«Black Muslims, Red Muslims» : Histoire et réalité culturelle
p. 21-35
Résumé
Group consciousness is a form of consolation derived from a shared sense of discrimination. Rooted in the structure of racial tension, the Black Muslims have made black the ideal, the ultimate value. They proclaim the black man to be the primogenitor of all civilization, the Chosen of Allah, while deprecating white and white culture.
This paper aims to throw light on the immediate challenge that being a Muslim means in America. For those individuals-whether they be ‘Blacks’ or ‘Reds’ – who wish to avoid the social meaning of their minority-group status, claiming to be a Muslim helps define one’s identity by contrast to the majority, demonstrating that Blacks’ unity or Reds’ unity is possible and potent. Yet the Black Muslim movement cannot be dismissed as simply another reaction to the traditional expression of race consciousness. This article examines the scope and impact of various aspects of Islamic worldview as they are expressed in African American communities with a focus on the interplay and tension between nation-building and group affiliations.
Texte intégral
1Il est difficile, voire impossible, de séparer le discours religieux des Black Muslims de leur valorisation de la race noire, de la mise en exergue de la couleur de la peau. La perception anthropomorphique du Divin et sa reconfiguration sous les traits d’un homme noir – selon une vision afrocentrique qui marginalise et diabolise le Blanc – est manifeste dans les propos des Musulmans Noirs. «Allah is a Black man, not a spirit or ‘spook’» relève-t-on dans les déclarations d’EIijah Muhammad lors de l’émission télévisée «The Hate that Hate Produced» du 10 juillet 1959 présentée par Mike Wallace et Louis Lomax :
Lomax: Now if I have understood your teachings correctly, you teach that all of the members of Islam are God, and that one among you is supreme, and that that one is Allah. Now have I understood you correctly?
Elijah Muhammad: That’s right.
Lomax: Now, you have on the other hand said that the devil is the white man – that the white man is a doomed race.
Elijah Muhammad: Yes
(News beat presented on New York’s WNTA-TV, Lomax, 1963, 43)
2Divinisé – «The Black man by nature is divine» (Muhammad, 1965, 22) – le Noir porte en lui toutes les couleurs de l’Amérique si l’on en croit Malcolm X. Homme originel, le Noir englobe dans sa négrité non seulement les hom-mes à la peau brune, mais également ceux dont la peau est jaune, rouge ou bien blanche :
The original man, Allah has declared, is none other than the Black man – He is the first and the last, and maker and owner of the universe; from him come all – brown, yellow, red and white... the true knowledge of Black and White should be enough to awaken the so-called Negroes... [and] put them on their feet on the road to self-independence. (Malcolm X, Muhammad, 1957, 38)
3Tout au long du vingtième siècle, le monde moderne a voulu enterrer la religion au rang des affaires privées, mais c’est pourtant dans le tissu religieux propre aux Etats-Unis qu’émergèrent les porte-parole qui expri-maient la révolte, la frustration et les revendications de ceux dont la couleur de peau était un stigmate associé à l’infériorité. L’exclusion des Noirs du champ politique a permis au champ religieux de devenir le terrain d’expres-sion des conflits issus de la marginalisation des peuples de couleur. Dans ce contexte, bien que les Black Muslims rattachent leur mouvement à la religion musulmane, les valeurs religieuses proprement dites ont une importance secondaire. Leur fonction principale est, en réalité, de renforcer la fierté et le sentiment de solidarité du groupe. Or, on rappellera qu’une même volonté de susciter un élan communautaire prit forme au sein du groupe de Clyde Warrior, président du National Indian Youth Council. Dans les années 1960, en effet, les partisans de Clyde Warrior adoptèrent le nom de Red Muslims dans un contexte socioculturel où les peuples de couleur se trouvaient repoussés dans l’altérité : «Dark-skinned and minority group as categorical concepts have brought about the same basic results, the Indians defined as a subcategory of black.» (Vine Deloria, Jr., 1998, 170). Parce que ces peuples de couleur marginalisés ont choisi d’afficher un rattachement identitaire à l’islam, une question nécessairement se pose : quelle est l’importance de la référence à la religion musulmane dans les phénomènes de revendication communautaire qu’exacerbe un sentiment anti-Blanc ?
4Afin de déterminer l’impact de l’islam, c’est-à-dire sa valeur politique et stratégique, dans l’imaginaire des peuples de couleur victimes de l’exclusion, il convient de prendre tout d’abord en compte l’arrière-plan historique pour évoquer, à travers différents régimes d’historicité, l’implantation et l’instrumentalisation de l’islam comme religion de l’homme noir. Il importera, ensuite, de s’attacher à la communauté afro-américaine, chef de file de la contestation, pour mesurer les réalités de l’islam noir et mettre en lumière son évolution politico-culturelle.
1. Implantation et instrumentalisation de l’islam
5Quatre facteurs ont été prédominants dans le processus d’implantation de l’islam au sein de la communauté afro-américaine : la culture islamique transmise de génération en génération par le biais de l’oralité (y compris le choix des patronymes), l’immigration musulmane, le contexte socio-politique américain et la situation économique des Noirs américains. En réponse, les Noirs américains ont esquissé des réponses qui visaient à préserver l’intégrité de la communauté noire tout en assurant sa survie. Si certains, fidèles à l’esprit panafricaniste de Marcus Garvey, ont glorifié l’homme noir en évoquant le séparatisme et le retour vers l’Afrique, pour d’autres, le choix de l’islam et son instrumentalisation ont répondu à la quête d’une identité de groupe, à la volonté de se définir d’une manière autonome par une mise en valeur de la négritude, de retrouver un héritage religieux lié à l’Afrique. Choisir la religion musulmane a aussi correspondu à un effort pour tisser des liens spirituels avec une communauté islamique internationale apte à sacraliser une rupture radicale avec la société ambiante.
6Qu’en est-il de la culture islamique propre aux Noirs ? On estime que 20 % des esclaves vendus en Afrique par des négriers musulmans provenaient des régions islamisées de l’Afrique occidentale côtière. Cette islamité a-t-elle survécu à des siècles d’esclavage ? Les ouvrages d’Ali Mazrui et Salim Abdul-Khaliq mettent en évidence des arguments visant à prouver qu’il y a bien eu, parmi les Noirs, rétention d’une culture islamique et transmission de cette culture par le biais de l’oralité ou des slave narratives islamiques. En ce qui concerne les différentes vagues d’immigration musulmane, de 1875 à nos jours, elles ont considérablement renforcé, par les apports venus de Syrie, du Liban, de Jordanie, de Palestine, d’Egypte, d’Irak, d’Albanie, du Soudan, d’Ouganda et de Bosnie, la présence d’une islamité aux Etats-Unis. Mais, en fait, c’est au cours du premier quart du vingtième siècle que l’islam gagna véritablement la communauté noire et ce sous une forme indigène très éloignée des pratiques de ce que l’on a coutume de considérer comme l’orthodoxie sunnite. Les années 1920 et 1930 ont été caractérisées par l’exode d’une masse considérable de Noirs du Sud rural vers les zones industrielles du Nord puis par les souffrances des Noirs dans les ghettos des centres urbains durant la Grande Dépression. La perte des repères familiers, tant pour les Noirs américains déplacés que pour les immigrants musulmans, devait favoriser l’émergence d’une religiosité déviante construite sur la valorisation de la race noire, notamment avec les cultes nègres de Daddy Grace (1882-1960) et de Father Divine (1877-1960) auxquels devait succéder Mother Divine, son épouse canadienne. C’est à cette époque, marquée par la quête de la religion de l’homme noir, qu’apparut dans les ghettos noirs des grandes villes de la côte Est une forme afro-américaine de l’islam où la syntaxe millénariste baptiste côtoyait un vocabulaire islamique, formulation d’un syncrétisme tout à fait révélateur d’une quête identitaire axée essentiellement sur la négritude. On y voit aussi l’expression d’une rupture avec une société ressentie comme oppressive et injuste au bénéfice d’une religion de l’homme noir.
7Les premières références à l’islam noir, expression d’une rupture culturelle avec la société américaine, apparaissent donc dans de nouvelles formes de religiosité en décalage voulu avec les églises protestantes établies. Dans les écrits de Noble Drew Ali, on note pourtant la prédominance d’une syntaxe propre aux sectes baptistes du Sud associée à un vocabulaire islamique. Les prières de la communauté Moorish Science Temple fondée en 1913 par Noble Drew Ali témoignent de cet amalgame et révèlent la mise en relief de la négrité du Divin :
Allah, the Father of the Universe, the Father of Love, Truth, Peace, Freedom and Justice. Allah is black.
Allah is my Protector, my Guide, and my Salvation by night and by day, through his holy prophet Drew Ali.
Amen. (Drew Ali, Moorish Literature, Jackson, 1992, 86)
8Cette prière fait apparaître l’association d’une formulation syntaxique proche des prières chrétiennes – renforcée par la présence du mot ‘Amen’ – avec un vocabulaire islamique et un mode d’expression calqués sur l’écriture des sourates du Coran où il est fait l’éloge de la miséricorde divine et de la bonté d’Allah. L’instrumentalisation de l’islam transparaît dans la mention qui est faite du nom d’un prophète auto-proclamé, Noble Drew Ali. On remarque, également, la sacralisation de la peau noire dans cette prière qui reflète la conviction de la communauté «Moorish» que l’héritage religieux des Noirs américains, perdu en raison de l’esclavage, est bien présent dans la religion islamique.
9Les différents régimes d’historicité démontrent, à l’évidence, l’instrumentalisation de l’islam utilisé, par les Afro-Américains, à la fois comme mode de rupture et comme symbole de la fierté d’être Noir. Fierté nouvellement conquise, celle de pouvoir se définir en fonction d’une culture étrangère aux Blancs. Quant aux agents les plus puissants de l’islamisation des Noirs, ils ont, assurément, été le processus d’urbanisation, les prédicateurs locaux, les confréries sociales et professionnelles et les centres éducatifs, dont les mosquées des villes. La première vague d’immigration musulmane (1875-1924) a eu, sans conteste, une influence considérable en raison des brassages ethniques qu’elle impliquait. De plus, l’arrivée massive de musulmans originaires de Syrie, du Liban, de Jordanie et de Palestine fut décisive. On rappellera, à ce propos, que cette première vague prit fin en 1924 avec le vote de l’Asian Exclusion Act et du John Reed Immigration Act et que la Nation of Islam, sous Elijah Muhammad, faisait référence aux Asiatiques, terme pris dans un sens large pour désigner les musulmans originaires d’Orient. Noble Drew Ali, chef religieux du Moorish Science Temple of America, proclamait, pour sa part, la nécessité de choisir une religion en fonction de la couleur de la peau : «Christianity is for the European (paleface) ; Moslemism is for the Asiatic (oliveskinned). When each group has its own peculiar religion, there will be peace on earth» (Drew Ali, A Centennial Celebration, Delany, 1991, 39). Cette déclaration débouche sur une prise de position politique : «Before you can have a God, you must have a nationality» (Delany, 1991, 40). L’instrumentalisation de l’islam pour servir le pouvoir politique du mouvement mauresque et mettre en valeur la négrité de ses membres fut, en fait, constante. Noble Drew Ali avait même délivré à ses adeptes une carte d’identité et de nationalité faisant état de l’enracinement du porteur de la carte dans le territoire sanctifié de la Mecque, symbole d’un ailleurs, d’un orientalisme dont le Blanc, l’occidental n’avait pas le contrôle : «A Moslem under the Divine Laws of the Holy Koran of Mecca, Love, Truth, Peace, Freedom and Justice» (Delany, 1991, 88). Surprenante stratégie politique, la carte décorée de l’étoile et du croissant de l’islam portait, en lettres majuscules, cette phrase : «I AM A CITIZEN OF THE UNITED STATES» (Delany, 1991, 90). Si l’on se place dans la perspective socioculturelle du militantisme noir, on rappellera qu’avec la mise en valeur de la négrité et le sentiment d’orgueil qu’apportait cette carte de nationalité et d’identité, les membres de la communauté mauresque, notamment dans la ville de Chicago, optèrent pour un comportement agressif, bousculant délibérément les Blancs qu’ils croisaient dans la rue en exhibant leur carte d’identité mauresque. Le nationalisme religieux du Moorish Science Temple a ouvert la voie au mouvement suprématiste noir des Black Muslims. Bien que des différences théologiques les opposent, les questions existentielles fondamentales posées par chaque mouvement sont identiques : pourquoi les Noirs souffrent-ils ? Comment mettre un terme à leurs souffrances ? Chacun de ces deux mouvements offrait, de fait, dès l’origine, un modèle religieux qui mettait l’accent tout autant sur le matériel que sur le spirituel, sur une vie dans l’instant et non plus uniquement dans l’au-delà utilisant le désespoir des classes les plus pauvres de la communauté noire et transformant la conscience noire en profession de foi.
10Couleur de la peau et profession de foi se combinent, de toute évidence, dans la mise en place d’une religion de rupture, comme en atteste le discours prononcé par Malcolm X à l’université de Boston le 15 février 1960 :
If you call yourself ‘white’, why should I not call myself ‘black’? Because you have taught me that I am a ‘Negro’! Now then, if you ask a man his nationality and he says he is German, that means he comes from a nation called Germany. If he says his nationality is French, that means he comes from a nation called France. The term he uses to identify himself connects him with a nation, a language, a culture and a flag.
Now if he says his nationality is ‘Negro’ he has told you nothing – except possibly that he is not good enough to be ‘American’... If Frenchmen are of France and Germans are of Germany, where is ‘Negroland’?
I’ll tell you it’s on the mind of the white man!... You don’t call Minie Minoso a ‘Negro’ and he’s blacker than I am. You call him a Cuban! Nkrumah is an African – a Ghanaian – you don’t call him a ‘Negro’... No matter how light or how dark we are, we call ourselves ‘black’ – different shades of black, and we don’t feel we have to make apologies about it! (Lomax, 1963, 90)
11La dénonciation des clivages de la société américaine et des injustices propres à la stratification raciale s’appuie sur le champ sémantique de la couleur. Le rejet du terme ‘Negro’ associé à l’époque de l’esclavage est contrebalancé par la mise en valeur du mot ‘Black’. Le sous-entendu des diverses acceptions possibles de ce terme, évocateur pour les Black Muslims de la conscience noire, de la fierté d’être Noir, est perceptible. Le jeu verbal, savamment entretenu, sur les différentes nuances de couleur de peau est intéressant à suivre car il vise à faire naître, chez le lecteur, l’attente d’une action politique. Si l’on aborde les textes d’Elijah Muhammad et de Malcolm X de façon synchronique et dans leur moment historique, on perçoit, dans la représentation de la peau noire, une sacralisation de la négrité. Si l’on choisit une approche diachronique et que l’on prenne en compte l’inscription des textes dans une continuité historique, on observe, des années 1930 aux années 1960, une sécularisation de plus en plus marquée du religieux. Malcolm X dépeint la religion chrétienne comme prônant la soumission aux Blancs : « As’Negro Christians’we idolized our Christian slavemaster, and lived for the day when his plurality of white gods would allow us to mingle and mix up with them » (Muhammad, 1957, 6). Face à elle, l’islam incarne pour les Black Muslims la religion de la sacralisation du Noir : «Allah is a Black Man, not a spirit or a spook. He is the Supreme Black Man, the Supreme Being in a mighty nation of divine Black men and women» (Lomax, 44). Malcolm X appelle également au combat communautaire et à la résistance des opprimés : «The only alternative left is to unite as one on the side of Allah... Fight with those who fight you [Holy Qu’ran]» (Mr Muhammad Speaks, 16 June 1959). On comprend, dès lors, l’attrait que le militantisme et la rhétorique des Black Muslims et du Black Power ont pu exercer sur les autres peuples de couleur marginalisés aux Etats-Unis, comme l’illustre cette déclaration de l’un des membres de la communauté Muhammad Mosque : « I am a Puerto Rican... But I am an Original Black Man. To the Young Lords I say Right On !... Right on to Muhammad’s Mosque. There you will find a solution to our problems (Elbert X, Level 1, Muhammad 1965, 59).
12L’impact des Musulmans Noirs fut également très fort sur les Indiens, dans les années 1960, avec une influence significative du Black Power : “Black Power, as many Indian people began to understand it, was not so much an affirmation of Black people as it was an anti-white reaction. Blacks, many Indian people felt, had fallen into the legal-cultural trap” (Deloria, 1988, 182). C’est parce qu’elles bénéficiaient du soutien et de l’intérêt de certains militants noirs, tels que Dick Gregory et Stokely Carmichael, que les organisations indiennes et particulièrement le National Indian Youth Council s’orientèrent, en raison de l’influence du Black Power, vers des actions spectaculaires susceptibles de faire connaître la cause indienne dans l’ensemble des Etats-Unis. L’empreinte de la stratégie de la minorité noire fut manifeste au niveau du langage avec la reprise du slogan «Red Power» inspiré par le Black Power. Les «Uncle Tomahawks» faisaient écho aux «Uncle Toms». Ils désignaient ceux qui trahissaient leur identité raciale et s’avéraient incapables de lutter pour leur communauté. On évoquera le nom de Clyde Warrior, surnommé le « Stokely Carmichael du Pouvoir Rouge », président du National Indian Youth Council, dont les membres prirent le nom de Red Muslims (sans aucune connotation religieuse) car ils menaient un combat parallèle à celui des Black Muslims. Ce qu’il importe de percevoir, dans l’instrumentalisation de la référence islamique, c’est que les Red Muslims, comme les Black Muslims, visaient à retrouver les racines de leur communauté et à renforcer l’affirmation de leur identité ethnique. De même que les Black Muslims prônaient un retour spirituel à la terre africaine, les Red Muslims luttaient pour la renaissance du tribalisme fondé sur l’autonomie renforcée des réserves.
13De fait, Musulmans Rouges et Musulmans Noirs plaçaient les Blancs face à leur passé, face au dilemme américain mis en évidence par Gunnar Myrdal, en fonction d’une triangulation des rapports entre Noirs, Rouges et Blancs, dont Vine Deloria Jr. propose l’analyse suivante :
The understanding of the racial question does not ultimately involve understanding by either Blacks or Indians. It involves the white man himself. He must examine his past. He must face the problems he has created within himself and within others. The white man must no longer project his fears and insecurities onto other groups, races, and countries. Before the white man can relate to others he must forego the pleasure of defining them. The white man must stop viewing history as a plot against himself. (Deloria, 1988, 174-175)
14S’il est vrai que les militants noirs et les militants indiens se sont effectivement rejoints dans une dénonciation commune de l’ethnocentrisme des Blancs, il faut souligner les limites de l’engagement des Red Muslims pour qui la référence à l’islam était un simple positionnement stratégique. C’est donc au sein de la communauté noire qu’il convient de prendre la mesure de l’instrumentalisation de l’islam en se penchant sur les réalités de l’islam noir contemporain.
2. La montée en puissance de l’islam noir
15Un fait s’impose aux Etats-Unis en ce début de vingt-et-unième siècle, outre l’augmentation des mosquées – on en trouve actuellement 800 disséminées dans plus de 300 villes américaines – et la multiplication des associations islamiques étudiantes, il s’agit de la montée en puissance de l’islam noir. Les Noirs américains de confession musulmane représentent approximativement 30,2 % de la communauté musulmane installée aux Etats-Unis et 1,41 % de la population globale du pays. Parmi les communautés musulmanes afro-américaines les plus marquantes – Islamic Mission of America, Moorish Science Temple, Ahmadiyya, Nation of Islam, Darul Islam, Islamic Party, Five Percenters, Ansarullah, Fahame Temple of Islam Brotherhood, United Submitters et le groupe de Chiites noirs de Los Angeles – trois communautés se distinguent par leur dynamisme et leur visibilité : The Islamic Mission of America (la plus influente, regroupe 80 % des musulmans noirs autour de l’islam sunnite) The Moorish Science Temple of America et The Nation of Islam sous la direction de Louis Farrakhan. Eloignés des Sunnites par leur extrémisme religieux, les Soufis incarnent, pour leur part, le mysticisme islamique et se constituent en ordres religieux itinérants au sein desquels les disciples suivent les enseignements d’un maître. La communauté soufie la plus influente, Naqshabandiyyah, s’est établie en Asie centrale avant de s’étendre à la Turquie, à l’Afghanistan, à la Syrie, à l’Inde et, depuis 1986, aux Etats-Unis où elle attire un nombre croissant d’Américains. Ce sont les Soufis qui ont le plus fortement marqué de leur influence les nouvelles religions apparues aux Etats-Unis, telle la religion Baha’i de fondement islamique, déjà forte de 110 000 membres à la fin des années 1980.
16Le choix des Noirs américains de s’approprier l’islam, symboliquement perçu comme l’opposé de la culture mainstream blanche, participe d’un processus de démarginalisation. Toutefois, si l’on part de la constatation que le phénomène de marginalisation repose sur la tendance qu’ont les puissants à utiliser les différences présentées par les faibles pour faire naître chez ces derniers un sentiment d’exclusion, on observe que la lutte continue des Noirs américains pour affirmer leur existence au cœur de la société américaine s’est exprimée selon deux modes contradictoires : exclusion-inclusion. L’une des réponses consiste à accentuer les différences ethno-raciales et à mettre en valeur la couleur de la peau, non pour alimenter un processus d’exclusion, mais pour exprimer un choix nationaliste. La propension des Noirs américains à se tourner vers l’islam et à s’inclure dans la vaste communauté des croyants – immersion symbolique pour Elijah Muhammad ou active et ambiguë pour Malcolm X, Warith Deen Muhammad et Louis Farrakhan – repose, de fait, sur une volonté de potentialiser les différences afin de les valoriser. A titre d’exemple, les enseignements de la communauté Five Percenters : The Nation of Gods and Earths, groupe dérivé de la Nation of Islam fondé en 1964 par Clarence 13 X, reposent sur neuf principes centrés sur la sacralisation des Noirs comme en témoignent les principes 1, 2 et 7 :
Principle 1- Black people are the original people of the planet.
Principle 2- Black people are the fathers and mothers of civilization.
Principle 7- Blackman is God and his proper name is Allah (Arm, Leg, Leg, Arm, Head) (World Muslim News, 1 January 1982)
17Contrairement aux immigrants musulmans qui sont attirés par l’américa-nisation mais tentent de résister en glissant vers le communautarisme, les Noirs américains ont accordé un intérêt particulier aux aspects culturels de l’islam, instrumentalisé comme instance de rupture avec la société environ-nante, en adoptant des noms islamiques et en s’appropriant toute une gamme de traditions vestimentaires, de pratiques alimentaires, de salutations ritualisées empruntées aux pays musulmans. L’un des exemples les plus frappants de ce mode réactionnel est fourni par les membres du mouvement religieux Ansarullah Nation Islamic Hebrews établi en 1971 par As-Sayyid-Isa-Al Haadi. Menant une vie communautaire en autarcie, les membres de Ansarullah Community portent des vêtements distinctifs, imposent le port du voile aux femmes, prient ensemble sous la direction d’un membre responsable de groupe – ou House Mother – parlent généralement l’arabe et font venir leurs professeurs du Maroc, d’Egypte, du Soudan et du Mali. On ne peut nier, toutefois, que la découverte de groupuscules intégristes en leur sein et les accusations de terrorisme portées à l’encontre de Cheik Omar Abdel-Rahman à la suite de l’attentat du World Trade Center de 1992 ont nui à l’image de Ansarullah.
18L’acte de rupture avec la société environnante se donne comme profondément lié à une vocation et à une aspiration qui font du religieux et du politique des entités en étroite relation les unes avec les autres, résultat de la sécularisation du religieux. L’activité éditoriale du Moorish Science Temple of America est, à cet égard, significative car elle illustre l’implication du mouvement dans le monde des médias tout en soulignant son souci de veiller à ce qu’une représentation satisfaisante de l’islam et des musulmans soit assurée dans la presse. La communauté Moorish s’est, de plus, implantée sur les réseaux de télévision câblée. Adoptant les stratégies des télévangélistes et recourant aux mêmes outils de communication de masse par l’électronique pour répandre un message religieux et toucher un plus vaste public, Moorish Science Temple of America diffuse sa philosophie nationaliste au cours d’émissions religieuses d’une demi-heure, pénétrant de plain-pied dans une société technologique où la télévision commence à usurper le rôle jusque-là dévolu à l’église, au temple ou à la mosquée pour façonner un système de valeurs, incarner la foi, exprimer une culture dans son essentialité.
19L’évolution de l’instrumentalisation de l’islam demeure marquée par les tiraillements issus du phénomène d’inclusion-exclusion, reflet du mouvement évolutif des communautés islamiques afro-américaines dans leur adaptation au contexte socio-politique des Etats-Unis ou, au contraire, dans leur marginalisation. Ceci conduit à s’interroger sur l’impact que peut avoir, en Amérique, une identité musulmane dans le contexte politico-culturel afro-américain d’affirmation suprématiste de l’homme noir.
3. Evolution politico-culturelle
20Les cultes dits hétérodoxes consacrés à la suprématie noire ont vu le jour car il n’était guère possible d’exprimer des sentiments nationalistes dans le cadre de l’orthodoxie islamique prônée par la communauté sunnite afro-américaine, notamment The Islamic Mission of America. Autre groupe dérivé de la Nation of Islam, The Five Percenters, s’est lancé dans la diffusion d’une idéologie suprématiste et extrémiste axée sur la valorisation de la race noire sous le couvert d’un style décontracté pour adolescents où le message religieux hétérodoxe est véhiculé dans le dialecte des chansons de Rap. Il serait, toutefois, fallacieux de procéder à un amalgame entre le nationalisme noir - en outre très internationaliste dans ses connexions, qui relève de la philosophie politique - et l’expression islamique désignée par Noble Drew Ali, Clarence 13X ou encore Louis Farrakhan comme la religion originelle de l’homme noir.
21Si la valorisation de la communauté noire a été un élément déterminant dans la propagation de la religion musulmane aux Etats-Unis, l’islam afro-américain contemporain est, assurément, morcelé. Alors que la majorité sunnite, respectueuse de la Tradition, se fond dans l’ummah, la communauté des croyants, les séparatistes sunnites noirs ont adopté une attitude politico-religieuse anti-nationaliste et radicale dans la mesure même où ils revendiquent le titre de ‘Mouvement des pauvres’ (Poor People’s Movement) exigeant que soient restitués aux musulmans la richesse, le pouvoir, le prestige détenus par les occidentaux. La position de la Nation of Islam sous Louis Farrakhan offre un aperçu du mode de restructuration d’un mouvement communautariste. La Nation of Islam bénéficie, de toute évidence, d’une grande visibilité médiatique, ne serait-ce que par le biais de The Million Men March en 2000 et The Youth March en 2001, tendant à accréditer l’idée du poids politique des Noirs américains de religion musulmane, et ce d’autant plus qu’un musulman noir, Charles Bilal, a récemment été élu maire de la ville de Kountze au Texas. Il faut aussi souligner que dans la communauté noire américaine des arguments doctrinaires majeurs séparent les musulmans sunnites (The Islamic Mission of America) des chiites, dont l’expression religieuse est beaucoup plus émotionnelle. Les chiites noirs américains ne se réunissent pas dans des mosquées mais dans des national clubs. A Los Angeles, on rencontre des Noirs américains qui suivent les doctrines des chiites d’Iran et observent les dogmes édictés par l’Ayatollah Khomeini. On distingue aussi les Noirs américains arabophiles qui adhèrent aux préceptes des Wahabites qui se rallient à l’islam de Malaisie tandis que d’autres Noirs américains sont les adeptes fervents de Jamaat Tabligh (secte pakistanaise) ou bien de Hassan-al-Tuabi (parti islamique du Soudan) ou encore des confréries soufies d’Afrique occidentale Muridiyya ou Tijanniya.
22L’islam, religion de l’homme noir ? Au fil des années, la mouvance du nationalisme noir s’est internationalisée, se fondant dans un courant panafricaniste et plaçant au cœur des conflits idéologiques la communauté musulmane afro-américaine confrontée à un panislamisme qui tente de faire de l’islam le lien privilégié entre les musulmans, au cœur de multiples conflits idéologiques. D’autre part, en divisant le monde entre musulmans et non-musulmans, les séparatistes islamiques ont ébranlé la communauté noire américaine car ils ont opposé l’islam à l’afrocentrisme. Si le terme «Afrocentrïcity» a été forgé par Molefi Asante en 1980 dans l’ouvrage fondateur Afrocentrïcity : The Theory of Social Change, de nombreux intellectuels, dont Cheik Anta Diop, George James et Chancellor Williams se sont unis dès les années 1970 pour critiquer la ferveur des Noirs américains pour l’islam et dénoncer ce qu’ils considèrent comme une erreur idéologique ayant conduit les Noirs à se fourvoyer en adoptant l’héritage arabocentrique d’anciens propriétaires d’esclaves et d’impérialistes culturels. Ce mouvement de la Nouvelle Négritude met les Noirs américains en garde contre une alliance avec les états arabes qui ont utilisé l’islam pour justifier l’esclavage.
23Les communautés islamiques noires américaines se démarquent également les unes des autres selon qu’elles adoptent une philosophie de groupe (asabiya) et se rattachent à l’héritage africain ou bien qu’elles s’intègrent dans un islam global unifié (l’ummah), tendance dominante depuis 1960. Il importe de souligner que même si les tendances actuelles des communautés musulmanes attirent les six millions d’Américains musulmans vers une adhésion à une identité islamique polymorphe, l’accent est toujours mis, chez les Noirs américains musulmans, sur le choix d’une religion perçue comme étant étrangère aux Blancs, ouverte à une union croissante des peuples de couleur marginalisés. On observe une instrumentalisation de l’islam réalisée dans un esprit pan-islamique de conquête, propre, selon les théories exposées par Buell Gallagher dans Color and Conscience, à cristalliser toute manifestation de fierté raciale, toute expression de nationalisme fondé sur la couleur de la peau :
There are signs that the Pan-Islamic movement may harden into a new political nationalism, based on race and skin color, which may replace the islam of an international and interracial brotherhood. This Pan-Islamic spirit which appears about to come to full fruition in a union of the entire Muslim world against the rest of the globe is one of tomorrow’s imponderables. (191)
24En fait, on constate, en conclusion, que si l’histoire de la religion musulmane afro-américaine peut se donner à lire, à l’origine, comme une réécriture de l’identité noire, glorifiée mais également dissimulée sous le manteau de la religion et, si elle offre aux Noirs la possibilité de transposer dans le registre du sacré leur revendication de reconnaissance sociale et politique, elle se situe, de plus en plus, à l’intérieur du paradigme islamique. Refus du Dieu de l’homme blanc. Reconstruction identitaire séparée, communautaire, où s’inversent les valeurs symboliques du noir et du blanc. Phénomène politico-religieux, tout à la fois rationaliste et spiritualiste, l’islam noir se caractérise par une difficulté à instaurer une division claire entre transcendance et histoire du peuple noir.
Bibliographie
Ouvrages cités
Abdul-Khalid, Salim. 1994. The Untold Story of Blacks in Islam. Hampton: UB & US Communication Systems.
Asante, Molefi. 1980. Afrocentricity: The Theory of Social Change. Buffalo: Amulefi Publishing Co.
Delany, Martin R.. 1961. The Origin of Races and Color. Baltimore: Black Classic Press.
Gallagher, Buell. 1946. Color and Conscience. New York: Harper.
Jackson, John G. 1992. «The Empire of the Moors». Golden Age of the Moor. Ed. Ivan Van Sertima. NJ: Transaction, 85-92.
Lomax, Louis Ε. 1979. When the Word is Given: A Report on Elijah Muhammad, Malcolm X, and the Black Muslim World. Cleveland: World Publishing.
Mazrui, Ali. 1986. The Africans: A Triple Heritage, Boston: Little Brown.
Muhammad, Elijah. 1957. The Supreme Wisdom: Solution to the Socalled Negroes’ Problem. Chicago: University of islam.
—. 1965. Message to the Black Man in America. Chicago, Illinois: Muhammad Mosque of Islam n° 2.
Mr Muhammad Speaks, 1959. 16 June.
Vine Deloria, Jr. 1988. Custer Died for your Sins. Norman and London: University of Oklahoma Press.
World Muslim News. 1982. 1 January.
Auteur
Université de Rouen. Spécialiste de littérature et de civilisation afro-américaines, Françoise Clary est Professeur émérite (Université de Rouen), attachée à Duke University. Elle a publié Le Roman afro-américain de Chester Himes à Hal Bennett (Peter Lang, 1988), Black American Stories (Hatier, 1991), Jean Toomer et la Renaissance de Harlem (Ellipses, 1997), Pan-Africanisme : mémoire, culture et idéologie (L’Harmattan, 2002) ainsi que des articles dans différentes revues, sur la Discrimination Positive, la presse noire, l’islam afro-américain, notamment « L’Islam afro-américain entre universalisme musulman et nationalisme noir » (BDIC, 75, septembre 2004 : 39-49)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
“Let Miss Jane tell the story”
Lectures critiques de The Autobiography of Miss Jane Pittman
Claudine Raynaud (dir.)
2005
Incidences de l'événement
Enjeux et résonances du mouvement des droits civiques
Hélène Le Dantec-Lowry et Claudine Raynaud (dir.)
2007