunes qui se sentent rejetés et frustrés de leurs espoirs de promotion sociale.
19Parallèlement, la récession a imposé une autre logique ; c’est dans le secteur moderne que le plus grand nombre d’emplois ont été supprimés ; l’économie informelle s’adapte à la crise, mais on sait bien qu’elle n’a que faire des avocats ou des ethnologues fraîchement diplômés36. Plus les parents ont fait de sacrifices, plus les jeunes sont parvenus à prolonger leurs études, plus leurs débouchés réels se sont amenuisés. Le choix qui leur reste, la plupart du temps, est simple : ou décider de ne rien faire - c’est le cas d’un nombre croissant de jeunes - ou accepter des emplois totalement sous-qualifiés, qui soulignent la dérision du mythe éducatif et l’inutilité des sacrifices consentis. Cela signifie aussi accepter la disparition d’un système global de progression sociale par l’éducation, auquel ces jeunes ont été habitués à croire et auquel il leur est certainement cruel de renoncer.
20Une Université socialement sélective et professionnellement inadaptée, un marché du travail qui pénalise l’effort intellectuel, des possibilités d’ascension réduites à néant : il ne faut pas s’étonner de voir tant de jeunes remettre radicalement en cause un système qui les mène à une impasse. Comme le souligne Raúl González :
"Muy pronto estos jóvenes comprenden que ni el ingreso a la universidad ni el empleo posible son soluciones, y es entonces cuando adoptan distintas posiciones frente a la vida : desde la indiferencia total y el apolitismo hasta la adopción de posiciones radicales (...). La sociedad peruana, el Estado, los distintos gobiernos y la totalidad de las organizaciones políticas del país no parecen ser suficientemente conscientes de esta problemática, cuando no la minimizan peligrosamente (...). En resumidas cuentas, a nadie parece interesarle ni preocuparle -en concreto- la dramática situación por la que atraviesa nuestra juventud. A nadie, salvo a Sendero Luminoso"37.
21C’est ainsi, par exemple, qu’en 1988, lorsque l’Université San Marcos publia les résultats de ses épreuves d’admission, Sendero par la voix de son organe de presse officieux El Diario incita les candidats refusés à se réunir dans leurs collèges et leurs "Academias" et à former des comités de lutte pour arracher aux autorités universitaires une "ampliación de vacantes". C’était la première fois qu’un mouvement politique s’intéressait directement aux problèmes les plus immédiats des collégiens et leur proposait des formes propres d’action visant à remettre en cause le système de sélection universitaire. On comprend qu’en cette occasion, comme dans bien d’autres, Sendero ait recueilli parmi les jeunes un large écho, prémices, pour nombre d’entre eux, d’un engagement à plus longue échéance.
Notes de bas de page
1 Nous renverrons simplement le lecteur français au reportage réalisé pour Le Nouvel Observateur (30 mars-5 avril 1989, pp. 16-30) par Elizabeth Drevillon et Philippe Courtois à Huancayo puis à Tocaché ; ils constatent que le gros des troupes sendéristes qu’ils observent est constitué de "garçons et de filles de 14 à 20 ans".
2 Cf. Raúl González, "Ayacucho : ¿un rincón para vivir ? Entrevista con Jaime Urrutia", QueHacer, n° 57, febrero-marzo 1989, pp. 42-56. Interrogé sur le recrutement de Sendero, Urrutia répond : "Entre los sectores jóvenes. Imagínate el futuro de un campesino que tenga dieciséis o diecisiete años y se queda en su comunidad. Qué cosa piensa que va a hacer de su vida. Migrar a la ciudad, estudiar, seguir subdividiendo la tierra que le tocó de sus padres... Es un momento muy frustrante para muchos sectores de la sociedad de este tipo, en las áreas rurales y urbanas. Yo creo que la mayor convocatoria y el mayor convencimiento está en los sectores jóvenes, en un país además donde los jóvenes son la mayor parte de la población" (pp. 45-46).
3 Voir Carmen Rosa Balbi, "Senderos minados", QueHacer, n° 61, octubre-noviembre 1989, pp. 48-57. Guzmán, dans son interview de mai 1988 (El Diario) reconnaît : "Una limitación que tenemos es el insuficiente número de obreros", cit. p. 57.
4 Ibid., p. 50.
5 "Presentatión" de Carlos Iván Degregori, "En los orígenes de Sendero Luminoso". QueHacer, n° 59, junio-julio 1989, p. 24.
6 Nous tenons à remercier ici Mme Alamo-Consigny, dont le concours nous a été précieux sur le plan documentaire.
7 Raúl González, "El no tan luminoso sendero de la juventud", QueHacer, n° 55, noviembre 1988, "Informe especial. Ser joven en el Perú", p. 59.
8 Chiffres de la Direction Générale de l’Emploi, cités in Población, empleo y tecnología, Lima, PCUP, Facultad de Ciencias Sociales, 1986.
9 Voir Oscar Castillo y Javier Alarcón, "La universidad en la sub-región andina", Universidad y Sociedad abierta, Revista del Servicio Universitario Mundial, Lima, n° 1, agosto 1988, pp. 8-9. Sources : Boletín estadístico, Ministère de l’Education. On note d’ailleurs une expansion parallèle dans l’ensemble de la zone : les étudiants boliviens passent de 12.000 en 1960 à 52.000 en 1977, les étudiants équatoriens de 9.000 en 1960 à 180.000 en 1977. Ibid.
10 "La Universidad peruana en las dos últimas décadas cambia de manera radical su perfil, pasando de una Universidad mesocrática a una popular en lo que a su composición social se refiere. La masificación permitió que amplios sectores populares se incorporen al nivel superior de educación", ibid., p. 11.
11 Il s’agit de onze Universités de province et d’une Université créée à Lima. Source : Direction de Planification Universitaire, tableau reproduit in Jorge Lazo Arrasco, La Educación peruana. Teoría y realidad, Lima, Universidad "Inca Garcilaso de la Vega", 1983, pp. 62-63. En 1986, plus de 40 Universités existent en théorie mais 35 seulement sont en fonctionnement réel.
12 Sur l’explosion universitaire des années 60 et les illusions qu’elle génère, voir l’excellente étude d’Alberto Escobar, "El problema universitario o el vacío ideológico", in Perú : Hoy, México, Siglo XXI, 1971, pp. 260-304.
13 Source : "Estructura de la población por grupos de edad", tableau n° 1, in Giovanni Bonfiglio, "El Perú : una población joven", QueHacer, n° 55, op. cit., p. 65. La tendance devrait commencer à s’inverser selon les projections vers 1993.
14 Les chiffres de l’Institut National de Statistique montrent très clairement d’où viennent ces jeunes : ce sont les départements de la sierra qui se vident de leurs 15-24 ans : Ils ne sont que 14, 5 % de la population dans l’Apurímac, 16,4 % à Ayacucho, alors que la moyenne nationale est de 20,3 %. Cf. INE, Boletín Especial, n° 8, Lima, 1985.
15 Cf. Castillo y Alarcón, op. cit., p. 8.
16 Entre 1970 et 1985, le nombre des étudiants s’est multiplié par 3, 1 ; celui des enseignants et du personnel non enseignant par 2, 4 dans les Universités péruviennes. Ibid., p. 9.
17 Cf. Enrique Quevedo Aldecoa, Exito en el ingreso a la Universidad según colegio de procedencia, Lima, PCUP, 1989, chiffres de couverture.
18 Chiffres cit. in Castillo y Alarcón, op. cit., p. 8.
19 Voir les exemples très intéressants, mais dépourvus de valeur scientifique, évoqués par QueHacer, n° 55.
20 Sur ce point voir les chiffres fournis par Lazo Arrasco, op. cit., p. 57, pour la période précédant 1982, et les chiffres 1986 de l’INE reproduits in Hernando Burgos, "Maestros : la última clase", QueHacer, n° 58, abril-mayo 1989, p. 40. On remarque l’étonnante stabilité de ces choix anachroniques.
21 Manuel Zevallos, "Crisis, autonomía y planificación universitaria", in La Universidad en debate. Documentos de trabajo del Servicio Universitario Mundial, Comité Perú, Lima, agosto de 1988, p. 12.
22 Ing. Pedro Villena Hidalgo y Prof. Avelino Palma Gutiérrez, "La universidad que todos queremos" in La Universidad en debate, op. cit., pp. 42-43. Il est intéressant de confronter ces constatations et la priorité que se définissait l’Université de San Cristóbal de Huamanga, lors de sa réouverture en 1959 : "Dar formación profesional, especialmente la del carácter técnico que requiere el desarrollo socio-económico de la zona", cf. Boletín informativo de la Universidad Nacional de San Cristóbal de Huamanga, n° 5,1962, p. 2.
23 Voir, entre autres, la publicité de Institut Supérieur Technologique "San Ignacio de Loyola" : "Las carreras universitarias ya no son garantías de éxito", texte développé et accompagné des statistiques officielles montrant le nombre pléthorique d’inscrits en Droit, Comptabilité, etc.
24 Il est animé à la fois par les Facultés de Pédagogie et les anciennes Écoles Normales transformées en Instituts Supérieurs Pédagogiques. Le nombre des étudiants est sensiblement le même dans les Facultés et les Instituts : environ 35.000 inscrits ; mais seules les Facultés décernent le diplôme de "Bachiller".
25 Les effectifs scolaires du premier et du second degré confondus se sont accrus de 3,70 % en 1986, 3,58 % en 1987 et 4,07 % en 1988 ; les mêmes années, le nombre des maîtres a augmenté de 4,25 %, 8,22 % et 11,66 %. Source : Ministère de l’Education. Le phénomène est à replacer dans le cadre plus général de la "sobreterciarización".
26 Par exemple, en 1986, il y avait en Education 7.486 places pour 32.068 candidats, et en Droit 4.198 places pour 36.742 candidats.
27 Cf. Hernando Burgos, "Maestros : la última clase", op. cit., p. 42. Rapporté aux 255.340 maestros en exercice en 1988, ce chiffre confirme une augmentation des effectifs volontairement très supérieure à l’augmentation du nombre des élèves, même s’il y a un repli par rapport aux places ouvertes en 1988.
28 La loi autorise les maîtres à prendre leur retraite avec pension au bout de vingt ans d’exercice ; en 1988, 60 % des maîtres avaient moins de 40 ans.
29 La proportion de maîtres "sin título pedagógico" dépasse 30 % dans de nombreux départements : Apurímac, Ayacucho, Huancavelica, Huánuco, etc.
30 Le pouvoir d’achat des enseignants aurait baissé de 65 % entre juillet 1985 et juillet 1988, cf. "Salarios de miedo" op. cit., graphique, p. 62.
31 Voir chiffres et commentaires in Giovanni Bonfiglio, op. cit., pp. 68-69. Il faut souligner au passage que pour ceux qui ont réussi à trouver une insertion professionnelle, elle est très souvent de courte durée. Les 15-24 ans constituent la tranche d’âge majoritairement concernée (57,2 %) par le PROEM (Programa Ocupacional de Emergencia). Cf. Peri Paredes Cruzatt, Las estrategias de contratación laboral, Lima, Fundación Friedrich Ebert 1988 pp. 118-119.
32 Voir, en particulier, Población, empleo y tecnología, op. cit., tableau n° 5, p. 62.
33 Elena Ramos, "El empleo en la juventud", op. cit., p. 63.
34 Ibid., p. 65.
35 Eliana Chávez O’Brien, El mercado laboral en la ciudad de Arequipa, Lima, Fundación Bustamante de la Fuente, 1987, p. 73.
36 Sur les profils d’emploi développés dans le cadre de l’économie informelle, voir le numéro spécial de QueHacer, n° 31, octubre 1984.
37 Raúl González, "El no tan luminoso sendero de la juventud", op. cit., pp. 61-62. Sur l’impasse péruvienne en général et la difficulté qu’ont les organisations traditionnelles à l’aborder, voir l’originale analyse de Hugo Neira, "Violencia y anomia : reflexiones para intentar comprender", Socialismo y participación, n° 37.
Auteur
Université de Tours (C.I.R.E.M.I.A.)
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