Remarques sur le bilinguisme paraguayen
Karaiñe'ē. Avañe' ē. Jopara.
p. 189-195
Texte intégral
1Du point de vue linguistique, le Paraguay occupe une place très à part au sein de l'Amérique Latine, dont notre définition est d'ailleurs moins restreinte que celle qui prévaut le plus couramment. En effet, sur le plan linguistique & culturel, à une Amérique anglo-saxonne (anglaise & hollandaise), s'oppose une Amérique néo-latinisée, c'est-àdire celle dont la langue est un roman plus ou moins créolisé. Sont donc latino-américains, selon cette définition qui nous paraît la plus claire & la moins contestable, les pays & les régions où la langue dominante est soit l'espagnol, soit le français, soit le portugais, voire même l'italien (si l'on ne veut pas oublier que New York & Buenos Aires comptent parmi les plus grandes villes italiennes du monde).
2Quoi qu'il en soit, les langues des conquérants du Nouveau-Monde, germaniques ou romanes, sont venues submerger un ensemble linguistique indigène d'environ 850 langues très diverses dont on ne distingue pas, dans la majorité des cas, la parenté. Pour s'en tenir à la seule Amérique néo-latine, on peut distinguer, sans entrer dans les menus détails spécifiques de chaque région, en comparant les positions respectives de la langue romane & des langues amérindiennes qu'elle recouvre, cinq situations types :
1. Huit pays ou régions totalement romanisés (considérons comme tels, pour l'instant, ceux qui sont fortement créolisés), c'est-à-dire ceux où il ne reste plus un locuteur amérindien : Cuba, République Dominicaine, Guadeloupe, Haïti, Louisiane (Acadiens), Martinique, Puerto Rico, Uruguay.
2. Onze pays ou régions où la romanisation est presque totale, c'est-à-dire qu'il y subsiste quelques " réserves linguistiques ". Nous incluons dans ce groupe des pays où certaines communautés amérindiennes sont importantes, mais très isolées & nettement minoritaires : au Chili, c'est le cas des Mapuche qui sont environ 200. 000 pour une population totale de neuf millions d'habitants & qui sont concentrés dans la province de Cautín, principalement.
Argentine, Brésil, Chili, Costa Rica, Dominique (île des Antilles, entre Guadeloupe & Martinique, où l'on parle un créole à base française & où survit la dernière communauté caraïbe insulaire), Guyane, Honduras, Nicaragua, Panama, Québec, Salvador.
3. Trois pays où subsistent de nombreuses communautés indigènes, très diverses cependant, réduites le plus souvent & disséminées : Colombie (100 langues), Mexique (150 langues, dont le nahuatl & les langues maya, plus d'un million & plus d'un demi-million de locuteurs respectivement), Venezuela (40 langues).
4. Quatre pays où des communautés indigènes assez homogènes peuvent représenter la moitié de la population totale ou davantage : Bolivie (quechua & aymara), Equateur (quechua), Guatemala (langues maya), Pérou (quechua).
5. UN pays où une langue indigène, le guarani, est langue nationale, langue maternelle de la moitié de la population & langue familière usuelle de près de l'autre moitié : le Paraguay.
3Il nous faut, cette fois, entrer dans les menus détails, & décrire avec exactitude la situation linguistique paraguayenne.
4— Il faut d'abord opposer la presque totalité de la population du Paraguay aux quelques 40. 000 " purs indiens " qui survivent en ce pays (2 % de la population totale). Ces indigènes peuvent être rangés, d'un point de vue linguistique, en deux groupes :
Des groupes très étroitement apparentés au guarani, qui se situent aux marches orientales (Pai-Kaiová, Chiripá, Guayaki, Mbyá) & occidentales du Paraguay (Guarayo. Chiriguano, Tapiete, qui sont le versant paraguayen d'un domaine qui se prolonge en Bolivie).
Des groupes de familles diverses implantés dans la partie centrale & orientale du Chaco paraguayen (Zamuko, Maskoy, Toba, Mataco).
5— La majorité de la population paraguayenne est issue d'un métissage entre indigènes & conquérants espagnols. C'est un des traits originaux du Paraguay : les autres pays " indiens ", le Guatemala par exemple, sont mixtes : une communauté ladina hispanophone s'oppose à une communauté indigena mayanophone. Le guarani a un destin bien remarquable, puisqu'il est la seule langue amérindienne à être devenue la langue de tout un peuple, alors que le quechua (Chinchay), lengua general de la vice-royauté du Pérou (la loi 21. 156 du 27 mai 1975 consacre, en fait, l'existence DES quechua, la diversité dialectale étant en effet de l'ordre de celle des langues romanes) ou le tupi (ne'engatu), lingua geral du royaume du Brésil, sont tombés en désuétude en tant que langues nationales.
6C'est le métissage qui explique la guaranisation paraguayenne qui n'est cependant pas uniforme :
hispanophones : 4 %
guaranophones : 46 %
bilingues : 48 %
7Cette répartition correspond à une stratification sociologique : la bourgeoisie aisée d'Asuncion & les familles récemment immigrées sont hispanophones alors que la population rurale n est souvent que guaranophone.
8Nous n'insisterons pas sur la dimension socio-politique, officialisée par la Constitution de 1967, où l'espagnol & le guarani sont déclarés langues nationales, l'espagnol langue officielle (c est-à-dire, concrètement, langue de l'enseignement, de l'administration, de la presse, langue écrite de culture & de prestige). Cette officialisation ne fait que consacrer l'opposition traditionnelle entre karaine'ë, l'espagnol, langue des senores 8c avañe'ë, le guarani, langue des rústicos, opposition au fond quelque peu homologue de 1'antagonisme entre langue française & patois.
9Est-ce cette patente disproportion de statut culturel qui incite beaucoup d'observateurs à privilégier l'étude de l'influence de l'espagnol sur le guarani, à la confirmer ainsi, à l'exagérer même, alors que l'influence du guarani sur l'espagnol est beaucoup plus rarement envisagée ? Un examen des faits linguistiques démontre-t-il que le guarani s'hispanise au point de perdre son identité amérindienne, tandis que l'espagnol paraguayen serait à peine guaranisé ? Il serait bien étrange, tout de même, qu'une pratique bilingue, qui est le fait de la moitié d'une population, ne laisse que peu de traces dans une seule des deux langues en contact permanent depuis quatre siècles.
Guaranisation de l'espagnol paraguayen.
10Tous les latino-américains, tout spécialement les exilés, sont très attentifs aux divers accents nationaux de l'Hispanité, 8c sans être aussi fines oreilles que le Higgins de Bernard Shaw, ils n en reconnaissent pas moins d'emblée l'accent paraguayen, par sa singularité même, par l'intonation, par l'adoucissement des articulations consonantiques, par certaines particularités uniques en hispano-américain, comme la réalisation afriquée sonore palatale du “yod” en toutes positions ([dj]). Or cet accent paraguayen est avant tout celui des bilingues (& lui est très semblable d'ailleurs, celui des populations argentines fortement guaranisées des provinces de Formosa, Corrientes, Misiones). En outre, le guarani se caractérise par une certaine douceur d'intonation & d'articulation, il possède une afriquée prépalatale sonore intermédiaire entre [dj] & [dž]... D'où viendrait donc la spécificité phonétique de l'espagnol paraguayen ?
11On rencontre dans l'espagnol parlé au Paraguay un bon nombre de constructions calquées sur le guarani (& utilisant des formes verbales rioplatenses) :
que piko querés ? (que veux-tu ?)
12inspire du guarani mba'e-piko re-ipota (chose- ?-tu-vouloir) & va jusqu'à adopter la marque interrogative indigène-piko.
sentate un poco (assieds-toi, je t'en prie)
13la copie conforme de e-guapy-mina (impératif-s'asseoirdiminutif) : on traduit littéralement -mína qui atténue la rudesse de la forme impérative simple.
cómo amaneciste ? (comment as-tu commencé le jour : salut matinal) reproduit mba'éixa-pa ne-ko'é (comment- ?-toi-aube).
14La comparaison synoptique de l'espagnol, de sa variété paraguayenne & du guarani montre bien dans quel sens s'exerce l'influence. Voici un exemple relevé par B. Usher de Herreros :
(esp.) mi hijo es tan alto como el tuyo
(esp. par.) mi hijo es alto como tu hijo
(guar.) xe memby ij-yvate ne-memby-ixa
(mon-fils-lui-grand-ton-fils-comme)
15Du point de vue lexical, en dehors du grand nombre de termes désignant la faune (tatú (tatou) au lieu de armadillo, ñandú (nandou, autruche américaine) au lieu de avestruz) ou la flore (avati : variété de mais, mandioca : manioc) qui sont d'usage courant, on peut citer, comme exemples d'emprunts significatifs au guarani, les termes désignent les nourritures quotidiennes :
16xipa : galette d'amidon ou de maïs
17terere : maté froid
Hispanisation du guarani paraguayen.
18Ce n'est que dans les termes empruntés à l'espagnol que le guarani ajoute certains sons ([1], [r]) à son stock phonétique, qui, par ailleurs, ne subit aucune modification. Ce qui est manifeste, c'est la guaranisation phonétique des emprunts à l'espagnol :
Carmen > Kame
Carlos > Kalo
Pedro > Peru
borrica > mburika
novillo > ndovi
19Le seul emprunt d'un élément grammatical est l'adoption de plus en plus fréquente de l'article espagnol los (> lo) comme marque de détermination & de pluriel :
lo jagua : les chiens
20Le lexique guarani intègre des termes désignant, entre autres, les animaux domestiques inconnus à l'époque précolombienne, les techniques européennes. Mais ce n'est pas un phénomène d'acculturation réservé au seul guarani !
caballo > kavaju
buey > guei
coche > koxe
ventana > ovetã
21Il ne faut surtout pas oublier que le guarani paraguayen actuel résulte en partie d'une koinè codifiée, sur la base des dialectes guarani, par les Jésuites. On doit se poser la question de savoir si ces derniers n'ont pas projeté l'univers sémantique gréco-latin sur leur normalisation de la langue & sur les créations lexicales dont ils avaient besoin en vue de l'éducation chrétienne & technique des habitants des réductions. Mais l'influence jésuite, pour importante qu'elle soit, ne s'est pleinement exercée que durant un siècle & demi, & a cessé d'être prépondérante depuis deux siècles. En outre, la langue quotidienne ne se conforme pas toujours aux préceptes des grammairiens plus ou moins officiels ! Nous n'en prendrons qu'un exemple : les guarani avaient une numération du type/un, deux, trois, quatre, beaucoup/ ; on a voulu créer une numération décimale complète autochtone (Cf A. Guasch, El idioma guarani, pp. 82 à 85) : les locuteurs se contentent d'utiliser les termes espagnols phonétiquement modifiés !
Existence d'une langue mixte.
22Certains linguistes (Bartomeu Meliá) pensent qu'une troisième langue est en train d'apparaître : le jopara (du terme guarani jopara : mélange), sorte de " guaragnol ". Il y a là un problème linguistique important : une symbiose entre deux langues de structures très différentes peut-elle aboutir à un produit mixte irréductible aux deux systèmes de départ ? L'exemple des créoles nous en fait douter : quoi qu'on veuille bien en dire, & ceci ne retire rien à l'originalité profonde de ces langues, les créoles sont plus proches des langues romanes ou de l'anglais qui leur ont fourni le matériau grammatical & lexical de base, que des langues africaines (& de quelles langues africaines d'ailleurs ?).
maris cal-gui o-resibi : il l'a reçu du maréchal (maréchal-de-il-recevoir)
a-topa-se Kaló-pe : je veux rencontrer Carlos (je-rencontrer-vouloir-Carlos-à)
Jesús o-nase Belem-pe : Jésus est né à Bethléem (J ésus-il-naître-Bethléem-à)
23(exemple relevé par L. Cadogan)
24Ces exemples de jopara possèdent deux caractéristiques communes (qu'ils partagent avec la plupart de ceux que nous avons pu observer) :
Juxtaposition d'éléments lexicaux empruntés à l'espagnol.
Grammaticalisation guarani : que reste-t-il d'espagnol dans la " conjugaison " des verbes resibi (< recibir), topa (< topar), nase (< nacer) ?
a-topa : top-o
re-topa : top-as
o-topa : top-a
25S'agit-il de guarani hispanisé ou d'espagnol guaranisé, ou d'une nouvelle langue ? Le problème est du même ordre que celui de savoir si " un bon footballeur shoote au but " est du " franglais " ou de " l'anglançais ", ou si l'espagnol mexicain rentar un carro (al-quilar un coche, calqué sur rent a car) est de " l'espanglais " ou de " l'anglagnol " ? Le lexique est-il déterminant ? En ce cas, l'anglais pourrait bien être une langue romane. A moins que la grammaire, la morphologie, l'agencement syntaxique... ? Alors 1e jopara paraît bien guarani : du reste, un pur hispanophone n'y comprend pas grandchose & le locuteur a bien l'impression & l'intention de parler en avañe'e. D'ailleurs est-il pensable de mesurer avec précision la teneur d'un alliage linguistique ?
26Il n'en reste pas moins qu'il ne faudrait pas, sous prétexte de dénoncer une situation sociale & culturelle scandaleuse, tirer les faits à soi, poser en postulat que le guarani se dégrade car il ne peut pas, il ne doit pas en être autrement, étant donné le statut inférieur qui lui est octroyé. Les quelques faits linguistiques que nous avons pu relever ne nous paraissent pas démontrer que la langue guarani soit une espèce en voie de disparition ou en danger de mutation.
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