Les Peintres noirs américains dans les années soixante et l’alternative des groupes
p. 215-225
Résumés
During the 1960s, a number of groups of African-American artists came into existence. Following the tradition of protest developed by black painters in the 1930s and 1940s, these groups were overtly political and offered an alternative space in a segregated society. Born in the wake of the Black Arts Movement, Spiral, OBAC, AFRICOBRA, and “Where we at” Black Women Artists attempted to provide aesthetic and ideological structures to the artists of the African-American community while fulfilling an educational role in the community at large. Although most had ceased to exist by the following decade, these groups opened the way for the creation of institutions and galleries dedicated to African-American artists, and they encouraged their integration into mainstream art
Pendant les années soixante, plusieurs groupes d’artistes noirs virent le jour. Dans la tradition militante développée par des peintres noirs dans les années trente et quarante, ces groupes étaient ouvertement politisés et offraient un espace alternatif dans une société marquée par la ségrégation. Créés à la suite du «Black Arts Movement», Spiral, OBAC, AFRICOBRA et «‘Where we at’ Black Women Artists» tentèrent d’offrir des structures esthétiques et idéologiques aux artistes africains-américains, tout en remplissant un rôle éducatif pour la communauté noire dans son ensemble. Bien que la plupart de ces groupes aient cessé d’exister dans la décennie suivante, ils permirent la création d’instituts et de galeries d art dédiées aux artistes africains-américains et encouragèrent leur intégration à l’art américain dans son ensemble
Texte intégral
1Durant les années 1960, de nombreux peintres noirs américains orientent leur travail vers la dénonciation des inégalités et des violences subies durant le mouvement des droits civiques. Ils s’inscrivent dans une mouvance générale de protestation, où des artistes reconnus, comme Andy Warhol avec Birmingham Race Riot (1964, série Death and Disaster), dénoncent les violences policières de l’époque. Ils se différencient cependant des activistes politiques, qui n’ont pas encore mêlé l’art à leurs actions, comme le groupe «Artists & Writers Protest» qui se contente par exemple d’une lettre ouverte intitulée «End of Silence», publiée en 1965 dans le New York Times pour prôner le désarmement. Le groupe «Artists Protest Committee» organise cette même année, à Los Angeles, des manifestations devant les musées et les galeries d’art pour protester contre l’intervention américaine au Vietnam. En 1966, ce comité organise notamment, à l’angle de Sunset Boulevard et de La Cienega Boulevard, l’événement Peace Tower, avec des discours prononcés par des critiques d’art comme Susan Sontag. Née de l’association de deux artistes, Mark di Suvero et Mel Edwards, la tour était couverte de plus de 400 petits panneaux créés par des artistes du monde entier et portant une déclaration contre la guerre. L’activisme du sculpteur afro-américain Mel Edwards contre la guerre du Vietnam, signale aussi la pluralité des prises de position politiques des artistes de l’époque. Quant à leurs choix esthétiques, ils sont souvent déterminés par l’émergence du Pop Art, l’utilisation d’objets de récupération ou de l’image commerciale, dans une volonté iconoclaste où performances et happenings vont se développer.
2La tradition de protestation chez les peintres noirs américains s’était épanouie dès les années 1930 et 1940 avec les œuvres de Jacob Lawrence ou ensuite les gravures d’Elizabeth Catlett. Dans les années 1960, cette tradition prend une dimension proprement politique, en réaction aux événements aussi bien que comme forme d’alternative au rejet des institutions établies.
1. Black Arts Movement
3Dans ce contexte, la singularité des artistes noirs est de chercher à organiser des groupes de travail et de réflexion sur leur contribution artistique au mouvement des droits civiques, et de mettre en place des structures d’exposition et d’échanges avec leur communauté. Ainsi est né le «Black Arts Movement», qui associe toutes les initiatives individuelles ou collectives de participation artistique dans la lutte contre la ségrégation raciale et pour l’égalité. On peut y voir un regain du réalisme social des années 1930 et 1940, à la différence que, désormais, il s’agit aussi de contribuer à une lutte de libération organisée, et d’utiliser l’art comme moyen de communication au sein d’une population n’ayant souvent aucun accès aux œuvres d’art. Pour cela, il est donc nécessaire de créer des espaces d’expositions et de briser les barrières raciales qui maintiennent les Noirs en dehors des institutions muséales. Le «Black Arts Movement» ne désigne donc aucune organisation précise mais un ensemble d’actions effectuées par des artistes afro-américains depuis le milieu des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970. Selon Kalamu ya Salaam : «The movement broke from the immediate past of protest and petition (civil rights) literature and dashed forward toward an alternative that initially seemed unthinkable and unobtainable: Black Power» (Salaam, 1997, 453). Le concept de «Black Arts» témoigne de cette volonté de reconquête, voire de puissance, se faisant dès lors, selon Larry Neal : «the aesthetic and spiritual sister of the Black Power concept» (Neal, 1968, XXX). L’évolution du mouvement des droits civiques en nationalisme noir défendu par Malcom X dès 1964, avait laissé place à une véritable «black revolution against the injustices of the white world...» (Id., XXX). La notion de Black Power encourage une forme de vie endogène à la communauté, avec ses formes de guérilla urbaine mais aussi ses objectifs sociaux dans lequel l’art va assurer une transmission des valeurs symboliques.
4Plusieurs groupes se sont donc créés dès le début des années 1960 et aucun n’a véritablement survécu au-delà des années 1980, ce qui correspond à une phase d’intégration institutionnelle par le développement des institutions muséales et artistiques afro-américaines.
2. Spiral
5Le groupe Spiral a été créé en 1963 à New York par plusieurs artistes noirs souhaitant exprimer leur soutien au mouvement des droits civiques tout en laissant à chacun de ses membres ses choix esthétiques propres. Il s’agissait à l’origine d’un groupe de discussion composé d’une quinzaine d’artistes qui se réunissaient sous l’égide du peintre Hale Woodruff dans l’atelier de Romare Bearden sur Canal Street. Leurs réunions portaient sur la situation des Noirs aux Etats-Unis et avaient pour but de trouver des solutions matérielles à des actions précises, comme le transport par bus jusqu’à Washington pour participer à la marche de 1963. Puis les débats prirent une tournure esthétique autour de la question de Norman Lewis, «Is there a Negro Image?», préoccupation qui concernait aussi bien l’image produite par l’artiste noir que la réception de cette image. Les réponses restaient individuelles, comme en témoignent les artistes Charles Alston : «In spite of their doubts and different opinions, they still hoped to evoke in their painting the ‘signature’, the ‘personal thumbs print’ that they talked so much about» (in Siegel, 1966, 49) ou Norman Lewis : «I feel that Frantz Kline in his paintings with large contrasts of black against white and Ad Reinhardt in his all-black paintings might represent something more Negroid than work done by Negro painters» (Id., 50). Cette interrogation identitaire se situe également dans un hiatus sémantique où circulent différents marqueurs : le terme Negro cède bientôt la place à l’adjectif «Black». C’est en fait le premier groupe depuis la Renaissance de Harlem à se fédérer autour d’un programme à la fois politique, esthétique et social. Bien loin de l’idéalisme du New Negro Movement, les artistes de Spiral refusent donc l’appellation de «Negro artists» pour revendiquer pleinement le statut d’artiste, sans connotation sociale ou raciale.
6Le nom de Spiral a été justement choisi pour son symbole, c’est à dire la spirale d’Archimède, qui se déploie vers l’extérieur dans toutes les directions tout en allant toujours de l’avant. Le groupe discutait d’esthétique autant que de leur situation dans le monde de l’art. Après la Marche sur Washington d’août 1963, ils décident de réfléchir à des actions plus concrètes et louent un espace dans Christopher Street pour y organiser des expositions témoignant de leurs recherches. La première a lieu en 1964 et devait s’intituler «Mississippi 64», en hommage aux militants des droits civiques retrouvés assassinés dans le Mississippi. Puis un titre moins ouvertement politique fut choisi, «Black and White», où la seule consigne esthétique était de se limiter à ces deux couleurs symboliques, le noir et le blanc, pour produire des gravures.
7Romare Bearden avait lancé l’idée d’un projet collectif constitué de collages mais cette proposition n’avait pas été retenue, précisément parce que chaque artiste tenait à conserver son style et sa technique propres. Finalement, Bearden travaille seul à des collages qui orienteront son œuvre dans une direction tout à fait opposée des compositions abstraites qu’il réalisait jusqu’alors. Ses photomontages sont en effet des recompositions de la vie noire urbaine et de ses symboles, comme le collage de 1970 intitulé Patchwork Quilt, qui met en scène une Vénus noire allongée sur une couverture en patchwork, une allusion à la tradition visuelle du Sud et à son artisanat, autant qu’à la méthode de fragmentation et de recomposition du réel héritée du cubisme.
8Comme Bearden, la plupart des artistes de Spiral avaient vécu la Renaissance de Harlem ou les années du Works Progress Administration (WPA), et avaient été influencés par le réalisme social et la peinture murale mexicaine. Un autre membre de Spiral, Reginald Gammon, s’est inspiré lui aussi des techniques photographiques pour produire le tableau intitulé Freedom Now (1965), d’après une photographie de la Marche sur Washington prise par Moneta Sleet Jr. On y retrouve la dimension de protestation captée par la photographie, mais transposée dans une esthétique picturale stylisée, privilégiant le graphisme et le message social.
9Les divergences esthétiques du groupe demeuraient confuses, souvent confondues avec des finalités morales ou idéologiques de l’époque. C’est que l’ensemble des peintes noirs, à l’image de Spiral, n’était pas homogène, mais tous se retrouvaient confrontés au rôle racial qui leur était imposé par la ségrégation de la société américaine. Felrath Himes, membre de Spiral, déclarait : « Il y a des peintres juifs, qui, comme Chagall, peignent des sujets juifs et d’autres qui ne le font pas » (in Siegel, 1966, 49). Al Hollingworth, quant à lui, considérait Spiral comme une thérapie de groupe, où était abordée une réalité économique et politique complexe. Le groupe ne comprenait d’ailleurs qu’une seule femme, Emma Amos, qui affirmait qu’entrer dans l’atelier de Bearden était déjà un acte politique pour une femme noire. L’activisme féministe noir était en effet encore dans ses prémisses, et cet univers artistique restait essentiellement masculin. Le groupe Spiral cessa ses activités en 1966.
3. O.B.A.C.: Organization of Black American Culture
10Un autre groupe se constitue en 1962 à Chicago autour des artistes Jeff Donaldon, Wadsworth Jarrell et Barbara Jones-Hogu. C’est un atelier collectif qui reçoit le nom d’«Organization of Black American Culture», c’est-à-dire O.B.A.C - à prononcer Obasi, ce qui signifie « chef » en yoruba. OBAC comprenait des peintres, des écrivains, des poètes et des comédiens répartis en trois ateliers : littérature, arts plastiques et « communauté ». L’objectif du groupe était de créer un lieu où les artistes puissent travailler sans inhibitions, à l’abri de la ségrégation ou des préjugés racistes, à l’écart aussi de la tyrannie du marché de l’art ou de l’Establishment. En 1967, ces artistes décident de réaliser ensemble une composition murale sur le mur d’un bâtiment abandonné, à l’angle de la 43ème rue de Chicago, afin de représenter des héros, des musiciens, des écrivains et des leaders noirs. Leur propos n’est pas de créer un événement esthétique mais de donner une réalité visuelle à l’histoire afro-américaine. Ce mural de rue, intitulé WaII of Respect, permet aussi aux artistes de travailler en symbiose avec leur communauté. Ils se sentent investis d’une mission de communication pour développer le respect de soi et la fierté d’être noir, comme en témoigne l’inscription sur le mur : «The wall was created to Honor our Black heroes and to beautify our community». Le style est inspiré de la peinture murale mexicaine, privilégiant un réalisme aux lignes stylisées, des couleurs vives et un propos visiblement narratif.
11Le bâtiment fut démoli en 1971 mais ce premier mural était le début d’un puissant mouvement qui vit la création de plus de 1500 compositions murales, entre 1967 et 1972, sur les murs extérieurs des différentes communautés des grandes villes américaines.
4. AFRICOBRA: African Commune of Bad Relevant Artists
12En 1968, les émeutes et les violences qui agitent Memphis, Harlem et Los Angeles conduisent cinq artistes d’OBAC à créer la Coalition of Black Revolutionary Artists, dont l’anagramme est COBRA. La communauté s’élargit à d’autres membres et prend bientôt le nom d’African Commune of Bad Relevant Artists, dont l’anagramme est AFRICOBRA. Les principaux artistes de ce groupe sont Napoleon Henderson, Wadsworth et Jay Jarrell, Michael Harris, Nelson Stevens, Ron Anderson, Jeff Donaldson, Frank Smith, Barbara Jones-Hogu, Carol Lawrence, Murray DePillars, Omar Lama et Sherman Beck.
13Il s’agit essentiellement pour eux d’utiliser l’art pour communiquer avec les membres de leur communauté et en faire un vecteur politique. Ils s’orientent donc vers la production d’affiches et de sérigraphies représentant des images idéalisées de Noirs américains. La composition des œuvres doit reposer sur une translation rythmique de la musique afro-américaine et utiliser des couleurs qualifiées de « hautement énergétiques » (‘high-energy colors’). Les représentations sont également associées à des exhortations écrites sur la solidarité, le respect et le nationalisme noir. Il s’agit donc pour Africobra de produire un art idéologique et pédagogique, et de l’enseigner, dans le but de combattre le racisme institutionnalisé en Amérique comme en Afrique du Sud.
14Un de ses membres fondateurs, Jeff Donaldson, explique dans son manifeste de 1970 que les images ainsi créées sont « inspirées par les Africains, leur histoire et les images auxquelles ils peuvent se relier directement sans éducation artistique ni sans avoir vu des œuvres d’art auparavant » (Donaldson, 1970). Il s’agit bien sûr d’une vision très idéaliste et tout à fait mythique de l’Afrique, de la culture et des arts africains. Africobra veut créer, toujours selon Donaldson «a universal aesthetics adhered to by persons of African descent all over the world» (Id.). Ceci afin de favoriser une solidarité entre les différents groupes de la diaspora africaine et, par conséquent, de soutenir la révolution culturelle noire. Africobra a aussi pour but de développer une nouvelle esthétique d’inspiration populaire, véhiculant des images positives de l’identité noire en adéquation avec les spécificités du jazz, et notamment l’improvisation.
15Il est vrai qu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970, la communauté noire exerce de fortes pressions pour qu’un artiste noir se consacre à sa communauté plutôt qu’à un projet esthétique personnel. Cela correspond à un réel désir d’avoir accès à un art immédiatement lisible par tous, exprimant les sentiments et les revendications de cette communauté, tout en restant à l’écart des circuits marchands. Cet art doit aussi être capable de contribuer à une esthétique noire susceptible de fédérer un peuple en lutte.
16Africobra a en effet défini des critères esthétiques très précis : utilisation de couleurs vives, représentation de la figure humaine, préférence pour la ligne brisée, insertion de lettres et d’images exprimant clairement un message social ou politique. Il faut en effet souligner la cohérence de la famille, célébrer les héros noirs et l’héritage noir, etc. La règle est aussi de représenter des vêtements africains, des coiffures Afro, et de puiser largement dans toutes les références immédiatement lisibles à la culture africaine, réelle ou imaginaire. «We are a family, déclare Jeff Donaldson, the whole family of African people, the African family tree» (Donaldson, 1970). Libre aux descendants d’Africains de recréer leur propre Afrique imaginaire, indépendante des circuits et des structures culturelles occidentales. Mais s’écarter de ces principes équivalait à se faire exclure du groupe.
17Entre 1968 et 1973, Africobra organise trois expositions qui circulent de Chicago à Washington. Leurs gravures et posters sont largement diffusés mais la cohésion du groupe s’effrite au fur et à mesure de l’évolution socio-politique des Noirs et du développement de structures institutionnelles privées ou publiques.
5. Black Emergency Cultural Coalition (B.E.C.C.)
18A la suite de l’ouverture de l’exposition «Harlem on my Mind: Cultural Capital of Black America, 1900-1968» au Metropolitan Museum de New York, les peintres Benny Andrews et Cliff Joseph fondent en 1969 à New York la Black Emergency Cultural Coalition (B.E.C.C.), qui regroupa jusqu’à cent cinquante membres. Leur action consistait essentiellement à manifester devant les musées pour protester contre l’exclusion des artistes et des employés qualifiés noirs ou d’autres minorités ethniques, contre la sous-représentation des femmes. Ils agissaient seuls ou avec des groupes à prédominance noire comme la Art Workers’ Coalition. Ils proposaient un renversement des valeurs établies, l’ouverture des musées à un nouveau public, et demandaient aux professionnels de l’art de s’informer des contributions des artistes noirs afin de monter des expositions de leurs œuvres.
19La B.E.C.C. manifesta également en avril de la même année devant le Whitney Museum pour protester contre la pénurie de conservateurs noirs dans l’exposition intitulée «The Rebutai Show: contemporay black artists in America». Le groupe organisa alors une autre exposition «The Black Arts in Rebutai», à la galerie Acts of Art, et constitua un comité de négociation pour intervenir auprès des institutions. L’artiste Benny Andrews et le conservateur Henri Ghent demandèrent ainsi au directeur du Whitney Museum d’organiser une exposition d’artistes noirs montée par un commissaire d’exposition noir, de représenter plus d’artistes noirs dans l’exposition de groupe annuelle du musée, d’engager une équipe de conservateurs noirs pour coordonner ces événements et d’autres activités futures, et enfin, de prévoir au moins cinq expositions d’artistes noirs durant l’année.
20Naturellement, les artistes militant dans le comité de négociation s’excluaient eux-mêmes des projets d’exposition. La B.E.C.C. s’est elle aussi dissoute au bout de quelques années mais a servi de socle à un modèle d’intégration qui se développe pleinement dès les années 1980.
6. “Where We At” Black Women artists (WWA)
21De nombreux artistes noirs existaient en dehors de ces groupes tout en dénonçant dans leurs œuvres la violence et le racisme de la société américaine. Une de ces artistes est Faith Ringgold, qui peignit dès 1963 la série American People, dont le tableau intitulé «Flag for the Moon: Die Nigger» décrit une émeute raciale où les victimes sont aussi bien noires que blanches. Faith Ringgold était engagée dans la lutte féministe et peignait elle aussi, durant ces périodes, des peintures murales comme celle de la prison pour femmes de Rikers Island, à New York. Elle dénonçait l’hypocrisie du monde de l’art et de la société, qui feignaient de vouloir pratiquer une intégration qu’ils empêchaient par tous les moyens institutionnels. Ringgold militait notamment au sein de l’organisation Students and Artists for Black Art Liberation (SABAL), qui manifestait elle aussi contre les musées excluant les artistes noirs et les femmes.
22En 1971, désireuse d’établir un quota de femmes artistes dans les expositions consacrées aux artistes noirs, elle créa un groupe de femmes «“Where We At” Black Women Artists», en réponse à son exclusion de Spiral—qu’elle qualifie de groupe machiste—et en réaction au refus du Studio Museum de Harlem de l’exposer. Le groupe comprenait quatorze femmes, dont Dindga McCannon, Kay Brown, Jerri Crooks, Charlotte Kâ (Richardson), et Vivian Browne, qui exposèrent toutes au printemps 1971 à la Acts or Art Gallery, dans Greenwich Village. Leur manifeste fut publié dans le catalogue de l’exposition intitulé «“Where We At” Black Women Artists. A Tapestry of Many Fine Threads». Elles travaillaient sur des thèmes communs liés à l’organisation de la famille, les relations entre hommes et femmes, toujours dans la recherche d’un modèle social africanisant.
23A l’instar d’Africobra, “Where We At” plaçait l’individu au centre d’une communauté où l’artiste se trouve engagé dans une entreprise de prise de conscience identitaire et de libération politique. Des ateliers étaient ainsi organisés dans des écoles, des hôpitaux et des centres culturels.
7. Les galeries communautaires
24La communauté noire s’organisait donc peu à peu autour de la création spontanée de groupes d’artistes et de lieux d’exposition alternatifs. Le Studio Museum in Harlem fut créé en 1967 dans le même esprit communautaire et dogmatique qu’Africobra, car les artistes exposés devaient se conformer aux divers principes de cette nouvelle esthétique noire, fondée sur le service de la communauté. Ce musée privé est aujourd’hui devenue une institution reconnue, mais toujours en marge du monde de l’art et réservée aux diverses propositions susceptibles de définir une esthétique noire.
25Le désir de venir en aide aux artistes défavorisés a été à l’origine de la Community Art Gallery, créée en 1968 à l’intérieur même du Brooklyn Museum. Accusant l’Establishment de maintenir les musées au service d’une élite et non du peuple, les artistes noirs du Federated Institute of Cultural Enrichment obtinrent le soutien des résidents de Brooklyn et une subvention du Council de l’Etat de New York pour fonder cette galerie. Mais l’érection d’une clôture en fil de fer barbelé autour du musée contredit bien vite la volonté d’ouverture du musée. « Peut-on imaginer une clôture en fil de fer barbelé autour du Louvre ? » demanda alors Henri Ghent. Cette situation paradoxale illustre bien les contradictions de la société américaine d’alors et la vulnérabilité des artistes confrontés à ces dissensions permanentes.
26C’est d’ailleurs cette dichotomie qui conduisit Norman Lewis, Ernie Crichiow et Romare Bearden à créer en 1971 la Cinque Gallery, nommée d’après le héros d’Amistad. Ces trois artistes africainsaméricains se proposaient d’y montrer les travaux de jeunes artistes des minorités, grâce à une subvention de l’Urban Center de l’Université de Columbia. Ils avaient tous trois acquis une renommée et une reconnaissance qui leur permettaient d’aider des jeunes artistes à faire leur entrée dans le monde de l’art (les exposants ne devaient pas avoir plus de trente ans).
27En 1967, une autre galerie communautaire s’était ouverte à Harlem, la Nyumba Ya Ya Sanaa (« Maison de l’art » en swahili). Elle est créée par neuf artistes afro-américains qui s’étaient constitués en groupe en 1965 sous le nom de 20th Century Creators. En 1967, les membres de ce groupe changent leur nom en Weusi (« peuple » en swahili), et renforcent leur détermination à exister en dehors de tout lien avec le milieu de l’art établi. Complètement en prise avec le contexte pan-africain de l’époque, ils revendiquent un certain « afro-centrisme », et entendent être uniquement tournés vers leur communauté. Les œuvres produites doivent correspondre à cet idéal « africain », faire passer un message politique à la communauté et la soutenir par des symboles forts dans une période difficile. La peinture Olori My Son (1965) d’Ademola Olugebefola est un exemple de cette esthétique où l’art abstrait n’est accepté que dans la mesure où il transmet un style africanisant, comportant des couleurs vives, des motifs géométriques et des compositions très rythmées.
28En 1965, après les émeutes raciales, des donateurs privés financent une institution à but non lucratif dans le ghetto noir de Los Angeles. Le Studio Watts Workshop regroupait une centaine d’artistes et d’étudiants. On y enseignait l’art mais l’objectif essentiel était la réalisation de soi, afin que l’artiste accompli puisse changer la réalité et l’image de sa communauté. Le Studio Watts organisait parallèlement des concours d’art dans les rues de Los Angeles, récompensant les meilleurs dessins.
29A New York, Dorothy Maynor avait créé dès 1963 la Harlem School of Art, qui observait aussi une politique de revalorisation. Des initiatives de ce genre se multiplièrent dans les communautés noires, comme à Chicago avec l’atelier Art and Soul ou à Milwaukee avec le centre Paint Box.
30Il devenait manifeste que des initiatives privées devaient pallier la carence institutionnelle de la société américaine en matière d’éducation artistique, de visibilité et de survie culturelle de la communauté afro-américaine. Les groupes ont joué un rôle alternatif important dans la mesure où ils ont facilité la cohérence des luttes et des protestations, fédérant les artistes, soutenant l’ouverture de lieux de rencontre et d’exposition. Ils ont disparu progressivement dans les années 1970, alors que d’autres structures collectives se mettaient en place sur tout le territoire américain, assurant le relais de la protestation vers l’intégration.
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Ouvrages cités
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Auteur
Auteur, chercheur indépendant
Auteur d’une thèse intitulée Peintres noirs américains de 1945 à 1980, soutenue à l’Université de Paris III — Sorbonne Nouvelle, elle est l’auteur de deux ouvrages de fiction parus chez Quidam Editeur, Amor et De troublants détours. Chargée de cours dans plusieurs universités françaises et américaines, traductrice littéraire, elle est également rédactrice pour le Bénézit Dictionary of Artists (Editions Gründ, Paris) et a publié plusieurs essais sur les peintres africains-américains
Author of a doctoral dissertation on Black American painters from 1945 to 1980, defended at the University of Paris III - Sorbonne Nouvelle, she is the author of two novels, Amor et De troublants détours (Quidam Editeur). She has taught in several French and American universities, is a translator of fictional works, and is an editor for the Bénézit Dictionary of Artists (Editions Gründ, Paris). She has published several articles on African-American painters
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