"Mille riens vrillent notre oubli" : 'intertextualité' et images de la mémoire
p. 117-126
Résumé
Selon Tiphaine Samoyault, « en faisant de l'intertextualité la mémoire de la littérature, on propose une poétique inséparable d'une herméneutique ». Ce fait ne va pas sans soulever nombre de problèmes ardus. L'« intertextualité » définie comme exploitation d'un fonds mémoriel, a en effet, ces dernières décennies, largement colonisé l'étude des rapports de la littérature à la mémoire vus simplement comme littérature-en-mémoire.
Cette théorie semble achopper sur des questions essentielles, choisies et soulignées ici pour contribuer à nourrir le débat en rouvrant la perspective. Le problème de la réception apparaît comme un aspect décisif car « le problème de toute cette mémoire de la littérature, c'est, en retour, la faillibilité de celle du lecteur qui, comme une passoire, semble percée de trous ». Supposant « un lecteur instruit et subtil » « l'intertextualité », conclut T. Samoyault, « reste souvent brouillée, voire indécelable ». L'efficace d'une théorie qui fait bon marché des distinctions entre mémoire personnelle et mémoire collective demeure donc douteuse
Texte intégral
1L'origine de mes remarques se situe dans un travail plus vaste, une réflexion menée l'an passé sur « mémoire et littérature » pour un numéro à paraître de la revue de l'IUF, Le Temps des savoirs, consacré à « La Mémoire ». Le sujet était, disons-le, substantiel et Alexandre Vialatte n'eût sans doute pas résisté à la tentation d'attaquer le flanc impressionnant de cette « montagne » par la formule d'incipit des textes qu'il confiait au quotidien du même nom : la mémoire « remonte à la plus haute Antiquité ». Il eût été d'autant plus fondé à le faire que si Mnémosyne est mère des Muses, on inclinerait volontiers à penser que celles qui présidaient aux genres littéraires étaient ses préférées, tant la littérature paraît aujourd'hui difficilement pensable -création, réception, théorie ou critique- sans son haut patronage. La question de l'intertextualité occupe une place importante dans le raisonnement qui a animé ma recherche, même si je l'ai in fine évacuée de mon travail, et je voudrais remercier les organisateurs de ce colloque de m'avoir donné l'occasion d'en préciser la place.
2Les « propositions » que je formule dans ce long article, le souvenir de Swift m'a incité à les dire « modestes ». Nées d'une interrogation sur les problèmes posés par la théorie de l'« intertextualité » qui, élaborée dans les années 60, gouverne encore aujourd'hui une large part de la pensée et de l'activité critique, elles n'ont d'autre ambition que d'inviter à envisager l'importance de l'évolution historique des conceptions et des modèles de la mémoire dans ses rapports avec l'activité littéraire. Il s'y agit, à la lumière rétrospective jetée par les travaux d'historiens de la mémoire -au premier rang desquels Frances Yates, Mary Carruthers et Paolo Rossi-, non pas de résoudre les questions soulevées par l'« intertextualité » mais de tenter de les déplacer en suggérant que cette théorie, et les pratiques sur lesquelles elle appuie ses analyses, n'illustrent peut-être qu'un moment des rapports unissant mémoire et littérature, qu'il pourrait être utile de les remettre en perspective afin de laisser apparaître la possibilité d'horizons nouveaux. Plus effrontément, le désir pourrait ici poindre de s'appuyer sur les avatars de la mémoire pour esquisser les conditions d'une remise en liberté d'un pan au moins de la littérature, d'en suggérer un clinamen.
3Le caractère spéculatif de cette contribution schématique et insécure au débat n'échappera à personne, mais l'idée directrice en est simple. Premièrement : des époques anciennes jusqu'aux temps de la diffusion large de l'écrit imprimé, la littérature, c'était la mémoire, dont l'imaginaire était dominé par une conception spatiale du « stockage » mnémonique pour l'organisation duquel furent, au fil du temps, agencés de nombreux systèmes artificiels ambitionnant de rassembler l'intégralité des connaissances possibles, l'expression littéraire n'étant dès lors que la manifestation extérieure locale, verbale, essentiellement orale, d'un sous-ensemble précomposé. Deuxièmement : avec l'accroissement de la production écrite et la généralisation de l'archive, de la bibliothèque, c'est la littérature elle-même, annoncée par la sophistication des systèmes mnémoniques, qui se fait mémoire, empruntant à ces systèmes anciens ses modes d'agencement. Ce nouveau mode de « stockage » n'a plus pour effet une écriture de la mémoire, mais informe une mémoire de l'écriture. La littérature « montre ainsi sa capacité à se constituer en somme ou en bibliothèque et à suggérer l'imaginaire qu'elle a d'elle-même » (Samoyault, 2001, 33). Troisièmement : les textes nouveaux s'emparant des textes précédents de multiples manières, la littérature multiplie ses appuis sur une « intertextualité » qui s'imposera peu à peu au regard jusqu'à se proposer en théorie générale. Mais, comme l'a souligné à juste titre et avec courage Tiphaine Samoyault (Samoyault, 2001, 33), « en faisant de l'intertextualité la mémoire de la littérature, on propose une poétique inséparable d'une herméneutique » qui ne va pas sans soulever nombre de problèmes ardus, précisément ceux que je souhaite soulever ici, ne serait-ce que pour perturber un beau consensus que les héritages rituels de l'institution universitaire n'invitent que trop rarement à mon goût à mettre en question. Enfin, alors même que la littérature se fait pour ainsi dire « hyper-mnémonique » sur le modèle spatial d'un système ancien qui perdure dans l'imaginaire, que la saturation de cet « espace littéraire » anciennement défini se fait problématique au point d'être thématisée, me semblent pointer les possibilités d'un nouveau basculement épistémologique, neurosciences et informatique rendant respectivement caduques et pour une large part inutiles les schémas mémoriels anciens, mettant ainsi en cause les modalités mêmes de la production littéraire, voire sa conception, et en tout cas le fonctionnement accepté d'une intertextualité quasi incantatoire.
4Je considère donc, en arrière-plan de ces remarques, que les rapports entre mémoire et littérature ont évolué d'une situation dans laquelle saint Jérôme pouvait affirmer qu'il ne sert à rien de lire si ce n'est pour écrire, à une seconde où un Flaubert (saint Antoine, peut-être...) ne concevait pas ce que vaudrait d'écrire pour peu qu'on n'eût pas lu ; l'incontrôlable extensivité conférée à un archivage massif par l'imprimerie et le développement de la lecture mettrait alors en cause ces deux postures en poussant à une intenable limite toute conception purement spatiale de la mémoire. Éclairant d'un jour nouveau les contraintes de la littérature (d'une part, le déterminisme toujours accru d'un espace mémoriel saturé ou inembrassable, de l'autre, la nécessaire individualisation des effets de langage), les modèles offerts par les recherches biologiques sur les processus de la mémoire et le stockage massif de la mémoire machinique, privilégiant le virtuel et la mise en rapport, inviteraient à envisager la possibilité de liens nouveaux entre littérature et mémoire. La bibliothèque est désormais ailleurs que dans les salles de palais ou de théâtres et dans les têtes ; la mémoire, n'eût jamais dit Claudel, « il y a de nouvelles maisons pour ça », et rien n'interdit de songer que ce dépassement des modèles métaphoriques anciens augure d'écritures résolument hostiles à la mémoire, ce que la poésie, sans doute, a toujours partiellement été. Ainsi la littérature pourrait-elle, à la lumière d'un nouvel et impressionnant changement de paradigme, redéfinir sa nature et recouvrer une part de sa liberté menacée par la mémoire hypertrophiée qu'elle a d'elle-même.
5Mais dans l'état actuel des choses-ou du moins dans l'état actuel de l'idée que l'on se fait des choses-l'idée d'archivé prévaut à un point tel que la théorie littéraire d'aujourd'hui conçoit mal que la littérature-mémoire, qui succéda à la mémoire-littérature, soit autre chose que la littérature-bibliothèque, une « littérature-en-mémoire ».
6La croissance, l'enrichissement et la reconduction combinatoire toujours plus intense de l'archive littéraire au 20ème siècle tend à déplacer encore la question, par explicites aveux : ce qui se concevait comme littérature-mémoire en raison des modalités formelles de sa production tend à se concevoir aujourd'hui comme exploitation d'un fonds mémoriel, d'une littérature-en-mémoire. Pour ne prendre des exemples que dans la littérature américaine récente, pour moi la moins obscure, qui ne verrait qu'aux plus anciennes méditations (sur le texte biblique, sur la lettre, sur l'identité nouvelle...) s'ajoutent jusqu'à s'y substituer les retours faits sur elles et sur celles qui les ont précédées ? Mémoire des grands auteurs (Melville chez Metcalf ou Wurlitzer ; Beckett pour Auster, où il côtoie Thoreau, ou Coover, chez qui il côtoie Cervantès, ou DeLillo plus récemment ; Thoreau pour Annie Dillard ; Apulée, N. West ou O'Connor chez Hawkes ; Twain chez Carkeet ; Clément de Rome et T. S. Eliot chez Gaddis ; Hemingway et Bellow chez Brautigan... : la liste est inépuisable), mémoire des thèmes (Pynchon revisitant le puritanisme et la paranoïa) ou mémoire des formes (« jérémiade », confession puritaine du prisonnier chez Russell Banks ; picaresque ou psalmodie chez Barth) : toutes nourrissent plus caractéristiquement les textes contemporains que la mémoire personnelle des autobiographies masquées ou que la mémoire historique, largement vouée aujourd'hui, après les somptueuses orchestrations d'un Faulkner, aux identifications collectives requises par un communautarisme envahissant et passablement psittacique.
7Qu'un « texte » soit par définition « tissu », Montaigne le savait bien pour qui l'esprit, comme l'estomac, doit digérer ses nourritures. De son « pastissage de lieux communs » aux « ciseaux et à la colle » de Joyce, la différence est réelle mais légère. Pourtant, même si « toute écriture est collage et glose, citation et commentaire » (Compagnon, 1979, 32) on n'épuise pas la question à le dire et l'affirmation ne va pas sans poser quelques problèmes. Au reste, l'usage de « toute », ici (« toute écriture », etc.), par Antoine Compagnon, comme de « tout » chez Julia Kristeva (« tout texte se construit comme une mosaïque de citations ») ou Roland Barthes (« tout texte est un intertexte ») se serait, me semble-t-il, nécessairement attiré l'ire de Bakhtine, dont ils s'inspirent mais qui dénonçait énergiquement « la joyeuse relativité de tous les systèmes ».
8L'« intertextualité » ainsi définie a, ces dernières décennies, largement colonisé l'étude des rapports de la littérature à la mémoire. Lasse, et acerbement critique, des rapports anciennement établis par une approche historicisante de la mémoire (études des « sources », problèmes de l'imitation et examen des recyclages avoués ; histoire littéraire et spéculations sur le progrès des lettres, lansonisme plus ou moins honteux), l'étude des rapports de la mémoire à la littérature a tenté de se refaire une jeunesse, loin des vieilles lunes historicistes des « influences », de la psychologie et du biographique ; tenté aussi, et du même coup, de se donner une virginité et une respectabilité, les études littéraires s'étant montrées fortement désireuses, dans les années 60 à 80, d'une « scientificité » dont on peut n'avoir pas le sentiment qu'elle soit indispensable, étant donné la nature souvent ligneuse de ses produits. Ainsi les efforts se concentrèrent-ils sur la notion très relativement neuve d'« intertexte », avatar représentatif de la grande entreprise de déshistoricisation (à l'évidence elle-même... historique) engagée par le structuralisme et le post-structuralisme1. Du même coup on évacua soigneusement de ces travaux toute référence explicite à la nature de la mémoire que Tiphaine Samoyault vient de réintroduire avec bonheur dans son étude synthétique d'une notion qui avait contracté une lourde dette envers Mikhaïl Bakhtine : chez lui, déjà, le roman trouve part de sa définition dans la manière qu'il a de se critiquer en tant que discours, de naître d'une négociation permanente avec la langue et la tradition. Peu susceptibles de se voir nier leur pertinence dans tout discours sur la littérature, « l'intertextualité » dont la maternité revient à J. Kristeva, et la plus large « transtextualité » de Gérard Genette, ont eu l'incontestable mérite de cartographier nombre de pratiques littéraires-de la citation au plagiat en passant par l'allusion, l'écho et la parodie... -et de fournir une taxinomie utile qui a trouvé une place durable dans la boîte à outils du chercheur et du théoricien. Pour autant, on peut se demander si la raideur de grilles néo-scholastiques vaut pour rigueur et si un certain vague ne nuit pas à la souplesse, si ces travaux ont éclairci les rapports que la littérature entretient avec la mémoire en tant que telle ou s'ils n'ont fait qu'habiller pour les temps présents des problématiques anciennes, fournir une sténographie commode pour rendre compte des liens unissant un discours littéraire passé à des pratiques d'écriture moderne, déposer les touches péremptoires d'un vernis « scientifique » sur un ensemble de problèmes pour leur apporter une solution dont le flou laisse insatisfait. Car, pour faire bref, cette théorie achoppe sur des questions essentielles, choisies et soulignées ici pour contribuer à nourrir le débat en rouvrant la perspective.
9La première a trait à la place du lecteur et à la confusion de deux types de mémoire. Admettant que « l'intertextualité » n'est que « la mémoire que la littérature a d'elle-même » (Samoyault, 2001, 6) et que la « littérature s'écrit avec le souvenir de ce qu'elle est, de ce qu'elle fut » (Samoyault, 2001, 33), T. Samoyault ne manque pas de souligner que « l'on ne peut se contenter d'une théorie de l'intertextualité qui se limiterait au seul versant de la production : la réception y est au même titre un aspect décisif » (Samoyault, 2001, 67) ; elle souligne aussi (Samoyault, 2001, 6) que « le problème de toute cette mémoire de la littérature, c'est, en retour, la faillibilité de celle du lecteur qui, comme une passoire, semble percée de trous ». Supposant « un lecteur instruit et subtil, (...) l'intertextualité », doit-elle conclure, « reste souvent brouillée, voire indécelable » (Samoyault, 2001, 69). Je ne prendrai pour extrême exemple du grave problème ainsi soulevé que le cas de la fausse citation d'Emerson qui ouvre The Age of Wire and String de Ben Marcus (« Every word was once an animal », Marcus, 1995, 1). Et c'est, de fait, ce que la réception d'un intertexte-dont l'on doit par ailleurs admettre que les auteurs euxmêmes y puisent avec une conscience variable pour des effets d'une importance très différente-peut avoir de personnel et de chanceux, sur la part d'herméneutique qui s'y trouve nécessairement incluse, que sont venues buter à la fois les conclusions que Michael Riffaterre a pu tirer de ses remarquables analyses et les propositions issues de l'effort terminologique et descriptif de Genette. Qu'il s'agisse pour le premier de s'appuyer sur un « archilecteur » virtuel, dont on ne sait s'il est une sorte de « lecteur moyen » ou un « lecteur idéal » (Riffaterre, 1971) et il devient bientôt nécessaire d'en rabattre en congédiant-ou en omettant de mentionner par la suite-cette créature par trop éthérée. Et si Genette considère généralement que le lecteur va identifier « l'hypotexte » (source) qui a donné naissance à « l'hypertexte » (dérivé) c'est bientôt pour admettre, en bon patte-pelu, qu'il n'est pas indispensable de le découvrir pour comprendre pleinement l'hypertexte en examen, cette aptitude étant alors benoîtement présentée comme « simple affaire d'ingéniosité critique » (Genette, 1992). Si Riffaterre et Genette conduisent chacun à leur manière de fines analyses, il serait difficile de dire qu'ils tordent ainsi le cou au problème de la communication -voire de l'intention- littéraire, fondée pour une part sur la mémoire de l'auteur et des textes qu'il se rappelle et pour une autre sur celle du lecteur et des textes qu'il reconnaît. Et si le texte que Barthes disait « scriptible » implique une participation de la mémoire personnelle, les intertextes ne sont jamais que ceux que reconnaît le lecteur ou l'analyste individuel. L'irréfragable obstacle de la variété des mémoires et de la non-adéquation potentielle des souvenirs convoqués par le lecteur au fonds mémoriel surgissant chez l'auteur place la théorie dans la fronde d'un dangereux « double bind ». Peut-être, on le verra, serait-on mieux inspiré de penser avec le grand poète qu'est Robert Davreu que « mille riens vrillent notre oubli » (Davreu, 1994, 16) que d'espérer qu'existe quelque part, également distribuée, une mémoire florilégiale sur laquelle quelque création d'effet littéraire puisse faire fond. Au reste, les tentatives de Barthes et de Kristeva pour réinscrire une trace du sujet dans l'espace des relations intertextuelles relance la question de l'apport individuel et réduit largement a quia les tentatives de systématisation théorique, de remplacement d'un ancien triangle (celui, réputé obsolète, de l'auteur, de l'œuvre et de la tradition) par celui de texte, discours et culture. La subjectivité, créatrice ou réceptrice, chassée par la porte, revient par la fenêtre, chastement dissimulée par le voile prétextuel et universitaire de la conversation « entre soi ». Et que l'extinction de la mémoire littéraire (programmée pour les jeunes générations par des instructions de programme démagogiques et mise en œuvre sous l'égide de théories pédagogiques ineptes) puisse expliquer qu'on se réfugie, afin d'expliquer les choses, dans les bras d'un lecteur hypothétique intertextuellement opérationnel, l'efficace d'une théorie qui fait bon marché des distinctions entre mémoire personnelle et mémoire collective n'en demeure pas moins douteuse. Peut-être a-t-on pu de fait, jusqu'à une époque récente-antérieure à la massification de la lecture et à la course à la notoriété littéraire- avoir à juste titre recours aux « lieux communs », faire fond sur les reconnaissances probables pour programmer identifications et réactions. Mais si la bibliothèque, la littérature-mémoire, existe bien virtuellement, il paraît hasardeux aujourd'hui de fonder une théorie de la littérature sur son activation permanente et généralisée, sauf à la voir demeurer toute « théorique » dans un sens second et déprécié du terme. L'intertextualité, qui peine autant que les autres théories, à s'approcher de l'expérience individuelle de lecture, se voit ainsi contrainte d'admettre qu'on réintègre la dimension subjective alors que son ambition première semblait être d'inviter à voir dans le littéraire une « machine textuelle » caractérisée, si l'on ose dire, par l'« impersonnalité, la combinatoire, le dynamisme », pour reprendre les termes de Barthes (Barthes, 1973). Sans songer ici à contester la réalité de l'intertexte, et en accord avec Laurent Jenny qui proposait, en 1976, dans « La stratégie de la forme », de faire usage du terme « seulement lorsqu'on (je souligne) est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui » (Jenny, 1976, 226) -même si ce « on », en l'espèce, demeure obstinément énigmatique-, constatons que le problème de la mémoire réelle et de son mode de fonctionnement semble à ce point occulté que Jenny lui-même proposait que ce repérage n'eût lieu qu'« au-delà du lexème ». Comment, dans une logique dominée par la conviction que nous vivons dans une prison de langage, exclure les effets de « signifiance » et de « syllepse intertextuelle » (Riffaterre) au niveau le plus local, exclure, en d'autres termes, que le simple adjectif d'« espiègle » convoque le nom de Till, la mention d'un grand pied une Berthe quelconque, celle du moindre palais telle Dame Tartine, et que toute « maison » puisse ou non appeler un James, un Poe, un Hawthorne, aujourd'hui, qui plus est, un Goyen ou un Danielewski ? Car, si l'on ne sait pas si « mémoire collective » est autre chose qu'un emploi métaphorique dérivé (comme on dit que « bat le cœur de la nation » ou que « le pays s'enthousiasme pour Raffarin »...), c'est bien de la sorte, en revanche, qu'opère la mémoire individuelle et ce serait, semble-t-il, entretenir une certaine idéologie de la lecture du texte littéraire que de réduire son efficace et sa grandeur à la reconnaissance d'un effet de l'emploi des textes du passé.
10Et s'il est avéré que nous restreint la prison du langage, il pourrait être redondant de souligner que des murs élégants entourent ses barreaux, d'ajouter aux contraintes de notre humaine condition d'êtres parlants le « cauchemar » que Genette, non sans humour, dit avoir été l'analyse de ce qu'il faut bien qualifier de relatif enfermement lorsqu'il décrit Palimpsestes comme « la transcription fidèle d'un cauchemar non moins fidèle » (Samoyault, 2001, 77). La deuxième question, celle d'un certain déterminisme de la théorie, se pose en effet. Outre qu'elle trouve sa source dans la rémanence obstinée d'une conception spatiale de la mémoire qui ne peut qu'inviter à la considérer sous l'espèce du « sens anticipé » cher à Campanella, cette tentative de sortie du déterminisme historique se solde par la suggestion d'un déterminisme nouveau aux termes duquel nulle ouvre littéraire ne saurait échapper à la mémoire de l'écriture. Deux manières de déni en font ironiquement foi : ils se trouvent sous la plume généreuse de T. Samoyault pour qui l'intertextualité n'est « pas déterministe » pour l'excellente raison que ce que Judith Schlanger nomme « la mémoire des œuvres » « est un espace instable ». Or cette « instabilité » est précisément la roche dont est fait le premier écueil que nous venons de voir menacer la théorie ; pourtant T. Samoyault argue plus loin que « ces lacunes réceptives ne sont pas forcément à déplorer : elles permettent aussi d'assurer l'autonomie du texte second, de le libérer de ses références ou de ses modèles ». A pousser brutalement la logique, il n'y aurait alors de lecture qui serve véritablement le texte que dans l'innocence ! C'est donc là, semble-til, ou inverser de façon un peu trop diamétrale l'exigence de reconnaissance, ou tenter de sauver la flotte en brûlant ses vaisseaux. Par ailleurs, écrire comme Michel Schneider que « chaque livre est l'écho de ceux qui l'anticipèrent ou [je souligne] le présage de ceux qui le répéteront » (Samoyault, 2001, 57), c'est précisément faire litière d'une différence dont toute littérature créatrice est porteuse, celle qui existe entre déterminisme et possibles.
11Enfin, la dissémination du concept d'intertextualité et son emploi négligent renforcent une généralisation, une volonté de « couverture » qui tend à bloquer toute perspective épistémologique nouvelle. Théorie plus descriptive qu'heuristique, l'intertextualité prend de si vastes acceptions, se veut à tel point théorie générale de la littérature qu'elle pourrait laisser accroire que le mot littérature se réduit à celui d'intertexte, ce dont nul n'est convaincu. Il est si vrai, comme l'écrit George Johnson (Johnson, 1992, 79), que « les théories, comme les bureaucraties, s'animent d'une vie qui leur est propre » et qu'un scientifique, parfois, « fera n'importe quoi pour sauver sa création », que tout ce qui pourrait échapper à cette théorie-ci ou lui nuire se voit volontiers traité comme le patient par son analyste pour peu qu'il prétende affirmer avoir vécu des rapports parentaux sans heurt ni nuage : « Les œuvres qui s'écartent volontairement et radicalement de toute mémoire, qui refusent la bibliothèque, sont très rares et il y a presque toujours dans le souci de l'écart une dénégation qui valorise a contrario le modèle... » (Samoyault, 2001, 103) Litière dûment faite de ce recours abusif au refus de la dénégation, c'est pourtant bien dans la direction de tels textes, me semble-t-il, que l'amoureux de la littérature aime diriger son pas.
12Il serait en effet étonnant qu'une théorie née d'aspirations à la « scientificité » se voie épargner le destin de toute théorie scientifique, que les conditions de l'expérience ne la contraigne pas à s'adapter à des paradigmes nouveaux ; si les mathématiques, la médecine ou la vulcanologie ont pu être affectés par la fractalité, si la géométrie connaît de pareils déplacements, si ADN et génétique modifient en profondeur la biologie, si quantas et systèmes dynamiques bouleversent l'idée même de physique, on voit mal qu'une théorie fondée sur d'anciennes conceptions de la mémoire puisse résister longtemps aux modifications de l'épistémologie. Rapport déstructuré du contemporain au savoir, révolution numérique et avancées de la neurobiologie, s'ils ne redonnent pas une totale vigueur au mot de Duchamp qui prétendait que « l'art, c'est du hasard en conserve », vont néanmoins contraindre à repenser les rapports qui pourraient subsister entre mémoire et littérature. Et contre une vision de la littérature comme « plein » promue par la théorie de l'intertextualité, avérer enfin, peut-être, cette fulgurante intuition des promesses du littéraire à venir par Maurice Blanchot :
« Il est vrai que le roman moderne, roman d'un monde sans cohérence, a surtout donné lieu à des recherches de la continuité en tous sens, œuvres de cohésion massive où cependant la rupture est dissimulée plutôt que maîtrisée et finalement rendue secrètement active (celles de Proust, Joyce, Faulkner, Broch...). Mais, inversement, imaginons une immense mémoire vide, avec quelques souvenirs épars, sans relation, pourtant en un rapport incessant, et peut-être réussirait-elle le mieux, si nous parvenions jusqu'à elle, à nous restituer l'espace de la pure continuité, là où le mémorable n'a plus cours et il n'importe pas de se souvenir ou d'oublier, mais, se souvenant, d'être fidèle à l'oubli dans l'espace duquel l'on se souvient et, oubliant, fidèle à la venue qui nous fait souvenir » (Blanchot, 1981, 106).
Bibliographie
OUVRAGES CITÉS
Barthes Roland, 1973, « Théorie du texte », Encyclopedia Universalis, 370-74.
Blanchot Maurice, 1981, « Prière d'insérer », L'attente D'oubli, Exercices de la Patience, Hiver 1981 N° 2.
Compagnon Antoine, 1979, La seconde main, Paris, Editions du Seuil.
Davreu Robert, 1994 Trame d'hiver, Paris, Belin.
Genette Gérard, 1992, Palimpsestes, Paris, Editions du Seuil.
Jenny Laurent, 1976, « La Stratégie de la forme », Poétique, N° 27.
Johnson George, 1992, In the Palaces of Memory, New York, Vintage.
Kristeva Julia, 1969 (— 1966-1968), Σημειωτιχη, Paris, Editions Du Seuil.
Marcus Ben, 1995, The Age of Wire and String, New York, Knopf.
Rifaterre Michael, 1971, Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion.
Samoyault Samoyault, 2001, L'intertextualité, mémoire de la littérature, Paris, Nathan
Notes de bas de page
1 Barthes, 1973 : « La littérature s'affranchissait ainsi notamment des déterminations historicistes qui pesaient sur son étude et la réduisaient toujours à être autre chose qu'elle-même. On pouvait se concentrer enfin sur les lois complexes d'un fonctionnement langagier et se rendre plus sensible à la structure même, productrice de signification ». Le « post- », toutefois, disait assez que l'histoire n'était pas, après tout, congédiée, même si nulle responsabilité n'était prise de la définition d'un nouvel horizon.
Auteur
Professor of American Literature at the University of Paris 7-Denis Diderot and a Senior member of the Institut Universitaire de France. He runs the Observatoire de Littérature Américaine and was editor of the "Voix Américaines" series (Paris : Belin) (63 literary monographies out). He has been President of the European Association for American Studies since April 2004. He has published fifteen books, among which, more recently, Beyond Suspicion (Paris le Seuil : 1989 ; University of Pennsylvania Press : 1994), Sgraffites, Encres & Sanguines (Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1994), The Wizard of Odds : Paul Auster's Moon Palace (Didier-Erudition, 1996), La Perte de l'Amérique : archéologie d'un amour (Belin : 2000) and Steven Millhauser : la précision de l'impossible (2003). He has translated about 50 American novels and published over 200 articles on American literature and culture
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