La cuisine de Jean Bruyérin-Champier : novations et emprunts
p. 179-192
Texte intégral
Toute ma vie, j’aye estimé debtes estre comme une connexion et colligence
des cieulx et de de la terre, un entretenement unicque de l’humain lignage,
je dis sans lequel bien tost tous humains periroient […].
Repraesentez-vous en esprit serein […] un monde sans debtes […]
De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu’une chienerie,
que une brigue plus anomale que celle du Recteur de Paris.
Rabelais, Le Tiers Livre, 3.
1Si l’on en croit Panurge, l’emprunt est une nécessité absolue, ce dont se nourrit le monde entier, le microcosme comme le macrocosme. L’alimentation, parce qu’elle n’est jamais figée, mais toujours vivante et créative, s’en nourrit tout autant – avec cette caractéristique qu’en cuisine, les emprunts ne se remboursent jamais. Cependant, il ne faudrait pas se laisser gagner par l’enthousiasme de Panurge. Pantagruel d’ailleurs le rabroue ; notre époque se méfie des dettes ; et Lucien Febvre nous a demandés, à nous historiens, de rejeter le concept d’emprunt, parce que tout emprunteur « combine, adapte, transforme », et finalement produit quelque chose de « composite et d’original à la fois ».
2Soit. Une lecture, très sélective et très orientée, du De re cibaria de Bruyérin-Champier1 nous montre que cependant la notion d’emprunt peut être opératoire, et que les emprunts ont contribué à élaborer ce quelque chose « de composite et d’original à la fois » qui est la cuisine française au temps du premier Valois-Angoulême.
Lire le De re cibaria
3Le De re cibaria est une somme, un monument au sens ancien du terme. En 22 livres, Bruyérin-Champier déroule une histoire à deux niveaux, une histoire parallèle : il décrit l’une après l’autre les nourritures et la manière de les utiliser dans l’Antiquité et, en contrepoint, ces mêmes nourritures et la façon de les consommer de ses contemporains.
4Bruyérin-Champier est médecin, et sa démarche est toute médicale. Il combine deux approches, toutes deux qualifiées d’expérience. La première expérience (experiencia), celle à laquelle il se réfère sans cesse, c’est l’expérience des autres, des auteurs anciens qu’il a longuement pratiqués et qu’il cite, de A (Athénée, Aristote, Aetius, Averroès…) à Z (Varron, Virgile, Xénophon) ; ce n’est pas cette compilation bien dans l’esprit humaniste qui nous intéresse, mais le fruit de la seconde expérience (experimentum), celle qu’il s’est forgée tout au long de sa vie professionnelle.
5Le De re cibaria est une encyclopédie qui entrecroisent deux temporalités : le temps long – historico-mythique – transmis depuis l’Antiquité et le temps court de sa propre expérience. Chaque fois que Bruyérin-Champier relève – « j’ai vu », « j’ai constaté que de nos jours » –, chaque fois qu’il écrit « hodie », « nunc », à chaque fois, nous, nous avons relevé le changement dont il a été le témoin.
6« À notre époque » est une expression qui revient souvent sous sa plume. Mais à quelle époque renvoie-t-elle ? Cette somme est-elle l’œuvre d’une vie ? Jean Bruyérin-Champier est un écrivain assez obscur, dans l’ombre de son oncle, plus célèbre, Symphorien Champier, et nous savons peu de choses de lui. Les grands dictionnaires biographiques l’évoquent peu, et mal : Didot (1855) écrit que l’ouvrage était consacré à l’hôpital de Francfort, alors qu’il était dédié à Michel de L’Hospital et réimprimé à Francfort. Sa carrière fut longue : il est immatriculé à la faculté de médecine de Montpellier en 1517, nommé médecin de François Ier vers 1536, et son livre est publié en 1560.
7À la toute fin de son ouvrage, il nous renseigne sur les circonstances de rédaction :
Voilà une trentaine d’années que j’entrepris cette alimentation, tout en en œuvrant aux côtés du roi François, premier du nom, et le plus grand des rois. Mais la fortune s’est comportée en marâtre, à la mort du roi qui encourageait et nourrissait nos études, mon enthousiasme à leur égard s’était refroidi. Si l’amour de ma patrie ne m’avait pas rappelé à l’œuvre commencée, puis interrompue, tout le produit de mes veilles aurait été perdu.2
8Il me semble que Bruyérin-Champier se soit mis à l’ouvrage vers 1530 – il est alors au service du cardinal de Tournon – qu’il l’a pratiquement achevé à la mort du roi, en 1547, et finalement publié sous le règne de son petit-fils, François II. C’est du moins ce qui se dégage de la lecture du livre : la plupart de ses observations, de ses rencontres et de ses expériences de voyages se rapportent à la décennie où il est au service de François Ier. Beaucoup de ses rubriques se concluent ainsi : mais nous en reparlerons plus tard, plus en détail, dans nos lectures à la cour. De quelles lectures s’agit-il ? Sans nul doute de ces débats ou discussions autour de la table royale auxquels il participe, et ses notices ont été, dans un premier état, des fiches préparatoires pour le débat oral.
9En 1560, un éditeur lyonnais le convainc. Il a sans doute réuni toutes ses fiches, qui fournissent la matière des livres 1 à 17 : le 17 sur le vin se termine par une longue épître au lecteur, qui semble clore l’ouvrage. On peut conjecturer qu’il a ajouté les derniers chapitres, c’est-à-dire les ouvrages sur les poissons, en s’inspirant largement du livre de Rondelet, paru à Lyon deux ans avant3.
10Bruyérin-Champier est un bon connaisseur de l’Italie : il y a des correspondants et amis, comme Paul Jove ou Giovanni Manardi ; il y effectue plusieurs voyages, surtout dans les années 1530, à la suite du cardinal de Tournon. L’Italie influence son discours sur alimentation, elle le structure même. Au cœur de son projet, il y a en effet la distinction des genres de vie et des modes de consommer. S’agissant de son temps, de son vécu, on attendait une opposition noblesse/roture. Il décrit des milieux de consommation divers, des paysans du Limousin et de la Bretagne aux courtisans, mais avec une polarisation sur le monde de la cour et de la ville qu’il oppose à la « plèbe ». Et dans le milieu des citadins policés, il s’attache plus particulièrement à ceux qu’il appelle les « gulae proceres, les palati delicatioris atque eruditioris4 », et même, en cédant à la mode italienne des superlatifs, les « palais éruditissimes ». Or ce sont eux, les experts en gueule, les connaisseurs, qui sont à la pointe des innovations gastronomiques ; à la cour, Bruyérin-Champier a observé leurs goûts, leurs désirs, il connaît toutes leurs habitudes, jusqu’à leurs allergies et leurs picas5.
11Au total, le livre de Bruyérin-Champier nous renvoie à une période finalement assez restreinte, 1530-1540, au cœur de la première Renaissance, à partir d’un excellent observatoire social pour qui recherche novations et emprunts.
Les cent nouveautés
12Elles se répartissent de la manière suivante :
Plantes potagères, racines : 27 %.
Condiments : 26 %.
Fruits : 25 %.
Viandes : 15 %.
Poissons : 11 %.
13Une centaine de nouveautés : ce n’est pas énorme. Sur 583 rubriques, 17 % contiennent l’indication d’un ou plusieurs changements, de statut très disparate. Parfois la nouveauté est totale, comme cette rubrique « Morue », qu’il ne trouve pas dans Galien ni Pline, puisque ce poisson était inconnu des Anciens. En grande majorité, il signale des nouveautés partielles : un changement dans le produit lui-même, ou bien dans la façon de le préparer.
14L’inventaire ne prétend pas à l’exhaustivité, cent peut être pris pour un chiffre a minima, d’autant qu’il ne prend pas en compte les boissons. À l’inverse, il peut être considéré comme un maximum, si on tient compte des nouveautés qu’il signale, et qui n’en sont pas. Par exemple, il cite le verjus comme une invention tout à fait récente, à moins que, dans son « latin de cuisine », « récent » ne s’applique à l’usage généralisé qu’on en fait6.
15Si Bruyérin-Champier risque d’exagérer, c’est par illusion rétrospective – « avant, cela ne se faisait pas » – plus que de volonté délibérée : sa formation médicale, on le sait, pousse à la néophobie, et il est loin de valoriser systématiquement les nouveautés.
16Je ne peux pas ici entrer dans le détail de la « nouvelle » cuisine de Bruyérin-Champier. J’ai choisi quatre thèmes : les légumes, les céréales, les apéritifs et les viandes maigres. Les deux premiers reprennent une catégorie de Bruyérin-Champier (un livre) ; les deux autres sont issus d’un regroupement transversal. Partant du postulat que le cuisinier est souvent dans la posture de Christophe Colomb – il ne découvre pas à proprement parler –, à quel horizon, à quelle sphère emprunte-t-il ? Et si l’innovation n’est pas issue d’un emprunt, à quel ressort la relier ?
Emprunts au potager
17Les nouvelles variétés potagères sont les suivantes :
Laitue blanche pommée
Scarole blanche
Scarole d’hiver
Chou de Milan
Fenouil
Cresson des jardins
Piment
Bourrache des jardins
Pimprenelle des jardins
Giroflée
Pourpier des jardins
Artichaut
Courge de Naples ou bonnet turc
Courge à filaments
Melons sucrins
Melons jaunes d’Espagne
Radis noirs
Scorsonère
Salsifis ou barbe de bouc
18Le catalogue des « herbes, racines et fruits rampants » repérés comme nouveautés n’offre, à vrai dire, rien de surprenant : on relève peu d’américains sinon le piment et deux courges, qui ne sont pas de la vieille famille des cougourdes indigènes. On est dans une ère végétale pré-américaine. Du seul légume largement connu alors, le piment, Bruyérin-Champier parle peu, et avec mépris7. Sa néophobie médicale s’exerce surtout à l’endroit des plantes du nouveau monde. Il enregistre donc les dernières arrivées de ce long mouvement des plantes et des graines d’est en ouest à travers la Méditerranée. Le melon fait partie des plantes voyageuses.
19Associer la venue du melon à l’expédition de Charles VIII en Italie n’est qu’une hypothèse sous la plume de Bruyérin-Champier. Sa suggestion est devenue un mythe alimentaire fondateur d’une rupture entre Moyen Âge et Temps modernes8. Mais l’anecdote contient peut-être une part de vérité : que sait-on des circuits de diffusion ? La méridionale que je suis a tendance à croire obligatoire le passage des plantes méditerranéennes par le relais des huertas du Comtat ou de Nîmes. Mais il y a eu d’autres circuits et d’autres acteurs que Bruyérin-Champier met en scène. Il mentionne à plusieurs reprises le rôle du relais lyonnais – et le melon parisien vient peut-être en droite ligne d’Italie. Quant aux provenances, elles ne sont pas seulement italiennes. À Lyon, dans le jardin de son oncle Symphorien, il a vu pousser des melons jaunes d’hiver dont les graines venaient d’Espagne et des raiforts ou radis noirs importés d’Allemagne.
20Ce qui en revanche est impossible à accréditer, c’est l’idée qu’une seule graine (ou un seul paquet, un seul envoi de graines) ait pu féconder une fois pour toutes les jardins français. Car l’acclimations est chose longue et difficile, et Bruyérin-Champier désigne le plus lourd problème du jardinier sous le nom de dégénérescence.
21Ce blocage majeur de toute l’horticulture au xvie siècle, et au-delà, mérite quelques réflexions. Ce que nous dit Bruyérin-Champier, à sa façon qui est celle des botanistes humanistes, c’est qu’on ne connaît rien de la reproduction ni de la sexualité des plantes, qu’on est incapable d’opérer une sélection généalogique. Il mentionne à plusieurs reprises la grande plasticité des populations : la dégénérescence, ou la mutation, du radis en navet, du chou en rave (et inversement), de l’oignon en cives. Nous savons, nous, qu’il existe deux types de reproduction : les plantes autogames (qui se fécondent elles-mêmes) évoluent moins et donnent des lignées pures. Or dans le catalogue de Bruyérin-Champier, hormis la laitue et le piment, les nouvelles variétés sont allogames. Elles ne se fécondent pas, entraînant une instabilité du génotype, un brassage constant du patrimoine génétique.
22La petite graine rapportée d’Amérique ou d’Italie est, elle aussi, un mythe ; renouveler durablement la production du potager exigeait sans cesse de nouvelles graines, venues d’ailleurs.
23Les emprunts sont donc constants, réguliers. Tous les trois ou quatre ans il faut changer de semence, plus fréquemment encore pour Olivier de Serres, pour qui les deux secrets du bon jardinage sont d’aller chercher des semences chaque année, et très loin9. Pour se procurer des « lignées pures » (stabilisées), Bruyérin-Champier (oncle) passe par un circuit court, quoique géographiquement long : il a ramené lui-même les semences, ou bien il les a obtenues de son réseau de correspondants. Dans la grande entreprise d’échanges culturels qu’est la Renaissance, il y a une intense circulation des hommes. Mais, comme il existe une République des Lettres, il existe aussi une « république » des graines.
24Si ces graines introduisent peu de nouvelles plantes, elles introduisent surtout de nouvelles variétés. Elles enrichissent le répertoire végétal par des légumes d’hiver : toutes petites laitues d’hiver, scaroles, cresson, courge, melon d’Espagne… Tous sont nouveaux en ce qu’ils sont produits à contre-saison. C’est que les graines ne voyagent pas seules : les méthodes d’horticulture ont suivies « d’Italie en Gaule », dont celle, essentielle, du blanchiment.
25Blanchir un légume, pour le jardinier, consiste à rendre les parties vertes de celui-ci plus blanches, et donc moins amères et plus tendres. Sont concernées des variétés nouvelles : la carde ou cardon, le fenouil, mais surtout des vieilles herbes – les poireaux et toute la famille des chicorées. C’est dans le secret des jardins clos, à l’entrée de l’hiver, que les pissenlits et autres chicorées sauvages se domestiquent et s’attendrissent, pour aboutir à ce qui se rapproche de notre scarole.
26Bruyérin-Champier détaille les techniques en usage qui toutes visent à recouvrir la plante, la protégeant du froid et surtout la privant de lumière : la butter, la recouvrir de terre (méthode la plus usitée) ou encore de paille ou d’un pot de terre. Ainsi le cardon : « En automne, on butte les tiges pour qu’il acquière une blancheur admirable et devienne très tendre, ce qui en fait un aliment encore plus précieux. Car il ne figure pas sur la table des pauvres10. » Il salue l’« artifice » de ces maraîchers, capables de « débarrasser la scarole d’une grande partie de son amertume. De sorte que maintenant tous, jeunes et vieux, la trouvent agréable crue, mangée en salade. »
27Dans cette grande conquête potagère, le transfert de technologies horticoles – l’emprunt – n’est qu’un moyen. Le ressort principal, c’est la demande des gourmets, la mode, l’air du temps : « Notre siècle reproche aux laitues vertes et brun foncé d’être fort amères, mais les grands gourmets apprécient maintenant la douceur des blanches à grosse tête, à feuilles multiples et bien pommées11. »
28Techniques délicates, au service d’un goût délicat et aristocratique. Ce que Bruyérin-Champier ne dit pas, c’est que ce changement de goût entraîne un changement complet de la technique de cueillette. Pour goûter le cœur de la plante, encore faut-il l’avoir entière et ne pas l’effeuiller au fur et à mesure des besoins en cuisine12.
Les céréales
29Dans l’ordre des changements, elles occupent le peloton de tête, à égalité avec les légumes (27 %). C’est une surprise. Si l’on en croit les livres de recettes, la nouveauté en matière de céréales ne peut prendre que la forme de l’appauvrissement et de la soustraction : la bouillie est condamnée. Pour Flandrin, la cuisine renaissante enregistre une baisse sévère des céréales traditionnelles et non panifiables ; seul le riz, plus aristocratique, tire son épingle du jeu.
30Le De re cibaria n’est pas un livre de recettes ; d’où l’intérêt de ce qu’il nous apprend sur l’évolution des usages des céréales : non seulement les secteurs de la boulangerie et de la pâtisserie progressent, mais la cuisine des grains existe bel et bien, sous des formes ou des usages renouvelés. Ainsi la fromentée :
Videant igitur qui ptisana ex tritico confecta (vulgus frumentata appellat) liberaliter utuntur. Scio enim nostratibus hanc forbitionem vel nitidioris vitae studiosis, admodum placere infima plebs ienunia quadragenaria quandocque solatur eo cibo.13
31Ou encore la semoule, « cette farine faite sans moulin », d’abord importée de Naples et de Campanie. Mais maintenant, dit Bruyérin-Champier, « On en fait dans la province de Narbonne, excellente et nous l’utilisons fréquemment14. » D’un emprunt on est passé à une production régionale, d’un transfert culturel à un transfert de technologie.
32L’orge subit aussi des avatars. Si la polenta (bouillie de farine d’orge) toujours recommandée par les médecins est en voie d’abandon, la céréale connaît d’autres utilisations. Torréfiée, c’est un produit que l’on vend par colportage « pour épaissir les jus de viande15 ». Mondé, l’orge sert à confectionner une boisson à la mode :
La tisane confectionnée avec de l’orge et de la racine douce, que l’on prescrit à ceux qui toussent et aux poitrinaires […]. À la Cour, elle est très appréciée des grandes dames lors des grandes chaleurs de l’été. […] on y ajoute du sucre et de l’amande pilée.16
33Tout en déplorant que cette tisane d’orgeat soit si mal faite par les cuisiniers et les confiseurs, il constate qu’elle est tombée dans le registre gourmand. L’énumération de ceux qui la confectionnent, les « cocis, seplasiaritis, mulieribus17 » – ces dernières étant les femmes qui assistent les malades –, en témoigne. Cette translation – c’est le mot choisi par Bruyérin-Champier – est le fruit d’une double transformation de la tisane d’une bouillie liquide à une boisson rafraîchissante, d’une boisson à base d’orge (d’où son nom) en boisson à base de lait d’amandes.
34Mais la « renaissance » des bouillies passe surtout par leur transfert dans le registre du sucré. C’est le cas de l’avoine :
De même, il y a un autre plat appelé avenatum apprécié aussi sur les tables les plus élégantes. On y ajoute du lait de vache, de chèvre ou d’amandes douces, ainsi que du sucre, ce qui lui donne un goût extrêmement agréable : il est absolument délicieux et très sain à manger, comme tous les plats de ce genre.18
35C’est le cas du riz :
Les cuisiniers le font cuire aussi tantôt avec du sucre, tantôt comme garniture de plats de service. […] On s’est imaginé que le riz fait grossir. […] À la cour et dans les grandes villes, certaines dames trop maigres mangent du riz très souvent […] en le prenant avec du lait et beaucoup de sucre.19
36Ainsi l’idée admise du déclin des céréales est-elle à nuancer. Certes, la grande cuisine en abandonne certaines, laissées au paysan – c’est le cas du millet et de tous les nouveaux millets (maïs ? sarrasin ?) que Bruyérin-Champier a bien du mal à distinguer. Mais par un mouvement compensatoire, elle s’enrichit de nouvelles préparations, de bouillies lactées et sucrées, par le jeu des emprunts géographiques, comme pour la semoule, ou par les emprunts au corpus des recettes médicales.
Les nouveaux apéritifs
37Le mot est médical. Bruyérin-Champier lui préfère celui de gulae irritamentum : un stimulant, un excitant, accompagnant en général le vin, à l’ouverture du repas. Ainsi définis, on n’aperçoit pas la nouveauté. Mais la gourmandise, nous prévient l’auteur, en a inventé de nouveaux, et il cite a l’appui des salaisons, deux de viande et deux de poisson – boutargue et saumon salé du Rhône et de la Loire. Comme ces apéritifs apparaissent presque intemporels et très actuels, ils valent qu’on y regarde de plus près.
38Le jambon est un premier exemple. Au temps de François Ier, voici le jambon gaulois détrôné par celui de Mayence. Non qu’on importe des jambons, mais on les prépare dans le royaume à la façon « des mayences ». La salaison commence par un frottage à sec de cinq jours, puis par une macération dans la saumure trois semaines. Deux techniques complémentaires sont mises en jeu pour l’affinage : soit l’ajout de sucre (les taverniers frottent les jambons au sel et au sucre), les deux saveurs se renforçant ; soit le fumage au feu de genièvre, suivi d’une dessiccation longue, de trois ou quatre ans. Ce qui fait la réputation de tels jambons, c’est leur calibre, mais surtout leur saveur et leur texture : il loue la fermeté de leur chair maigre, préférée pour la consommation crue, en début de repas. Comme la semoule, cette salaison est devenue une fabrication « délocalisée », naturalisée et si courante que le terme est devenu un générique : on ne dit plus les jambons de Mayence, mais « les mayences ».
39Le brésil est aussi en vogue, quoiqu’on ne soit pas sûr de son absolue nouveauté. Par une étymologie fantaisiste, Bruyérin-Champier le rattache à l’Amérique, alors que cette viande salée, couleur « de braise », était connue dans les marges orientales du royaume. La nouveauté ne consiste-t-elle pas dans le fumage, technique venue du monde germanique ? Et le bois de brésil, colorant rouge, n’est-il pas un nouvel additif alimentaire qui améliore l’aspect visuel des salaisons ?
40Comme le jambon, comme le brésil, la boutargue s’inscrit dans ce mouvement de tradition renouvelée. Elle se décline en version riche et importée, le caviar – là est la nouveauté –, ou en version indigène, à base d’œufs de toutes sortes de poissons gras : chevesne, loup, mulet… soit un type de préparation qu’on connaît depuis longtemps.
Escargots, tortues et grenouilles
Il y a plusieurs années, chez nous, on considérait qu’il fallait être une bête sauvage pour manger des escargots, des grenouilles, des tortues, et un âne pour manger des chardons. Mais maintenant, dans presque toute la Gaule, on les sert comme des plats délicats sur des plus grandes tables.20
41Mettons à part les chardons : on aura reconnu les artichauts. Avec les grenouilles, les escargots et les tortues, on tient trois produits phares des années 153021. La nouveauté tient ici à une brusque revalorisation de viandes maigres, et connotées jusque-là très négativement. Or, il observe que leur consommation s’accroît (« il y a quelques années, on mangeait aussi des tortues dans notre monde, mais ce n’est rien en comparaison22 »), qu’elle devient très consensuelle (sauf la grenouille, détestée des paysans) et que les façons de les préparer ou de les manger ont transformé ces chairs méprisées en plats délicats. Voici les escargots : la première fois qu’il a eu l’occasion d’utiliser des petites fourchettes en argent, c’était pour extraire des escargots de leur coquille ; les escargots en pâté en croûte sont un mets distingué. Voici les grenouilles : autrefois, on ne mangeait que les pattes de derrière ; maintenant, on les mange entières, sauf la tête, et les gourmets les dégustent avec du poivre, les jolies femmes au régime (grossissant) prennent du jus (?) de grenouilles.
42Bruyérin-Champier, qui s’intéresse à toute la filière alimentaire, des champs à l’assiette, nous montre aussi comme l’offre s’est ajustée à la demande : les escargots de vignes, issus de cueillette, sont très prisés, mais on en vend aussi qui sont élevés dans des fosses et engraissés ; les grenouilles pullulent autour des viviers (sauf s’il s’agit d’un vivier à brochets). Les tortues de garrigue sont très appréciées ; mais on diversifie l’approvisionnement avec les tortues d’eau, et surtout les tortues de jardin que l’on élève pour le désherbage. Il démontre incidemment comment une passion gastronomique engendre des spéculations, un élevage et aussi un commerce, comme celui des tortues d’eau, nombreuses dans les campagnes du Blésois, de la Touraine et du Poitou. On en capture, dit-il, dans les rivières pour les porter à la cour ou à Paris.
43Pourquoi cet engouement ? Nous avons le choix entre trois types d’hypothèse – qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre : la première hypothèse est l’explication religieuse, qui passe par la revalorisation des viandes maigres, viandes de carême ; la deuxième hypothèse est l’explication par le pur plaisir de bouche, ce que de Laigue nomme la « gulosité superstitieuse » ; la dernière interprétation est celle de Bruyérin-Champier qui affirme : « Nous croyons que de remèdes qu’elles étaient, elles sont devenues des plats de riches23. » Il s’interroge sur l’origine de ces remèdes et sur les vertus médicales présupposées de ces aliments. La tortue ? « Dans ce que j’ai lu de Galien, il ne dit rien de cet aliment, ni ses épigones, Aetius et Paul d’Égine24. » En revanche le sang de tortue est un bon contrepoison. La grenouille est aussi un contrepoison. Quant à l’escargot, sa chair est dure et difficile à digérer. La médecine ancienne est donc de peu de secours. D’où vient donc la réputation diététique de ces viandes ?
44Il me semble que le médecin Bruyérin-Champier, faute de trouver de réponse satisfaisante dans le corpus galénique, s’adresse à sa propre expérience : tous ces produits sont indiqués dans le traitement contre la phtisie, ou consomption – entendons les maladies pulmonaires25. Ils sont recommandés aussi dans certains régimes, les médecins ayant constaté que grenouilles ou tortues profitent aux gens maigres : « Les jolies femmes aujourd’hui usent du jus de grenouilles pour avoir un corps bene curato et succoso26. » Nous ne saurons pas si les jolies femmes de la cour obéissent à des prescriptions médicales, ou bien si leurs médecins ne font que suivre et accréditer la nouvelle diététique.
En guise de conclusion : le brochet, l’ortolan et le perroquet
45Ouverture culinaire, emprunts croisés, dynamique endogène… Beaucoup d’autres exemples sont à tirer de Bruyérin-Champier, mais ils ne modifieraient pas les quelques conclusions auxquelles nous sommes arrivée. S’agissant des emprunts géographiques, trois caractères sont évidents :
Ils sont de provenance variée. Le goût du sucre est introduit par les pâtisseries italiennes, mais aussi les confiseries et les confitures espagnoles. Si on admet que les trois principaux acteurs (ou traducteurs) des changements de goût sont le cuisinier, le pâtissier et le confiseur, alors on dira que le cuisinier s’inspire de l’Italie, que le confiseur va chercher ses « secrets » plutôt de l’autre côté des Pyrénées ; quant au pâtissier, faute d’indices probants, on donnera sa langue au chat. Le goût du sel et des nouvelles salaisons fumées vient des confins germaniques.
Ils sont réciproques, comme le confirme l’amoureux de l’Italie : « Les Milanais et ceux qui habitent au-delà du Po n’ont aucune aversion pour la cuisine française, qu’ils goûtent copieusement et avec plaisir27. » Mais les Milanais n’apprécient pas toute la cuisine française, de même que les Français n’adoptent pas passivement toutes les modes italiennes.
Ils obéissent à la règle de la réception différenciée et créatrice. Le brochet est un bon exemple, lui qui n’est guère apprécié en Italie, mais renommé en France… à condition de le consommer en France. Quand ils mangent des brochets à Milan, les Français « les trouvent à juste titre répugnants, et les recrachent après les avoir goûtés28 ». Jugement assorti de ce conseil culinaire :
Le grand art, en cuisine, est de les rendre assez fermes à la cuisson, car les Français choisissent surtout des poissons à chair ferme et se détournent de ceux qui sont mous. Il semble que nos cuisiniers aient appris cette préparation des Allemands ; car les plus riches condiments qu’on utilise aujourd’hui avec les brochets s’appellent sauce allemande.29
46Ne retenons pas de cette affirmation la preuve par l’appellation, toujours hasardeuse, mais observons ce jeu d’influences croisées et le « filtre » qui fait que le consommateur choisit parmi les propositions étrangères, il élit (la salade, la semoule, le veau blanc ou la sauce allemande) ou il rejette (le brochet, le potiron, le fenouil). Toujours, partout, il recherche « une traduction culturelle » qui satisfasse pleinement son palais.
47L’apport principal de Bruyérin-Champier est qu’il postule que les emprunts extérieurs ne sont pas les seuls responsables des changements de goûts. Il nous donne à voir une cuisine française travaillée par d’autres courants, des courants endogènes issus des échanges entre diététique et gastronomie. Reste à savoir si dans ces échanges c’est le médecin qui préside, ou bien le mangeur. Ceci est une autre histoire. Retenons cependant que pour le médecin Bruyérin-Champier ce souci diététique est un facteur essentiel des transformations du goût, facteur qu’il estime sans doute supérieur aux influences italiennes, comme l’illustre les destins culinaire qu’il prédit à deux oiseaux de luxe : l’ortolan et le perroquet. L’ortolan, cette « boule de graisse délicieuse », reste et restera une spécialité florentine. En revanche le perroquet va connaître un avenir gastronomique radieux, puisque « Certains médecins modernes, illustres, conseillent […] de manger des perroquets contre les maladies pulmonaires. […] L’époque viendra sans doute où ils seront dépeuplés par la gourmandise30. »
Notes de bas de page
1 Bruyérin-Champier Jean, De re cibaria. Libri XXII. Omnium ciborum genera, omnium gentium moribus, & usu probata complectentes, Lyon, Sébastien Honorat, 1560 ; trad. fr. Sigurd Amundsen : L’alimentation de tous les peuples et de tous les temps jusqu’au xvie siècle, Paris, Intermédiaire des chercheurs et curieux, 1998. Dans les notes qui suivent, la mention Amundsen renvoie à cet ouvrage, la référence à Bruyérin-Champier à ma propre traduction.
2 Amundsen, p. 650-651.
3 L’histoire entière des poissons, Composée premierement en latin par maistre Guilaume Rondelet Docteur regent en Medecine en l’universite de Montpelier, Lyon, Mace Bonhome, 1558.
4 De nombreuses références aux palais délicats et/ou éduqués, par exemple : livre XI, 18 ; livre XI, 42 ; aux maîtres ès gueule, par exemple : livre XV, 9.
5 C’est de Bruyérin-Champier que l’on connaît le goût de François Ier pour la tête de veau et celui du chancelier Antoine Duprat, mort en 1535, pour la viande d’âne.
6 Je doute aussi que les décennies précédentes n’aient pas connu le cavage des truffes avec une truie, ni la présure de carême élaborée à partir d’œufs de brochet.
7 « Les paysans l’utilisent comme poivre. Il est fortement échauffant, purifie la mauvaise haleine et les renvois nauséabonds. » (Bruyérin-Champier, livre VIII, 53.) Le traducteur le plus récent de Bruyérin-Champier, Sigurd Amundsen, traduit piment par grande passerage (p. 301), ce qui pointe une double difficulté : celle de Bruyérin-Champier à faire entrer parfois de force des nouvelles variétés dans des catégories botaniques anciennes et celle du traducteur à identifier des espèces non stabilisées.
8 Le melon figure comme culture ordinaire dans les statuts de Cavaillon depuis la fin du xve siècle. Les échanges méditerranéens se poursuivront après la génération Bruyérin-Champier : le chou-fleur est ainsi à venir.
9 Serres Olivier de, Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Arles, Actes Sud, 2001 [1re éd. Paris, Iamet Mettayer, 1600], p. 755 et 765.
10 Amundsen, p. 309.
11 Bruyérin-Champier, livre VIII, 5.
12 « Pour l’ordinaire usage […] convient prendre entièrement toute la plante, en l’arrachant ou en la coupant, afin de se servir de tout le bon d’icelle, dont le meilleur est en son milieu, ce que le vulgaire grossier ne fait, quand cuidant bien ménager se contente d’effeuiller le chou à mesure du besoin, mais par tel ordre n’en mange-t-il rien que d’endurci et presque sauvages […] si on coupe on a des tendrons (des brocolis) pour en manger à l’issue de l’hiver en potage ou en salade. » (Olivier de Serres, Le théâtre d’agriculture…, op. cit., p. 781.)
13 « Donc on en voit qui consomment largement cette tisane faite de blé, qu’on appelle communément fromentée. Car je sais que chez nous, ce plat plait beaucoup à ceux qui sont soucieux de se maintenir en bonne forme, comme au petit peuple qui a pour habitude de l’utiliser surtout en carême. » (Bruyérin-Champier, livre V, 1.)
14 Bruyérin-Champier, livre V, 1.
15 Amundsen, p. 213.
16 Bruyérin-Champier, livre V, 10.
17 Ibid.
18 Amundsen, p. 229.
19 Ibid., p. 230.
20 Bruyérin-Champier, livre II, 4.
21 L’affirmation de Bruyérin-Champier est indiscutable, beaucoup de contemporains signalant cette passion. Voir Singulier traicté contenant la propriété des tortues, escargotz, grenoilles et artichaultz, composé par Estienne Daigue, escuyer, seigneur de Beaulvais en Berry, [Paris], G. du Pré/P. Vidoue, 1530.
22 Amundsen, p. 95.
23 Bruyérin-Champier, livre XXII, 7 et 8.
24 Bruyérin-Champier, livre XXII, 7.
25 S’agissant d’un médecin à la cour des Valois, on ne peut s’empêcher de penser à la tuberculose qui marque cette dynastie.
26 Bruyérin-Champier, livre XXII, 8. On peut traduire ainsi : un corps « soigné et pulpeux ».
27 Bruyérin-Champier, livre II, 3.
28 Amundsen, p. 642.
29 Ibid.
30 Bruyérin-Champier, livre XV, 52 et 73.
Auteur
TELEMME UMR 7303-CNRS, université d’Aix-Marseille
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