La mafia à Hollywood
p. 57-70
Texte intégral
1Frank Sinatra, Lana Turner, Jean Harlow, George Raft, Marilyn Monroe, Thelma Todd, Harry Cohn, Lew Wasserman.... vous ne savez pas ? Ils en sont ! Quoi ? De la Mafia ! Non ? Si ! La rumeur peut courir. Dans le même sac, tout le monde, acteurs, producteurs, agents, qu'ils aient fricoté avec le milieu ou que leur simple tort soit d'avoir aimé un truand...
2Hollywood et la Mafia ont sans doute de nombreux points communs. Il en est un particulier, c'est la propension de ces deux entités à entraîner la fantasmagorie plutôt que la réflexion. Les deux ont généré un nombre important de textes, d'écrits journalistiques, factuels, sans réflexion. Quand on fait une recherche sur internet à l'aide du moteur de recherche Google en croisant les mots Hollywood et Mafia, on obtient 43 300 références de pages dont le plus grand nombre est sans aucun intérêt, vile suite de ragots du plus bas étage.
3Quelques ouvrages ont été publiés sur le sujet. Il manque un travail universitaire sérieux qui ne se laisse pas aller à des dérives journalistiques. Le livre de Michael Munn (1993) qui fait référence sur le sujet, romancé, dialogué, est très décevant par son manque de bibliographie, de références précises à des sources et doit être sévèrement examiné. La plupart des publications postérieures reprennent en grande partie les allégations de Munn sans contre-enquête. Quasiment aucune ne replace le sujet dans un contexte plus général (situation du crime organisé dans l'ensemble des Etats-Unis, situation du syndicalisme américain, etc.) alors que les ouvrages de fonds sur le phénomène de la mafia ne manquent pas1.
4Il convient tout d'abord de rappeler que nous lisons cette période à l'aune d'une conception de la mafia largement façonnée a posteriori par les films hollywoodiens (mais aussi par des enquêtes journalistiques, des séries TV, des BD...), conception qui installe la mafia dans le rôle d'une organisation nationale voire internationale fondée sur les principes d'une entreprise (le Syndicate, Murder Inc., etc.).
5Cette "conception en retour" n'est pas nouvelle puisque nombre de témoignages indiquent l'influence des films hollywoodiens sur les membres de la mafia eux-mêmes. Les malfrats new-yorkais singent les personnages du Parrain au milieu des années soixante-dix, un phénomène déjà repéré pour les gangsters des années trente après les premiers films hollywoodiens mettant en scène des truands. Les rapports entre le gangster Bugsy Siegel et son ami acteur George Raft sont, à cet égard, intéressants :
[George Raft] and Bugsy [Siegel] had kept in contact with one another over the years and formed such a mutual admiration society that it wasn't clear whether Raft's screen persona emulated Siegel or whether Siegel was styling himself after what Raft portrayed in the movies, (crimelibrary, 2001)
6Selon certains, c'est Bugsy Siegel qui aurait enseigné à Raft son légendaire "coin-flipping trick" (une anecdote séduisante mais que la chronologie rend peu probable).
7Il faut donc s'extraire de cette vision rétrospective pour essayer de retracer ce qui fut.
8Nous verrons d'abord en quoi Hollywood fut un terreau favorable à l'arrivée de la pègre et la nature des relations entre le personnel hollywoodien et le crime organisé durant la période considérée. Ces relations sont extrêmement liées à la question du syndicalisme à Hollywood. Les grands patrons des studios furent aussi accusés de liens avec le crime organisé, liens parfois amicaux mais surtout, on le verra, liens de "travail". Enfin, nous aborderons brièvement la commission Kefauver, élément essentiel de la constitution du mythe mafia.
Situation de la mafia à Hollywood au début des années trente
9Au début des années trente, l'Ouest des Etats-Unis ne connaît pas encore le crime organisé. Ici et là, il y a bien des bandes mais sans liens avec une organisation régionale ou nationale.
10Le gang le plus fort en Californie est dirigé par Jack I. Dragna, président de l'Italian Protective League. L'IPL est en façade une société bénévole destinée à aider les immigrants italiens venus à l'Ouest. En réalité, l'organisation vit d'extorsion de fonds auprès de ces mêmes immigrants. Dragna et son adjoint, Joe Ardizzone, s'intéressent également au jeu, à la contrebande d'alcool et autres activités prohibées. Quand Dragna, de son vrai nom Anthony Rizzoti, apprend l'arrivée à Los Angeles de la pègre new-yorkaise en la personne de Bugsy Siegel, il se range dans ses rangs plutôt que de l'affronter.
11La ville est un terrain propice à l'activité criminelle. Elle est profondément corrompue dès le début de la municipalité de Los Angeles.
12Alors que la population atteint le million en 1925, l'élite politique reste liée aux gros propriétaires terriens qui ont développé la région et qui entendent préserver leur prééminence (Whitehall, 1990). Harry Chandler et sa presse ne cessent de présenter Los Angeles comme "la place blanche de l'Amérique", exempte de troubles sociaux ou raciaux. L'élite politique s'appuie sur une police aux ordres extrêmement brutale dans la répression syndicale notamment (Davis, 1991). On sait la vulnérabilité aux pressions de tout genre de la police locale aux Etats-Unis en raison de son caractère de recrutement proche du clientélisme et de l'élection du chef de la police. La police de Los Angeles n'échappe pas à ses dérives. Le LAPD, en effet, est fortement gangrené et la police organise elle-même la protection des salles de jeux et du vice (notamment le LAPD's Central Vice Squad). Une des raisons pour lesquelles le crime organisé ne s'implante pas autant qu'ailleurs à Los Angeles avant 1930 est que la "protection" habituelle assurée par les gangs est inutile puisque déjà organisée par la police locale !
13En 1936, la corruption est à son zénith sous l'administration du maire Franck L. Shaw et du chef de la police James Davis.
14En même temps, le "secteur" n'est pas entièrement développé. Il n'y a pas de casino ouvert remarque par exemple Mickey Cohen dans son autobiographie (Whitehall, 1990). Le jeu qui se développe dans l'ensemble des Etats-Unis dans les années quarante sous l'œil bienveillant de la population américaine, malgré son caractère illégal, va rapidement être implanté à Los Angeles après l'arrivée sur place de la pègre de l'Est.
15La venue, en 1936, de Siegel à Los Angeles marque le début d'un développement du secteur : les courses à Agua Caliente, des boîtes ouvertes sur Sunset Boulevard et les bateaux mouillés au de là des eaux territoriales dont le premier, The Rex, est ancré en 1938 par Antono Cornero Stralla au large de Santa Monica. Lucky Luciano, de son côté, entreprend de créer des salles de jeu clandestin sous couvert de restaurants ou de boîtes de nuit.
Des éléments de la mafia à Hollywood
16"There were only three ways a kid from my neighborhood could get ahead. You could become a prize-fighter, go into show business or go into crime," explique James Cagney (Munn, 1993). Cagney, George Raft, plus tard Tony Curtis sont issus des mêmes quartiers que les gangsters, partagent le même passé, le même background. Sinatra est d'une famille proche de la criminalité.
17La citation de Cagney a le mérite de bien marquer les choix. Elle est cependant certainement trop tranchée. Bien des jeunes de son quartier ont dû hésiter un moment avant de se décider entre les trois voies et tâter un peu des trois à la fois. Dès lors, on ne peut s'étonner de trouver à Hollywood un George Raft qui, au début de sa carrière de danseur mondain à New York, continue de fréquenter la pègre et conduit des camions pour le gangster Owney Madden. Sinatra au long de sa carrière reçoit des engagements dans des boîtes à l'instigation de membres de la pègre, par exemple au début des années cinquante à Miami et Chicago. Beaucoup estiment que Sinatra est un investissement de la pègre, une accusation qui sera reprise à maintes occasions à propos du crooner et d'autres artistes. La réalité est sans doute moins "romantique". Sinatra connaît le milieu, il a grandi avec des gangsters, s'entend bien avec eux, les admire sans doute. Il leur fait connaître ou rencontrer des gens bien placés ou éventuellement des filles, et ceux-ci lui renvoient de temps à autre l'ascenseur....
18Bugsy Siegel lui même, selon un de ses biographes, arrive à Hollywood sans que l'on sache bien si c'est au nom de la pègre pour organiser la mafia sur place ou dans le secret espoir de tourner dans des films. Une idée pas si saugrenue que cela puisque, pour donner un élément de vérisme, certains producteurs ont pu engager des malfrats sur les plateaux pour figurer dans des films de gangsters. Al Capone aurait ainsi eu l'occasion de montrer à Howard Hawks le maniement d'une mitraillette sur le plateau de Scarface.
Hollywood eldorado
19Hollywood est une ville bien entendu attirante, on y trouve du travail, toute la presse l'affirme à l'époque. La Chambre de commerce doit même faire paraître des annonces dans les journaux pour essayer de réguler le flot des postulants. Il n'est pas difficile d'imaginer des jeunes gens encore peu certains de leur choix entre boxe, scène et speakeasy tenter l'aventure californienne.
20Parallèlement, "the wealth of the motion picture industry was fascinating to everyone in America, and it was constantly played up by industry executives who wanted to impress investors and fan-magazine writers who wanted to delight readers" (Altman, 1992).
21L'industrie du cinéma n'est en fait que la quarante-cinquième des Etats-Unis en 1937. Il y a cependant dans la ville 300 correspondants de presse qui ne cessent de vanter Hollywood : "money was almost always the focus of stories. Millions were spent on movie-star salaries, story properties, elaborate sets, and theater decoration." (Altman, 1992) Une prose qui aide à vendre les films d'Hollywood et parallèlement aide à vendre la presse elle-même.
22Après Pearl Harbor, Los Angeles est à nouveau une ville en plein boom économique grâce aux industries de la défense qui travaillent à plein pour l'effort de guerre. Ses industries payent des salaires élevés alors que les occasions de dépense sont limitées, l'offre de biens de consommation réduite. Les salariés de Los Angeles disposent donc d'une manne attirante pour la pègre.
Hollywood sin city
23D'autre part, les membres de l'industrie ont pu côtoyer les gangsters durant la Prohibition en faisant appel à eux pour étancher leur soif (la Prohibition votée en 1919 prend effet le 20 janvier 1920 et se termine en 1933). Beaucoup de bars clandestins sont en fait des boîtes tenues par des gangsters ou des hommes de paille, lieux de rencontre discret de ceux-ci mais aussi lieu de consommation de boissons alcoolisées. Dans ces clubs, des artistes travaillent pour les gangsters sans nécessairement appartenir à la pègre mais parce que ce sont les employeurs sur la place. En même temps, des liens, au moins de connaissance, se tissent entre ceux-ci et ceux-là qui, pour certains, travailleront par la suite pour l'industrie du cinéma.
24"You could not perform in these United States without being with gangsters, because the gangsters owned the nightclubs. All of them. You can mention them now : Sam Giancana, Donjo Medlavine [...]," explique Arthur Silber, ami et confident de Sammy Davis Jr.. Silber poursuit :
They controlled the silverware. They controlled the linens. They controlled all the liquor. And the way you handled that relationship was very important : either you hung with the Mob and became very buddy-buddy, or you tried to keep a respectful distance. What you never wanted to do was to owe them. (Kashner, 1999)
25D'autre part, un certain nombre d'acteurs sont drogués comme Wallace Reid, Alma Rubens, Barbra La Marr... Les pourvoyeurs sont des indépendants jusqu'à ce que Lucky Luciano s'intéresse au marché. Il a un "contact" à Hollywood en la personne de Pasquale "Pat" DiCicco avec qui il a fricoté à New York et qui s'est installé à Los Angeles en tant qu'agent. Pat DiCicco épouse l'actrice Thelma Todd en juillet 1932.
26Il semble également que deux autres spécialités de la pègre soient intéressantes : la prostitution et le prêt. La prostitution organisée par la pègre permet aux michetons une plus grande sécurité sanitaire par rapport aux prostituées occasionnelles et une meilleure protection par rapport à la police des mœurs. La pègre prend également en charge les prêts à taux prohibitifs (loan-sharking), élément important dans une ville où tout le monde a besoin de fortes sommes pour lancer une affaire (Body-Gendrot, 2001).
Hollywood exotique
27Hollywood, enfin, est une ville friande d'exotisme en tout genre. Au milieu d'une assemblée où se côtoient un comte hongrois, un marquis français, un russe-blanc et une comtesse italienne, vrais ou faux, un gangster réel n'est qu'un exotisme de plus.
28George Raft débute et fait carrière grâce à son talent d'acteur mais aussi sur son aura de véritable gangster. Quand Bugsy Siegel arrive à Hollywood, il est accueilli sans problème dans la bonne société hollywoodienne. Il s'installe dans une belle maison d'un quartier huppé de Hollywood. Il devient intime de la (véritable) comtesse Dorothy di Frasso. Carry Grant et Errol Flynn sont de ses amis. George Raft renoue ses liens de jeunesse. Howard Hughes est son partenaire dans la construction de ce qui sera sa dernière réalisation : l'ouverture à Las Vegas du Flamingo en décembre 1946. Siegel entame une liaison avec l'actrice française Ketti Gallian avant de s'intéresser à Jean Harlow.
29Quand Siegel est arrêté en 1943 et condamné à 250 dollars d'amende pour paris illégaux, le producteur Mark Hellinger vient témoigner de sa bonne moralité. Humphrey Bogart et Lauren Bacall, invités à Noël à manger à la table du producteur, se retrouvent assis non loin de Bugsy Siegel... "That his name and history made the front pages did not hurt Siegel's social standing at all. Police chief Clint Anderson later said that it helped put Siegel on the Α-list to Hollywood parties and premieres." (Whitehall, 1990)
30De même, quand Lucky Luciano vient à Hollywood, il est connu, charmeur, et est apprécié des patrons des studios et de leurs vedettes qui donnent les soirées. Lucky Luciano devient l'amant de Thelma Todd en 1934. Elle divorce de DiCicco en mars de la même année puis ouvre un restaurant, Thelma Todd's Roadside Café, avec Roland West. Par la suite, Luciano cherche à acheter le restaurant de Todd et de son associé où il veut installer un casino. Il semble que Todd, délaissée par le gangster, menace Luciano de tout dévoiler à la police. Elle téléphone au District Attorney le 11 décembre 1935 mais ne réussit pas à le joindre et est retrouvé asphyxiée par les gaz d'échappement de sa voiture. La version officielle conclut au suicide.
31Du petit fretin s'insinue également à Tinseltown. Marino Bello, beau père de Jean Harlow, ancien petit gangster et agent raté est un copain de Clark Gable. Ils sont d'ailleurs tous les deux providentiellement parti pêcher le jour où le mari de Harlow, Paul Bern, se suicide. Autre voyou qui gravite autour des étoiles et qui connaîtra une gloire éphémère quoique malheureuse, Johnny Stompanato, amant de Lana Turner quelques années plus tard.
Mafia et syndicalisme à Hollywood2
32La présence de la mafia à Hollywood s'établit également via la question du syndicalisme. Le Studio Basic Agreement signé en 1921 par les studios avec les syndicats existants achète la paix sociale en reconnaissant cinq syndicats majeurs mais Hollywood reste un "open shop", c'est-à-dire que les employés n'ont pas besoin d'être syndiqués pour exercer leur métier (Balio, 1985).
33Pris en charge par Browne et Bioff, l'IATSE va permettre d'organiser la force de travail en "closed shop". Mais Browne et Bioff sont des gangsters de Chicago qui appliquent au syndicalisme hollywoodien des méthodes utilisées dans d'autres industries américaines.
34Bugsy Siegel, de son côté, organise les extras. Siegel et son vieil ami Moey Sedway infiltrent le syndicat des extras et entreprennent d'extorquer de l'argent aux patrons des studios qui ont besoin de figuration pour leurs films. Dans sa première année à Hollywood, Siegel aurait racketté 400 000 dollars à des stars du cinéma, qui désiraient tellement l'avoir à leur soirée, contre l'assurance que les extras ne se mettraient pas en grève sur leurs films.
Mafia et moguls à Hollywood
35Les accusations portées sur les moguls d'Hollywood et leur liens avec la mafia ont été importantes. Elles sont renforcées par le caractère autocratique du pouvoir de ces dirigeants, de leur propension à engager un nombre important de membres de leurs familles dans les studios, renforçant ainsi le parallèle avec les familles de la mafia.
36Plusieurs accusations nominatives ont été portées sans que pour autant des éléments réellement probants aient jamais été produits. Au de là des cas personnels, toutefois, c'est une forme de gestion des relations sociales qui est en cause. A la suite de l'affaire Browne et Bioff, on s'est interrogé sur la question de l'extorsion de fonds.
Studio executives paid mobsters tens of thousands of dollars, claiming dastardly extortion : CSU3 labeled these payments bribes designed to buy'labor peace'. Meanwhile, mobsters were on both sides of the class divide investing in studios while controlling labor. (Horne, 2001)
37Là encore, la situation des patrons d'Hollywood n'est guère différente de celle des patrons de l'ensemble de l'économie américaine. L'infiltration des syndicats par la pègre permet de fait de contrôler les syndicats et qui plus est de les discréditer aux yeux du grand public quand par hasard la réalité des liens est dévoilée.
38Dans le même ordre d'idées, Louis B. Mayer prend comme garde du corps Frank Orsatti, ancien bootlegger devenu ensuite agent. Le chef de la police du studio Warner est un temps Blanie Matthews, associé sur certaines affaires à Mickey Cohen. Mais l'emploi de malfrats n'est pas chose inédite à l'époque. Dans son témoignage sur Hollywood, Joseph Kesel nous apprend que la police intérieure de la presse Hearst est assurée par deux malfrats. Le directeur du trust explique : "Il y a tant de cas où une intervention énergique est utile [...], les grèves [...], le chantage des autres firmes, des autres bandes..." (Kessel, 1989). Intimider avec des battes de base-ball les concurrents ou les syndicalistes trop entreprenants, voilà la fonction de ces polices intérieures, outre la protection des biens des firmes. Johnny Roselli4, un voyou notoire, est engagé par William Hays en 1933 lors de la grève générale des employés de l'industrie pour casser du gréviste (Bidaud, 1994). Est-il nécessaire de rappeler que Edison et son trust faisaient déjà appel dans les années dix à des malfrats pour contrer les compagnies indépendantes.
39Enfin, et la chose est d'importance, les moguls sont pour la plupart eux aussi issus de quartiers pauvres et sont du même monde. En témoigne par exemple la bague portée par Harry Cohn et Johnny Roselli qu'ils se sont échangée en témoignage d'amitié.
40Trois cas peuvent être examinés plus longuement.
41Joseph P. Kennedy, le fondateur de la dynastie, a bâti sa fortune lors de la-Prohibition. Il aurait alors eu besoin de l'aide de la pègre de Chicago face à celle de Detroit (Munn, 1993). En ce sens, Kennedy est pratiquement un "robber baron" tardif. Kennedy s'intéresse ensuite au cinéma. A Hollywood il acquiert Film Booking Offices of America, Inc. en 1926. Quand Al Capone vient en visite en Californie en 1927 parce que le maire de Chicago commence à lui faire des difficultés, il a donc un contact dans la ville. FBO fusionne ensuite avec la chaîne de salles Radio-Keith-Orpheum pour donner naissance à RKO en 1928. Kennedy, après quelques succès, se retire du cinéma sans que ses liens passés semblent avoir eu d'incidence notable sur sa carrière cinématographique.
42Le cas du patron de Columbia, Harry Cohn, est tout à fait intéressant quant à la propagation des rumeurs. Munn indique que Harry Cohn a d'importantes connections avec le crime organisé (Munn, 1993). Mais il n'en dit pas plus. French parle de "underworld network" mais lui aussi n'en dit pas plus (French, 1969). Horne est un peu plus précis en expliquant que "Johnny Roselli, the mob's main man in the West, was a pal of Harry Cohn" (Horne, 2001).
43Les biographes de Cohn sont moins affirmatifs. Ces biographies sont pourtant des biographies faites "à l'américaine" avec une somme de renseignements collectés impressionnante (Dick, 1993 et Thomas, 1990).
44Les rumeurs ont surtout fait suite à l'affaire Kim Novak-Sammy Davis Jr. en 1956. Les deux semblent en pincer l'un pour l'autre, une échotière en fait ses choux gras. Peu après, Sammy Davis Jr. est menacé de perdre son autre oeil, une jambe, la vie... Cela aurait été fait par la Mafia de Los Angeles, celle de Chicago, Mickey Cohen lui-même... Les sources divergent. Thomas indique, pour sa part, qu'aucune menace physique n'a été faite et que la seule menace fut d'assurer Davis qu'il ne trouverait plus d'engagements s'il persistait dans ses amours "illicites" (Thomas, 1990). Ce qui peut correspondre au fait que Cohn ait des relations dans le secteur de la musique où il a débuté avant de rejoindre, assez tardivement, le cinéma.
45Harry Cohn ne fut pas impliqué par Brown et Bioff quand ils parlèrent devant la justice alors que la presse Hearst, notamment, s'y attendait. Cohn aurait en fait bénéficié des conseils de Roselli pour ne pas avoir à payer.
46Dick note :
Despite rumors of mob connections, Harry knew the difference between frequenting Las Vegas's Sands Hotel, whose manager, Jack Entratter, was hardly above reproach, and financing mob operations. In the movie business, friendships that would otherwise have been impossible not only existed but thrived. Just as Harry felt as much at home with Franck Costello as he did with Moss Hart, so did Rosalind Russell with Francis Cardinal Spellman and Franck Sinatra, who probably knew more unsavory characters than Harry. (Dick, 1993)
47Le troisième cas est celui de MCA.
48MCA est créée en 1924, son ascension est concomitante de la période considérée. La compagnie est fondée par Julius Stein comme une agence de groupes musicaux. Assez vite, MCA va devenir l'agent de vedettes de cinéma notamment sous l'impulsion de Lew Wasserman qui en devient président en 1946. Le style de l'agence, fondé sur une grande efficacité et une rigueur dans l'organisation (les agents de MCA sont en complet veston noir et cravates) alliées à une certaine brutalité font de MCA la cible de nombreuses attaques. En 1946, le Saturday Evening Post qualifie l'agence de "Star-Spangled Octopus", surnom qui va lui coller à la peau. En redéfinissant les règles du jeu – Wasserman fut le premier à obtenir un cachet de un million de dollars pour un acteur (Ronald Reagan) – l'agence prend un pouvoir important. De nombreuses accusations de collusion avec la mafia vont par la suite toucher la compagnie.
49Le premier à dresser un véritable acte d'accusation, Dan Moldea (1986), est suivi par Knoedelseder (1993) ainsi que McDougal (1998). Mais chacun des ouvrages cite l'autorité de l'autre, des témoignages pas toujours crédibles, des ragots, suivant l'adage : il n'y a pas de fumée sans feu. Steven Bach note par exemple que l'ouvrage de McDougal comprend tellement d'erreurs factuelles sur des questions touchant à Hollywood et connues de tous que les investigations sur les liens avec la mafia sont sujettes à caution (Bach, 1998).
50Les liens privilégiés entretenus par la compagnie avec le futur président Ronald Reagan, alors président du syndicat des acteurs (SAG) durant toute la période de l'ascension de la compagnie ne sont sans doute pas étrangers à cet intérêt. Si Lew Wasserman a contribué à la fortune de Reagan, l'acteur a su rendre la pareille. En 1952, durant son cinquième mandat de un an comme président de la SAG, le syndicat des acteurs octroie à MCA une exemption aux règles qui permet à l'agence d'agir également comme producteur, double activité normalement interdite à Hollywood et que MCA devra cesser en 1962 sous l'injonction du Département de la Justice.
51La permanence des liens par la suite avec l'avocat Sidney Korshak, accusé d'être le go-between avec le monde de la pègre, continuera à jeter la suspicion sur MCA. Sidney Korshak, de fait, semble reprendre à Hollywood, en plus policé, le rôle naguère tenu par Brown et Bioff : tenir le front du Travail.
Le Kefauver Committee
52En mai 1950, est créé par le Sénat américain une commission d'enquête sur le crime organisé (Special Senate Committte to Investigate Organized Crime in Interstate Commerce). La commission est présidée par un sénateur démocrate du Tennessee : Estes Kefauver et travaille pendant 15 mois, auditionne plus de 600 témoins.
The investigations (...] helped popularize the myth that organized crime was an alien import, brought into the United States by Sicilian immigrants in the form of the Mafia, a highly centralized, secret organization that used violence and deceit to prey on the public weaknesses. (Gilder, 2001)
Comme le rappelle plus loin la même source :
In fact the committee's conclusion - that organized crime was rooted in a highly centralized ethnic conspiracy - was in error. Most organized crime in the United Sates is organized on a municipal or regional, rather than a national, basis. And despite the image portrayed in such novels as Mario Puzo's "The Godfather", diverse ethnic groups have participated in gambling, loan sharking, narcotics trafficking, and labor racketeering.
53La question de l'intérêt du Kefauver Committee dans la lutte contre le crime, de ses effets, de son opportunité ne sont pas du ressort de ce travail. Il suffit pour nous de s'arrêter à la question de la mise en place d'un mythe à ce propos, celui de la mafia. Mythe qui sert remarquablement les intérêts du Narcotic Bureau qui trouve alors pleinement sa légitimité. J. Edgar Hoover, par contre, pour le FBI, et pour des raisons de politique interne à son organisation nie l'existence d'une pègre organisée. Certains sociologues mettent également en doute dès cette époque les conclusions de la commission.
54Le Kefauver Committee apparaît à l'issue d'une période de forte paranoïa pendant la guerre, marquée par la peur du sabotage, de l'agent ennemi infiltré avec des films hollywoodiens où l'on peut voir Sherlock Holmes ou Roy Rogers démasquer des espions nazis. C'est ensuite la peur du rouge qui prend le relais.
55Parallèlement, la création en 1948 de New York Confidential puis de Chicago Confidential en 1950, et de USA Confidential en 1951, une série d'enquêtes de deux journalistes Jack Lait et Lee Mortimer, contribue à redéfinir la perception de la mafia aux Etats-Unis et à Hollywood.
56En 1951 débute la publication par James Harrison du magazine Confidential qui dévoile des "scandales" sur des personnalités du pays. Le magazine va bientôt atteindre des ventes mensuelles de près de cinq millions d'exemplaires.
57Le fonctionnement du Kefauver Committee est particulièrement intéressant. Les audiences sont publiques, télévisées dans certaines villes et se tiennent dans quatorze villes différentes. Pas loin de vingt à trente millions d'Américains regardent à la télévision les audiences faisant de l'enquête un spectacle. Le côté "show" est renforcé par l'affaire des mains de Franck Costello5. Nous sommes dans une période d'expansion de la télévision, dans l'année précédant le comité, l'équipement des foyers dans la région de New York est passé de 29 à 51 pour cent. Un beau spectacle avec d'un côté les méchants et de l'autre les bons :
Estes Kefauver came off as a sort of Southern Jimmy Stewart, the lone citizen-politician who gets tired of the abuse of government and goes off on his own to do something about it. (Halberstman, 1993)
58S'établit ainsi une grille de lecture de tous les événements à venir, mais aussi rétrospectivement des événements passés, qui marque toutes les histoires de la mafia aux Etats-Unis, y compris la perception des relations entre Hollywood et la pègre.
Conclusion
59Les quelques éléments qui précèdent montrent que l'on ne peut envisager les rapports entre mafia et Hollywood en restant dans l'anecdote. Ceux-ci ne se développent pas indépendamment des conditions d'existence du crime organisé aux Etats-Unis. Les conditions exceptionnelles de la ville d'Hollywood ne doivent pas faire oublier qu'elle abrite une industrie comme les autres, soumise aux mêmes types de relations économiques, aux mêmes relations entre Capital et Travail.
60Les accusations sur les rapports Hollywood-mafia n'ont pas cessé avec la commission Kefauver. Plus tard, certains prétendront que Marylin Monroe était un "output investment" de la pègre de Chicago. Les liens entre John Kennedy, Sam Giancana, patron de la mafia de Chicago, et Frank Sinatra seront aussi régulièrement évoqués. Récemment, Mulholland Drive a, de nouveau, évoqué la présence de la mafia à Los Angeles.
61Cette persistance des dénonciations est intéressante. On peut penser qu'elle provient d'une continuité des implications mafieuses dans l'industrie du cinéma. Cela n'est pas impossible. Le rituel des dénonciations provient également d'une perception fantasmagorique d'un Hollywood occulte, lieu de diffusion de toutes les turpitudes du monde. En témoigne sans doute jusqu'à la nausée les innombrables pages qui, sur internet, dénoncent les différentes "mafias" – au sens large – qui dirigeraient Hollywood : la "mafia" juive, la "mafia" homosexuelle, la "vraie" mafia. Mais il s'agit là, sans doute, d'une autre histoire...
Bibliographie
Ouvrages cités
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Internet
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www.crimelibrary.com, consulté le 11.12.2001.
Notes de bas de page
1 Voir la bibliographie établie in Body-Gendrot, 2001.
2 Voir la contribution de Daniel Peltzman.
3 Conference of Studio Unions : Conference of Studio Unions : fondée en 1941 par des syndicats non liés à l'IATSE. Plus politisé et à gauche que l'IATSE, la CSU ne survivra pas aux attaques très rudes portées contre ses membres et ses dirigeants en 1945-1946.
4 Johnny Roselli sera ensuite un temps producteur associé avec Robert B. Kane Productions.
5 Celui-ci refuse d'être filmé. Les caméras vont donc se concentrer sur ses mains dont le ballet lors des interrogatoires sera un monument télévisuel.
Auteur
Université de Paris VIII - Vincennes-Saint Denis
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