"Beaucoup de bruit pour rien" dans The Names de Don DeLillo
p. 143-154
Résumé
My point in this paper is to explore the metaphysical tenets in which the various allusive manifestations in this novel are grounded, through the specific conception of language they highlight. Allusions appear as an attempt to cheat with separateness, that is to try to overcome the paradoxes attached to the human condition and to reach continuity. Indeed allusive games, their roundabout ways and fragmented nature not only promote the awareness of limits, they also give to the unlimited powers of the mind and of language the opportunity to develop, thus providing access beyond finitude, through the experience of the sublime, which depends on this very awareness of limits. The "Much Ado" in the title refers to the sounds of spoken language, while "nothing" refers to diminutive man confronted to the overpowering forces of the infinite cosmos
Texte intégral
1The Names (1982) produit sur le lecteur l'impression d'un foisonnement de références et d'indices, parfois sans aboutissement, qui rendent ce roman approprié à l'étude de l'allusion. Une pulsation résonne à travers The Names, manifestation sonore d'une tension extrême qui n'est pas seulement due à sa parenté avec le genre du roman policier, mais naît de grand axes d'oppositions, entre ordre et chaos, le mouvant et le figé. Ces tensions sont exacerbées par l'action de forces contradictoires : un élan vers la continuité d'une part, la séparation et ses différentes figures d'autre part, tous sensibles tant au niveau des thèmes que des formes. En effet se font écho dans le roman la séparation du narrateur, James Axton, d'avec sa femme Kathryn, qu'il suit cependant de pays en pays, sur les sites des fouilles archéologiques auxquelles elle participe, l'isolement des membres du groupe d'américains à l'étranger, confrontés à l'incompréhension, et pour qui le familier ne peut être que de l'ordre du souvenir ou de l'imaginaire, la séparation du mot et de ce qu'il désigne, condition d'existence du langage, qui comme souvent chez DeLillo, est le thème principal du roman.
2La réflexion dont il fait l'objet, mêlée à une étude psychologique, une méditation poétique et une enquête policière, se développe en un tissu complexe, à partir des "noms" du titre, "noms" de personnages et "noms" de lieux. Leur mise en équation directe par le système des meurtres, qui établit la correspondance des initiales de la victime et du nom du lieu de son exécution, aide à reconnaître une mise en allusion réciproque, qui change les paysages évoqués en miroirs de conscience, tandis que les états d'âme des personnages semblent modelés par leur environnement, d'où émane une atmosphère mystérieuse qui insuffle au discours son style et ses rythmes propres.
3Ils traduisent l'expérience du dépaysement, qui justement correspond à l'effet allusif, reposant sur une tension entre l'inconnu et le familier, et dont le titre peut être pris pour emblème, "The Names", au contenu vague malgré l'article défini. Cette tension est entretenue tout du long par un double processus de déchiffrement et de reconnaissance, mené par les personnages dans la diégèse, et par le lecteur. Il en découle l'impression, mentionnée au début, d'une profusion de références plus ou moins explicites, bruit de fond permanent dans lequel se noient les repères habituels, peu à peu remplacés grâce au tissage progressif d'un réseau d'échos, de rappels et de contrastes. Par le biais de formes d'expression indirectes ou partielles, le texte ne vise pas seulement à rendre compte de la complexité des émotions et des pensées du narrateur, mais à mettre en question l'acte de représentation, la relation de lecture qu'il instaure, et le rapport au monde qu'il reflète.
I. TROIS ASPECTS DE L'ALLUSION
4Trois aspects de l'allusion au moins se distinguent parmi le tourbillon de références, allant du bien ou trop connu à l'inconnu ou l'inconnaissable, jusqu'à l'indicible : ils font l'objet d'une même pratique du détour et de l'opacité, qui déjà suggère que l'allusion n'est pas forcément une impasse mais parfois le fruit d'un choix délibéré.
5Le familier, ce qui va sans dire, est traité sur le mode de l'ellipse, qui suggère la présence en filigrane d'une sous-conversation, selon les termes de Sarraute. On en trouve de nombreux exemples dans les dialogues du couple, qui entretiennent une connivence illusoire alors qu'il n'y a plus d'entente ni d'écoute.
6La complexité est un autre objet d'allusion, par exemple celle de la conscience humaine, que figurent les "involutes" De Quincey1 dont seule une approche tangentielle peut tenter de rendre compte. Un exemple en est le sujet de conversation choisi par Owen "la mémoire", que les personnages ne peuvent qu'illustrer en évoquant leurs souvenirs.
7Enfin, le type le plus fréquent dans ce roman est la référence indirecte à l'inconnu, ou l'allusion comme signe d'exclusion, alors concurrencée par un recours à la comparaison, reconnu "nécessaire" dans le commentaire métatextuel du narrateur qui se justifie ; "The image is both trivial and necessary" (286) La "trivialité" du détour en indique la fonction, ramener au familier, ce que les personnages semblent incapables de faire en territoire étranger :
It seemed we'd lost our capacity to select, to ferret out particularity and trace it to some center which our minds could relocate in knowable surroundings. There was no equivalent core. The forces were different, the orders of response eluded us. (94)
8La faillite des "ordres" conventionnels laisse place à l'allusion : "All these places were one-sentence stories to us [...] overshadowing deeper fears." (94) L'image choisie de l'histoire allusive dit combien les lieux doivent leur étrangeté à la langue, dont les personnages ne parviennent pas à définir l'effet : "You know what I mean. There's a certain quality in the language." (42) L'expression évasive fait référence à l'incompréhensible (de la langue étrangère), mais aussi à l'indéfinissable (comme si on ne pouvait parler du langage), voire à l'indicible, du sentiment que procure au personnage son rapport à cette parole à la limite du non-sens : c'est la source d'une angoisse métaphysique omniprésente dans l'oeuvre de DeLillo, sous des formes telles que "everything and nothing", soit d'un côté la vie, le sexe, le langage2 et de l'autre, la mort, la limite de l'individu, sa définition, selon un ordre aussi inflexible que la structure de l'alphabet, qui lui est clairement associé dans les meurtres commis par le "culte de l'abécédaire": "The mystery of alphabets, the contact with death and oneself, one's other self, all made stonebound with a mallet and chisel." (284) Les personnages cherchent à combler le rien angoissant par le bruit perpétuel, en l'occurrence les conversations si denses qu'elles ne laissent rien qui ne soit formulé :
People everywhere are absorbed in conversation [...] Voices out of doorways and open windows, voices on the stuccoed-brick balconies, [...]. Every conversation is a shared narrative, a thing that surges forward, too dense to allow space forthe unspoken, the sterile. (52)
9Plus loin le narrateur légitime la logorrhée en associant la vérité des lieux au "parlé", "Truth was different, the spoken universe, and men with guns were everywhere" (94). Mais la fin de la phrase, où surgit la violence, apporte un démenti à l'équation : le flux perpétuel du parlé lui aussi fait violence, en faisant poindre la menace de l'informe et de l'illimité, tout aussi angoissant que le vide, et qui stimule un besoin d'ordre renvoyant à son tour à la finitude et au vide ; cette tension relève de l'indicible, tout comme les sujets de conversation choisis par Owen : "Memory, solitude, obsession, death. Subjects remote, I thought."(20) L'"éloignement" ("remote") allégué par le narrateur semble être une excuse pour refuser de parler de sujets qui lui sont en fait intimes, puisqu'ils constituent la matière même du ressassement de sa pensée. L'intériorité du personnage est révélée à la faveur d'indices qui lui échappent, mais sont volontairement adressés par l'auteur au lecteur, sous forme allusive.
II. RÉSEAUX ALLUSIFS : ENTRE ESPACE ET LANGAGE
10L'allusion se constitue comme telle et devient donc repérable par le jeu de phénomènes de répétition ou de discordance, et de proximité. Par exemple, le récit est scandé par les "27 Depravities", liste imaginée par le narrateur des griefs que sa femme nourrit envers lui, et dont les éléments sont repris en italiques, ou apparaissent avant la liste (12), ce qui pose le problème du sens à retirer d'une allusion encore sans réfèrent pour le lecteur. Elle manifeste du moins la vie de l'esprit, le courant ininterrompu du "stream of consciousness" dont la parole n'offre que les affleurements, souvent modifiés. Par association d'images et d'idées se constitue l'allusion, à la faveur du rapprochement de termes, ainsi dans le discours condensé de l'un des membres du culte, expliquant au narrateur leur besoin de "Something to contain the pattern. [...] No one will know it when we die away. What do you think, Axstone?" (212), et non "Axton" : le nom propre du narrateur, en renvoyant à l'arme du crime, hache ou rocher, devient la structure emblématique du principe suivi par les meurtres.
11Un certain nombre de termes remarquables scandent ce roman - et les textes de DeLillo dans leur ensemble – parmi lesquels "talk", "deep", "important", "edges", "shapes", "forms", "rearrangement", "surge" ou "waves". Le réseau allusif attire en particulier l'attention du lecteur vers le langage, son flux et ses structures, dans un univers sonore nettement privilégié, dominé par le langage parlé (dont la vitalité en Grèce frappa DeLillo comme une révélation lors de son séjour de trois ans), et avec en toile de fond le système des meurtres reposant sur l'alphabet.
12Plus spécifiquement, le réseau allusif assure la mise en relation du langage à l'espace, de l'univers mental du narrateur à son environnement : toutes les évocations sont marquées par la séparation, sur le mode de la nostalgie lyrique, ou par son contraire, la continuité : "The rooms are plain and square, immediate, without entranceways or intervening spaces, [...]. The Greek in conversation crowds his listener and here we find the same unboundaried excercise of life" (119). Un modèle de continuité s'impose, pour les lieux, le discours et la conception de la vie, tandis qu'est pressentie une continuité entre mots et choses, qui sous-tend la relation spéculaire liant la pensée à l'environnement. Elle est illustrée avec évidence par la conversation tenue entre le narrateur et Janet, danseuse du ventre improvisée, à qui il demande de prononcer les noms de différentes parties de son corps : "It's those wavelike ripples across your belly when you dance. Say belly. I want to watch your lips" (222). Le discours de seduction associe par allusion mouvements du ventre et ceux des lèvres, les mots et le corps, tous objets du désir. La qualité sensuelle du langage est soulignée, et le sentiment de continuité renforcé par l'attribution du verbe "mean" au corps dans l'expression ambiguë "your well-meaning body" (227), qui fait référence aux bonnes intentions de Janet qui repousse les avances de James, mais aussi à la capacité signifiante de ce corps bien proportionné. Du coeur du jeu de la séduction s'élève l'hypothèse d'une puissance des mots, qui façonneraient le réel par le biais de la représentation, d'où l'inquiétude "métaphysique" (103) du narrateur qui a menti pour éviter de dire en langue étrangère des noms de lieux dont il ne maîtrise pas la prononciation. L'allusion, ses incertitudes et ses ellipses, se développe sous la menace de cette puissance quasi-magique d'un langage total, capable d'imposer au réel son ordre rigoureux, dont les travers sont dénoncés : les conversations grecques, qui séduisent par leur flux continu, sont en fait frappées de fixité, n'étant que répétition du même, comme annoncé dès le début du roman "A Greek will never say anything he hasn't already said a thousand times" (4) et s'avèrent donc incapables d'accueillir l'imprévisible de la vie, dont l'essence changeante ne peut être contenue en aucun cadre fixe.
III. LE SENS FIGE OU L'IMPOSSIBLE COMPREHENSION
13Dans la logique des meurtres, le nom fige et tue. Les initiales de la victime gravées sur le manche de l'arme du crime manifestent les dangers de l'empreinte et de la trace, suggérés au lecteur par le biais de l'étymologie du mot "book" : "The wooden ax shaft or knife handle on which was carved the owner's name in runic letters. [...] An alphabet of utter stillness. We track static letters when we read." (291-2) La diégèse donne le figuré d'un phénomène dont le littéral est le processus par lequel les noms se figent en clichés qui menacent la langue de sclérose. Plus largement, c'est un hypothétique langage total reposant sur l'adéquation exacte entre mot et objet qui est dénoncé comme négation de la signification : "The cult's power [...] was based on an absence of such things. No sense, no content, [...] Nothing signified, nothing meant." (216) Le sens s'est réfugié dans le "rien" – l'informe, l'illimité, la démesure, qui échappent à un code strict du langage, dont le rêve a même fonction que la conspiration dans Libra (roman de DeLillo publié en 1988) : c'est le système d'ordre idéal dont nous sommes à jamais exclus. L'image de la danse du ventre est de nouveau révélatrice. La danse est ratée car trop mécanique, et l'on suppose que les gens "comprendront" (220) ; en revanche, lorsque quelques pages auparavant, on demande au narrateur s'il a "une compréhension totale", il répond : "If we are talking about a solvable thing, a riddle or puzzle, then I have solved it, yes" (207), usant d'un "if" qui met en doute la possibilité d'une telle compréhension.
14La méfiance envers l'acharnement à déchiffrer ne signifie pas renoncer à la quête du sens : la fascination qu'exerce la langue étrangère tient à l'existence d'un sens, temporairement inaccessible ; d'autre part la musicalité suggestive elle aussi contribue à l'accès au sens, comme dans l'exemple de la chanson, évocatrice par son air tandis que ses paroles demeurent incompréhensibles. Elle est l'occasion d'un moment de transcendance, d'un accès à un sens universel :
Its tone evoked inevitable things. Time was passing, love was fading, grief was deep and total. As with people in conversation, these men appeared to go beyond the soulful routine woe of the lyrics. Their subjects were memory and tragic narrative and men who put their voices to song. The dark man was intense, his eyes still fixed on the old musician, [...]. For the rest of the song they looked at each other, strangers, to something beyond. A blood recollection, a shared past. I didn't know. (64)
15Le roman invite à écouter la "musique du sens" ou le "bruissement de la langue", dans les termes de Barthes (1984, 101), à combiner les plaisirs de surface – dimension sonore, texture du discours et ses rythmes – et le sens décelable en profondeur, selon une imbrication suggérée par les motifs des tapis que Bordens fait contempler au narrateur :
He threw back entire rugs to show the full surfaces of what lay beneath, the patterns multiplying inward. [...] He pointed out multiple backgrounds, borders with formal Kufic lettering, things drawn together in crowded surfaces, a contained and intricate rapture, the desert universe made shapely and complete. (219, c'est nous qui soulignons)
16La description jusque dans son rythme suggère l'imbrication de surface et profondeur, du vertical et de l'horizontal, de l'achevé et de l'ouvert, et renvoie à la tentative d'élargir l'univocité de la désignation à la multiplicité allusive et suggestive, pour dépasser la dualité stricte des paradoxes entre mouvant/figé, ordre et chaos. Comme en situation de dépaysement, de nouveaux repères sont à inventer, dans l'espace et dans la langue, en pratiquant l'écart créateur, à l'instar de Tap, le fils du narrateur. Ce dernier s'émerveille de ses "... spirited misspellings. I found these mangled words exhilarating. He'd made them new again, made me see how they worked, what they really were. They were ancient things, secret, reshapable." (313) Conformément au projet exposé dans la "Préface" aux Lyrical Ballads, il faut faire apparaître le merveilleux au sein du quotidien, selon un modèle de continuité formulé par Owen : "Owen's silences were problems to be worked out. Night is continuous, he'd said. The lulls, the measured respites were part of conversation." (117) Toute division semble abolie, dans un espace de relations, animé par la "connectedness" que vise la religion, dont le rapport à l'allusion s'esquisse à travers l'évocation d'un poème en sanscrit orné d'images de divinités : "Everything in India was a list. Nothing was alone, itself, unattended by images from the Pantheon." (282) La liste – procédé central chez DeLillo – comme l'allusion, porte l'objet au-delà de lui-même ("itself"), par un renvoi à d'autres termes, potentiellement infini. C'est le risque qu'encourt le lecteur qui se laisse entraîner à la frénésie du décodage, s'il s'en tient aux répétitions évidentes d'un système trop bien huilé ; l'approche du sens requiert l'attention diffuse du psychanaliste ou le regard oblique de Dupin chez Poe, un autre regard devant permettre l'accès à "l'authentique", "whatever is beyond a pale understanding, whatever persuades the complacent to see what is around them." (234) L'écho avec "beyond the pale" dit la déviation et le glissement, vers une révélation des interstices et des marges.
IV. L'EFFLEUREMENT ALLUSIF, OU L'ÉTERNEL TOURISTE DU LANGAGE
17Les difficultés du narrateur à parler la langue étrangère sont révélatrices d'une volonté de demeurer "touriste" et d'entretenir "l'opacité" :"I didn't ask what it meant. I was happy not knowing. I wanted to preserve the surprise in an opaque medium."(44) Il importe de maintenir la plasticité du discours, grâce à un effet de flou, figuré dans le texte par le nom "smoke", régulièrement associé à "talk" (pp. 6,7,10,153), rideau de fumée visant un engourdissement qui suggère des motivations métaphysiques à l'allusion, au-delà de la raison esthétique :
Along some northern coast at sundown a beaten gold light is waterborne, sweeping across lakes and tracing zigzag rivers to the sea, and we know we're in transit again, half numb to the secluded beauty down there, the slate land we're leaving behind, the peneplain, to cross these rainbands in deep night. This is time totally lost to us. We don't remember it. We take no sense impressions with us, no voices, none of the windy blast of aircraft on the tarmac, or the white noise of flight, or the hours waiting. Nothing sticks to us but smoke in our hair and clothes. It is dead time. It never happened until it happens again. Then it never happened. (7)
18L'état de transit, emblème de la condition humaine, correspond ici à un choix de se situer dans l'éphémère et de se rendre insensible à son environnement, forme d'ascèse destinée à éviter l'attachement (et donc la séparation), en niant le passage du temps, qui s'envole en fumée, "smok", c'est-à-dire en paroles, "talk", selon l'association récurrente des deux termes. Le "temps mort", "dead time", n'est pas pure perte, ou plutôt c'est la perte nécessaire du "temps de parole" qu'évoque Michel Serres dans Hermès. Malgré l'oubli demeure la description initiale, qui atteste l'attention portée au paysage, quoi qu'en dise le narrateur. Ce temps mort est à cultiver pour laisser s'instaurer une danse de l'esprit avec les lieux, qui inspirent un langage approprié à l'atmosphère qu'ils dégagent, un discours dans et de l'instant, opposant à l'écoulement temporel un modèle d'intermittences. Passé et avenir sont absorbés dans le présent, qui s'ouvre alors à une forme d'éternité. Le discours allusif procède d'une stratégie de l'esquive qui, au fil des glissements successifs, vise la "terre du silence", évoquée par Paul West à propos du peintre Sickert.3 Cet espace est la représentation métaphorique d'un instant d'équilibre fragile, point extrême de convergence où s'esquisse la perfection d'un ordre nécessaire. Pareil état d'achèvement de la parole, relayée par le silence, n'est jamais que frôlé, si bien que le désir demeure, grâce au silence justement, dont "toute parole est tressée" et "d'où repart le projet de dire", dans les termes de Laurent Jenny (1990, 164), ce silence dans lequel laisser résonner et vibrer le nom, pour lui redonner sa puissance. Mais contrairement au principe du culte, d'une "solution" du langage qui apparaît dans le silence du désert (294), la puissance du mot tient à la complexité, qu'il faut préserver en jouant avec la langue.
V. JEUX ALLUSIFS
19Les partenaires sont le locuteur et la langue, ainsi que le destinataire et le récepteur de l'allusion (qui ne coïncident pas forcément : c'est un point qui mériterait que l'on s'y attarde). Tous, sur des modes différents, sont impliqués dans le jeu érotique du discours allusif de séduction, qui égare le lecteur de The Names lancé sur la piste d'un décryptage fébrile ; l'accès mérité scelle l'intimité, en une langue "élargie" (dans les termes de Barthes), renouvelée, selon l'un des enjeux esthétiques de l'allusion aspirant à retrouver l'esprit ludique dans lequel sont prononcés les derniers mots ambigus du père de Kathryn : "I commute ail sentences. Pass the word." (32) La déclaration est aussi appel, et possible allusion métatextuelle aux manipulations par lesquelles DeLillo, écrivain passionné de combinatoire4, exploite la plasticité du langage. Le refus de la fixité se traduit par le privilège accordé aux marges et aux franges – "edges" est un terme souvent répété – interfaces fertiles où peut s'élaborer un ordre qui n'est pas strictement rigide, ni le fruit d'un simple "rearrangement" -l'un des termes clés de l'univers de DeLillo. Cet ordre est le produit d'une transcendance du matériau langagier, "dépassement immanent" défini par Bakhtine (1978) et suggéré par l'environnement même5, où tout est profusion, débordement et inachèvement -conditions propices à la révélation épiphanique, où s'entrevoit "a design at the edge of the human surge" (278).
20S'élevant contre la finitude de l'individu ("separateness"), l'allusion a le même enjeu que celui attribué aux meurtres perpétrés par la secte, "The final denial of our base reality..." (175). Mais c'est par la ruse, l'esquive et le détour des manifestations abusives que s'exprime dans The Names la tentative de dépasser les limites en évitant l'informe, de satisfaire notre besoin d'ordre sans figer l'image du réel ; en d'autres termes, le roman préconise l'effleurement abusif contre l'excavation archéologique, stimulée par le besoin compulsif de compréhension. L'allusion génère une dynamique, comme le suggère le flot de questions qui assaillent le narrateur après la phrase énigmatique prononcée par l'un des membres du culte, "Hell is the place we don't know we're in" (295) :
Was he saying that he and I were in hell or that everyone else was? [....] Or is hell the one place in the world we don't see for what it is, the one place we can never know? Is that what he meant? Is hell what we say to each other or what we can't say, what is beyond our reach? (295)
21Distinctions et oppositions se multiplient au point d'échapper au sens, qui pourtant resurgit dans une amorce de réponse : "Is hell a lack of awareness? Once you know you're there, is this your escape?" (295) La conscience des limites compte seule – "awareness", qu'il faut jouer contre "separateness" – puisque les limites ne sont niées que par la pensée, "the mind's little infinite" (278). La découverte de l'espace abusif suggère une revanche possible du périssable, du "rien" ou de l'infime qu'est l'homme, opposant le "petit infini" de son esprit à la permanence écrasante des vestiges de l'Antiquité grecque. Dans le face-à-face des deux temporalités – sur lequel s'ouvre le roman6 – s'exacerbe la tension entre limites humaines et puissance illimitée de la pensée, et du langage qui lui est indissolublement lié : dans la butée contre l'indicible, l'homme atteint au sublime. Ainsi est réduit l'abîme le séparant des monuments grandioses : du Parthénon, à la fin du roman, s'élève un cri humain,
The Parthenon was not a thing to study but to feel. It wasn't aloof rational, timeless, pure. [....] It wasn't a relic species of dead Greece but part of the living city below it. This was a surprise. I'd thought it was a separate thing [....]. I hadn't expected a human feeling to emerge from the stones but this is what I found [...] a cry for pity. This is what remains to the mauled stones [...] this open cry, this voice we know as our own. (330)
22Les incommensurables sont enfin rapprochés, en un mouvement de flux dont Owen fait l'expérience en Inde, où ce flux s'oppose à la stabilité de la précision, là-bas "inutile", "useless, overwhelmed by the powerful rush of things, the raw proximity and lack of common measure." (280) L'élan du débordement serait-il la dynamique propre de l'allusion, qui dit moins pour suggérer plus, et fonde sur l'économie de moyens l'amplification d'effet et l'accès au démesuré ? L'esthétique du décalage et du glissement allusifs de The Names fait découvrir au lecteur dans l'incessant bruit des flots et du vent sa capacité à rivaliser avec leur permanence par un langage adapté à l'essence de la vie : surprises de l'instant et intermittences du sens sont allusivement évoquées par une esthétique du "flickering moment" (39).
Bibliographie
OUVRAGES CITÉS :
BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Tel Gallimard, 1978 pour la traduction française.
BARTHES Roland, Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Points Seuil, 1984.
DELILLO Don, Libra, New York, Penguin, 1988.
—, The Names, New York, Vintage, 1989.
DE QUINCEY Thomas, "Suspira de Profondis" Essays, ed. C. Whibley, London, n. d.
Jenny Laurent, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990.
serres Michel, Hermès, Paris, Editions de Minuit, 1968.
WEST Paul, James Ensor and Paul West, Paris, Flohic, 1991.
Notes de bas de page
1 "Involutes" : noeuds inextricables d'images et d'idées qui constituent l'expérience. "...far more of our deepest thoughts and feelings pass to us through perplexed combinations of concrete objects, pass to us as involutes (if I may coin that word) in compound experiences incapable of being disentangled, than ever reach us directly in their own abstract states (De Quincy, 104).
2 "this is everything [...] things that happen and what we say about them." (312).
3 "What Woolf called 'the silent land', where acute and extremist thinking meets the daubed face of atavism, where the written language at its most stylish meets the protective vacancy we associate with the idea of a Creator. It is a frightening place to reach [...]. (West, 60-62).
4 La remarquable fréquence dans l'oeuvre des termes "rearrangement", "order", "system", "pattern" et "design – entre autres – est l'un des indices de cette passion.
5 Voir l'extrait déjà cité en II, p. 119 de The Names.
6 For a long time I stayed away from the Acropolis. It daunted me, that somber rock. I preferred to wander in the modern city, imperfect, blaring. The weight and moment of those worked stones promised to make the business of seeing them a complicated one. So much converges here. It's what we've rescued from the madness. Beauty, dignity, order, proportion. There are obligations attached to such a visit." (3)
Auteur
Université François Rabelais de Tours (EA 2113)
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2002