Visions et révisions de Belfast dans le roman irlandais contemporain
p. 29-37
Texte intégral
1La vision de Belfast dans la fiction contemporaine doit beaucoup à la chute du mur de Berlin et à la fin du monde communiste. Fait étonnant certes mais néanmoins vrai, car avec la disparition de ce que l'on a appelé "the evil empire", la ville est devenue la proie d'un certain nombre d'écrivains charognards en quête de nouveaux terrains de chasse. Ces ouvrages populaires d'écrivains comme Gerald Seymour ou Campbell Armstrong ont véhiculés des clichés de la ville, devenue arrière plan macabre et sinistre de conflits manichéens. Évidemment, il a fallu changer les sigles, les noms de lieux remplacer la vodka par le whiskey, les pommettes saillantes des beautés slaves par les taches de rousseur des colleens irlandaises et le "prosit" par le "slainte" et autres "begosh and begorrah". Avec l'afflux de ces romans à gros tirage, l'image Belfast stéréotypé est entrée dans l'inconscient collectif, surtout quand des ouvrages de ce genre furent portés à l'écran.
2Cet article se propose d'étudier de près cette image d'une ville mal aimée, mal comprise, ville en papier mâché peuplée de soldats de plomb, pour s'en éloigner par la suite afin de découvrir une ville qui figure non seulement en arrière plan mais également en personnage principal, ou en héroïne tragique. Notre étude porte sur les romans de quatre auteurs irlandais contemporains : Hidden Symptoms de Deirdre Madden, Involved de Kate O'Riordan, Eureka Street de Robert Wilson et Resurrection Man de Eoin Mc Namee.
3Dans un premier temps, nous allons étudier la topographie de la ville de Belfast. Cette perception de la ville sert d'état des lieux évoquant la ville d'aujourd'hui avec un pincement au cœur pour la ville absente, lieu nostalgique qui n'existe plus. Après cette activité topographique et sensorielle, nous aborderons la ville vision, la tentative de création d'une ville mythique par le biais d'une vision organique et personnelle. En dernier lieu, nous étudierons les tentatives de révision de la ville. Cette analyse fera état des déformations, effacements, et ratures sur le tissu structurel de Belfast, effectués à la fois par l'intermédiaire d'instruments terroristes, textuels et télévisuels.
I. VISION TOPOGRAPHIQUE ET SENSORIELLE
4Le poète Ciaran Carson dans son recueil intitulé Belfast Confetti fait état du problème auquel chaque habitant de Belfast est confronté : "Today's plan is already yesterday's - the streets that were there are gone. And the shape of the jails cannot be shown for security reasons". (Carson, 11) Ce besoin de faire un état des lieux, de constater la vérité de la ville d'une manière topographique est ressenti par tous, même celui qu'il appelle" the little piggy who stayed at home "(Carson, 57). Nos quatre écrivains ne font pas exception à la règle. Ainsi les suivons nous dans leurs déambulations à travers la ville.
1. Ville vérité
5Dans Involved nous empruntons l'itinéraire touristique, la visite à l'intention des curieux venus de loin pour goûter aux plaisir de "Big Belfast", la visite du "yank" en vacances. La route choisie erre d'abord à travers les quartiers où chaque bâtisse clame l'allégeance d'une communauté en particulier :
Their bricked flanks offered elaborate murals of men holding rifles with intricate emblems entwined above their heads, and painted banners incorporating harps and shamrocks and the Republic's Tricolour. Everything was turned into a statement of identity. (O'Riordan, 88)
6Monica, native de la ville, essaie de frayer un chemin qui amènera son invitée devant les bâtiments les plus normaux : "the unafflicted buildings". Mais Kitty ne cherche pas la normalité ; friande de sensations elle réoriente leurs pas pour faire de son voyage un parcours initiatique où son hôtesse serait obligée de raconter l'histoire locale à partir des magasins qu'aucune compagnie ne veut assurer et des maisons qui cachent des truands.
7Eureka Street nous présente des quartiers bourgeois de Belfast. Là où la protagoniste de Involved recherchait l'ordinaire, Jake méprise la normalité apparente de son "posh end of town". La vue de son salon lui déplaît : "...Belfast looked like Oxford or Cheltenham. The houses the streets and the people were plump with disposible income." (Wilson, 13) Victor, le protagoniste de Resurrection Man parcourt toute la ville dans son camion de livreur. Il apprend les noms des rues par cœur et arrive même à distinguer les rues de la ville la nuit, rien qu'à leur odeur :
They argued about how he did it. Big Ivan said it was the sense of smell. Bread from the Ormeau Bakery, hot solder near the shipyard, the hundred yards stink from the gasworks. Big Ivan reckoned that he mapped the city with smells, moving along them like a surveyor along sightlines. Willie thought of pigeons homing. Migrations moving to some enchanted and magnetic imperative. (Mc Namee, 26)
8Mais ses connaissances ne se limitent pas à un simple inventaire des noms et des emplacements ; comme Monica, dans Involved, il est capable de raconter l'histoire de ses habitants. La vraie connaissance ne se limite pas aux briques mais comprend l'odeur et la mémoire "textures of brick, rain, memory." (Mc Namee, 27) La ville se décompose donc en segments, et la segmentarité s'articule autour de territoires distincts : quartiers riches et pauvres, catholiques et protestants. Les termes reviennent dans tous les romans, "Protestant estate, Taig street, Catholic street" et les noms des lieux synonymes de ces divisions, Falls Road, Divis Flats, The Shankill..., sont une rengaine permanente. Cependant, il existe également une tension apparente entre cette segmentation et le désir de créer une vision, organique de Belfast. Cette vision unifiée se fait à partir d'un point de vue. Nous retrouvons Jake au premier étage, à la fenêtre de sa chambre pour voir la face cachée de la ville "West Belfast, the bold, the true, the extremely rough" (Wilson, 13). Il essaie de la considérer à distance, faisant un simple constat géographique : "Squatting flat in the oxter of Belfast Lough, hazily level with the water, the city was ringed by mountains and nudged by the sea" (Wilson, 14). La volonté d'encercler ce lieu éclaté, de l'enfermer à l'intérieur d'une réalité topographique est atténuée par le vocabulaire familier ; le vrai et le réel se cachant derrière des verbes doucereux tels "squatting" et "nudged". Le brouillard de "hazily" semble brouiller les pistes idéologiques, pourtant tracées avec soin. De même, dans les autres romans, nous rencontrons les protagonistes haut perchés ; Victor dans un état éthylique sur le toit de sa prison ne cherche pas à fuir mais à regarder sa ville bien aimée, action qu'il répétera à plusieurs reprises. À ce moment-là, Victor articule la vision d'une ville dont le cœur fonctionne selon des principes mécaniques.
2. Laideur de la ville
9Chaque auteur essaie également de faire part du côté cromwellien, "warts and ail" de la ville. Chaque auteur dans sa chronique de territorialisation nous révèle Belfast, où la ville venue droit de l'enfer, comme le narrateur de Eureka Street le dit d'ailleurs, de façon claire et nette : "You can see that Belfast is, quite literally, a dump" (Wilson, 213). Chacun à son tour nous révèle ce côté sordide de Belfast, ville nécropole : "the city felt like a necropolis" (Wilson, 61), ville connue à cause de ses malheurs, à l'instar de Saigon, Beyrouth ou Azincourt. Les auteurs sont lucides sur ce point ; après tout, elle n'est que : "the underpopulated capital of a minor province" (Wilson, 14), la ville des quatre "b" : "bombed, blitzed, battered and bankrupt" (Madden, 12).
10Dans le roman de Kate O'Riordan, le compte rendu des quartiers difficiles de la ville donne la chair de poule. Le quartier est "hopeless" et la description grouille de détails réalistes, l'odeur rance de l'urine, les fenêtres cassées ou bloquées, les garnitures périodiques souillées qui traînent par terre. Le gris est la couleur dominante "greyness and air of tired dilapidation" chez K. O'Riordan, "dim estates and their multiple greys..." chez Wilson. Les auteurs notent aussi l'ambiance étrange, le paysage stérile, désertique "the barren alien urbanscape", "a wilderness, a wind-blasted place", le bruit des hélicoptères et l'odeur oppressante de la peur et de la pauvreté. Cette vision menaçante est symptomatique de la violence évoquée avec plus ou moins de précision.
3. Ville absente
11Cette ville vilipendée remplace un autre lieu, absent mais sans cesse prêt à jaillir de la mémoire populaire. Les auteurs évoquent cette ville absente avec nostalgie. Il y a le quartier disparu de Sailortown, et les noms des ports capturés - Palestine Street, Balaclava Street - dont seuls les noms restent comme signe apparent de la gloire coloniale de Belfast. Les protagonistes des romans essaient de garder cette mémoire d'autrefois intacte en mémorisant les noms de lieux, ou en suivant la trace de leur évolution sur les cartes. Ainsi Ryan, dans Resurrection Man, passe du temps chaque jour avec sa carte "indicating rivers, areas which had been demolished", alors que Victor imagine qu'il peut voir à l'oeil nu les traces des bâtiments démolis pendant que Jim Curran évoque la ville du Titanic et des tisseurs de lin. Ce passé industriel glorieux est mentionné dans le roman de R. Wilson où il parle du cœur perdu de Belfast : "A shipbuilding, ropemaking, linen-weaving town. It builds no ships, makes no rope and weaves no linen. Those trades died. A city can't survive without something to do with itself'. (Wilson, 215) Belfast est donc définie par ce qu'elle n'est plus, une succession de trois négations qui servent d'indicateurs linguistiques du manque, de l'absence, une ville qui existe in absentia.
II. VILLE VISION
12Mécontents de la véritable ville de Belfast, les écrivains cherchent donc à se réfugier soit dans la nostalgie, soit dans une tentative de formuler une vision exclusive et organique de la ville, de créer une vision dans le sens figuratif du terme. Pour certains, la ville représente une vision macabre : pour d'autres, elle semble se présenter après consommation de drogues hallucinogènes, alors que pour Robert Wilson, qui se livre à une envolée lyrique, Belfast serait une femme mythique, belle, illusoire et hors de portée.
1. Vision macabre
13La notion de ville vivante, ville personnifiée, ville vision, crée l'unité textuelle dans les romans de Madden et O'Riordan. Madden expliquer l'état actuel de Belfast par l'allégorie :
Ulster before 1969 had been sick but with hidden symptoms... Belfast now was like a madman who tears its flesh, puts straws in its hair and screams gibberish. Before it had been the infinitely more sinister figure of the articulate man in a dark, neat suit whose conversation charms and entertains ; and whose insanity is apparent only when he says calmly, incidentally, that he will club his children to death and eat their entrails with a golden fork only because God has told him to do so ; and then offers you tea. (Madden, 14)
14Sinistre, la vision de Madden remet en cause les épanchement nostalgiques dans lesquels les autres auteurs se sont laissés entraîner. La civilisation perdue et déchue du passé de Belfast n'est autre qu'une coquille vide, un masque, un simulacre de vérité. La ville cache sa monstruosité.
15Cette vision de Belfast comme être malade se retrouve de manière moins explicite dans le roman de Kate O'Riordan. Le vocabulaire utilisé pour évoquer les bâtiments est celui dont on se sert pour parler des blessés ou des marginaux : "black sockets, broken teeth, stale piss, scabby grass". Le réseau symbolique travaille tout aussi efficacement que l'allégorie de D. Madden pour mettre mal à l'aise, pour créer une vision lugubre et malsaine.
2. Vision lyrique
16Robert Wilson cherche à créer un effet tout à fait contraire. Le dixième chapitre de son roman laisse de côté les travaux narratifs de l'auteur pour un interlude à la fois lyrique et philosophique. L'écriture a la qualité d'un poème en prose, rédigé par un grand mystique. La ville de Wilson est un lieu magique, aux rues étincelantes et à la respiration rythmique qui berce ses habitants endormis. Un vent souffle le soir dans ses rues ; "the little wind pluck your flesh, rigid and estatic, while the unfamous past talks to you" (Wilson, 215). Wilson nous laisse l'impression d'être en présence d'une déesse, un être à aduler, qui communique par le vent, l'odeur et le murmure des rues :
... and if you listen gently, you might hear the ghost of stories whispered. And there is magic in this, an impalpable magic, quickly gone. It is at these times that you feel you are in the presence of something greater than yourself. (Wilson, 216)
17Pour lui, Belfast serait le centre d'un nouveau culte, l'axe autour duquel la terre entière devrait tourner.
3. Vision hallucinogène
18Le roman qui présente la vision la plus organique, la plus centrée et la plus travaillée est celui de Eoin Mc Namee. La ville telle qu'il la représente est un mélange de lyrique et de macabre. Belfast est violente et mythique sous sa plume. C'est la ville des toxicomanes et des psychopathes. Victor, son protagoniste, parle de la violence qui s'empare de lui :" He felt the city become a diagram of violence centred around him" (Mc Namee, 11).
19La vision prend forme alors à travers la perception de Victor. Belfast est son territoire, violent et dangereux, imprimé dans sa mémoire. Il s'intéresse aux cartes, aux traces, aux formes invisibles. Il perçoit des réseaux de violence et de tension inscrits dans la texture réelle, cartographiée de la ville. L'apparence mythique et macabre est visible sous la lumière métallique des réverbères, son pouvoir se dissipant à la lumière du jour :
By day the city seemed ancient and ambiguous. Its power was dissipated by exposure to daylight. It looked derelict and colonial. There was a sense of curfew, produce rotting in the market-place. At night it described itself by its lights, defining streets like a code of destinations. (Mc Namee, 6)
20La ville décrite ici a quelque chose du vampire. Le réseau linguistique laisse des indices - "rotting", "curfew", "defining". Ce passage n'est pas le seul élément gothique du roman ; ailleurs, apparaissent des esprits malveillants. Et bien sûr, il y a la présence sinistre de Victor qui, sous l'influence de capsules de dexidrine, se hisse sur le toit de la prison pour regarder sa ville. Cette scène nous rappelle celle dans Nosferatu où l'acolyte tente de s'échapper afin de retrouver son maître. Dans la description de Mc Namee le nom de Belfast n'est jamais évoqué, comme s'il s'agissait d'un charme, ou d'un mot magique qu'il ne faut pas prononcer.
III. RÉVISER LA VILLE
21Belfast se transforme donc à travers l'imaginaire des écrivains en ville vision, vision organique et uniforme. Ce travail se fait à un niveau idéologique où chaque écrivain met en évidence sa version d'une vision de Belfast. Il existe cependant un autre niveau de signification, un réseau de signes enfoui plus profondément dans le texte. Nous allons maintenant arpenter le terrain textuel à nouveau afin de faire remonter ces strates à la surface. Nous aurons affaire non pas à une ville vision dans le sens sensoriel ou allégorique, mais nous nous retrouvons face à une ville textuelle, révisée et retravaillée comme un manuscrit. Ce travail est effectué à trois niveaux, à partir de trois outils distincts - terroristes, textuels et télévisuels.
1. Révision terroriste
22La texture de la ville de Belfast, sa qualité de manuscrit raturé, les ratures, proviennent en premier lieu des actes terroristes perpétrés sur la surface de la ville : gribouillages, parties du manuscrit remplis comme par ennui, lettres barrées, intérieurs des fenêtres comme autant de "o" ou de "n" à colorier ou à noircir : "Acres of pre-war housing had been abandoned because of intimidation. The windows and doorways had been bricked up" (Mc Namee, 60). Quant aux fils de fer barbelé, ils ont l'allure des traces filiformes, marginalia qui soulignent telle ou telle chose. Car que veulent ces actes terroristes si ce n'est attirer l'attention du lecteur qui déambule à travers la ville ?
23Il est clair que des signes de ce genre ne sont que superficiels. Parfois la surface de la ville-manuscrit est déchirée par les impacts des balles ou par les explosions : "Persistent explosions began to alter the outlines of the town centre" (Mc Namee, 69). La référence textuelle est très évidente dans le vocabulaire utilisé par Wilson "...the rubbed hole of the sandwich shop" (Wilson, 237). L'action terroriste est celle d'un énorme effaceur avec lequel on frotte tellement fort que le manuscrit lui-même disparaît. Cette notion d'effacement est valable également pour les personnes qui sont tuées par l'explosion. Le personnage est effacé de l'histoire. Wilson nous raconte comment la vie s'organise après un tel événement dans les chapitres onze à treize de Eureka Street.
2. Révision textuelle
24D'une certaine façon, la notion de ratures effectuées par l'arme terroriste est étroitement liée à l'outil textuel car ce sont des traces d'actions terroristes ou idéologiques qui marquent ainsi la ville. En premier lieu, les ajouts faits à la texture de la ville-manuscrit sont d'ordre strictement graphique. Nombreuses sont les évocations de panneaux muraux et de slogans politiques ou idéologiques : "The usual political slogans were daubed on every blank accessible space" (O'Riordan, 90). Les graffiti aussi ont une valeur textuelle. Dans les romans de Wison et de Mc Namee, ces écritures jouent un rôle important. Ces éléments ont le statut de suggestions, de commentaires, d'hypertexte parfois : cliquez sur le mur pour en savoir plus. Les auteurs de ces commentaires fonctionnent comme des éditeurs malveillants qui veulent imposer leur point de vue.
25Les ajouts prennent d'autres formes. Taches de sang, sang versé de manière indélébile sur les pages de la ville. Taches brunâtres indéfinissables qui souillent la surface mais qui sont confondues rapidement avec le café renversé par inadvertance. Fleurs déposées pour rappeler aux lecteurs-passants que des meurtriers sont passés par là.
26Ces fleurs, points de couleurs vives "bright and new", agissent comme les marques laissées par les surligneurs "If the flowers are old you wonder who died there. You always fail to remember" (Wilson, 213). La ville-manuscrit est donc chargée de ratures, de commentaires en marge, de faits surlignés, mais le texte reste inchangé ; il porte les signes mais ne propose pas de version nouvelle.
3. Révision télévisuelle
27L’étude du dernier composant du volet "révision" pour parler d'un travail aboutit peut-être à une nouvelle version de Belfast. Cette version est proposée à travers les lignes hertziennes du petit écran. La notion de la ville-manuscrit fait place à celle de la ville-bande. Belfast, d'après Wilson, "is a place much filmed but little seen" (Wilson, 215). Grâce ou à cause du petit écran, Belfast est devenue célèbre. Cependant, les auteurs s'accordent sur le résultat déformant de ce regard télévisuel. Wilson affirme qu'entre les quartiers pauvres de West Belfast et ceux de Dublin ou de Londres, il n'y a pas de différence. L'écran aurait privé Belfast d'une vision réelle d'elle-même. Mc Namee essaie d'expliquer que des versions d'autres guerres et d'autres lieux se glissent dans les rapports des correspondants étrangers. Chose encore plus étonnante, les habitants de la ville n'arrivent pas à identifier les lieux de la ville une fois à l'écran, l'angle des prises déforme tout. Mais les habitants de la ville se servent quand même de la télévision comme système de navigation à l'intérieur de leur ville : "They looked on T. V. like a navigation system, migrating home through the channels" (Mc Namee, 17).
28Tout est donc vu à travers le prisme déformant de la télévision. Il existerait un écart entre la réalité de la ville et la version télévisuelle que perçoivent les indigènes. Victor le protagoniste du roman de McNamee, agit sous l'influence de l'écran : "In 1969 the streets began to come alive for Victor. They appeared in the mouths of the newsreaders, obscure and menacing, like the capitals of extinct civilisations. Delphi avenue" (Mc Namee, 10). Outre le décalage entre le réel et le télévisuel, ce qui rend ce passage remarquable est l'expression "appeared in the mouth". L’articulation des noms familiers à la télévision suffit pour réviser sa perception des réalités géographiques et pour ajouter un côté mythique à la vie de ce personnage. Il lui a fallu par la suite agir en fonction de ces pulsions hertziennes, avec comme résultat des cadavres dont l'anatomie et l'identité avaient été modifiées par cent-vingt-quatre coups de couteau. Outil de révision moderne, la télévision semblerait réviser la ville, à travers la perception altérée de ses habitants, de manière efficace, libérant Belfast de toute attache géographique pour naviguer à travers des chaînes comme un vaisseau spatial condamné à voyager à jamais dans un pli de l'espace.
29Le travail riche et détaillé sur les visions de la ville de Belfast dans les romans des quatre auteurs étudiés ici.
30S'accorde avec les principes de Deleuze : "Écrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir" (Deleuze, 11). Notre travail a cherché à expliciter cette image cartographiée à l'aide d'une problématique qui a fait jaillir les réseaux de la signification, à la fois apparents et sous-jacents. Il ne représente toutefois qu'un aperçu de la complexité textuelle de la vision de la ville telle qu'on la trouve au sein de certains de ces romans. Il reste à voir si d'autres auteurs vont reprendre le flambeau pour rendre Belfast aussi mythique que le Dublin de Joyce afin d'effacer une fois pour toute les clichés étriqués véhiculés par des écrivains bas de gamme.
Bibliographie
OUVRAGES CITÉS
Carson, Ciaran, 1989. Belfast Confetti. Oldcastle : Gallery Press.
Deleuze, Gilles et Gattari, Félix, 1980. Mille Plateaux. Paris : Éditions de Minuit.
Mc Namee, Eoin, 1994. Resurrection Man. Londres : Picador.
Madden, Deirdre, 1987. Hidden Symptoms. Londres : Faber.
O'Riordan, Kate, 1995. Involved. Londres : Flamingo.
Wilson, Robert, 1996. Eureka Street. Londres : Secker & Warburg.
Auteur
Université de Versailles, Saint Quentin
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Le crime organisé à la ville et à l'écran aux États-Unis, 1929-1951
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2002