Passé et passage dans le théâtre de Sebastian Barry
p. 63-74
Texte intégral
1A quarante-deux ans, Sebastian Barry est en train de s'imposer comme l'un des grands d'une nouvelle génération d'auteurs dramatiques irlandais. Sa dernière pièce, The Steward of Christendom, représentée pour la première fois à Londres au Royal Court Theatre en mars 1995, vient d'être donnée en France dans une traduction de Jean-Pierre Richard et une mise en scène de Stuart Seide en février 1997 sous le titre de Le Régisseur de la Chrétienté, à Poitiers. A l'heure qu'il est, elle a été jouée en anglais non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Australie et en Nouvelle-Zélande, puis, en Irlande, au Gate Theatre de Dublin pendant deux mois et demi, et probablement à Broadway. Cette pièce est la cinquième de Sebastian Barry. La première, Boss Grady's Boys, accueillie avec enthousiasme, donnait déjà le ton et marquait sa différence. Jouée au Peacock Theatre de Dublin en 1988, elle fut publiée en 1989 chez Methuen. La version française dont je suis l'auteur pourrait être représentée, si tout se passe bien, pour la saison 1997-98 au Vieux Colombier sous le titre "Les Fistons". Une lecture en a été donnée par l'équipe du Théâtre de Bourgogne, en présence de l'auteur, à Dijon, lors du colloque 1994 de la SOFEIR. La seconde, Prayers of Sherkin, écrite en 1989 et publiée en 1991, fut représentée également au Peacock en 1990. Il semble que Françoise Morvan l'ait traduite en français, mais cette version reste inédite et j'en ignore jusqu'au titre.
2Le second volume du théâtre de Sebastian Barry, paru chez Methuen en 1995, avec une excellente préface de Fintan O'Toole, comprend trois pièces : White Woman Street, créée à Londres en 1992, The Only True History of Lizzie Finn, écrite en 1993-94 et finalement jouée seulement en octobre 1995 à 1'Abbey Theatre, enfin The Steward of Christendom dont la première, nous l'avons dit, fut donnée à Londres en 1995. Des deux premières œuvres déjà on peut dire qu'il s'agit de méditations sur la vie : des gens existent sur scène mais il ne se passe pratiquement rien d'assimilable à une intrigue véritable. Si l'on excepte The Only True-History of Lizzie Finn, nettement événementielle, on peut tenir pour valable la même définition en ce qui concerne White Woman Street et The Steward of Christendom. Il ne s'agit pas de tranches de vie réalistes, mais de propos et d'arrangements proprement poétiques, fondés sur les rapports entre l'incarnation totale de l'homme - avec sa matérialité précise - et la puissance énorme que constitue soit le surnaturel, soit la mémoire fonctionnant de pair avec l'imaginaire, soit le phantasme, c'est-à-dire la "mythologie" pour reprendre le terme de Barry. Ces rapports, ce passage incessant dans les deux sens entre deux mondes existent dramatiquement pour eux, les personnages, et pour nous, les spectateurs, grâce à la poésie qui est elle-même passage esthétique et linguistique, pont jeté par les mots, grâce au rythme engendrant la prière, grâce aux récurrences obsessionnelles de termes, aux rites de propitiation, de conjuration, d'appropriation, par un remodelage et un réagencement irrationnel mais signifiant des signes et des choses en un monde nouveau à la fois matière-et-esprit. Nous sommes faits spectateurs, non vraiment d'une histoire, mais d'une méditation monologuée ou dialoguée sur des vies très intenses vécues et rêvées à la fois.
3En effet la clé de ce théâtre de passé/passages est à trouver en ce qu'il prend en compte de façon neuve le vécu de l'Histoire : ni passéiste, ni nostalgique, ni militant par ailleurs, mais incarné dans un passé familial (celui de S. Barry) partiellement recréé, revisité. (Je précise le terme passé : ce qui est du passé révolu, mais qui aussi s'est passé ; et passage, c'est-à-dire changement, traversée, cheminement, (la) Pâque, l'autre côté du miroir). Comme l'écrit Matt Wolf :
Like all Barry's plays, Steward is a largely fictionalized account of a family member - in this case, his great grandfather James Dunne (called Thomas in the play), who was Dublin's last head of the Metropolitan Police before Irish independence in 1922
4lequel ajoute :
Of his work as family archivist, Barry said' the codes of our ancestors do live in us to a certain degree'. Boss Grady's Boys [...] The Prayers of Sherkin [...] and his recent Lizzie Finn all draw on members of the Barry family tree, but the author adds that they are in no way intended as objective biographies.1
5Précisons ici que dans Prayers il s'agit en effet d'un épisode de la vie d'une arrière grand-mère du dramaturge, mais que les modèles des fils Grady sont, nous confiait S. Barry, deux vieux célibataires de sa connaissance habitant une ferme d'un coin perdu du comté de Mayo. Partant de quelques données généalogiques, S. Barry se construit par nécessité une histoire qui, par nécessité aussi, intègre l'Histoire des grands événements irlandais.
6Ces événements irlandais constituent une trame forcément visible dont les vies des personnages laissent apparaître le dessin ; ainsi, dans Boss Grady's Boys, l'un des deux vieux célibataires, Mick, reprenant quelques allusions éparses de son frère Josey à Michael Collins, développe-t-il dans une longue tirade onirique son admiration pour l'homme politique et sa participation personnelle à l'œuvre de ce dernier pour une Irlande nouvelle, imaginant au passage un moment béni, celui d'une rencontre avec le grand homme :'And there's the time I stood in a bar....'Episode parmi d'autres, velléité politique parmi d'autres, dans une vie d'homme ordinaire. Dans Prayers of Sherkin c'est l'Irlande religieuse qui s'impose, dans sa diversité ; fondée sur des faits réels datés (établissement au siècle dernier d'une secte millénariste anglaise dans l'île de Sherkin, au sud-ouest de l'Irlande), la pièce met en scène une communauté protestante et ses rapports collectifs, puis personnels, avec des Catholiques. C'est l'Irlande de la Famine qui apparaît en filigrane, l'Irlande de l'immigration vers l'Amérique, dans White Woman Street. Volet obligé du kaléidoscope irlandais. Et cette évocation nécessaire se fait par le seul personnage irlandais de ce western très particulier - dont nous dirons quelques mots, mais dont on peut d'ores et déjà souligner qu'il met en scène une "great train robbery" située, idéalement, voire ironiquement, en 1916. Opérette tragique, The Only True History of Lizzie Finn tient une place un peu à part dans le théâtre de Sebastian Barry, en ce qu'elle offre une intrigue simple mais bâtie et qu'il s'y passe quelque chose, beaucoup de choses, en termes d'amour et de mort, en termes de passage, de provocation et de transgression. En ce qu'elle se veut aussi manifestement plus politique, voire militante, dans le déroulement des événements sélectionnés et l'affichage clair des rapports de classe. L'Histoire s'y dévoile plus publiquement encore que dans les autres œuvres : épuisement et disparition de la classe des propriétaires terriens, disparition d'un monde ancien, rejet des valeurs victoriennes politiques, sociales et morales par le personnage masculin principal qui a trahi l'Angleterre pendant la Guerre des Boers en passant purement et simplement à l'ennemi. Or ce qui fait l'importance particulière de The Steward of Christendom c'est précisément la coexistence du politique, de l'onirique, du poétique, et de l'humain au plus haut niveau : l'indépendance de l'Irlande en 1922 a décidé aussi du sort d'un homme, et cet homme enfermé en asile psychiatrique témoigne non d'une libération, mais d'une blessure. Sebastian Barry ici, comme bien d'autres dramaturges de la génération d'aujourd'hui, flatte l'Irlande à rebrousse-poil, écrit en subversion. Comme Dermot Bolger subvertit la nostalgie et le retour d'exil dans The Lament for Arthur Cleary, comme Tom Murphy subvertit l'Église dans The Sanctuary Lamp. Pourtant Barry n'est pas de ceux qui écrivent "darkly", car toujours flotte chez lui un certain sourire dont le mystère reste entier.
7Pour être moins allusif et tenir compte du fait que la nouveauté du théâtre de Barry suppose une très normale ignorance du sujet de ses pièces, nous allons très brièvement pour, immédiatement ensuite, développer ce qui m'apparaît clairement aujourd'hui comme un faisceau essentiel de caractéristiques - à savoir un rapport entre passé et passage d'une part et d'autre part un recours à la poésie comme passage à un niveau supérieur d'écriture destiné à reformuler l'intensité d'une réalité vivante difficile et tragique, en faisant fi des conventions théâtrales relatives à la temporalité ou au réalisme des personnes et des faits.
8Je vois ainsi l'argument de Boss Grady's Boys : deux frères, Mick et Josey Grady, vivent dans une ferme isolée du côté de Cork. Josey apparaît comme un demeuré. Ce sont deux célibataires vivant en retraités leurs souvenirs ressassés mais terriblement présents : frustrations, joies, rêves, souvenirs physiques des parents, de l'enfance. Tout se mêle en une sorte de cinéma qu'ils se font - cinéma qu'ils évoquent aussi pour avoir jadis vu des films. La pièce se situe entre réalité et fiction. Dans une poésie puissante apparaît la vie intense et chaotique des souvenirs. Les deux frères ne décollent pas de la boue, de la terre et de l'eau, et pourtant une constante envolée annihile la chronologie. L'on assiste par moments à quelque chose d'inquiétant, de sombre. Une chose marron et excrémentielle, gluante, beckettienne, qui pourtant n'exclut pas totalement un certain sourire, le sourire menaçant de l'idiot.
9Le personnage principal de Prayers of Sherkin, Fanny Hawke, appartient à une secte protestante originaire de Manchester. Ce groupe minuscule s'est installé sur l'île de Sherkin au large de Cork. C'est une communauté qui se livre à la fabrication des cierges et vit dans une pureté monacale, cherchant sa Nouvelle Jérusalem. Personne ne vient les rejoindre pour faire souche et l'extinction les menace. C'est alors que survient dans leur univers un artisan catholique lithographe et graveur. Fanny, éprise de lui, quittera son île pour le rejoindre, brisera la tradition d'isolement et de pureté, avec la permission surnaturelle du fondateur déjà mort, que l'on voit se manifester en ange de feu.
10White Woman Street voit réunis, quelque part dans l'État d'Ohio, en 1916, un groupe de hors-la-loi prêts à attaquer un train transportant de l'or. Il y a là O'Hara, l'Irlandais du Sligo, mais aussi un noir, un Amish, un Russe de Brooklyn, un Anglais. Tous monologuent la nostalgie d'une certaine mère-patrie, mais O'Hara va revivre à White Woman Street, la mini-ville frontière où doit passer le train, une expérience douloureuse, celle de la mort d'une jeune prostituée assassinée là il y a des années. Cette recherche de rédemption finira dans une fausse chevauchée mimée, digne des burlesques du temps du cinéma muet, et par la débandade peu glorieuse des aventuriers.
11The Only True History of Lizzie Finn met en scène, avec une naïveté d'opérette au début les amours d'une danseuse de music-hall irlandaise qui s'éprend en Angleterre d'un compatriote. Ce dernier, on l'apprendra plus tard, revient en Irlande après avoir déserté pendant la Guerre des Boers, et être passé à l'ennemi. Le retour au pays et les tentatives de ce couple atypique, et sur plus d'un point subversif, pour s'installer dans le milieu de la classe possédante sur le déclin, conduiront à des rejets cinglants et à la mort tragique par suicide de la mère du jeune marié Robert Gibson, incapable de survivre à une honte sociale. Le jeune couple prendra alors un nouveau départ léger et illusoire comme une conclusion d'opérette.
12The Steward of Christendom, dernière pièce écrite à ce jour, retrouve la simplicité, le dénuement des premières œuvres et en intensifie la folie. Le chef de la police de Dublin, fidèle à l'Angleterre, au souverain, et à Dieu jusqu'aux derniers jours précédant l'indépendance, homme de devoir sans haine, homme de droiture, se retrouve par la faute de l'Histoire traître absolu du jour au lendemain. Refusant une reconversion proposée dans les nouvelles institutions, il trouve refuge dans la folie, et nous le rejoignons dix ans plus tard en cet état (en 1932) dans un "asile" où il va vivre conjointement son présent et son passé en présence de ses trois filles dans des scènes dont la chronologie sera volontairement brouillée par l'auteur. Cette espèce de "journal d'un fou" dialogué constitue une extraordinaire plongée dans les profondeurs d'un homme nu devant la vie comme les murs blancs de l'hôpital, nu comme le roi Lear sur sa lande balayée des vents de la folie. Un critique a écrit à ce propos :'... 'Steward'tells so lyrical a 'Lear'- like tale that it has immediately placed Barry among the top rank of his nation's dramatists'. Avec cette dernière pièce très bien accueillie par la critique, il nous apparaît que l'œuvre de Sebastian Barry, telle qu'elle se présente à nous aujourd'hui, avec son corpus de cinq titres, prend pleinement sens et laisse paraître une remarquable cohérence.
13Dans une lettre datée du 30 novembre 1994 que m'adressait Barry, ce dernier décrivait ainsi The Steward of Christendom, où le protagoniste Thomas Dunne nous offre la figure inquiétante d'un policier fou :'(the play is) about his own strange inner journey to personal freedom.'La formule est heureuse et pertinente et ce journey s'impose à nous comme un passage : passage comme thématique, nous le verrons en détail, passage aussi comme technique dramatique puisque circulent en double sens dans la plupart des pièces le présent et le passé, la réalité et le rêve, la 'sanité' et l''insanité'. Le monde décrit est fait de courants et de mouvements ; ce n'est pas un passé figé qui s'offre à nous, contrairement à certaines apparences. Sur le plan, disons traditionnel, de l'intrigue, il s'agit d'un théâtre statique, de personnages méditant à haute voix, un peu comme les ténors d'opéra chantent l'amour. Mais en réalité nous sommes faits témoins des mouvements intérieurs de la mémoire, et nous voyons s'opérer devant nous des passages risqués, des passages dangereux, aussi bien historiques que sociaux, psychologiques ou idéologiques, voire même physiques : traversées aussi bien maritimes (vers l'Amérique, ou de Sherkin à Cork) que métaphoriques ; mais, dans ce dernier cas, non pas vers la mort, mais vers l'univers de l'autre côté du miroir. Autrement dit traversée des apparences qui donne un nouveau sens au passé réaménagé.
14Boss Grady's Boys d'une certaine façon pose déjà les premières notes du passage à la folie et traite du passé/passage en termes à la fois poétiques et presque juridiques. Il s'agit en effet, avec Mick et Josey, d'héritage. Les voici travaillant sur leur ferme avec une évidente inaptitude à faire fructifier quoi que ce soit sur leur colline où le bétail a les pieds dans l'eau, où les chiens pourrissent en terre. Passage à la stérilité et rabâchage de souvenirs où l'on passe de l'autre côté de l'écran, le cinéma formant le plus fort de leur imaginaire. Imaginaire sain pour Mick, imaginaire 'dément', mais aussi poétique par réarrangement du temps et des événements, du demeuré Josey - le tout concrétisé comme dans un tableau ancien, par l'objet symbolique que Mick annonce avoir fabriqué pendant sa vie active : la camisole de force. L'équation poésie/folie est posée et sera reprise dans The Steward of Christendom comme une des composantes fortes de la pièce. Il en va de même des temps mêlés : réalité du présent et du passé ensemble vécus. Les deux frères de Boss Grady's Boys vivent dans un système repris ensuite dans The Steward of Christendom : réciter et jouer des souvenirs ; en un sens donc, utiliser un théâtre personnel (se faire son cinéma) pour leur faire passer la rampe. Et l'on touche déjà dans cette première pièce au Grand Passage : non celui de la vie à la mort, mais de la vie désespérante au salut ; Mick et Josey à la fin de la pièce, au terme d'une longue méditation à la fois précise et confuse où s'entrechoquent tous les événements forts de la vie, voient surgir le salut par l'arrivée des cavaliers de l'Armée Fédérale - rêve d'une délivrance dans un western rêvé conjointement et joué devant nous comme un psychodrame. Théâtre comme métaphore et remède/aboutissement : substance de The Steward of Christendom jouée déjà par quelques notes dans Boss Grady's Boys.
15Dans Prayers of Sherkin le passage est d'abord navigation, traversée d'île à île (le sens de passage en anglais), communication entre un monde clos, pur, et le monde extérieur, rapports entre la communauté réfugiée et les gens de Cork qui la font vivre par un commerce de cire et de cierges, métaphores de lumière ; le passage est ensuite la navigation définitive de Fanny Hawke vers son fiancé le lithographe catholique. Passage forcé par Fanny, autorisation arrachée au fondateur de la secte. Ce passage à l'amour, au salut, à un autre monde, cette Pâque (passage de la Mer Rouge, dans la Bible, passover) est bien dans la grande tradition celtique d'une géographie du Paradis, qui ici s'opère à l'envers. L'embarquement vers un Eden au large, au-delà de l'horizon, est remplacé par un passage à la terre ferme - laquelle, ironiquement, n'est point le Continent mais une île encore, nommée Irlande !
16Dans le cas de White Woman Street le passage dramatique et irréversible vers autre chose qui pourrait être le salut fonctionne doublement. Le personnage principal, l'émigré irlandais nommé Trooper O'Hara, a sauté deux fois le pas : il a, comme première quête de salut, traversé l'océan ; puis il a franchi une seconde barrière en passant de l'armée au banditisme, de la loi à la hors-loi. Son itinéraire est métaphoriquement plus riche que celui de ses complices. Toutefois plane sur la pièce un vent d'amertume, de tristesse, de mort : une culpabilité autour de cette white woman assassinée ou suicidée peut-être dans une maison de passe, et finalement, au premier degré, un échec dans la tentative de hold-up. Cette great train robbery s'achève dans le sang, celui de O'Hara probablement touché à mort, et le salut n'est pas au rendez-vous ; à cet égard la dernière réplique de la pièce est significative : "Jees Christ don't walk in these woods" (181). Le dernier passage est celui du saut dans l'inconnu de la mort et dans l'absurde. Du point de vue thématique White Woman Street représente un passage pour rien où un fantôme de femme, doux et atroce, vient noircir le décor d'une longue danse à cheval, belle et dérisoire représentation que se donnent à eux-mêmes les hors-la-loi, et qui pourrait toucher au grotesque du hobbyhorse. Echo lointain aussi, ce passage pour rien, du moins dans l'immédiat, de l'Easter Rising, les Pâques Sanglantes, car ce n'est pas un hasard si l'action se déroule en 1916.
17Le protagoniste de The Steward of Christendom, comme d'autres avant lui, a franchi le pas. Mais par la nature des choses le mouvement est sans retour, inexorable. Thomas Dunne (et ses trois filles), victime de son zèle, de son honnêteté, et de l'Histoire, a suivi en effet les traces de Lear. Il est en même temps le pécheur et l'innocent exposé au froid et à la nudité, l'homme fragile fondamental qui rassemble aussi sur lui les malheurs du Poor Tom de Shakespeare. On pourrait tracer un parallèle intéressant entre la figure de Lear toujours silhouettée ici, jamais très lointaine, et celle de Thomas Dunne. De fait, le passage inexorable à la folie chez ce dernier, paradoxalement, va permettre non pas tant une rédemption que l'apparition de liens interpersonnels d'une grande richesse dont le tissu révélera la perméabilité et l'inversion du temps, le va-et-vient des choses et des présences humaines. Il s'agira en l'occurrence d'une réalité vivante bien supérieure à ce que pourraient produire sur scène des flashback aussi nombreux et habiles fussent ils. D'où une richesse humaine, une profondeur de tous les instants, dans la vie celée puis révélée de Thomas, d'où une ubiquité du personnage, d'où surtout une valeur dramatique neuve. Le stress, subi jusqu'à la brisure par le personnage aux heures décisives où s'imposait, malgré lui et trop tôt sans doute, un bilan de vie d'où il ne pouvait sortir intact, a fini dans la pièce, par le libérer du poids des contraintes communes de l'espace, du temps, et de la société. Ce stress a du même coup libéré la dramaturgie qui peut jouer en toute liberté avec la chronologie, se jouer du réalisme et de la normalité, et atteindre ainsi avec un naturel absolu - nous pourrions dire passer à - un niveau supérieur d'écriture où la rupture de ton au profit d'un langage poétique ira, pour ainsi dire, de soi : à des questions posées par la femme de service, comme : "I have all your measurements now, Mr Dunne. And a fine big-boned gentleman you are. (. Looking at his bare feet) What became of your shoes, but?" (78) ou encore "Maybe there's a pair of decent shoes about in the cupboards, that someone has left?" (79), Thomas répond par la récitation de quelques idées fixes ancrées dans ses souvenirs d'enfance paysanne :
Thomas : (alone, in an old summer light) When the rain of autumn started that year, my mother and me went down into the valley by the green road. Myself trotting beside her in my boyish joy. We passed the witch's farm, where the witch crossed the fields in her dirty dress to milk her bloodied cow, that gave her bloodied milk, a thing to fear because she used the same well as ourselves, and washed her bucket there before drawing water. My father was the steward of Humewood and she should have feared to hurt our well, but you cannot withstand the mad. Well, we passed the nodding bell-flowers that I delighted to burst, and ventured out on to the Baltinglass road to beg a perch for our bums on a cart. (Sitting up on the bedstead) For my father would not let my mother take the pony and trap, because he said the high lamps made too great a show of pride, and we were proud people enough without having to show it. Not that he didn't drive the trap himself when he needed. But we were soon in the old metropolis of Baltinglass, a place of size and wonder to a boy. (Pulling out his ragged socks from under the mattress) There we purchased a pair of lace-up boots. (79)
18ou encore à la question terre-à-terre : "Do you like the stew?" Thomas va répondre, comme perdu :
It's as well to throw a bit of rosemary across it too, if you have rosemary. Rosemary smells good when the land gets hot. Across the stew. Rosemary. Thyme would do either, if you've none. When you put in the spuds. Or lavender maybe. Did you ever try clover ? A child will eat clover when he is set down on the meadow to sit. The bee's favourite. A cow makes fine milk from a field of clover. So put in rosemary, if you have it. Ah, fresh spuds, turned out of the blessed earth like - for all the world like newborn pups. (Laughing) (81)
19Langage de poésie étrange, fait de sensualité terrienne, très proche des propos tenus par les deux frères dans Boss Grady's Boys. Bouffées (délirantes ?) de souvenirs, monologues lyriques, méditation libre où tout se réorganise selon le plan mystérieux des associations et d'une mémoire explosée existant comme en morceaux.
20Quant au salut final qui libérera de la mort, ou du moins la fera pour un temps reculer, il va s'exprimer différemment dans Boss Grady's Boys et The Steward of Christendom. Dans la première pièce, c'est un accès de démence qui va faire basculer les deux frères dans un rêve cinématographique, dans une scène d'enfance comme jouée par deux gosses : la Cavalerie Fédérale viendra les délivrer de leurs angoisses comme dans la fin naïve/héroïque d'un western. Avec The Steward of Christendom tout se résoud en douceur : on assiste au passage du "péché" à l'amour. Le flic, le traître, voit se résoudre sa vie dans la clémence, et l'amour pour son fils tué à la guerre. Avant la mort, en somme, et dans la mort, tout s'apaise en des instants fruits d'une folie très douce. La guérison d'une blessure profonde du moi s'est opérée en passant, si l'on peut dire, avec armes et bagages, du côté d'un bienfaisant dérangement.
21Willie, le fils tué à la guerre, apparaît dans la chambre d'hôpital, devant Thomas :
Willie brings him over to the bed and helps him get in Thomas It's all topsy-turvy, Willie. (After a little) Sure, Willie, I think the last order I gave to the men was to be sure and salute Mr Collins's coffin as it went by... (After a little) One time, Willie, and it was Christmastime too, and I was a young fellow in Kiltegan, our dog Shep went missing for some days, as dogs in winter will. I was maybe ten or eleven. (131)
22le chien a égorgé un mouton, et cela signifie pour lui un arrêt de mort :
"And I knew then that the dog and me were for slaughter". (133)
23Mais l'amour de l'enfant pour le chien est tel que la clémence l'emportera :
And the dog's crime was never spoken of, but that he lived till he died. And I would call that the mercy of fathers, when the love that lies in them deeply like the glittering face of a well is betrayed by an emergency, and the child sees at last that he is loved, loved needed and not to be lived without, and greatly. and
He sleeps. Willie lies in close to him. Sleeps. Music. Dark. (133)
24Ce qui ne va pas sans crise ni violence parfois. C'est ainsi que s'exprime dramatiquement une modulation tout au long de la pièce entre l'innocence souriante du désordre mental et les accès/excès. Ainsi en estil du paroxysme d'une prière impossible :
(After a while of breathing like a runner) Hail Mary, full of Grace, the Lord is with thee, blessed art Thou amongst women, and blessed is the fruit of thy womb. (He gets stuck, bangs his head with his right palm.) - Jesus. Holy Mary, mother of. I remember, I do remember. Hail Mary full of grace the Lord is with me blessed art Thou amongst women and blessed is the fruit of Thy womb Jesus holy Mary Mother of... of... of God ! Of God ! (Climbs into bed) Robert Emmet. (Pulls the sheet over his face.) Robert Emmet. (Spits the t's so the sheet blows up from his lips.) Robert Emmet. (After a moment) Sleep, sleep, that's the ticket. (84-85)
25Ainsi en est-il également de la violence physique :
Before she reaches him, an intrusion of darkness, the scattering of his daughters. Thomas roars, with pain and confusion. He lifts his arms and roars. He beats the bed. He hits the table. He roars. Smith unlocks the door and hurries in, brandishing a pacifier. It looks like a baton. (88)
26Eruption soudaine lorsque sa fille lui apporte ses bottes - réellement et matériellement et comme au temps où Michael Collins s'emparait des rênes de la nation ; scène, parmi d'autres, et c'est bien là l'originalité du théâtre de Sebastian Barry, bénéficiant d'un double statut temporel. Par exemple au tout début du second acte nous assistons indirectement à la cérémonie de passation des pouvoirs en Irlande en 1922, par le biais d'un dialogue entre Thomas et ses filles. Mais la scène jouée au présent de 1922 est-elle à prendre comme un flashback historique ? Thomas se la joue-t-il à plusieurs voix dans un rêve, une hallucination ou simplement dans son souvenir ? Nul indice ne le précise. Alors, faute de précision, on peut à la fois se poser la question de la valence de telles scènes, de leur interprétation et admirer leur richesse en termes de scénographie et de construction dramatique. Sebastian Barry se livre en fait au tour de force qui consiste, dans un moment donné daté, disons ici 1932, de faire paraître, pour une nouvelle séquence sans rupture avec la précédente, des personnages. Ceux-ci surgissent comme d'une quatrième dimension pour assurer, en mêlant les temps, une continuité dramatique qui transcende le déroulement de l'action dialoguée traditionnelle :
The banging of a door below.
Annie That's Papa. Papa always bangs the lower door for us, Mr Kirwin, because he has a house of girls. Now you'll get your supper !
Matt I assure you, Miss Dunne-
Thomas comes from the bed and stops by them. He doesn't speak. Maud opens her eyes, looks at him, gets up. Dolly goes and kisses her father.
Dolly What is it, Papa ? You look so pale.
Maud Do you have a chill, Papa ?
(...)
Thomas (after a little) The city is full of death. (After a little,
crying) The city is full of death. (121)
27Nous sommes dans ce court extrait en 1922, les filles de Thomas sont à la maison, parlant entre elles, l'une d'elles vient d'introduire son prétendant. De fait elles sont en 1932 aussi, et dans la chambre d'hôpital de leur père. Ce dernier arrive chez lui et sort en même temps de son lit. En réalité il n'y a plus que nous, spectateurs, pour exister dans le monde normal d'un temps qui passe : ce que nous voyons et entendons procède d'un autre monde, d'une autre logique, se bouscule, se heurte et nous sommes tout au long de la pièce les témoins, fréquemment, de deux mondes objectifs simultanés accrochés l'un à l'autre et séparés par dix ans de notre chronologie propre.
28Dans April Bright Dermot Bolger fait de la même manière paraître sur scène des personnages séparés par deux générations ; cependant ce n'est qu'aux ultimes instants qu'un dialogue s'instaure entre eux par-dessus les ans et qu'ils se voient. Ici, chez Barry, la surprise vient de ce que le dialogue et la cohérence sont possibles, dramatiquement viables, contre les données de l'expérience, contre les contraintes de la chronologie. La seule horloge qui demeure est celle du temps de la représentation : la pièce elle-même n'étant nullement chargée de respecter l'antériorité ni la postériorité. L'on ne saurait trop insister ici une fois encore sur l'identité de la démarche entre cette pièce et Boss Grady's Boys vis-à-vis d'une libération du temps et, techniquement, sur le libre passage et la réversibilité de l'avant et de l'après, rassemblés dans un présent disparate, poétique et pourtant cohérent ; sauf que The Steward of Christendom a beaucoup gagné en fluidité acrobatique en ce domaine.
29Dans l'état présent d'une œuvre qui, gageons-le, va s'enrichir (et nous sommes impatients de voir s'écrire d'autres pièces), que retenir ? Sebastian Barry ne cherche nullement à esquiver l'existence du passé et son influence sur l'Irlande d'aujourd'hui, voire sur lui-même, Irlandais d'aujourd'hui. Mais il témoigne avec talent d'une double réalité, je dirai poétique : d'abord celle du poids, de l'existence physique des choses, des objets, magnifiés, transformés par son langage et la perception aigüe qu'en ont les personnages ; ensuite celle d'un rendu poétique et insolite du monde qui nous entoure dans la recherche d'une vision totale où, brassés ensemble, traités à contre-courant, passé et présent se heurtent et dessinent aujourd'hui, par leur réversibilité, un monde à l'envers. Monde réel, d'une réalité neuve, où se mêlent le rêve et le fait avéré, la raison et la folie, l'authenticité des êtres et le jeu multiforme du théâtre et du cinéma ; monde où dominent la mobilité, le changement, le passage, le mouvement incessant qui est le propre de la pensée et des images mentales ; qui est le propre aussi des personnes et des événements, des personnes dans les événements et face à eux. Sebastian Barry rend compte de l'Homme mobile marqué par l'Histoire en traitant prioritairement de l'homme intérieur. Cependant que son théâtre, lui, est un théâtre de relative immobilité apparente rendant compte des mouvements incessants de l'âme et témoignant d'intelligences et de sensibilités sans cesse en éveil, grâce à un langage richement renouvelé et à une technique dramatique du passage obligé comme signe du temps et de l'Homme.
30Il faut pourtant souligner en conclusion que c'est aux deux extrémités de l'œuvre que la relation passé/passage est particulièrement contrastée : dans Boss Grady's Boys, le passé ressurgit car le passage a été un passage à la solitude et au vide apparent, comme un double ratage du passage à l'âge adulte ; alors que dans The Steward of Christendom le passage, on l'a vu, a été profondément vécu comme trauma de mort et d'écroulement, aussitôt transcendé en fait en trauma d'une étrange naissance. La brisure de la matrice ouvrant sur un monde qui ne fonctionne plus selon les lois familières. Thomas Dunne re-naît ailleurs... mais rien ne dit que cette nouvelle terre qui l'accueille est celle de la Révélation. Dans certaines des pièces de Sebastian Barry, l'on est certes le spectateur du passage : c'est ainsi que l'on embarque dans Prayers of Sherkin avec un passeur qui n'a même rien de métaphorique ; c'est ainsi que l'on voit Lizzie Finn et son mari Gibson passer en force et avec fracas les barrières de la bonne société et du patriotisme de bon aloi. Mais ce sont les deux pièces où le passage est déjà accompli avant le lever du rideau, à savoir Boss Grady's Boys et The Steward of Christendom qui sont de loin les plus passionnantes et les plus riches, car l'auteur nous permet alors pleinement de voir vivre nouvellement des êtres selon une dynamique combinatoire inusitée, et ces êtres nous ressemblent étrangement dans leur folie.
Bibliographie
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OUVRAGES CITÉS
Barry, Sebastian, 1991. Prayers of Sherkin ; Boss Grady's Boys. Londres : Methuen.
— 1995. The Only True History of Lizzie Finn ; The Steward of Christendom ; White Woman Street. Londres : Methuen.
Bolger, Dermot, 1992. A Dublin Quartet. Londres : Penguin.
— 1996. April Bright. Londres : Nick Hern Books.
10.5040/9781408189238.00000020 :Murphy, Thomas, 1976, 1984. The Sanctuary Lamp. Dublin : Gallery Press.
Notes de bas de page
1 Matt Wolf, Associated Press, dépêche du — 1996.
Auteur
Université de Dijon
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