Francis Bacon, William Golding, ou l'art défiguré
p. 253-267
Texte intégral
1L'art anglais peut-il encore exister, se demande en 1955 Nikolaus Pevsner. Le verdict est sans appel : Albion ayant été préservée de la barbarie des temps modernes, il y aura une sorte d'incompatibilité d'humeur entre l'esprit traditionnel britannique et le monde moderne. L'art anglais étant par essence un art de l'ordre, un art inscrit au sein de valeurs telles que l'évolution, il ne pourra plus rendre compte de la violence qui semble désormais caractériser la civilisation occidentale : "England dislikes violence and believes in evolution. So here, spirit of the age and spirit of England seem incompatible" (193).
2C'est pourtant à la même époque (Pevsner rédigeant ses fameuses "Reith Lectures" au début des années 50) qu'arrivent sur le marché des livres tels que Lord of the Flies (1954) et des tableaux tels que Study of a Baboon (1953) ou Study after Velazquez's Portrait of Pope Innocent X (1953 également). Or que montrent ces oeuvres ? De quoi jeter à bas tous les a priori moralistes et évolutionnistes de Pevsner. Ici, un roman décrivant la faillite d'une micro-société britannique, sa déchéance dans les rites d'expulsion émissaire, son retour à l'idolâtrie la plus primitive; là, des études de singes défigurés, des portraits de papes semblant se consumer dans des Hiroshima de chambre. L'art anglais de William Golding et de Francis Bacon ne présente plus à son public l'image traditionnelle de l'Angleterre telle qu'elle se reconnaissait jusque-là dans les portraits de Reynolds ou de Gainsborough. Désormais, une immense bouche semble hurler la porosité de l'humain et de l'animal, de la chair et de la viande, de la civilisation et de la barbarie.
3Un tableau à lui seul devait résumer toute cette entreprise de déconstruction : il s'agit de Painting (1946, The Museum of Modern Art, New York). Le titre dit assez que c'était l'enjeu même de la peinture qui se redéfinissait ainsi. L'art du portrait classique devait se désintégrer, de la même manière que le Dieu de providence de la robinsonnade traditionnelle devait céder la place à ce monstre, à cette "Majesté des Mouches" que Golding plaçait soudain au beau milieu de la clairière dans Lord of the Flies (155, 158). La figure altière, toujours symbolique d'un ordre d'idée supérieur, de l'aristocratie britannique d'antan (voir le portrait par Reynolds de Mrs. Siddons as the Tragic Muse, 1784, Dulwich College Picture Gallery), s'efface alors au profit d'une double rangée de dents, ricanant sous un parapluie noir, entourée de carcasses de boucherie. De l'incompréhension, du déchirement, de l'inadéquation viennent mettre en question la personne humaine, dont la tradition anglaise avait pourtant clairement défini les contours : "psychologic understanding, feathery lightness of touch, sympathetic setting in landscape" (Pevsner 141).
4Etre anglais consistait dès lors à faire venir au coeur d'un espace représentationnel modelé par le rejet de toute scission et de toute violence en général, par une foi aveugle dans les valeurs de progrès et de perfectibilité, quelque chose d'abominable, d'innommable et d'abject : de l'animal, du cri, de la viande, des charognes et des mouches, une sorte de "bouche d'ombre" d'où retentit par ailleurs, et paradoxalement, la voix du sublime, c'est-à-dire cette voix qui "élève l'Absolu au-dessus de toutes les existences immédiates et opère ainsi une libération... qui est à la base du spirituel" (Hegel 77).
5Nulle part plus qu'en Angleterre, ce phénomène ne devait être plus violent et plus radical. Seule l'ère victorienne pouvait accoucher de ces monstrueuses figures. Seuls deux artistes anglais pouvaient à ce point éprouver la nécessité de faire voler en éclats ces miroirs surcodés que cette race d'élus se tendait complaisamment à elle-même. C'était comme si le "boeuf écorché" de Rembrandt, les squelettes de Turner, comme si tous les "enfers" de nos cultures s'emparaient du devant de la scène, renvoyant le théâtre traditionnel de la représentation anglaise à un statut de pure illusion.
Sa Majesté, Son Horreur
6Tout cela signifiait-il la mort de l'art, sa dépravation ? Il s'agissait sans aucun doute de la mort d'un art, mais au lieu d'une dépravation, ne serait-il possible d'y lire une régénération, une sorte de remontée de l'art vers sa propre origine, et vers un en deçà des métaphores figées ? La beauté défigurée des oeuvres de Golding et de Bacon signifierait déjà qu'il ne saurait plus y avoir de beauté, authentique et légitime, qu'une beauté éclatée. Encore une fois ce que Constable et Turner entrevoyaient comme l'horizon possible de leur pratique, devient chez Bacon et chez Golding un véritable principe fondateur. On en veut pour seule preuve cette déclaration de Bacon : "I think of myself as a kind of pulverizing machine into which everything I look at and feel is fed" (Russell 71). Toute image, tout cliché, toute sensation sera passée au broyeur, dans un souci, véritablement éthique, de pulvériser un espace représentationnel organisé autour de valeurs perverties. Ce que Bacon inflige aux portraits de Velasquez est un exemple parfait de cette mise en question du style et du projet classiques, et le traitement auquel Golding, à la même époque, soumet les oeuvres de Defoe et de Ballantyne, va exactement dans le même sens : il n'est plus envisageable de "récupérer" des discours antérieurs, à la manière d'un Joyce, par exemple, qui enfermait la littérature mondiale à l'intérieur d'un réseau très serré de couches signifiantes et de jeux d'échos, transformant le texte en une sorte de "grand central téléphonique" (Derrida 100) ; le seul événement encore pensable reste le miroir brisé, l'image scindée et toujours différenciée (voir en particulier Portrait of George Dyer in a Mirror, 1968, Lugano, Thyssen-Bornemisza), comme si l'exil s'était approfondi jusqu'à dénier à l'artiste toute possibilité d'un abri narcissique dans le langage lui-même. Avec Joyce, un héros est encore envisageable. Mais avec Bacon et Golding, ainsi qu'en témoignent tous les autoportraits de Bacon comme toutes les tentatives autobiographiques de Golding (Free Fall, The Pyramid), l'artiste est devenu totalement inenvisageable.
7L'artiste digne de ce nom ne sera plus cet "artificer of fraud" que demeure le démiurge joycien, mais bien plutôt celui qui saura décaper l'art de ses couches successives, celui qui saura faire voler en éclats la dérive métaphorique. Lord of the Flies reprend bien la robinsonnade, mais c'est pour mieux la piéger de l'intérieur, pour mieux la conduire à son propre point de fusion et d'auto-destruction. Deux "machines," pour reprendre le mot de Bacon, s'opposent ainsi à l'orée de cette seconde moitié de vingtième siècle : d'un côté, le traitement de texte d'un Joyce ; de l'autre, le broyeur d'un Golding et d'un Bacon.
8L'art n'est pas en lui-même immédiatement universel (comme l'affirmait Joyce à Miss Weaver) ; il ne peut plus être lui-même qu'au travers de son propre anéantissement, de son propre non-être. Etre et ne pas être, telle est la seule question qui vaille désormais la peine d'être posée, dit Bacon (Russell 112), rejoignant ainsi Golding lorsque celui-ci déclare : "the novelist is in control, and yet at the same time he's not in control" (Haffenden 107). L'artiste est et n'est pas, l'oeuvre est et n'est pas : tel est le secret de ces douloureuses inadéquations.
9Le monstre n'est-il pas dès lors la figure de ces équations impossibles ? N'est-il pas l'ultime métaphore capable de redonner à penser une altérité irréductible ? Peut-il exister d'autre signe que cette figure désarticulée ? Que l'oeuvre de Golding s'ouvre en 1954 sur cette fameuse scène où la tête d'une truie sauvage décapitée prend soudain la parole (LF 158), ne doit pas étonner outre mesure : la truie remplace le pédagogue d'autrefois et exhibe par sa simple présence l'inanité de toute prédication. C'est pourquoi la scène, comme tout monstre, est une face de Janus, regardant dans deux directions à la fois. En fait, on peut lire dans ce triomphe de l'idolâtrie beaucoup plus que l'aboutissement des schémas émissaires des jeunes garçons. Dans l'effondrement généralisé, non seulement de tout projet romanesque classique (celui de Verne ou de Defoe), mais encore, et surtout, de toute tentative de faire dire au livre autre chose que ce qu'il veut bien dire - "that then is an example of how a fable... can bid fair to get out of hand," avoue Golding ("Fable" 99) - s'ouvre un point de fuite par où s'engouffre en retour la part d'irréductibilité propre à la genèse de l'oeuvre. Les cassures, les fêlures, toutes les césures qui réforment l'art de Golding et de Bacon mettent en plan les cadres figés qui semblent obstruer la vue plus qu'ils ne la guident, et, dans le même mouvement, ils ouvrent à l'esprit cette sphère, semble-t-il oubliée, où la suspension des discours univoques est encore le meilleur gage de la réceptivité de l'oeuvre à ce qui la dépasse infiniment. L'optique de Bacon est essentiellement opposée à celle que Pevsner pensait pouvoir recommander :
We no longer accept the unitary and unambiguous and closely structured view of human personality which portrait-painting traditionaly involves... We see human beings as flawed, variable, self-contradictory, subject to the fugitive and the contingent. (Russel 84)
10Lorsqu'en 1959, avec Free Fall, Golding finit par écrire des livres délivrés de leur planification méticuleuse, libérés de leur carcan de divisions et de sous-divisions, dégagés de leur point de vue fixe et contrôlé (voir Don Crompton 4-5), n'est-ce pas que lui aussi en vient à placer son écriture au coeur de cette césure ? Est-ce vraiment une coïncidence si Makoto Ooka, dans le commentaire qu'il a fait du fameux Painting de 46, a baptisé "Roi des Ténèbres" l'horrible figure de Bacon, si d'autre part il a rédigé le texte à la première personne, et si à écouter parler ce monstre l'on a l'impression d'avoir entendu quelque chose d'approchant dans la clairière de Lord of the Flies (Ooka, 25-26) ? Dans les deux oeuvres, en effet, un Seigneur des Ténèbres s'empare de la parole et, venant creuser de vide tous les savoirs constitués, affolant la représentation, permet en définitive à l'art de renouer avec cette part d'inhumanité qui le fonde. Cette inversion de tous les signes classiques et ces jeux physiognomoniques semblent donc indiquer, plus qu'une impuissance moderne à représenter la figure, un souci que l'on peut qualifier d'"ontologique," de soustraire l'image à son propre achèvement, et de hisser cet inaboutissement à son heure de gloire.
11L'art anglais n'est plus cet art des osmoses qu'il était encore aux yeux de Pevsner. Au contraire, l'art est devenu un "art des tensions" (Trucchi 6). Ici se conjuguent en effet primitivité animale et métaphysique, tératologie et théologie, éthique et esthétique, gloire et souillure, remède et poison : le don artistique atteint une complexité telle, que seuls des mots doubles, souvent paradoxaux, deviennent nécessaires pour le qualifier, et il faudrait sans doute se résoudre à employer des termes encore inconnus, tels que celui de "térathéologie," pour parvenir à cerner un tant soit peu ce monstre janusien. Alberta de Lacerda a recours à une autre technique, qui consiste à inclure entre parenthèses le deuxième terme de l'ambiguïté, et à donner à ces oeuvres le titre général de "Sa Majesté (Son Horreur)" (63-64). Reste une autre solution, adoptée par Golding lui-même, celle du titre oxymore : Darkness Visible (1979) supprime les parenthèses, marie l'inconciliable, et au travers de sa référence à Paradise Lost, fait de cet "art of the extremes" (Kinkead-Weekes 71) le gage essentiel d'un rapport plus authentique avec le divin, avec un divin non encore perverti par la dérive métaphorique.
"The Vitality of the Accident"
12"The twentieth century is the ambiguous century," dit Golding (Haffenden 113). S'il est entendu, depuis Nietzsche, qu'une représentation claire et univoque de la nature humaine sous-entend nécessairement un parti pris d'ordre moral et religieux, la croyance dans la grammaire supposant une croyance en Dieu, alors la mise en scène de toute irréductibilité apparaîtra comme un véritable "amoralisme." La grammaire éclatée des oeuvres de Bacon et de Golding offre bien en réalité le spectacle d'une rupture avec un ordre, avec une autorité extérieure, comme si d'autorité il ne pouvait plus y avoir désormais qu'à partir de l'être-oeuvre lui-même. Mais telle est la profonde éthicité de ces deux entreprises : l'homme étant par nature un animal "rhétorique," prisonnier de ses propres métaphores (Carey 185), l'éclatement de la représentation se donne sur un mode généalogique. Pour reprendre un mot de Michel Leiris (qui, étrangement, semble vouloir comparer ici Bacon à Joyce), la "folle ambiguïté" de ces oeuvres n'a d'autre souci que de placer l'art "à l'heure de sa propre vérité" (16).
13Il n'est donc pas indifférent que Bacon et Golding travaillent, chacun à sa manière, à partir, de clichés, soit à partir de véritables photographies en ce qui concerne Bacon, soit à partir de "clichés" littéraires pour ce qui est de Golding (la robinsonnade, le récit des origines, l'autobiographie, le journal de voyage). Il s'agit toujours en fait de se démarquer d'une réalité figée, et d'ouvrir la représentation sur un au-delà, mais peut-être surtout, sur un en deçà de la figuration. Toutes les révolutions perspectivales auxquelles Golding soumet chacun de ses romans viendraient s'inscrire sur cet horizon : parvenir à se libérer des rêts de la représentation.
14Au lendemain d'une époque marquée par le fameux "être allemand, c'est être clair" lancé par Hitler en 1934 (Richard 43), Golding et Bacon semblent s'imposer la tâche, hautement éthique, par conséquent, de redonner à l'art ses lettres de noblesse : au travers de toutes ces failles, de toutes ces disparités, de toutes ces brisures qui caractérisaient en propre l'art Antique, et plus précisément Egyptien (Hegel 72), l'art anglais, dont Golding souligne l'étroite complicité avec les fascismes ("Fable" 89) retrouve dans l'inadéquation le secret de sa "signifiance." Bacon n'hésite d'ailleurs pas à inclure l'Egypte dans une carte de l'Europe artistique (Russel 99), et Golding va jusqu'à déclarer : "I am, in fact, an Ancient Egyptian, with all their unreason, spiritual pragmatism and capacity for ambiguous belief " ("Egypt from My Inside" 82). L'Egypte présente le modèle d'un art non encore soumis au diktat de la raison et du souci de clarté. Une seule volonté animera les deux artistes : "the will to lose one's will" (Sylvester 13), la volonté de se défaire de la volonté, c'est-à-dire du désir d'arraisonnement et d'appropriation du réel. La fascination pour l'Egypte atteint son comble dans la contemplation de tous ces monuments, de tous ces colosses, de toutes ces figures monstrueuses, dont Golding dit un jour qu'elles sont "like some modem paintings, some modem sculpture, in which the distortions tell a truth that an exact reproduction would miss" ("A Moving Target" 168).
15Le critique reconnaît immédiatement la plus vieille des articulations de la théorie esthétique, celle de la "mimesis."
16Ecrire, ou peindre, n'ont plus pour mission de reproduire une image du monde. Bien au contraire, même, puisque la valeur de l'art pourra désormais se mesurer à l'aune de sa capacité à prendre la mesure, non pas de repères humains, mais d'une loi plus générale, d'une loi absolue, transcendant tous les diagrammes (The Spire est l'histoire d'une telle découverte).
17Certes, à la manière d'un Burke, Golding et Bacon inaugurent leurs oeuvres respectives par un dérèglement de la sensibilité, mais la déflagration contient en germe cette ultime référence à l'absolu. Kant remplace Burke dès lors que ces oeuvres se veulent "significant" ("On the Crest of the Wave" 126), et dès lors que cette défiguration constitue la seule manière de faire signe vers la profonde raison d'être de toute production, ou, devrait-on dire, de toute poiesis. Il s'agit donc avant tout de permettre l'accès à cette sphère que les fantasmes et les idoles des hommes ont occultée depuis l'avènement de la logique discursive :
From Aristotle onwards [...] we have erected cages of iron bars [...] Looking out, I see with continuing astonishment the huge images, the phantasmata that condition our world. ("Belief and Creativity" 186).
18L'art de Golding et de Bacon trouve dans cette condamnation de la prédominance de la logique (logique elle-même faussée par le jeu de l'Oedipe) sa plus profonde justification. Le retour aux pyramides est aussi en quelque sorte un retour à Anaximandre, à Héraclite et à Parménide, bref à toutes ces sagesses fondées sur le non-partage des opposés (Beaufret 43), et sur une sorte d'incandescence originelle, que seul le grand artiste, aujourd'hui, est à même de laisser advenir au grand jour : "there are great flaming things that burst out of a great writer," affirme ainsi de manière énigmatique William Golding (Haffenden 107). Ce que Golding nomme donc "the Good" (Haffenden 111) et qui se trouverait "beyond," au-delà des univers imaginés par les êtres humains, n'a rien à voir avec le moralisme ou avec le puritanisme que d'aucuns ont été tentés d'y déceler. Ce sur quoi la représentation se déchire, c'est son ultime légitimité, son fondement et son comble tout à la fois - définition même de l'arché archaïque (Vernant 113) -, ce point focal englobant toutes les perspectives et où, en définitive, éthique et esthétique ne font plus qu'un.
19L'explosion des codes, des diagrammes et de toutes les métaphores figées, définit ainsi un nouvel espace où se joue le destin de l'artiste anglais moderne. Toute oeuvre, pour être réussie, devra, en quelque sorte, être "ratée" : la fable initialement prévue doit éclater, se disloquer, "craquer aux entournures." C'est bien le cas, du propre aveu de Golding, de Lord of the Flies : "it splits at the seams" ("Fable" 99). Giacometti démontrait implicitement la même chose lorsqu'il recommençait cent fois le portrait de James Lord ; et Bacon explique comment l'un de ses tableaux les plus célèbres est en fait le fruit d'un "complete accident" (Sylvester 11,16). Le hasard procède en fait d'une profonde nécessité intrinsèque à l'être-oeuvre, et la véritable imagination artistique devra être en mesure de se montrer attentive à ces accidents comme à autant de symptômes d'une richesse encore enfouie : "the splits do not rise from ineptitude or deficiency hut from a plenitude of imagination" ("Fable" 99). C'est en ce sens que l'architectonique de chacun des livres de Golding est comparable à celle de chacun des tableaux de Bacon.
20Ce n'est pas vraiment un hasard si Samuel Mountjoy, le personnage principal de Free Fall, est un peintre avant d'être le narrateur de cette autobiographie. La peinture apprend à Samuel à s'ouvrir à l'incommensurable : certains de ses tableaux font même penser à certaines toiles de Bacon. C'est ainsi que ce vieil homme sur la route (FF 181) rappelle le portrait de Van Gogh réalisé par Bacon en 1957 (Study for Portrait of Van Gogh, II, Edwin Jans Jr., California). Quant à Matty, il peut certes remettre en mémoire telle aquarelle de Klee (et en particulier l'Eclair physiognomonique de 1927, Galerie Bergruen, Paris), mais ce personnage sombre, défiguré par le "Blitz," fait sourtout penser à ces têtes formant le petit triptyque de 1962 (Coll. William S. Paley, New York). Plus encore que ce personnage de Darkness Visible, ce sont les livres eux-mêmes qui sont soumis aux mêmes éclairs (le mot "flash" est utilisé par le narrateur pour décrire le moment de la révélation à la fois dans Free Fall et dans The Spire) "physiognomoniques." La structure triadique de The Pyramid apparaît comme une véritable transposition de la technique picturale du triptyque dans l'art romanesque. Chacun des romans de Golding se déchire (voir Pincher Martin 201) pour accéder à son statut de livre, pour empêcher que l'écriture ne dégénère en une forme surimposée, pour faire en sorte qu'un "plot" puisse se déceler par delà le simple "story-telling," comme le nomme Bacon (Sylvester 23). Golding décrit dans Free Fall un tableau - dont l'importance semble centrale dans l'économie du livre - qui ressemble à un nu couché de Bacon (Lying Figure, 1967, Coll. part., Montréal), et qui pourrait résumer à lui seul ce lien qui unit l'art de Bacon à celui de Golding :
There hangs the finished perfection of her sweet, cleft flesh. The light from the window strikes gold from her hair and scatters it over her breasts, her belly and her thighs. It was after the last and particularly degrading step of her [Beatrice] exploitation ; and in my self-contempt I added the electric light-shades of Guernica to catch the terror, but there was no terror to catch. There ought to have been but there was not... There is gold rather, scattered from the window. (FF 123-124)
21L'accident qui fait ressembler le tableau à autre chose que ce qu'il devait être, cet accident qui révèle quelque chose qui aurait dû rester caché - et qui constitue par conséquent un renversement total de l'Unheimlich freudien -, cet accident permet en réalité à l'oeuvre de renouer avec une continuité que les schémas oedipiens avaient occultée. Or c'est bien le programme que se donne Bacon : "to keep the vitality of the accident and yet preserve a continuity" (Sylvester 71).L'accident, le ratage, l'échec sont en fait garants d'une autre osmose que celle imaginée par Pevsner. La déformation de tout projet révèle en fait une profonde ligne directrice et exhibe en réalité la puissance de la loi supérieure à laquelle l'oeuvre se soumet pour revenir dans sa trajectoire originelle.
22Le schéma traditionnel de l'autobiographie que Samuel tente de reproduire ressemble ainsi à ces fonds en aplat systématiquement étalés par Bacon : le traitement naturaliste des entours, la géométrie de l'encadrement se creusent soudain de vide. Tous les cadres classiques utilisés par Golding comme autant de fonds, ou de sous-couches, peuvent être comparés à ces cages de verre qui entourent tous les portraits de Bacon. Certes, ces "glass boxes" soulignent chez Bacon l'incarcération de l'être humain dans sa solitude, mais elles semblent également redoubler le travail mis en oeuvre par les aplats et par la géométrie des encadrements. Tout comme ces cages de verre (que l'on retrouve chez Giacometti) mettent en scène le travail de la peinture elle-même, c'est-à-dire ce travail de désintégration de tous les cadres "too neat and too slick" - le reproche adressé par Golding à l'Outline de Wells dans un entretien réalisé pour la B.B.C. (Hodson 40)-, les textes classiques ne sont convoqués au sein de l'espace littéraire qu'afin d'y être démontés. Dans une certaine mesure, Velasquez, Cimabue, Reynolds, Gainsborough ou Lawrence ont joué chez Bacon le même rôle que Defoe, Ballantyne, Wells, Pepys, Smollett ou Scott chez Golding. Ce que ces cages soulignent, ce n'est pas tant le discours prédicateur de l'artiste concernant la nature humaine - ce qui constituerait une autre façon de replonger dans le piège du "story-telling" - que le processus d'évanouissement de toutes les délimitations claires et univoques.
"An Exhilerated Despair"
23C'est pourquoi, et encore une fois à l'instar de ce qui se passait dans les sagesses Antiques (la tradition pythagoricienne), seule la musique permettrait de traduire l'enjeu profond désigné par ces deux oeuvres. Dans son étude de Bacon, Deleuze remarque en effet que la peinture semble en quelque sorte préfigurer ici un stade musical (38). Golding, quant à lui, n'a jamais caché son amour de la musique, "more immediate and emotionally engaging than writing" (Haffenden 105). Et lorsqu'il cherche à définir le sens de ses livres, les métaphores musicales lui viennent naturellement à l'esprit, comme si l'harmonie constituait l'ultime métaphore acceptable pour retranscrire cet ineffable auquel l'oeuvre d'art doit se conformer :
For all the complexity of literature there is a single point of the blazing human will. This is where definition and explanation break down. We must call on a higher language. The strength, profundity, truth of a novel lies not in a plausible likeness and rearrangement of the phenomenal world but in a fitness with itself like the dissonances and consonances of harmony. ("A Moving Target" 146).
24The Pyramid est un livre entièrement sur la musique. De plus, le long silence de douze années qui sépare ce livre du suivant (Darkness Visible), semble avoir été consacré à l'étude du piano (Haffenden 105). La musique est la plus haute des sagesses, car elle parvient à marier tous les contraires dans une forme qui ne peut par essence - contrairement à la trace écrite - se pervertir et s'égarer dans les méandres du fantasme et de l'idolâtrie. Le grand mythe égyptien de Platon, celui de Thot et de Thamous, tel qu'il est rapporté dans le Phèdre (274b seq.), pourrait ainsi donner une définition du tragique chez Bacon et Golding, à condition que l'on accepte d'entendre sous le terme de "tragique" ce que Nietzsche y mettait déjà, c'est-à-dire cette union de Dionysos et d'Apollon, de la folie et de la sagesse, du déchirement et du voile, des ténèbres et de la lumière, etc.
25Il y a une tragédie inhérente à la production de ces deux oeuvres, et c'est cette conscience aiguë de l'insuffisance de tout signe, cette conscience de la trahison du signifiant en regard du Signifié. D'où la nécessité de produire des équations du disparate, de mettre en jeu, comme l'"harmonie" par conséquent, des images dont l'autodéfiguration garantit en retour la sauvegarde de l'indicible (voir "Belief and Creativity" 202).
26C'est pourquoi enfin le chaos de ces oeuvres contient en germe un cosmos. La formule célèbre de Golding selon laquelle il serait "a cosmic optimist and a universal pessimist" (Haffenden 113) peut s'inscrire dans un tel contexte et peut être rapprochée de l'"exhilerated despair" dont Bacon dit ses oeuvres animées (Sylvester 83). Ce double mouvement paradoxal, d'être et de non-être, de chaos et de germination, d'apocalypse et de genèse, finit en réalité de réconcilier l'art anglais avec les grands courants de l'art contemporain, tels qu'ils ont été définis surtout par Kandinsky et par Klee. Pevsner avait sans doute raison d'une certaine façon quand il proclamait la mort de l'art anglais : car avec Golding et Bacon, l'art, dès lors qu'il renoue avec ses plus hautes exigences, ne peut plus être spécifiquement anglais. L'artiste, rompant avec tout un système de représentation, lui-même lié à une situation économique, sociale, morale et religieuse, ne se veut plus comme le metteur en scène d'un ordre donné, mais comme le metteur en jeu de la plus haute tension de l'esprit, où tous les extrêmes se conjuguent et où l'imagination de notre univers se creuse de ce Rien qui signifie le Tout, de cet invisible qui détermine le visible, de cet indicible qui noyaute l'écrit : "la forme est l'expression extérieure du contenu intérieur" (Kandinsky 223), c'est-à-dire l'imagination, la mise en image de sa plus profonde et irréductible "Nécessité Intérieure" (ibid. 226). La défiguration de Matty, qui répond sans cesse à un "must without instructions" (DV 55) signifie tout cela à la fois.
27Golding fait de ce point, par où le visible rejoint l'invisible, le thème fondamental de chacun de ses livres :
I think of a theme as that which exists as a first movement, a seed, as it were, the first tiny indication that somewhere, some time, provided you hold your breath and do nothing unpropitious, there floats in the air the spiritual, or should I say the ideal image, the imagination of a possible book. ("A Moving Target" 159).
28La véritable "imagination" - très proche en ce sens de la "Vorstellung" hegelienne, et en règle générale de tous les courants "idéalistes" - pourra donc se définir comme une mise en image, comme une mise en forme, de cette oscillation entre le chaos et le germe ("a seed"), entre l'inertie et la dissipation, entre la chute, le plongeon, ou le "dive" ("Belief and Creativity" 194) et l'élévation. Et c'est très exactement de cette manière que se conçoit l'art moderne : comme "la réponse à un vertige inaugural" (Maldiney 46), comme un véritable saut dans le "zéro des formes" (Malévitch), ou encore comme ce que Klee lui-même voit comme un "plongeon" dans le rythme (Klee 93), le rythme en question différant radicalement du rythme joycien, puisqu'il ne s'agit plus du tout de la relation tous azimuts de la partie au tout (Portrait 473), mais du point de tension où viennent se conjuguer tous les opposés. La défiguration des formes chez Golding et Bacon ne donne pas lieu pour autant à ce que Klee aurait nommé "un chaos intrinsèque" (ibid. 3) : ce saut dans l'indifférencié est en réalité le seul moment cosmogénétique envisageable.
29Il y a donc toujours au coeur des oeuvres de Golding et de Bacon une sorte d'éclair noir, de "black lightning" (Pincher Martin 177) qui vient déchirer les diagrammes constitués. En fait, le résumé de Deleuze concernant les tableaux de Bacon pourrait fort bien convenir aux livres de Golding : "on part d'une forme figurative, un diagramme intervient pour la brouiller, et il doit en sortir une forme d'une tout autre nature nommée figure" (100). Un tel diagramme n'est pas celui que Jocelin voudrait imposer à la cathédrale de The Spire, cette "pattern of worship" (10) qui va à l'encontre de la "patternlessness of life" que Golding dit s'efforcer de redécouvrir dans chacun de ses livres (Webster 15) ; c'est bien plutôt un ensemble de traits et de forces, de zones d'ombre et de lumière, de poussées et de retraits, qui replace l'édifice, ou toute construction, dans sa trajectoire initiale.
30"It's how you feel which is the genuine criticism," déclare Golding (Haffenden 102). Bacon affirme parallèlement : "the artist must be able to open up or rather, should I say, unlock the valves of feeling and therefore return the onlooker to life more violently" (Sylvester 17). Le jeu cruel (la cruauté d'un Artaud) qui nous est imposé dans la contemplation de ces oeuvres situe les styles de Bacon et de Golding aux antipodes de toute abstraction idéalisante. Dès lors qu'il n'est plus question d'enrober la vérité de l'oeuvre, l'inquiétude, le fouillis, la disharmonie, la discordance reviennent à l'honneur. Le seul critique digne de ce nom sera, disent Golding et Bacon, celui qui saura éprouver ce mélange de souffrance et de plaisir que procure l'ouverture vers un en deçà des abstractions. Il ne s'agit plus d'adorer la vie à travers une forme déterminée, à travers une image de la vie ; il s'agit au travers de ces oeuvres d'adorer la vie en tant que telle, la vie en soi et immédiatement, la vie dans ce qu'elle a de sacré, c'est-à-dire de plus profondément irréductible. Chaque tableau, chaque livre, s'efforce en réalité de n'être plus ni symbole ni métaphore, et, au travers de cet "effacement du métaphorique," que l'on retrouve dans la religion de Zoroastre comme chez Nietzsche (Pautrat 29-31), de faire signe vers l'origine de tout langage. Lorsqu'il traite de Bacon, Deleuze pense automatiquement au style gothique, et lorsque l'on sait l'attachement de Golding pour ce style (The Spire), on ne peut que s'interroger : la "désorganisation" de ces oeuvres ne serait-elle pas le fruit de cette recherche du contact avec ce que Worringer, étudiant précisément l'art gothique, nommait "la vivification de l'inorganique" (103) ? Il y a de l'Einfühlung chez Golding et chez Bacon, une sorte de sentiment d'appartenance à un Tout irréductible, et seule une totale désorganisation de l'ordre traditionnel britannique pouvait permettre à ce sentiment de s'exprimer.
31C'est en renouant avec cette inorganicité, c'est en rompant avec tous les mécanicismes, symbolisés par le réseau automatique reliant tous les tiroirs-caisse de Frankley's (DV 38-39), que ces oeuvres redéfinissent tout le champ de l'art anglais contemporain : Albion est défigurée, il est vrai, mais c'est sans doute ainsi que prend fin son splendide isolement et que l'oeuvre d'art anglaise revient dans son temps.
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Auteur
Université de Saint-Etienne
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