Avant-propos
p. III-VII
Texte intégral
1Sous le titre “Apprendre et Enseigner le Groupe de recherche” Mentalités et comportements collectifs des peuples ibériques et latino-américains " de l’Université François Rabelais (Tours) organisa, les 29 et 30 novembre 1985, son premier colloque international consacré à l’enseignement primaire en Espagne et en Amérique Latine, programme qu’il s’est fixé pour les prochaines années1. Ce volume reprend l’essentiel des communications qui y ont été présentées2, sous un titre général qui nous paraît mieux répondre à leur contenu et aux problèmes débattus : “Politiques éducatives et réalités scolaires”3. L’époque contemporaine connaît en effet une expansion générale de l’offre scolaire, effet de politiques éducatives relativement ambitieuses. Toutefois, la mise en place d’appareils spécifiques ne débouche pas sur une scolarisation effective de la jeunesse. Seule une approche comparée des diverses réalités locales, telle celle qui est tentée ici, peut espérer rendre compte des modalités concrètes d’application du modèle commun. La diversité des sources et des méthodes utilisées, propre à un colloque ouvert, a montré la richesse du thème, déjà abordé dans une publication antérieure4, et que nous voudrions présenter, en essayant de tenir compte des fructueuses discussions qui ont prolongé les communications.
2La quarantaine de communications débattues (28 pour l’Espagne, 10 pour l’Amérique Latine) permet en effet d’approcher l’essentiel des questions qui se posent à l’histoire de l’Education à l’époque contemporaine.
Le problème des sources
3Pour mieux saisir la nature et la complexité des phénomènes éducatifs dans les différentes réalités sociales et économiques étudiées, il importe de combiner les sources disponibles. Archives locales et provinciales en voie d’exploitation permettent de pallier les grands vides des archives centrales pour l’époque contemporaine et d’entamer la nécessaire approche locale. Collections législatives et textes administratifs officiels (Bulletins officiels du Ministère concerné, de la province de…), souvent utilisés, représentent une source de première importance pour retracer les différentes politiques éducatives menées à l’échelon de l’Etat. Pour tenter de dresser un état du réseau scolaire, de nombreuses communications utilisent des sources statistiques (Annuaires statistiques, recensements de population, statistiques spécifiques) sans toujours en faire une analyse critique. Les discussions portant sur les communications relatives à l’Espagne du XIXe siècle et à la IIe République ont toutefois insisté sur les précautions à prendre pour leur utilisation. La statistique possède une claire dimension politique qu’il importe de mesurer. L’étude des manuels scolaires, menée dans quelques communications, permet une approche concrète du cadre scolaire, des contenus pédagogiques et des fonctions idéologiques que l’Ecole est censée assumer. Les sources littéraires, voire graphiques dans un cas, complètent l’examen des représentations de l’Ecole et de ses agents dans l’imaginaire collectif et individuel.
L’alphabétisation et la demande sociale d’éducation
4L’Espagne et l’Amérique Latine offrent, à cet égard, un bon champ d’observation qu’il importe de mesurer. Par delà les difficultés liées à l’utilisation des statistiques disponibles sur l’analphabétisme, se posent, en effet, le problème de la pertinence des indicateurs (que signifie “ savoir lire”, “savoir écrire”.. ?) et celui de la recherche de sources pour la période pour laquelle il n’existe pas de statistiques.
5Quelques grands mouvements du processus d’alphabétisation sont abordés dans les communications présentées ; dans l’Espagne de la deuxième moitié du XIXe siècle, permettant à la population masculine adulte (de 17 à 45 ans) d’être alphabétisée à plus de 50 % à la fin des années 80 ; dans la République en guerre, où, grâce à un effort sans précédent, plus de 100.000 soldats sont alphabétisés très rapidement ; pendant le franquisme avec la Section féminine de la Phalange, jusqu’à la grande campagne d’alphabétisation de 1963-1964 ; enfin, dans différents pays d’Amérique Latine (Salvador, Paraguay, Vénézuela, Mexique) où diverses expériences sont menées en direction de la population rurale.
6Ces avancées de l’alphabétisation, réalisées essentiellement par une politique scolaire dynamique, rendent compte de l’existence d’une demande sociale d’éducation, dont il faut essayer de saisir la nature, l’importance et les motivations.
Facteurs et modalités de la scolarisation5
7Le décalage entre prescriptions législatives et réalités scolaires est toutefois constant. La mise en œuvre des politiques éducatives ne débouche pas sur une scolarisation des jeunes. Diverses contributions examinent le développement du réseau scolaire, l’augmentation de l’offre d’école, mais insistent également sur l’état lamentable des écoles. Seule, semble faire exception la “révolution culturelle” opérée sous la IIe République espagnole, malgré certaines campagnes de presse.
8Les organismes impulseurs (Etat et ses divers organismes – Ministères, Inspection…, mais aussi fondations charitables, par exemple) sont analysés, ainsi que les résistances et obstacles opposés à la mise en œuvre des politiques qu’ils coordonnent. Les échecs de la formation des maîtres au Pérou dans la deuxième moitié du XIXe siècle sont révélateurs de ces freins. Les obstacles de nature financière sont souvent les premiers à interdire toute application intégrale des mesures prises abstraitement. La question des moyens se pose constamment, à travers les siècles et les pays, dans des économies souvent exsangues. Par exemple, les désamortissements que connaît l’Espagne de la première moitié du XIXe siècle entament dangereusement les recettes locales qui ont, à leur charge, l’essentiel du réseau d’enseignement primaire. L’Etat n’avait pas les moyens de sa politique. En particulier, le traitement des maîtres, dérisoire eu égard à d’autres professions, n’est assuré que par intermittence, créant une image du maître, et partant de toute l’institution scolaire, particulièrement négative. L’absentéisme scolaire, sur lequel reviennent plusieurs contributions, pose le problème de l’insertion de l’école dans la société ; en analysant les conditionnements de type économique, sociologique et idéologique.
Initiatives en faveur de l’éducation populaire6
9Un ensemble assez homogène de communications relatives à diverses initiatives prises en faveur de l’éducation de populations exclues du système éducatif (prolétariat urbain et rural en Espagne, minorités ethniques en Amérique) dessine, en partie, le réseau qui se constitue en Espagne après la Révolution de 1868 et en Amérique Latine au XXe siècle, Ecoles pour adultes organisées par l’Etat dans les écoles primaires (Málaga, Valence, Galice urbaine), initiatives prises par le mouvement ouvrier (pendant la guerre d’Espagne par exemple), la bourgeoisie libérale (extension universitaire), l’Eglise (Círculos Católicos) rendent compte de l’existence d’une demande populaire, mais aussi de stratégies socio-éducatives particulières. Moyen de promotion individuelle, instrument de libération collective ou de contrôle social et idéologique, l’éducation ne revêt pas toujours la même signification. Ses motivations doivent donc être analysées ainsi que les publics auxquels elle s’adresse et les acteurs qui la mettent en œuvre. Le terme même d’“éducation populaire” demande à être précisé, sous peine d’y inclure tout l’enseignement primaire qui, en principe et dans les faits, s’adresse à la majorité de la population.
Les manuels scolaires. Les contenus pédagogiques
10Quelques interventions étudient un ou plusieurs manuels en usage dans les écoles primaires (en Espagne au XVIIIe siècle, sous le franquisme, ou Mexique), les Ecoles Normales (en Espagne au début du XXe siècle), les cours d’alphabétisation (Vénézuela). Leur examen permet de saisir les contenus pédagogiques, mais aussi idéologiques, de l’Ecole. L’étude des livres scolaires franquistes à travers la perspective de l’image de la famille et du général Franco montre, en particulier, que le discours scolaire est un discours en situation, porteur des idéologies dominantes. Peut-on toutefois parler de l’Ecole comme d’un Appareil Idéologique d’Etat ?
11Le Manuel Abajo cadenas utilisé pour l’alphabétisation des adultes ou la Cartilla escolar antifascista distribuée largement aux élèves des écoles républicaines, pendant la guerre, ressemblent à des manuels d’instruction civique en diffusant un message explicite.
12La part de la tradition et de l’innovation dans les méthodes pédagogiques peut être observée au XVIIIe siècle avec l’introduction des manuels d’écritures par des règles et non plus des modèles.
Fonctions et statut du système scolaire
13L’échec de l’Ecole est patent si l’on s’en tient à des indicateurs chiffrés tels que nombre d’analphabètes ou population enfantine non scolarisée. L’Ecole n’est pas l’Ecole de la Nation. Ce n’est d’ailleurs que lentement et dans des conjonctures bien déterminées, que l’Ecole devient véritablement une question nationale. Certes les politiques éducatives mettent en avant, de façon plus ou moins explicite, les vertus socialisantes de l’Ecole. L’uniformisation mise en place cache bien souvent la tentative de contrôle social. Le progrès économique et social dépend plus souvent de la moralisation que de l’illustration. Les organisations ouvrières conservent toutefois une confiance absolue dans les vertus de l’Ecole, et toutes les idéologies révolutionnaires confèrent à l’Ecole un rôle statique d’instrument de libération. Les gouvernements des pays américains en construction en font un ferment d’unité nationale.
14Les souvenirs dressés par divers écrivains sur leur passé scolaire sont souvent autant d’actes d’accusation, en particulier contre les Jésuites, trop longtemps “déformateurs” de la jeunesse. Le maître d’école en particulier, déclassé et sempiternel crève la faim, est à l’image de cette école.
***
15Ces quelques remarques montrent l’ampleur des situations et des problèmes abordés lors du colloque de novembre 1985, mais aussi la permanence de la question scolaire à travers la diversité des lieux et des temps. Un deuxième colloque international “Ecole et Eglise”, qui se tiendra à Tours les 3-4-5 décembre 1987, permettra d’approfondir ces recherches, à travers le dialogue collectif, par l’étude cruciale des articulations entre le champ éducatif et le champ religieux. Ces premiers contacts pris devraient permettre d’aborder des époques antérieures et d’étudier les phénomènes éducatifs dans le temps long.
Notes de bas de page
1 Recherches interdisciplinaires et coordonnées sur l’Education dans le Monde Ibérique et Ibéro-Américain : approches historiques, sociologiques, institutionnelles, pédagogiques et littéraires, dans une perspective comparatiste. Pour mener à bien ce programme, le Groupe de recherche s’est transformé en C.I.R.E.M.I.A. (Centre Interuniversitaire de Recherche sur l’Education dans le Monde Ibérique et Ibéro-Américain).
2 Certaines communications n’ont pu être reprises pour des raisons indépendantes de notre volonté.
3 Quelques modifications dans l’organisation interne ont également semblé nécessaires.
4 Ecole et Société en Espagne et en Amérique Latine (XVIIIe-XXe siècles), Publications de l’Université de Tours (Série “Etudes Hispaniques”, V), 1983, 185 pages.
5 Deux journées d’étude organisées par le C.I.R.E.M.I.A. en mai et octobre 1986 ont été consacrées à cette question. Les Actes en seront publiés prochainement, dans cette même collection, sous le titre de Matériaux pour une histoire de la scolarisation en Espagne et en Amérique Latine.
6 Le C.I.R.E.M.I.A. participe à l’organisation d’un colloque international sur l’Education populaire en Espagne en juin 1987 avec la Casa de Velázquez (Madrid) et l’UNED (Madrid).
Auteurs
Jean-René Aymes est professeur à l'université Paris III-Sorbonne nouvelle. Il a consacré ses recherches de « civilisationniste » à l'étude des relations multiformes (conflits armés, influences réciproques, images de l'« autre », récits de voyage…) entre l'Espagne et la France au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première du XIXe.
Professeur émérite, Université de Tours
Professeur, Université de Tours
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Travaux de l'Institut d'études hispaniques et portugaises de l'Université de Tours
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1979
Voyages et séjours d'Espagnols et d'Hispano-Américains en France
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1982
École et société en Espagne et en Amérique Latine (XVIIIe - XXe siècles)
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1983
L'enseignement Primaire en Espagne et en Amérique Latine du XVIIIe siècle à nos jours
Politiques éducatives et réalités scolaires
Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1986
Communautés nationales et marginalité dans le monde ibérique et ibéro-américain
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1981
École et Église en Espagne et en Amérique Latine
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Jean-René Aymes, Ève-Marie Fell et Jean-Louis Guerena (dir.)
1988
Image et transmission des savoirs dans les mondes hispaniques et hispano-américains
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2007
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1991
L'Université en Espagne et en Amérique Latine du Moyen Âge à nos jours. II
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2005