La rephotographie comme pédagogie de la photographie : quelques réflexions sur Dust Bowl Descent
p. 15-30
Texte intégral
1La répétition en photographie peut recouvrir de nombreuses pratiques différentes qui ont toutes en commun d'exalter, de faire "advenir" selon le terme de Roland Barthes, les qualités spécifiques de l'image photographique. Je ne m'attacherai ici qu'à l'une des modalités de la répétition, la rephotographie, toujours inquiétante et fascinante à la fois pour le spectateur, à travers une oeuvre (Dust Bowl Descent de Bill Ganzel) et une question : qu'est-ce qui fait de ces "rephotographies" des "super-photographies" ?
2Dust Bowl Descent a été publié en 19841. Très schématiquement, il s'agit d'une tentative de la part de l'auteur pour retrouver, à la fin des années 1970, des lieux et des gens photographiés entre 1936 et 1942 par la FSA dans les Grandes Plaines, et pour les photographier à nouveau. L'ensemble est présenté sous forme d'un ouvrage à la mise en page assez souple, qui n'associe pas systématiquement le cliché ancien au cliché moderne mais essaie au contraire de les "mettre en regard" de façon variée. Certaines images se font face, d'autres sont côte à côte, dans des formats souvent différents. Chaque fois qu'il s'agit de personnes, Bill Ganzel rajoute un trait d'union textuel entre les deux époques sous forme d'une citation, de quelques lignes ou de quelques paragraphes, voire d'une conversation avec les intéressés. Viennent s'ajouter à ces doublets, deux "reportages" conçus comme des tentatives d'analyse, à quarante ans d'écart, de "faits de société", l'un sur le travail des ouvriers hispaniques migrants, l'autre sur les foires au bétail et les rodéos du Kansas et du Texas.
3On peut rapprocher le travail de Ganzel de nombreux projets similaires qui depuis quelques années traversent l'histoire de la photographie2. Il s'en différencie pourtant par la volonté affichée de ne pas dupliquer les images d'origine. Il ne s'agit pas de répétition au sens rhétorique, comme on peut la trouver chez certains peintres ou d'autres photographes3, mais plutôt d'une re-prise et d'une confrontation qui se veut, au moins dans le projet, essentiellement documentaire, expérimentale (comme on le dit des sciences), donc "objective" et tout entière tournée vers un référent dont on essaie de faire apparaître les caractéristiques à travers une série de manipulations codifiées. La visée de cet "effet document" est scientifique. Pourtant le procédé, bien plus encore que l'approche synchronique classique du documentaire se fait étonnamment visible et magnifie la composante purement "médiatique", si bien que l'on est amené à se demander si la vraie nature de ce travail ne se situe pas ailleurs. A cet égard le titre peut nous servir de guide par son équivoque que reprend joliment, et comme en écho, l'un des "personnages" : "So basically we're in the same thing now, but it's just different"4. Descent signifie en effet à la fois "descendance" biologique, donc lien diachronique et survie de l'espèce, et "descente", effondrement certes, mais aussi initiation, introspection et finalement résurgence.
4Je ferai donc l'hypothèse que le travail de Ganzel doit être vu, et cela me paraît être son seul véritable intérêt, comme l'occasion d'une petite herméneutique critique de l'image argentique dans son utilisation référentielle. Certes, son propos est parfois maladroit, car il n'a pas pleinement conscience de la nature exacte de son projet et de ses implications5. Mais sa démarche est bien fondamentalement photographique. Elle nous permet d'analyser certains rapports cruciaux de l'image photographique au monde : exploration, compréhension et maîtrise de la réalité en même temps qu'incomplétude structurelle. Dans ce type de choix photographique (qui n'est pas le seul possible mais qui me paraît l'un des plus photographiques) il s'agit toujours de s'appliquer à l'impossible domestication de l'inacceptable réalité.
La répétition comme projet sociologique : l'effet-document
5En surface, la démarche de Ganzel semble bien ancrée dans une volonté d'exploration et de connaissance du monde. Le référent procure le lien entre l'image de la FSA et celle de Ganzel. De même, la "distance" entre clichés est mesurée par les indications extra-photographiques que sont légendes et dates. Elles forment un ensemble textuel indissociable des images, surtout lorsqu'il s'agit de personnes ou de lieux profondément altérés par le temps. Sans eux, pas d'interprétation possible, pas d'effet, car avant tout il est indispensable de certifier l'identité6.
6Dans cette quête par la rephotographie d'un savoir sur la société américaine, Ganzel épouse, bien plus qu'il n'y paraît, le projet originel de la FSA. Il se l'approprie comme le désirait Stryker qui répétait que les images de la FSA appartenaient au peuple américain7. Stryker avait en effet le projet de faire de l'archive de la FSA une collection vivante et évolutive qui se serait sans cesse enrichie de nouvelles images, en particulier de rephotographies périodiques des mêmes sujets8. Archivée en un lieu accessible à tous et à l'abri du temps, cette collection devait devenir la mémoire vivante du peuple américain. Ganzel n'a pas oublié la leçon puisqu'il nous dit que son intention est de faire don de ses photographies à la Nebraska State Historical Society afin qu'elles puissent à leur tour servir de base à une continuation de l'enquête9 ; série ouverte qui n'est même pas bornée par les limites biologiques du temps humain car pouvant se continuer sans fin.
7Dans son hommage au travail de rephotographie à peine esquissé par la FSA, Ganzel a choisi d'imiter la méthode de la plus "sociologique" des photographes de l'équipe, Dorothea Lange, ou pour être tout à fait précis, celle que Dorothea Lange et Paul Taylor rendirent célèbre dans leur ouvrage An American Exodus : prolonger l'image grâce à des citations verbatim des personnes photographiées10. Cette tentative de "photographie totale" veut donner à la fois toute leur dimension aux personnages de cette saga américaine et définir (par déduction) photographiquement, des invariants sociaux grâce à l'inventaire de l'action visible du temps. C'est là une attitude classique de la photographie documentaire. A travers cette oscillation entre différence et invariance, le photographe documentaire mesure des apparences (la photographie montre des extériorités, des effets, même lorsqu'elle est radiographie) pour atteindre les essences. Ganzel cherche par la séquence temporelle, c'est-à-dire en misant sur le plus évidemment photographique (la temporalité), à faire de l'image le révélateur d'un Etre, ici d'un milieu, les Grandes Plaines. Car c'est moins le changement, qui, selon lui, reste de surface, que la spécificité, la nature, l'Etre même des Grandes Plaines qui passionnent Ganzel. Sa quête est celle de la permanence d'un milieu fortement marqué, original et, selon lui, strictement américain11.
8La permanence est indéniable. Certes, une évidence saute aux yeux : les enfants sont aujourd'hui des adultes dans la force de l'âge, et les adultes d'alors des vieillards. Certains ont disparu. Certes, la végétation a poussé, le pays rendu stérile par les hommes a su se refaire une couverture foliée, il a su se réhumidifier. La tornade de poussière12 – calamité naturelle qui a été la cause de la profonde rupture dans le paysage agricole et social du centre des Etats-Unis – est au demeurant la grande absente de cette répétition. Certes, les voitures et le matériel agricole ont changé. Mais cette aveuglante différence cache une invariance. Excepté les effets normaux et prévisibles du temps, le fond des choses semble être resté étonnamment identique13.
9Tragiquement identique pourrait-on dire. Ce que ne peuvent nous montrer vraiment les images, les interviews nous l'apprennent. Leur richesse vient de ce qu'il fonctionnent comme des lectures de la répétition proposées par les sujets photographiés et le photographe, et qu'ils enserrent nos propres lectures dans un savoir extra-photographique. Ils rappellent la Dépression – l'époque de référence – et méditent, de manière nostalgique, sur le chemin parcouru. Le constat moyen est bien pessimiste même si, objectivement, la situation s'est améliorée et si quelques individus, dont la Migrant Mother de Dorothea Lange, ont réussi leur vie. Mais, du point de vue de Ganzel, ce constat est, pourrait-on aussi dire, heureusement identique. Il semblé nous dire qu'en dépit des bouleversements de ces quarante dernières années l'Amérique a su rester elle-même. Elle a survécu, pour le meilleur ou pour le pire. Ainsi au lieu de l'analyse d'une Amérique réelle, Ganzel nous livre une idée de l'Amérique, un exemple de plus de cette "Amérique éternelle".

Dorothea LANGE, Migrant Mother, Nipomo, California, March 1936 (Florence Thompson et ses filles : Norma dans ses bras, Katherine à gauche et Ruby).

Bill GANZEL, Florence Thompson and her Daughters – Norma Rydlewski (in front), Katherine Mc Intosh, and Ruby Sprague, at Norma's house, Modesto, California, June 1979.

Russel LEE, Picture of the Hutton family taken about 15 years ago in Oklahoma. Pie Town, New Mexico, June 1940.

Bill GANZEL, George Hutton on his family's homestead. Pie Town, New Mexico, October 1980.
L'effet-citation : la répétition comme projet photographique
10Ainsi la leçon de ce qui se donnait au départ comme exploration scientifique des Grandes Plaines constitue-t-elle, en réalité, la preuve de la nature essentiellement fictionnelle du mode "documentaire" et en quelque sorte son aporie. La réalité qui se construit sous nos yeux – celle d'une histoire – se révèle procéder bien plus d'une esthétique que d'une science. En effet, à quelques exceptions près (vue de ville, etc.) nous n'apprenons rien sur les Grandes Plaines qui n'ait été prévisible, les images apportent peu d'éléments vraiment spécifiques de l'ici et maintenant. Plus encore, dans bien des cas, surtout lorsqu'il s'agit d'enfants ayant grandi, le lien effectué par le lecteur entre les deux images résulte simplement de leur coprésence sur la page et du nom propre, invariant de la personne. Ainsi, l'imitation répétitive autour de laquelle se structure le projet de Ganzel est-elle le symptôme de l'échec du documentaire et de l'avènement de la photographie.
11Bill Ganzel sent bien que son projet est ambigu. Dès son introduction, il annonce qu'il a voulu avant tout rendre compte photographiquement du sujet, affirmant ainsi une soumission à une technique, au référent et à des grilles de connaissance : géographie ("social studies") ou plus largement sociologie14. Mais, pour justifier son entreprise, la première illustration qu'il donne est le "rituel" photographique qui a rythmé sa jeunesse : la photographie de la fratrie que son père faisait à chaque rentrée scolaire. Son projet se présente donc très vite comme une tentative pour renouer avec quelque chose de magique qui a illuminé son enfance. Derrière l'apparence scientifique se profile bien autre chose : un désir que seul le rite peut essayer d'assouvir.
12Pourtant, le jeu du doublet ne présente pas chez Ganzel l'aspect obsessionnel qu'il peut revêtir dans d'autres projets qui placent au centre de leur problématique la recherche d'un point de vue précis15. On est donc tenté, en dépit de toutes les mises en garde et sous l'effet des références extradiégétiques, d'oublier le médium et de penser au référent réel (dans le monde). En d'autres termes, il y aurait hypertrophie du studium selon la terminologie barthésienne. Mais ce serait faire abstraction du fait que le vrai référent de l'image rephotographique n'est pas le monde décrit (ni celui d'aujourd'hui, ni celui d'alors) mais bien la première image (ou l'image précédente dans la série). L'effet de miroir (intradiégétique) et l'effet de lecture (l'aller retour du regard) nous rappellent que la rephotographie est une opération avant tout visuelle. L'hypertrophie est en réalité celle du punctum16. Ce n'est donc pas un hasard si cet effet de miroir est présenté emblématiquement sur la couverture de l'ouvrage, avec George Hutton de Pie Town, NM, photographié en octobre 1980 arborant une photo de famille faite vers 1925, elle-même sujet d'une photographie de Russell Lee de juin 194017.
13Historiquement, la multiplication des travaux de rephotographie à la fin des années 1970 n'est pas fortuite. En même temps que se dessine la crise de la photographie humaniste, et donc la crise des projets photographiques de nature sociologique (ou sociographique), s'institutionnalise l'histoire de la photographie. Une nouvelle réflexion visuelle et critique sur le visuel devient possible. La photographie, même unique, se pose toujours comme rephotographie dans un paysage explicitement investi par le signe et dont la lecture est implicitement codifiée par d'autres signes. La pratique de loin la plus répandue en photographie est d'ailleurs aujourd'hui celle des amateurs qui rephotographient à l'infini les "hauts lieux" qui sont le plus souvent équipés de points de vue "obligés" (les fameux "vantage points" ou "picture points" américains), les seuls d'où le touriste puisse "vraiment voir" sans être "déçu"18.
14Le dialogue fondé sur une autre image est travail sur le style, comme le sont en littérature ou en peinture les parodies ou les "à la manière de". Au pire, ces échanges explicites ne sont qu'imitations sans grand intérêt. Dans le meilleur des cas, ils constituent une tentative de pénétration par l'oeil et par l'esprit, des motivations intimes du photographe d'origine. Ils sont aussi lente appropriation et enrichissement de l'imaginaire d'un terroir lorsqu'ils fondent une démarche esthétique19. Ils constituent enfin la marque d'un culte, celui des amateurs de photographie qui recherchent les lieux d'où ont été prises des photographies célèbres, qu'ils refont pour vérifier leur découverte dans l'espoir que l'observation minutieuse du rituel leur apportera l'intériorité de la création.
15La répétition est donc un des éléments de l'élaboration stylistique. Le style FSA en particulier, auquel se réfère celui de Ganzel, s'est constitué à partir de ce type d'opération20. La fréquentation assidue par les photographes de la collection où se trouvaient, dès le début, les images d'Evans et de Shahn (l'influence de Lange, dont le style est moins caractéristique, n'est pas aussi manifeste), va imposer une lecture du monde fortement marquée par la préoccupation formelle. Russell Lee, clairement influencé par Evans va, à son tour, devenir une référence stylistique pour Marion Post, John Vachon, Jack Delano ou John Collier. Ganzel s'inscrit donc dans cette histoire de la répétition. Sa technique et son comportement eux-mêmes cherchent à se faire de plus en plus imitatifs21. Dans sa quête, il se défait petit à petit de l'appareil petit-format pour, explique-t-il, adopter la précision du grand-format. Afin que les choses soient bien claires, il ajoute que s'il n'a jamais passé neuf mois de suite en reportage comme ont pu le faire les photographes de la FSA, il a cependant parcouru lui aussi quatre-vingt mille kilomètres dans les dix Etats des Grandes Plaines au cours des dix années qu'a duré la réalisation de son projet.
16L'attrait de la singularité est certainement trop grand et Ganzel opère toujours un décalage. Celui-ci est parfois minime (lorsqu'il ne copie pas exactement le cadrage mais maintient la pose originale), parfois majeur (lorsque les sujets posent dans un environnement totalement différent). D'autres fois il va plus loin en adoptant une attitude un peu parodique (DD, pp. 70-71) ou humoristique (DD, pp. 74-75) et c'est alors qu'il glisse hors de son propos, autre signe de son absence de compréhension précise de la vraie signification du projet. Cette distance, même là où l'imitation stricte (comme c'est le cas pour le Rephotographic Survey Project) aurait été possible, marque d'abord une volonté de se poser en photographe, en créateur, en égal de ceux de la FSA et ainsi de forcer la porte de l'histoire. C'est ce qu'avait fait avant lui Vachon qui rephotographie en mai 1938 une scène (deux maisons et des affiches de cinéma) prise par Evans en mars 1936. Ganzel s'y réfère d'ailleurs explicitement dans son introduction pour fonder sa démarche mais, et c'est symptomatique, il ne retient dans le récit de Vachon que l'effet de découverte et de reconnaissance.

Arthur ROTHSTEIN, Leaving South Dakota for a New Start in the Pacific Northwest. Missoula (vicinity), Montana, July [18], 1936.

Bill GANZEL, Marie (Braught) Johnson and Frank Braught on a Bluff Overlooking the Columbia River. Ervin Zimmerman is deceased. The Dalles, Oregon, July 1979.
17La quête rephotographique pousse en effet à son paroxysme cette jubilation qui caractérise le projet d'une certaine photographie popularisée par des artistes comme Henri Cartier-Bresson. Cette recherche patiente et appliquée, cette enquête faite d'espoir et d'attente trouve son aboutissement dans le "moment décisif" (chez H. C. -B.), ou ici dans le "lieu décisif". Ce désir, ce bonheur, cette extase, Ganzel les décrit dans sa préface : le lent travail d'enquête, les pistes qui ne mènent nulle part et puis, soudain, la révélation. Vachon déclarait que retrouver le lieu où Evans avait pris sa photographie avait été comparable à la découverte d'un folio de Shakespeare. Le photographe a alors le sentiment de remonter le temps, de toucher ces lieux ou personnages inconnus mais rendus célèbres par leur image, lieux privés devenus "haut lieux", Américains anonymes ("common people") devenus grands hommes ("Famous men"). Mais pour que l'expérience soit complète, il importe qu'il y ait effectivement rephotographie c'est-à-dire vérification "pour savoir à quoi ça ressemble une fois photographié". La rephotographie fait alors apparaître le rapport particulier du dispositif photographique au monde, fait d'analogies, de "vrais-semblants", de "presque-ça", de marges délicates et de mouvements ambigus qui font la force de l'image photographique.
18Ce jeu subtil sur la nature des choses, c'est celui du regard et de la lecture que révèle de manière particulièrement nette le doublet rephotographique. Cela commence par la recherche des différences, le jeu des sept erreurs. Mieux, il est ici clair que ce qui fait sens, c'est-à-dire ce qui produit le déclenchement d'une fiction chez le spectateur, c'est justement le hiatus entre les deux images. En déroulant le fil de son imaginaire dans les aller retour de son oeil, le lecteur/spectateur découvre qu'il perçoit en réalité l'inscription d'une durée dans un espace qui renvoie à son tour moins à l'Histoire (History) qu'à son histoire (his story). En explorant cet espace signifiant, et grâce à la date – extra-photographique –, il s'inscrit lui-même dans cette durée, il est happé par la fiction que construit sa lecture. Le temps du photographié a rejoint, à travers le miroir, le temps du photographique et emporte le lecteur. Ainsi que le souligne Barthes :
La date fait partie de la photo [...] parce qu'elle fait lever la tête, donne à supputer la vie, la mort, l'inexorable extinction des générations : il est possible qu'Ernest, jeune écolier photographié en 1931 par Kertész, vive encore aujourd'hui (mais où ? comment ? Quel roman !). Je suis le repère de toute photographie, et c'est en cela qu'elle m'induit à m'étonner, en m'adressant la question fondamentale : pourquoi est-ce que je vis ici et maintenant ?"22
La rephotographie comme essence de la photographie : l'effet de mort
19Il est aujourd'hui banal de dire que la photographie, de tous les arts, est celui qui est le plus empreint de l'idée de mort car il a pour sujet le temps23. Les images de Dust Bowl Descent exacerbent ce sentiment chez le spectateur. C'est pour cette raison que les photographies qui fascinent le spectateur sont bien plus celles des gens que celles des lieux.
20Il faut déjà remarquer que, par un curieux renversement, l'absence de célébrité de ces "personnages" leur confère, au-delà des ans, un poids bien plus grand. Personne, en voyant Jean Gabin, Clark Gable, le Général de Gaulle ou Marilyn Monroe en photo ou au cinéma, ne se dit : "il/elle était vivant (e) et aujourd'hui il/elle est mort (e)". Mais quand, comme on nous l'a récemment proposé à la télévision, dans le cadre de La belle mémoire, nous revoyons des anonymes dans des reportages du type de ceux des Femmes aussi, tout change. Le temps s'épaissit au point de devenir le seul sujet visible dans l'image, ou sur l'écran, car dès lors l'identification devient possible. Peut-être est-ce parce qu'on oublie qu'il s'agit d'images (les gens célèbres, eux, ne sont que des images) et que l'on perçoit alors un référent qui pourrait être chacun de nous ?
21L'émotion qui nous étreint à feuilleter cet ouvrage est précisément liée à cette identification qui se fait par le biais d'une triple temporalité. Le lecteur ici n'entre pas dans l'image par identification directe avec un personnage (comme dans un film ou un livre par exemple) mais comme troisième terme d'une relation qui comporte déjà le temps de la photographie (les années 1930) et le temps de la rephotographie (la fin des années 1970). Il est donc pris au piège de sa propre temporalité, dans sa propre vie et ne peut se dérober à l'appel du doublet rephotographique inaugurant une série ouverte (virtuelle) dont la clef est la mort des êtres et des choses et leur remplacement inexorable. Tel ou tel est décédé nous dit-on, sa place est vide, son fils le remplace. L'espace entre les deux prises (à peu près 40 ans) est à l'échelle exacte de la vie d'un homme, contrairement aux travaux du RSP où l'écart d'une centaine d'années est historique et non humain. Le message est clair. Sans en avoir les attributs traditionnels, ces doublets n'en fonctionnent pas moins comme des vanités.
22Les visages (espace) sont marqués par les ans (temps) : comment cette femme grave belle dans sa misère, symbole absolu de la dépression grâce à la photographie de Lange, s'est-elle changée, par une sorte de renversement ironique, en une grosse grand-mère dont les filles elles-mêmes sont obèses ; comment ce petit garçon est-il devenu cet homme ?24 Quel roman, quelle fiction peuvent se déployer dans cet interstice, quel raccourci dérisoire (une vie réduite à deux images). Ils se font face et entre les deux, dans la bande blanche, la marge, c'est une vie d'homme tout entière qui s'est écoulée.
23La fonction de conservation, de momification, de muséification de la photographie documentaire renforce encore l'effet de mort. Cette préoccupation, qui avait été celle de la FSA (photographier ce qu'il restait d'un âge d'or d'avant la Dépression tant qu'il en était encore temps) et qui anime nombre de projets de photographie systématique du paysage, apparaît nettement chez Ganzel. La frénésie d'enregistrement qu'appelle le dispositif photographique est la marque la plus sûre de l'imminence d'une catastrophe ou d'une disparition. On veut figer/fixer sur pellicule le paysage qui change, le visage qui se ride, l'enfant qui grandit non pour se les remémorer mais pour dire et répéter encore (que peut-on faire de plus) qu'ils ne seront plus jamais comme cela. On photographie ce qui va disparaître et ceux qui vont disparaître, derniers témoins vivants d'une époque. La légende vient parfois rajouter à la sensation de douleur que suscite cette existence suspendue : le petit garçon de Dust Storm ou la mère de Migrant Mother sont décédés juste après la photographie, comme s'ils avaient été soudain relevés du poids d'exister pour témoigner et avaient pu enfin s'en aller.
24Pour nous, vivants, ces images sont aussi une tentative de réponse à l'absence de certitude que constitue l'avenir. Si le documentaire a pour fonction de rassurer les vivants ("c'est arrivé aux autres donc pas à moi"25) ces images nous invitent à conjuguer le futur antérieur, à tenter d'y déceler, par notre lecture, les indices du destin : "Ils allaient devenir ceci ou cela, et ils ne le savaient pas, mais moi, comme Dieu Tout Puissant, je le sais." C'est à mon sens un des traumatismes les plus forts produits par l'image, traumatisme que Barthes analyse en ces termes :
le punctum, c'est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur. Ce qui me point, c'est la découverte de cette équivalence. Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe26.
Vers un retournement de l'effet de mort
25Le mode rephotographique pratiqué par Ganzel dans Dust Bowl Descent fait donc nettement apparaître la force de la photographie et ses limites, en particulier l'aporie du documentaire. Cette fonction révélatrice fait de ces doublets les "super-photographies" dont je parlais au début. Je voudrais pourtant livrer, en guise de conclusion une piste supplémentaire qui viendra enrichir la liste déjà longue des réflexions auxquelles ces doublets nous invitent, probablement malgré eux.
26Il s'agit du retournement de l'effet de mort en affirmation de la vie qui semble se produire dans les interstices de ces images. Qu'on y prenne garde : Dust Bowl Descent n'est pas un livre "optimiste". Il n'est d'ailleurs ni optimiste ni pessimiste, car sa signification se fonde moins sur des contenus identifiables (des messages que véhiculeraient les images) que sur une tension entre deux images (un effet de style). En répétant en effet la prise photographique à quarante années de distance, Ganzel fait éclater le statut symbolique (et donc sur-humain) qu'avaient conféré au moins à certains de ces "personnages" la FSA et l'histoire de la photographie. Les rephotographier revient à en refaire des humains comme les autres et à échanger leur existence symbolique stable contre la précarité de l'existence humaine. Mais par cet abandon, tel l'ange déchu, ils accèdent à une autre dimension. En effet, si la mort les guette alors tôt ou tard au terme d'une vie que l'on peut juger sans éclat, leur présence dans l'image affirme leur existence face au néant, affirme un destin qui est celui d'avoir été, sorte de certitude consolatrice. Leur témoignage de vie, c'est avant tout d'avoir survécu aux épreuves de leur vie d'homme. Plus précisément, Dust Bowl Descent oppose aux signes de disparition (la descente) d'un individu et d'un lieu particuliers, la survie (la descendance) de l'espèce et du milieu. Car, si l'individu disparaît tôt ou tard, comme le spectateur lui-même (dont la temporalité est indissociable de celle de l'image) de la surface de la terre, donc de l'image, il est poursuivi (plus que remplacé) par une descendance à son image (les enfants ressemblent aux parents ou affichent, grâce à des photographies par exemple – ce qui n'est pas fortuit -, le lien organique, en l'occurrence visuel, des générations ancrées dans la terre des Grandes Plaines). Car si la terre a chassé certains de ses enfants dans un moment de dureté, elle sait aussi les garder27. C'est cette présence dans un milieu que Ganzel explore à travers les des rites sociaux (élections, fêtes, concours, rodéos, marchés au bétail, jeu de "fox and geese") ou certaines allusions aux institutions (l'armée, la politique, etc.).
27La rephotographie joue donc ici le rôle des photographies de la mère chez Barthes. Elle permet de remonter la vie, d'avoir devant soi non pas la fin, mais cette origine qu'est le passé, c'est-à-dire d'inscrire le destin individuel dans l'histoire, qui seule lui donne un sens. Ainsi apparaît-il que le sens de la lecture va du moderne vers l'ancien et non l'inverse. Aujourd'hui informe hier. Plutôt que de regarder la fin en face, Ganzel nous fait entrer dans la mort à reculons, nous, spectateurs, indissociables frères de ces personnages. C'est tout le contraire de l'effet de stase qu'engendre normalement la photographie unique. Peut-être dans la célébration du flux, du changement, du devenir, dans l'affirmation que le particulier meurt pour la satisfaction de l'universel28, ces images nous laissent-t-elles entrevoir la possibilité d'un espoir : non celui d'être de toute éternité (aoriste) mais celui d'avoir été, c'est-à-dire d'avoir une histoire, si petite, si limitée soit-elle.
Notes de bas de page
1 Bill Ganzel, Dust Bowl Descent, Lincoln : University of Nebraska Press, 1984 (DD dans les références suivantes). Le projet de Bill Ganzel débute en 1970 lorsque son attention se trouve attirée par les photographies de la Farm Security Administration (1935-1942) à l'occasion d'une exposition à Lincoln, Nebraska. (Sur la FSA on pourra se reporter, comme première introduction à l'ouvrage : Amérique. Les Années noires. Farm Security Administration, 1935-1942, Paris : Centre national de la photographie (Photo poche), 1983). Après des recherches dans la collection de la FSA à la Bibliothèque du Congrès, il réalise entre 1975 et 1980 plusieurs centaines de clichés qui débouchent sur un livre et une exposition itinérante, financés notamment grâce à l'appui de fondations privées et semi-publiques dont le Nebraska Educational Television Council for Higher Education, le Nebraska Council for the Humanities, le Center for Great Plains Studies de l'université du Nebraska à Lincoln et la Nebraska State Historical Society.
2 Pour mémoire on peut citer Nicholas Nixon (les soeurs Brown), William Christenberry (Southern Photographs, New York : Aperture, 1983), le Rephotographic Survey Project (voir infra n. 6), Frank Golke (Wichita Falls après la tornade et un an plus tard), Eve Sonneman (Real Time : Eve Sonneman, 1968-1974, New York : Printed Matter, 1976), et nombre d'éditions de volumes d'histoire locale fondés sur la mise en parallèle de cartes postales d'époque et de rephotographies contemporaine.
3 Parmi les praticiens d'une "répétition rhétorique" on citera Gary Beydler, Robert Cumming (James Alinder (ed.), Cumming Photographs, Carmel, CA : The Friends of Photography, 1979), Reed Estabrook, Jan Groover, Sol Le Witt (Photo Grids, New York Rizzolli, 1978), Ray Metzker (Sand Creatures, Millerton, N. Y. : Aperture, 1979), et dans une certaine mesure Duane Michals. On consultera à ce propos Jonathan Green, American Photography. A Critical History, 1945 to the Present, New York : Harry N. Abrams, 1984, et John Szarkowski, Mirrors and Windows. American Photography since 1960, New York : MOMA ; Boston : New York Graphic Society, 1979.
4 DD, p. 83.
5 Je n'en veux pour preuve que sa conclusion, à la fois vague dans ses perspectives et triviale dans ses implications : "Through these people who had survived a terrible social upheaval, I began to understand the depth of the human cost of the Depression. [...] With the photographs and the things people told me, I was groping toward a broader definition : this is where we live, and this is who we are." (DD, p. 12.)
6 En cela Ganzel se démarque nettement du Rephotographic Survey Project où le doute quant à l'identité des lieux n'est pas possible puisque celle-ci fonde le protocole. Voir Mark Klett, Ellen Manchester, Joanne Verberg, Second View : The Rephotographic Survey Project, Albuquerque, N. M. : The University of New Mexico Press, 1984.
7 Les photographies de la FSA sont déposées à la Bibliothèque du Congrès et sont dans le domaine public. Leur utilisation est donc libre (hors publicité) pour quiconque en fait la demande.
8 Sur la question de la FSA et de l'archive voir Jean Kempf, "Posséder/Immobiliser : l'archive photographique de la Farm Security Administration," RFEA, n° 39, février 1989, pp. 45-56. On trouvera un exemple intéressant d'essai de planification de la rephotographie dans le shooting script préparé par le responsable de la FSA pour ses photographes et reproduit dans : Roy E. Stryker & Nancy Wood, In This Proud Land. America 1935-1943 As Seen In The FSA Photographs, Boston : New York Graphic Society, 1973, p. 187.
9 DD, "A Technical Note," p. 130.
10 Dorothea Lange & Paul Taylor, An American Exodus : A Record of Human Erosion, [1ère éd. New York : Reynal & Hitchcock, 1939] 2ème éd. rev. New Haven, CT : Yale University Press, 1969.
11 "I was interested in more than just change, more than just how surface appearances alter over time. This book is a portrait, first of the Great Plains as a unique environment that has molded the people who live there ; only secondarily is it a portrait of the plains over the last five decades." (DD, p. 3)
12 Son absence plane sur le Midwest comme si le souvenir encore vivace ne pouvait être effacé : mais rien à faire, le photographe n'a pu en saisir la moindre trace.
13 Conclusion que vient encore renforcer le choix que Ganzel fait de rephotographier en changeant l'angle de prise de vue (par exemple, DD, p. 109). La photographie récente étant décontextualisée (les pompes à essence ne sont guère visibles ce qui empêche le repérage temporel), le doublet abolit la différence et affirme la permanence.
14 DD, p. 3.
15 Voir sur l'obsession du point de vue : François Brunet, "O'Sullivan Was Here. La Rephotographie ou la jouissance du point de vue", RFEA, n° 48/49, juillet 1991, à paraître.
16 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris : Seuil, 1979, pp. 47 seq. On me rétorquera que le punctum barthésien n'est pas exactement cela ; qu'il est hasard et détail avant tout. En réalité dans la logique de Barthes il s'agit plutôt d'une opposition entre mouvement vers la photo (studium) et mouvement venant de la photo (punctum).
17 DD, p. 84. Les doublets de Ganzel nous invitent d'ailleurs – nous ne le ferons pas ici – à décliner à l'envi les figures de la rhétorique photographique d'une manière si évidente qu'on pourrait y voir une sorte d'ironie caustique si l'on savait l'auteur plus conscient de ses choix.
18 On connaît l'exemple des pyramides égyptiennes filmées "à contrechamp" par Alain Tanner dans Une Flamme dans mon coeur et qui prennent soudain un sens tellement nouveau qu'elles en perdent leur statut de "pyramides".
19 Comme chez William Christenberry qui a photographié Hale County, "lieu" de Let Us Now Praise Famous Men, puis rephotographié ses propres images à dix ans d'intervalle (cf. note 2).
20 Ce point qui demande un développement plus long est l'objet d'un travail en cours.
21 DD, "A Technical Note," p. 130.
22 Barthes, op. cit., p. 131.
23 Certains photographes et critiques s'opposent à cette analyse assez classique de l'effet photographique mais pour des raisons totalement différentes de celles que je développe dans la quatrième partie. Claude Nori et Gilles Mora par exemple nient l'effet de mort car ils se réfèrent à la photographie comme acte qui est contact physique avec la réalité (voir Gilles Mora et Claude Nori, L'Eté dernier. Manifeste photobiographique, Paris : Editions de l'Etoile, 1982).
24 DD, pp. 30-31, 74-75 par exemple.
25 William Stott, Documentary Expression and Thirties America, Chicago & London : University of Chicago Press, 1986 [1ère éd. O.U.P., 1973], ch. 1-3.
26 Barthes, op. cit., p. 150.
27 Par exemple Darrel Coble (pp. 19-21), le petit garçon de Dust Storm (Rothstein, 1936) qui est resté malgré les difficultés, ou Keota, Colorado, que ses deux derniers habitants refusent de laisser complètement mourir (p. 107).
28 Morin, cité dans Barthes, op. cit., p. 113.
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