Chapitre 5. La ligne claire perpétuée par (À Suivre)
p. 201-228
Texte intégral
1Dans les années 1970, quatre événements successifs impriment un tournant à l’histoire de la ligne claire. En 1970 et 1971, la publication des revues underground hollandaises Modern Papier et Tante Leny presenteert ! est marquée par la réappropriation subversive de la ligne claire, aussi bien que d’autres styles de la bande dessinée franco-belge classique. De 1975 à 1976, la dernière aventure complète de Tintin, Tintin et les Picaros, est sérialisée et pauvrement reçue du point de vue critique. En 1977, Rotterdam abrite une exposition substantielle sur Hergé intitulée « Kuifje in Rotterdam », dont le catalogue en quatre parties – réalisé par Joost Swarte, Har Brok et Ernst Pommerel – lance le concept de la « ligne claire » (« klare lijn » en néerlandais). Finalement, l’album Le Rendez-vous de Sevenoaks de François Rivière et Floc’h sort la même année et propose une ligne claire néoclassique.
2Ce chapitre se propose d’ajouter un cinquième événement à cette liste : le surgissement de la revue (À Suivre) en 1978, qui, d’une façon souvent discrète, jouera un rôle fondamental dans le relancement de la ligne claire, autant du point de vue du patrimoine iconographique et narratif du style qu’à travers des propositions concrètes pour son évolution dans la bande dessinée1. On peut ainsi souligner, au sein de la revue, les efforts de continuation de la mémoire historique du style à travers les références aux séries classiques, mais aussi dans le détournement des propositions esthétiques passées à travers la publication de nouvelles créations.
(À Suivre) et les deux types de relancement de la ligne claire
3(À Suivre) porte, pratiquement dès son début, un net intérêt esthétique et commercial à la ligne claire. Cet intérêt n’est pas prioritaire, puisque le magazine s’efforce avant tout de proposer l’œuvre de nouveaux auteurs rarement associés à la ligne claire2, comme Hugo Pratt et Jacques Tardi. Il est cependant perceptible à travers la publication des multiples bandes dessinées qui utilisent ce style – comme celles de Ted Benoît, Daniel Ceppi, Vittorio Giardino, François Rivière et Alain Goffin – et dans des références constantes aux auteurs et personnages classiques de la ligne claire. Ceci s’explique partiellement par un défi considérable dans l’histoire de Casterman : face à la décroissance du rythme de publication des nouvelles aventures de Tintin et, après la mort d’Hergé, à l’annonce de l’impossibilité de continuer Les Aventures de Tintin par d’autres créateurs (suivant le souhait de l’auteur aussi bien que celui de ses ayants droit), la maison de Tournai se voit contrainte, pour assurer les ventes des albums, de les relancer au travers de nouvelles éditions collectors, et d’élargir ce corpus par d’autres livres publiés autour de l’univers de Tintin. Pour garantir ce prolongement, Casterman place dans plusieurs publications des annonces liées à Hergé, notamment dans (À Suivre), et y propose des articles critiques et historiographiques sur l’œuvre du père de Tintin, aussi bien que sur celle de ses collaborateurs les plus proches, tels que Bob De Moor et Edgar P. Jacobs.
4Cette détermination à canoniser la ligne claire, en profitant du terme créé par Joost Swarte un an avant la sortie du premier numéro d’(À Suivre), a bien évidemment pour base des intérêts économiques, mais a comme conséquence le renforcement du statut de Tintin, d’Alix et de Blake et Mortimer en tant que classiques intemporels de la bande dessinée européenne. Ceci est visible, par exemple, dans la publication d’un hommage ému lors de la mort d’Hergé3 et du hors-série Hergé en 1983 ; dans des annonces des éditions de luxe d’Alix (1978), de Quick et Flupke (1978) ou de Tintin (1980 et 1984) ; dans les mentions de l’autobiographie de Jacobs (1980) ou de la publication de livres théoriques comme Le Monde d’Hergé de Benoît Peeters (1984) ; et dans d’innombrables clins d’œil, références, articles ou parodies dont les auteurs de la ligne claire et leurs personnages seront l’objet.
5En même temps, Casterman comprend bien que l’âge d’or de la ligne claire est passé et que de nouvelles stratégies graphiques et narratives établissent le zeitgeist de la bande dessinée à ce moment, notamment celles proposées par certains auteurs qui domineront (À Suivre) du début à la fin de sa publication, tels que Hugo Pratt, Jacques Tardi, F’Murrr ou Comès. Pourtant, cette nouvelle ère n’exclut pas des approches innovatrices à la ligne claire, comme celles de Joost Swarte et de ses co-créateurs dans le contexte de l’underground hollandais des années 1970 – entre autres, l’équipe de Tante Leny presenteert – mais aussi celles de Ted Benoît, qui y insufflera un vent postmoderne, et de Vittorio Giardino ou Floc’h, qui offriront une ligne claire néoclassique. (À Suivre) sera ainsi la plateforme privilégiée pour le relancement de la ligne claire à travers le travail de cette génération d’auteurs, qui y verront leurs bandes dessinées publiées, mais aussi des entretiens et des articles critiques sur leur travail.
« La bande dessinée lui doit tout » : Hergé et les auteurs de la ligne claire classique dans (À Suivre)
6Pour comprendre comment (À Suivre) promeut le maintien de l’importance économique et culturelle de la ligne claire classique, il importe de considérer comment l’objectif de prolonger sa mémoire peut s’articuler avec la proposition, par la revue, de nouvelles esthétiques pour la bande dessinée. À certains égards, la maison Casterman incarne un conservatisme politique et social qui suscite des réticences vis-à-vis de la publication de ces nouvelles esthétiques, et nombreux sont les auteurs d’(À Suivre) à avoir dénoncé cette hésitation lors de leur premier engagement. Néanmoins, dès la naissance du projet, son rédacteur en chef Jean-Paul Mougin proposa une solution de compromis entre la tradition et le neuf. Comme se le remémore Daniel Torres :
Deux éléments essentiels à mes yeux se combinaient : d’une part Casterman symbolisait une ligne éditoriale classique dans l’esprit de Tintin – que je lisais lorsque j’étais petit –, et d’autre part, (À Suivre), par sa vision très européenne de la bande dessinée, me paraissait synonyme d’avenir4.
7Pour maintenir le lien avec cette ligne éditoriale classique et servir le projet économique global de Casterman, (À Suivre) ménage des références constantes aux séries de l’âge d’or de la ligne claire, notamment celles qu’a prépubliées la revue Tintin. Bien que des dizaines de personnages de ligne claire dont les albums étaient publiés par d’autres maisons d’édition soient constamment évoqués (tels que Blake et Mortimer5 et Dan Cooper6), les personnages « maison » ont toujours, pour des raisons économiques évidentes, une visibilité beaucoup plus importante. Alix et, surtout, Tintin sont les grandes cibles de ces renvois, et leur caractère universel et intemporel est particulièrement souligné à travers des articles, annonces, hommages éditoriaux ou simples clins d’œil. Un regard plus approfondi sur ces deux exemples en particulier est bien révélateur de la stratégie d’(À Suivre) à cet égard.
8Alix est présent de trois façons dans la revue : dans des publicités pour les nouveaux albums de la série publiée par Casterman, comme à l’occasion des Proies du volcan (dans le numéro double 6-7, juillet-août 19787) ; dans maintes annonces qui promeuvent des éditions de luxe des albums classiques (comme celui de l’intégrale des premières trente années du personnage par Rombaldi, occupant la page 64 entière du numéro 58, novembre 1982) ; et, finalement, dans des articles et dossiers historiographiques qui essaient de renforcer le rôle du personnage dans le canon de la bande dessinée franco-belge classique. Le plus intéressant de ceux-ci est probablement « Alix : archéologie d’une bande dessinée », publié dans le numéro 72 (janvier 1984, p. 19) et qui se propose de donner un compte rendu du livre sur Jacques Martin que Casterman vient de sortir à cette époque (Avec Alix, écrit par Thierry Groensteen). Bruno Lecigne, qui un an avant avait publié la plus exhaustive des œuvres sur la ligne claire écrites dans les années 1980, Les Héritiers d’Hergé8, signe le premier article de ce dossier sur Martin, qu’il appelle l’« autre maître de l’école hergéenne » et « le plus “flaubertien” des auteurs de bande dessinée ». Dans ce texte, il renforce le sens d’école de la ligne claire (bien qu’il n’utilise pas directement l’expression de Swarte), en rapprochant Martin et Hergé et en soulignant même l’influence que le premier aura sur les studios du second :
[S]a contribution aux « Aventures de Tintin » est loin d’être négligeable. L’Affaire Tournesol, pour ne citer que celui-ci, est le plus « martinien » des albums d’Hergé : on y retrouve par exemple le motif obsédant chez Martin de la création d’armes nouvelles destinées à ravager le monde9.
9Cette importation de la ligne claire par (À Suivre) est encore plus manifeste dans les références à Tintin, qui est sans aucun doute l’image de marque la plus forte de Casterman et le symbole suprême d’une certaine bande dessinée à laquelle les jeunes auteurs de l’époque réagissaient toujours, soit par adhésion, soit par rejet, soit par détournement. Tintin apparaît, comme Alix, sous plusieurs formes, mais il est encore bien plus présent que le héros de Martin. On pourrait même dire qu’il figure dans presque dans tous les numéros d’(À Suivre), d’une façon ou d’une autre : pour citer une annonce à une nouvelle collection de timbres belges inspirés du personnage d’Hergé, « Tintin est partout partout partout… » (AS no 24, p. 74). Tout d’abord, dans des annonces pour des éditions de luxe des albums, comme les « Archives Hergé » de Casterman (AS no 11, p. 2), ou la série éditée par Rombaldi (AS no 80, p. 21), destinés à remplir les bibliothèques des collectionneurs puisque de nouveaux albums ne surgiront plus, étant donné la décision récemment prise par les ayants droit d’Hergé de ne pas autoriser, après la mort de l’auteur en 1983, la continuation de ses séries10. Dans le même esprit, par exemple, (À Suivre) annoncera dans son numéro 25 la re-sérialisation du Sceptre d’Ottokar dans l’hebdomadaire Tintin, accompagné d’une rubrique « Gazette de Moulinsart », qui « permet de découvrir des documents rares, réalisés par Hergé » [Ill. 44]. Au niveau des annonces et commentaires sur des parutions, pourtant, la présence la plus commune est celle d’ouvrages théoriques et critiques sur Tintin. C’est en effet pendant la publication d’(À Suivre) que seront lancées les premières études théoriques significatives sur l’œuvre d’Hergé, et toutes mériteront un espace privilégié dans la revue. Dans la page 2 du numéro 72 de janvier 1984, Le Monde d’Hergé de Benoît Peeters est proposé comme un « merveilleux cadeau » approuvé par Hergé, tandis que dans AS no 95, p. 95 (1985), l’auteur de ce « cadeau » offre à son tour un virulent compte rendu de Tintin chez le psychanalyste de Serge Tisseron, ouvrage qui alourdirait « la bibliothèque hergéenne sans l’enrichir le moins du monde ».
Ill. 44. Annonce de la re-sérialisation du Sceptre d’Ottokar (AS no 25, p. 38).

10Comme pour Alix, le matériel le plus fécond pour comprendre l’importance et la fonction de la citation de Tintin dans (À Suivre) est l’ensemble de textes critiques et historiques publiés dans la revue, au fil des années, sur le personnage d’Hergé. Quatre documents en particulier méritent une attention spéciale en tant qu’illustrations de la volonté constante d’hommage à Hergé : l’entretien avec l’auteur par François Rivière, « Les Livres de Hergé » [sic] (AS no 11, p. 24-25) ; l’article « La préhistoire de Tintin » (AS no 23, p. 46-47), où Philippe Muray défend l’idée qu’« une nouvelle ère commence : celle de l’archéologie foisonnante de l’œuvre d’Hergé » ; le dossier « Les Années Tintin » (AS no 77, p. 92-93), qui accompagne la parution du livre de Jean-Marie Apostolidès Les Métamorphoses de Tintin et où l’on affirme que « nous n’en sommes qu’aux prémices de l’exploration de l’univers hergéen » ; et, surtout, le gros hors-série exclusivement dédié à Hergé, publié en 1983 lors de sa disparition.
11Ce dernier est spécialement symptomatique du désir d’associer (À Suivre) à l’héritage d’Hergé et à l’histoire de la ligne claire, et ceci est visible dès l’éditorial écrit par Benoît Peeters :
Hergé a apporté à la bande dessinée plus qu’il n’est possible d’imaginer. Du matériau pauvre et grossier dont il disposait en 1929, il a tiré un moyen d’expression parfaitement accompli. Son graphisme était maladroit, il est devenu exemplaire. Sa technique narrative était rudimentaire, elle est devenue un modèle d’efficacité, d’une justesse miraculeuse. Avec lui, s’invente le roman en images.
AS spécial Hergé, 1983, p. 3
12L’utilisation de l’expression « roman en images » par Peeters n’est pas innocente. L’association du mot « roman » à la bande dessinée est en large partie une conquête de Casterman, d’abord à travers la publication en 1975 de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt [voir l’encadré « Le roman en ballade »] et, ensuite, par le projet éditorial d’(À Suivre) conçu par Jean-Paul Mougin.
13Le texte de Peeters souligne aussi le caractère évolutif de la carrière d’Hergé : c’est-à-dire que la forme plutôt achevée de Tintin, du point de vue de la construction des personnages, de la grammaire visuelle et narrative des récits, etc., ne s’est figée qu’après des années de modifications, de perfectionnement. Cette vision métamorphique du travail d’Hergé, dans le cadre de cet éditorial, implique aussi une croyance que cette évolution ne s’arrête pas avec la mort de l’auteur et qu’(À Suivre) est le résultat naturel de l’évolution de ses approches narratives, voire de son style :
Avec ce numéro-hommage, nous voudrions nous acquitter d’une partie de la dette que nous avons contractée envers Hergé. À la lecture de ces pages, on se rendra compte de l’incroyable qualité de présence de l’univers hergéen. Nos imaginaires à tous se sont trouvés marqués de la façon la plus décisive par cette œuvre pourtant si simple que certains critiques distraits ont pu la croire réservée aux enfants. Ce numéro n’est pas un numéro d’adieu ; c’est un numéro de découverte. Les acquis du travail d’Hergé sont en place. Ils resteront.
AS spécial Hergé, 1983, p. 3
14Bien qu’il serait naïf de lire les éditoriaux d’(À Suivre) (ou ceux de tout autre magazine) comme représentant une voix homogène de tous les contributeurs, ce « nous » qu’emploie Peeters correspond non seulement à une génération de créateurs de bande dessinée qui s’inspirent, d’une façon ou d’une autre, de Tintin, mais aussi spécifiquement aux auteurs d’(À Suivre) qui en accusent l’héritage, à travers la manifestation d’une volonté d’émulation ou de détournement. Une des modalités d’expression qui attestent le mieux l’importance d’une figure dans la culture populaire ou érudite est la parodie ; or, (À Suivre) est aussi une des plateformes privilégiées pour les commentaires graphiques humoristiques sur Tintin. Si, d’un côté, la parodie des personnages d’Hergé dans le magazine montre une envie d’actualiser le paradigme de la bande dessinée, elle révèle également qu’ils sont tout aussi présents dans le réseau des références des auteurs d’(À Suivre). Parfois la comédie autour de Tintin est le fruit d’un simple élan comique : dans un strip [Ill. 45], par exemple, Mandryka plaisante avec certaines conventions de la bande dessinée, comme celle qui amenait le Milou des premières aventures de Tintin à parler avec son maître11. Mais parfois la parodie est beaucoup plus susceptible d’une interprétation méta-bédéique : une planche très parlante du Chat de Philippe Geluck [Ill. 46, et voir l’encadré « La double vie du Chat de Geluck »] révèle non seulement que les personnages de bande dessinée contemporaine sont toujours des versions recyclées et actualisées des personnages classiques, mais que, en fait, derrière Tintin il n’y a rien. Sans considérer Tintin comme le premier personnage de bande dessinée, Geluck suggère pourtant que le paradigme qu’Hergé offre est, en réalité, le degré zéro de la bande dessinée contemporaine sur lequel les auteurs construisent leur nouveau projet pour le neuvième art.
15Il arrive aussi qu’(À Suivre) emprunte les personnages des Aventures de Tintin pour en faire des mascottes du magazine : c’est le cas des Dupondt dans le dossier « Avec qui partir en vacances ? », où ils sont les stars de la rubrique « Les Dupondt ou le doublement phallique » (AS no 19-20, p. 84).
Les références à la ligne claire avant et après Hergé
16Les références à la ligne claire dans (À Suivre) ne s’épuisent cependant pas dans l’univers strict de Tintin, mais s’élargissent à toute l’histoire de ce style, depuis le début du xxe siècle et jusqu’aux auteurs des années 1970. Ainsi, on peut y trouver aussi bien des articles sur Benjamin Rabier, « celui que même Hergé reconnaît pour maître » et dont « la filiation est évidente » (AS no59, p. 65), et sur Alain Saint-Ogan (AS no206, p. 144)12, que des textes et références aux maîtres modernes de la ligne claire travaillant en dehors d’(À Suivre). La présence de ces derniers auteurs dénote une conscience historique extraordinaire, qui permet à la revue d’assumer un rôle précis dans le recyclage d’une tradition. Joost Swarte, le créateur du nom du style, est un des auteurs « externes13 » les plus cités, et ses dessins sont disséminés à travers les pages d’(À Suivre) à plusieurs occasions, faisant même la couverture d’un des six hors-séries : « Architectures de bande dessinée » (1985). On peut trouver, par exemple, un dessin de Swarte suivant la ligne claire la plus classique pour accompagner un article intitulé « Images de la république des bananes » sur la bande dessinée et le rock (AS no 78, p. 78), mais surtout un grand texte, « Swartissimo » (AS no 76, p. 92-93), écrit par Claudine Legardinier pour célébrer la sortie de l’album Hors-série chez Futuropolis. Dans ce texte, on souligne que Swarte ne peut pas être compris seulement en faisant référence à la ligne claire et à Hergé, mais on rappelle aussi que, indéniablement, l’une des richesses de l’œuvre de l’auteur est sa capacité de faire « des allers et retours subversifs avec le style d’Hergé ».
17Les ramifications intertextuelles de la ligne claire s’étendent cependant encore plus loin dans (À Suivre) et atteignent parfois des paroxysmes de dévouement pour le style. Un aperçu de cette dévotion est visible dans un article sur un sculpteur de personnages de bande dessinée, Jean-Marie Pigeon, qui s’est spécialisé dans la ligne claire (AS no 95, p. 43-44). Questionné par Xavier de Fouchecour, il identifie Hergé et Swarte comme ses dessinateurs préférés, mais explique aussi d’autres projets récents, comme les sculptures de Ray Banana de Ted Benoît et de Phil Perfect de Serge Clerc14.
Ill. 45. Strip comique intégré dans le dossier humoristique « Cessez de me suivre ou j’appelle un agent » (AS no 23, p. 76).

Ill. 46. Planche du Chat de Philippe Geluck (AS no 127, p. 94).

« Trouver un relais à Hergé15 » : Vers les nouvelles lignes claires
18Bien qu’(À Suivre) soit irrigué de références à la ligne claire, qui récupèrent et prolongent le mythe du style d’Hergé et de ceux qui l’ont suivi, ce sera avec des propositions créatives qu’elle inscrira son nom dans l’histoire du style. De tous ceux qui ont actualisé la ligne claire dans la revue, comme Ted Benoît, Vittorio Giardino, Daniel Ceppi et Alain Goffin (en collaboration avec François Rivière), ce sera le premier qui expliquera le mieux son propre rôle dans l’œuvre de la génération des « héritiers d’Hergé » : dans le numéro 36 (p. 17-19), on peut trouver une espèce de manifeste du style, où Benoît essaie de répondre à une question tout à fait pertinente vu l’état encore embryonnaire du concept, « Mais qu’est-ce donc que la ligne claire ? » :
La « Ligne Claire » est en soi un titre-manifeste, qui témoigne d’une approche graphique, esthétique et narrative héritée de Tintin. Il ne s’agit pas d’un simple plagiat, mais de l’adoption d’un langage commun, celui de Hergé, dont l’œuvre constitue aujourd’hui une référence culturelle pour pas mal de générations. L’adopter, c’est refuser le flou artistique au profit d’une définition claire, voire moderne, du récit et du graphisme en bande dessinée. Dans la préface de mon dernier album [Vers la ligne claire], une phrase de l’illustre peintre hollandais Pierre van Genderen, définit cette tendance : « La Ligne Claire ne peut être exécutée que par un trait à l’encre d’une extrême sobriété, qui indique les contours de l’objet ou du personnage représenté de telle sorte que le lecteur a une image du personnage ou de l’objet aussi bien que de leur situation dans l’espace et de ses détails. »
19Cette approche théorique de la ligne claire sera complétée par Ted Benoît dans (À Suivre) avec la création d’un personnage, Ray Banana, qui deviendra vite une mascotte du magazine, malgré le caractère éphémère du phénomène16. Son apport à la ligne claire devra se lire à travers une compréhension du mouvement esthétique dans lequel il s’insère et qui marque indélébilement la production artistique dans les années 1980 : le postmodernisme. La diégèse de Ray Banana est ainsi conçue de façon à troubler la lecture et la compréhension des événements aussi bien que des enjeux psychologiques de l’histoire. Au contraire de Tintin, Banana est un personnage nihiliste, désorienté, oisif et sans foi dans le monde, ses structures et ses systèmes.
20Le graphisme de la série est, cependant, parmi les plus classiques qu’on puisse trouver dans (À Suivre), et ceci est particulièrement révélateur de la volonté d’une certaine continuité stylistique de la ligne claire tacitement établie dans la revue. Éminemment éclairante à ce propos est la correspondance entre Alain Baran, Didier Platteau et Ted Benoît sur la colorisation de Cité lumière, la deuxième aventure de Ray Banana sérialisée à partir du numéro 83. En effet, le Studio Hergé, à une époque où il ne lui restait plus grand chose à faire17, a été engagé pour cette colorisation, un projet ayant eu l’approbation directe d’Hergé moins d’un an avant sa disparition, comme l’annonce Alain Baran dans une lettre à Didier Platteau :
J’ai le plaisir de te confirmer que Hergé a marqué son accord sur la proposition de Ted BENOIT dont mention sous rubrique. Comme convenu, nous programmons le début des travaux de coloriage pour le courant du mois d’août prochain. [Ill. 47]
Ill. 47. Lettre d’Alain Baran à Didier Platteau, 1er juillet 1982, archives Casterman.

21Cependant, le Studio Hergé exigeait à tout prix l’anonymat, comme le montre cette autre lettre de Didier Platteau apprenant à Ted Benoît le succès des négociations entre Casterman et le Studio Hergé à ce sujet [Ill. 48] :
Il est convenu que la référence « Studio Hergé » ne sera mentionnée nulle part (donc pas de pourcentage sur les droits d’album). Si ce coloriage restera anonyme officiellement, il est entendu qu’il pourra en être fait état verbalement.
Ill. 48. Lettre de Didier Platteau à Ted Benoît, 24 juin 1982, archives Casterman.

22Cette réquisition peut être comprise, d’un côté, par l’intention de ne pas déclencher une question de droits d’auteurs qui n’intéresserait à personne à ce stade et de ne pas révéler au public général le manque de projets d’Hergé qui amenait le Studio à accepter des tâches réputées moins honorables, d’ailleurs assumées comme nouvelles dans son portfolio (« Je me réjouis de cet accord probable, le premier du genre du Studio Hergé18 »). Mais elle doit être entendue aussi comme un éloignement générationnel et une dissidence esthétique : Casterman et le Studio Hergé comprenaient que ce que faisait Benoît était, et en même temps n’était pas, la ligne claire d’Hergé. La colorisation homogène avec la palette hergéenne de Cité lumière était ainsi une marque de continuité par rapport au passé, mais ne pouvait pas sortir des coulisses vu la direction postmoderniste du récit protagonisé par Ray Banana.
23Au niveau de la construction des personnages de ligne claire, Thierry Laudacieux, protagoniste du Réseau Madou et La Mine de L’étoile d’Alain Goffin (scénarisé par François Rivière), était loin du personnage fragmentaire et nihiliste de Benoît et plus proche de la ligne claire d’Hergé, mais il maintenait une inspiration postmoderniste dans la façon dont il oblitérait souvent l’impulsion réaliste de Tintin. Ceci est visible, par exemple, dès la caractérisation du personnage, qui porte une houppe stylisée d’un équilibre douteux [Ill. 49].
24Daniel Ceppi et Vittorio Giardino, au contraire, correspondent à une autre approche de l’expansion du style dans le cadre d’(À Suivre) : le néoclassicisme. Celle-ci n’implique pas nécessairement un exercice d’émulation de la ligne claire d’Hergé, mais plutôt une mise à jour graphique et culturelle d’un style qui, pourtant, et au contraire de la ligne claire postmoderniste, est utilisé pour sa finalité originale : celle de permettre de raconter une histoire de façon directe, linéaire, engageante. La plus significative contribution de Ceppi pour (À Suivre) sera sa série Une aventure de Stéphane (publiée d’abord en noir et blanc et, à partir de 1980, en couleurs), où l’idée d’actualisation classique de la ligne claire est basée surtout sur deux aspects : la modulation graphique dans certains détails, qui évite souvent les lignes ininterrompues de Tintin pour créer un contraste entre les ornements et le décor, homogènes et monolithiques, et le visage des personnages maltraités par la vie ; et l’introduction de nouveaux éléments référentiels – interdits dans les revues de l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge mais appréciés dans le cadre d’une publication qui se voulait « adulte » – tels que la consommation de drogue, la prostitution, le crime pratiqué par le héros. Cet ultra-réalisme, qui dépasse largement celui proposé par Hergé dans ses séries, est, selon Lecigne, une des plus importantes contributions de Ceppi à la ligne claire néoclassique :
Le statut du réel n’est pas remis en cause ; au contraire, le vernis contemporain lui fournit un surcroît de crédit. L’exotisme moderne se veut un exotisme-vérité, celui des vols en charter et du regard ethnologisé. Fini l’Orient doré et les monuments séculaires, il faut se retremper dans la réalité-réelle (fût-elle crasseuse) dont nous prive l’évaporation télévisuelle et – bientôt – la transparence des hologrammes. Ainsi, l’évolution thématique dont témoignent les péripéties de Stéphane de la Turquie à l’Afghanistan ne manifeste pas une rupture artistique mais opère au contraire une redistribution des signes du véridique, du vraisemblable. La vieille mythologie n’est plus crédible. Les savants fous de Jacobs font rire – ils ont nourri le procès du mouvement parodique. Et bien soit ! L’anti-exotisme sera le relais de l’exotisme désuet. Il s’agit en somme d’un néo-classicisme progressiste. Il faut gérer le capital réalistique avec des méthodes actuelles. Ce nouvel effet de registre est, si l’on veut, le véritable néo-classicisme19 […].
Ill. 49. Détail de la couverture de l’album La Mine de l’étoile (Alain Goffin & François Rivière, Casterman, 1984).

25Cette hyper-réalité où se mouvait Stéphane était la même peuplée par d’autres personnages « adultes » de l’époque, tels que Professor Palmboom de Dick Briel, ou Sam Pezzo et Max Fridman de Vittorio Giardino. Bien que cette dernière série ait été responsable de l’affirmation de Giardino parmi le groupe d’auteurs qui a relancé la ligne claire en Europe, ce sera à travers d’autres projets qu’il laissera sa marque dans (À Suivre) : Jonas Fink et les histoires courtes de Vacances fatales. Dans cette dernière œuvre, profondément humaniste, une lecture tabulaire révèle une des plus importantes contributions de Giardino pour la ligne claire néoclassique, qu’il est impossible de ne pas mettre en corrélation avec une révolution plus importante en Europe conduite par un autre auteur italien de bande dessinée, Guido Crepax. Travaillant dans un style totalement éloigné de la ligne claire, ce créateur, principalement à travers les bandes dessinées de sa série iconique Valentina (1968-2003), commence à jouer avec les conventions de la disposition des pages et des cases à partir des années 1960, et offre un modèle inspirateur de subversion graphique. En abandonnant la disposition de cases classique, Crepax s’éloigne de l’exercice à contrainte que toutes les bandes dessinées en ligne claire impliquent et se tourne vers une logique de mise en page qui sert l’histoire, et jamais le contraire. Ce que caractérise Vacances fatales est la capacité d’importer partiellement cette versatilité dans un style classique : Giardino le fait surtout à travers l’introduction d’une myriade de cases de formes inhabituelles (cf. Ill. 50, où certaines cases prennent la forme d’arches arabisantes, en harmonie avec l’ambiance du Maroc où se passe une partie de l’histoire de l’histoire « Délicat frisson »), présentant souvent des lignes sinueuses qui évoquent une esthétique art nouveau, un style qui regagnait aussi de la notoriété ailleurs dans (À Suivre), notamment dans Les Murailles de Samaris de Benoît Peeters et François Schuiten. Dans d’autres histoires, telles que « Humide et lointain » et « La Troisième Vérité », Giardino utilise des cases de taille inégale dessinées avec des lignes droites, mais avec plusieurs côtés, rejetant les formes classiques et investissant dans une large quantité d’angles qui forment des puzzles insolites sans strips réguliers. Dans une anthologie récente des bandes dessinées de Giardino, Luca Raffaelli, bien que ne trouvant pas ces formes inhabituelles surprenantes, ne voit pas de contradiction entre elles et la grammaire visuelle de l’auteur qui reste très classique, prouvant ainsi que la discrète introduction de ces nouveautés dans la ligne claire est non seulement effective mais aussi importante :
Il y a quelque chose de classique dans sa façon de dessiner qui laisse les ambiances et les personnages suspendus dans le temps, dans un passé dont on ressent plutôt le drame et la commotion que de la nostalgie. La construction de ses planches prévoit une variation infinie dans la disposition de cases20 […].
26Si cet investissement dans une « variation infinie dans la disposition de cases » est partagé par d’autres innovateurs de la ligne claire ayant publié dans (À Suivre), comme Daniel Torres, Giardino a introduit dans ce style une autre variante qui passe par l’attachement aux détails : l’alliance de lignes uniformes fortes et la colorisation homogène de formes délimitées, avec des portions de l’image qui sont par contraste hautement détaillées et modulées, ce qui permet le maintien d’une grande lisibilité, mais aussi une augmentation du réalisme. Ceci est évident aussi bien dans le portrait des personnages que dans le développement des fonds, qui assument souvent la forme de dessins pointillistes. Dans Jonas Fink – L’Enfance, par exemple, les personnages en ligne claire contrastent intensément avec le fond flou peint en aquarelle. Cet éclectisme à l’intérieur du langage graphique de Giardino révèle une affiliation partielle avec la ligne claire et constitue, selon Sergio Algozzino, la « réponse italienne la plus convaincante à la ligne claire classique21 ». Mais, surtout, c’est dans la façon dont la clarté de la représentation est au service de la narration que l’on peut trouver la ligne claire chez Giardino :
Giardino, comme Floc’h, est loin de l’extrémisme plasticiste de Swarte, et la « ligne claire » l’intéresse parce qu’elle lui permet de rendre évidents et immédiats les éléments narratifs de ses […] histoires (normalement policières), pouvant exclure ceux qui ne servent pas le récit d’une façon beaucoup plus grande que ce qu’il pourrait faire avec un choix graphique plus naturaliste22.
Ill. 50. Vittorio Giardino, planche de « Délicat frisson » (issue de Vacances Fatales), AS no 126, p. 20.

27Giardino et Benoît sont ainsi, sans doute, les plus importants représentants de la ligne claire dans (À Suivre), défendant deux perspectives différentes mais complémentaires (la néoclassique et la postmoderniste) sur la renaissance du style. Conjointement, avec des références constantes aux anciens maîtres de la bande dessinée franco-belge qui ont permis le maintien et l’élargissement du mythe Tintin (et de celui de ses cousins de la bande dessinée), elles ont permis à la revue de renouveler le style et de le prouver encore valable dans le marché de la bande dessinée européenne, aussi bien économiquement que créativement, et de lier pour toujours le nom d’(À Suivre) à une idée de rénovation – une rénovation tellement complexe et éclectique qu’elle n’avait pas peur d’écrire dans une même bulle les noms d’Hergé, Jacobs, Tardi, Benoît, Pratt, Giardino et F’Murrr.
Une étoile lointaine : Daniel Torres et la linea clara dans (À Suivre)
28Dans les années 1980-1990, Daniel Torres fait partie d’un groupe d’auteurs espagnols qui travaillent quasi exclusivement pour le marché francophone, groupe auquel appartient aussi Rubén Pellejero, créateur de Dieter Lumpen23. À cette époque, le marché de la bande dessinée en Espagne est particulièrement foisonnant et Torres apporte donc à (À Suivre) une fraîcheur qui se manifeste tant au niveau du contenu que de la forme. Il travaille surtout suivant l’idée de rénovation de la ligne claire présente dans les grandes revues espagnoles de bande dessinée de l’époque, comme Cairo. Dans un entretien avec Stephan Caluwaerts, il explique : « À Cairo, c’était la linea clara qui était de rigueur. On peut définir ce style graphique comme une alliance de la ligne claire franco-belge et du savoir-faire méditerranéen24 ».
29Les innovations de Torres dans la ligne claire portent avant tout sur la forme et le positionnement des cases, comme le prouve par exemple la quatrième aventure de Roco Vargas, L’Étoile lointaine, où les pages ont parfois une configuration singulière. Dans l’exemple ci-contre, la conjugaison des formes et des couleurs rappelle le drapeau impérial nippon et raffermit le caractère belliqueux et violent de la séquence. Par ailleurs, son utilisation graphique des chiffres de l’année « 1953 » est particulièrement marquante et économique : en même temps qu’elle sert de titre à un sous-chapitre de l’histoire et qu’elle le situe temporellement, elle fonctionne comme illustration panoramique à la narration : « Cette année marque la fin d’une ère ». Dans ce cas parlant et innovateur de ce que Scott McCloud appelle le « montage25 », chaque chiffre se transforme en fenêtre ouvrant sur une situation particulière et montrant ainsi un aspect des horreurs de la guerre vécue en 1953 dans ce récit de science-fiction.
Ill. 51. Planche de L’Étoile lointaine de Daniel Torres (AS no 126, p. 26).

30Marquées par un ton fortement mécréant et pessimiste vis-à-vis de la bonté et du bonheur de l’humanité, les histoires courtes du Huitième Jour sont la deuxième grande série proposée à (À Suivre) par celui que Bruno Lecigne qualifiera de « chef de file de la nouvelle B.D. espagnole26 ». Elles se distinguent surtout par leurs récits profondément créatifs, qui mettent en scène un Dieu et un Diable habillés comme des bourgeois contemporains, et qui fonctionnent presque comme un manuel tout-terrain d’application de la ligne claire à des sujets aussi différents que les dinosaures, les cow-boys ou les pirates.
31Torres est ainsi le témoin et l’un des plus importants acteurs d’une timide ouverture montrée dès le début d’(À Suivre) aux auteurs étrangers, surtout italiens et espagnols, qui proposent de nouveaux traitements techniques et esthétiques de styles développés autrement dans le contexte franco-belge. • David Pinho Barros
Habiter le réel : une case de Jean Teulé
32Dans ses premières œuvres de fiction, Jean Teulé manipule des photographies, préalablement mises en scènes, par des altérations successives (surexpositions, sous-expositions, grattages, découpages, collages, etc.) de manière à troubler leur adhérence au réel et à leur conférer une dimension graphique. Pour les reportages réalisés d’abord pour la revue Circus (Glénat), puis pour Zéro (Square) et enfin (À Suivre), l’auteur préserve cette essence de l’image photographique mais intervient occasionnellement sur les épreuves par des traces de peintures souvent abstraites. La puissance visuelle de ces cases réside dans la manifestation de deux techniques hétérogènes au sein d’un même espace : une confrontation s’opère alors entre ce que les photographies montrent et ce que la touche picturale inscrit dans la lecture de l’image, le geste du dessinateur.
33Prenons l’exemple de cette case tirée du dernier reportage publié par l’auteur dans les pages d’(À Suivre), Les tableaux de Dolly. Teulé s’intéresse ici à une prostituée du nom de Dolly qui, durant ses heures libres, s’adonne à la peinture avec une ferveur singulière. Sur cette représentation de la rue où travaille la protagoniste, le rouge et le blanc irradient l’image photographique d’où se distinguent des masses sombres. Nous pouvons observer qu’une tension se crée entre le cliché qui, en exposant une profondeur de champ, s’ouvre comme une fenêtre sur le monde, et la peinture qui recouvre la surface, s’élève par couches successives et par empâtement plus ou moins important. Plus encore, tributaire du réel, la photographie reste subordonnée aux normes et proportions du monde tangible, alors qu’indomptée la matière s’agite, se mélange, dépasse et submerge les formes esquissées sur le tirage : l’abstraction des couleurs se pose contre la représentation de l’image photographique. La peinture ne se manifeste pas ici pour son potentiel figuratif mais pour l’expressivité de ses tons et sa malléabilité qui enregistre les mouvements d’exécution : la lutte de la gouache rouge avec la blanche exalte la gestualité de l’artiste et imprime une réelle violence dans l’image.
Ill. 52. Jean Teulé, Les tableaux de Dolly, (À Suivre) no 143, décembre 1989, p. 66 (extrait).

34Avec la peinture, la rue se retrouve figuralement envahie d’une solitude qui incendie les immeubles. Le rouge symbolise à la fois la colère (on parle de coups de sang) et le désir sexuel (c’est la teinte utilisée pour les lanternes qui ornaient les entrées des bordels). Pour Dolly, ce ton représente aussi « des hommes seuls » qui « passent dans la rue » et qui « ont l’air perdu ». Le désir refoulé ébranle visuellement le piéton qui distingue dans chaque ouverture la possibilité d’une relation tarifée. Une fureur sourde s’exprime à travers ce brasier, celle d’un manque affectif qui cherche frénétiquement à se combler mais que le coït factice isole dans une retraite mentale aliénante. La teinte blanche souligne certaines figures, comme une auréole de rédemption qui s’évanouit sous la présence de l’ombre pourpre. Intériorité débordante d’une réalité ordinaire, le rouge et le blanc emplissent l’image d’un surplus d’émotions. Les traces de gouache exhibent un monde de passions qui vibre et contamine la photographie. En ce sens, l’émotivité picturale déborde et excède l’objectivité photographique. À travers cette pratique, l’auteur met à jour une dualité qui se joue entre le réel, ce qui se voit dans le monde, et le sensible, ce qui anime ce monde sans pour autant s’offrir concrètement au regard. Ces touches de peintures ne se comprennent pas, ne se décodent pas, mais se ressentent ; leur impact sur notre regard lui ouvre une nouvelle lecture de la portion de réel enregistrée par l’appareil photographique. Pour Jean Teulé, il ne s’agit plus d’inventer le réel, mais de l’habiter. • Jean-Charles Andrieu de Levis
Un style de bande dessinée (À Suivre) ?
35Peut-on discerner un style27 narratif typique d’(À Suivre) ? En d’autres termes, les éditoriaux programmatiques de Jean-Paul Mougin sur le lien avec la littérature ont-ils laissé des traces dans la manière de raconter les histoires ? Pour proposer une réponse à ces questions, il ne suffit pas de remarquer que dans Barney et la note bleue de Loustal et Paringaux, les récitatifs sont très importants. Il faut prendre en compte un échantillon représentatif de la revue, élaborer des analyses quantitatives et les comparer avec d’autres revues de bande dessinée. On comparera donc ici l’usage des moyens stylistiques propres à la bande dessinée28, comme les bulles de pensée ou les onomatopées, dans (À Suivre) et dans quelques autres revues de bande dessinée, notamment Tintin, Spirou et Lapin, afin d’observer les différences dans les techniques narratives de ces revues. Pour ce faire, la présence de 37 marqueurs stylistiques (types de récitatifs, de bulles, codes visuels, ainsi que quelques techniques narratives, transformations de personnages et décors29, etc.) a été vérifiée dans trois échantillons de bande dessinée composés de manière aléatoire pour représenter la revue dans laquelle les récits sont parus. Tintin et Spirou ensemble forment pour cette comparaison un seul échantillon, dont on considérera qu’il représente la bande dessinée franco-belge classique. Il est composé de 39 histoires et 390 pages (10 pages par histoire) publiées entre 1989 et 1995 dans Tintin et son successeur Hello Bédé ou dans Spirou. On y trouve des récits de Thorgal, XIII, Blake et Mortimer, Spirou et Fantasio, mais aussi de Rork, Soda, Les tuniques bleues ou Jérôme K. Jérôme Bloche. L’échantillon Lapin contient l’intégralité des 158 histoires et des 715 pages de bande dessinée de Lapin no 1-9 et de son prédécesseur Logique de Guerre Comix, tous publiés à L’Association entre 1990 et 1995, comprenant de nombreuses bandes dessinées courtes de Lewis Trondheim, Killoffer, David B. ou Joann Sfar.
36Le troisième échantillon, celui d’(À Suivre), consiste en 411 pages pour 42 histoires parues, notamment toutes les bandes dessinées des no 10, 60, 110, 145 et 195 de la revue, ce qui couvre la période de 1978 à 199430. Plusieurs récits phares y sont présents, notamment Ici Même, Le Transperceneige, Le grand pouvoir du Chninkel et Léon la came. Malgré le caractère aléatoire de la sélection, beaucoup d’auteurs typiquement associés à la revue sont représentés, comme Boucq, Cabanes, Denis, F’Murrr, Franc, Giardino, Manara, Montellier, Muñoz et Sampayo, Schuiten et Peeters, Sokal, Warnauts & Raives. Le nombre maximum de pages par auteur est de 35 (De Crécy & Chomet et Warnauts & Raives).
37Après vérification de la présence éventuelle des marqueurs stylistiques dans toutes les histoires, il faut encore rendre comparable les résultats des trois échantillons, différents dans leur taille et leur composition. Pour chacun, on calcule la moyenne de la somme des histoires et des pages31. Ensuite, le résultat de ce calcul permet de comparer les proportions des trois échantillons et donc également des occurrences des marqueurs stylistiques. Un test statistique de base32 permet d’identifier les différences qui ne relèvent pas du hasard.
38Tous ces calculs permettent de voir que la différence entre Tintin/Spirou et (À Suivre) est finalement assez limitée. On ne trouve pas de différences manifestes dans l’usage des onomatopées, des bulles de pensée, des bulles qui ne contiennent que des points d’interrogation ou d’exclamation. Même la narration à la première personne dans les récitatifs revient aussi souvent dans les deux échantillons. Cela signifie que la manière de raconter en bande dessinée dans (À Suivre) n’est pas très différente de celle des revues plus classiques. Il y a tout de même quelques rares éléments, parmi les 37 marqueurs étudiés, qui apparaissent moins dans (À Suivre) : les lignes de vitesse et autres lignes pour marquer un mouvement, les étoiles pour symboliser la douleur et les bulles avec des dessins dans la bulle. Ce sont trois marqueurs d’une stylistique considérée typique de la bande dessinée, voire de la bande dessinée humoristique, qui peuvent sembler moins à leur place dans une revue plus sérieuse. Par ailleurs, dans (À Suivre), on trouve moins de récitatifs dans lesquels un narrateur raconte l’histoire à la troisième personne. Dans ces cas, il s’agit souvent d’un narrateur omniscient, technique très populaire en littérature. Il est donc étonnant que dans Tintin et Spirou, les auteurs se servent davantage de cette technique que dans (À Suivre).
Ill. 53. Jacques Tardi et Jean-Claude Forest, « Ici Même. Chapitre 9 : Le mal de manque », (À Suivre) no 10, p. 13 (détail).

39Le manque de techniques plutôt littéraires dans (À Suivre) est en fait aussi le fil conducteur qui rend cohérent un ensemble de différences confirmées avec Lapin. Les récitatifs dans (À Suivre) se limitent plus souvent à un indice de temps ou de lieu, tandis que dans Lapin on trouve plus de narrateurs à la troisième, mais aussi à la première personne avec un protagoniste de l’histoire qui raconte ce qui se passe. Cette dernière différence paraît logique vu l’importance de l’autobiographie dans Lapin, où Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim ou Killoffer racontent des anecdotes de leur vie. Dans Lapin, il y a aussi un type de récitatif qui est complètement absent de l’échantillon d’(À Suivre), notamment le récitatif placé non pas dans mais hors de la case. Souvent ces textes sont relativement longs. En résumé, Lapin utilise plus de techniques textuelles littéraires qu’(À Suivre). L’autre différence importante entre la stylistique de Lapin et (À Suivre) est le goût de l’expérience. Dans Lapin, on trouve par exemple plus de changements de style de dessin à l’intérieur d’une même histoire, plus de transformations de personnages, plus de personnages non-humains parlants et plus d’exercices de narration de bande dessinée à contrainte (même s’il y en a quelques-uns dans (À Suivre) également, comme le montre l’encadré « Cruciverbiage »). De ces comparaisons avec Tintin/ Spirou et Lapin, il ressort que la revue (À Suivre) est moins novatrice qu’elle ne semble se considérer à longueur d’éditoriaux et que la presse ne semble penser [voir le chapitre 3]. Son style narratif est de toute façon comparable à celui des classiques Tintin et Spirou, même si les éléments stylistiques de l’humour sont moins utilisés dans les récits majoritairement sérieux d’(À Suivre). La comparaison avec Lapin nous apprend que cette dernière revue est plus avant-gardiste et plus littéraire qu’(À Suivre) ne l’a jamais été. C’est, au fond, la principale surprise de cette recherche. Le recours à des récitatifs plus factuels que dans Lapin montre que la narration dans (À Suivre) est plus visuelle, peut-être même plus cinématographique, que dans les autres revues. • Gert Meesters
Notes de bas de page
1 Cet article ne se penche que sur la revue (À suivre) en langue française. Il serait fondamental, pourtant, de poursuivre cette recherche en considérant la présence de la ligne claire dans la revue Wordt vervolgd, où plusieurs autres auteurs d’expression néerlandophone qui ont rénové le style, tels que les hollandais Peter Van Dongen et Theo Van den Boogaard, ont publié leurs bandes dessinées. Voir le chapitre 7 sur Wordt vervolgd.
2 Rarement, mais pas jamais : Bruno Lecigne, par exemple, a dédié un chapitre de son livre Les Héritiers d’Hergé à Jacques Tardi, où il le classe comme un « passeur » entre la ligne claire classique et la ligne claire moderniste : « VI. Jacques Tardi : une esthétique de la citation ».
3 Devant un fond noir, sur une photographie en noir et blanc de Hergé, on écrit : « Alors que nous “bouclons” ce numéro 63 nous parvient la nouvelle de la mort de Hergé. La bande dessinée lui doit tout. C’est lui qui a inventé la narration graphique […]. » (AS no 63, avril 1983, p. 4).
4 Cité dans Nicolas Finet, L’Aventure (À suivre), p. 40.
5 Le duo britannique sera particulièrement célébré par (À suivre) à l’occasion du lancement en 1981 de l’autobiographie d’Edgar P. Jacobs, Un opéra de papier – Les mémoires de Blake et Mortimer. Bien que cette parution soit déjà annoncée dès le numéro 23 (décembre 1979, p. 73) et rappelée, en excusant Jacobs – « le maître est en retard », dans le numéro 27 (avril 1980, p. 78) –, ce sera dans le numéro 35 (décembre 1980, p. 18-20) que la revue lui dédiera un grand dossier, « By Jove !… Mais c’est Jacobs ! ».
6 Dan Cooper, le plus célèbre personnage créé par Albert Weinberg, est référé et représenté par exemple dans l’article « Y a-t-il un civil dans l’avion ? », de Jean-Luc Cochet (AS no 92, septembre 1985, p. 73-74).
7 Cette annonce côtoie une autre : le nouvel album, intitulé Les Portes de l’enfer, d’un autre personnage de la ligne claire classique, Lefranc, créé par le même Martin en 1954.
8 Parmi ces « héritiers d’Hergé » se trouvent, bien naturellement, les auteurs postmodernistes ou néoclassiques d’(À Suivre) qui apporteront du neuf au style de la ligne claire, tels que Daniel Ceppi, Vittorio Giardino ou Ted Benoît.
9 AS no 72, p. 19.
10 Pour bien comprendre les problèmes de l’héritage légal d’Hergé, voir le livre Tintin et les héritiers : Chronique de l’après-Hergé d’Hugues Dayez.
11 Ce strip peut aussi faire allusion aux consultations psychologiques qu’Hergé faisait régulièrement suite à des crises dépressives dévoilées par la presse à cette époque.
12 Ces deux auteurs étaient déjà considérés par Joost Swarte, Har Brok et Ernst Pommerel, dans leur brochure fondatrice De Klare Lijn (1977), comme les plus importantes influences sur le style d’Hergé (p. 4-5 et 8-9).
13 Bien que Joost Swarte n’ait jamais fait partie du noyau dur de l’équipe (À suivre), il a sporadiquement participé aux numéros avec des illustrations et pages de bande dessinée, comme par exemple la planche humoristique « Merci Monsieur Hergé on n’est jamais las de vos dessins ! », publiée à la page 86 du hors-série dédié à Hergé (1983), où l’artiste hollandais renoue encore plus que d’habitude les liens entre son style et celui du père de Tintin.
14 Dans l’entretien, Jean-Marie Pigeon confond les auteurs et parle de « Phil Perfect de Chaland ». (À suivre) n’a pas identifié l’erreur, et peut-être la faute pourra même être trouvée dans la transcription de l’entretien. Bien que Pigeon ait réalisé une sculpture de Freddy Lombard de Chaland en 1984 pour les Éditions Ludovic Trihan, il s’agit ici sans doute d’une référence à celle de Phil Perfect produite la même année pour une collection particulière. Par après, Pigeon sortirait de son travail avec la ligne claire et créerait des sculptures inspirées de personnages d’autres contextes stylistiques, comme le Marsupilami de Franquin (1990), Dick Tracy de Chester Gould (2003) et Gargamel de Peyo (2013).
15 La citation présente dans ce titre est de F’Murrr, qui s’exprimera ainsi pour expliquer à Nicolas Finet le moment auquel il a compris que le projet d’(À Suivre) était « sérieux » : « Forest m’avait plus ou moins annoncé qu’un projet de journal allait se faire, sans trop entrer dans les détails. Sur le moment, j’ai cru qu’il s’agissait encore d’un projet foireux avec Moliterni, comme il s’en était déjà esquissé plusieurs. Mais lorsque, chez Tardi, j’ai vu débarquer Didier Platteau et Étienne Pollet, avec l’intention affichée de trouver un relais à Hergé, j’ai eu le sentiment que c’était sérieux. », L’Aventure (À suivre), p. 82.
16 Pendant les années d’(À suivre), Ted Benoît ne sérialisera et publiera en album que deux aventures de la série Ray Banana : Berceuse électrique en noir et blanc et Cité lumière en couleurs. Par après, il fera suivre la série avec les albums L’homme qui ne transpirait pas (écrit par Philippe Paringaux et publié par Reporter en 1994) et, deux ans avant sa disparition, La Philosophie dans la piscine (publié en 2014 par la Boîte à bulles). Pourtant, un spin-off racontant les aventures de la femme de chambre de Ray Banana, Thelma Ritter, sera une des longues histoires publiées par Benoît dans (À suivre) : L’Homme de nulle part (dessin de Pierre Nedjar).
17 Sur le manque de travail du Studio Hergé entre le début des années 1980 et son extinction en 1986, époque où il se concentrait surtout sur la réadaptation d’anciens gags de Quick et Flupke, la création de nouveaux épisodes et la réalisation d’une série de dessins animés par Johan De Moor, voir la biographie de Hergé par Pierre Assouline et le livre de Hugues Dayez.
18 Ibid. Cependant, Benoît Mouchart et François Rivière ont montré que les Studios Hergé avaient déjà mis en couleurs « Blake et Mortimer », à partir du Piège diabolique (1959) ; voir Benoît Mouchart et François Rivière, La Damnation d’Edgar P. Jacobs, p. 233-234. Les Studios avaient également assuré la colorisation des séries Barelli, Alix, Lefranc, ainsi que Cori le Moussaillon. Nous remercions Benoît Mouchart pour cette précision.
19 Bruno Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, p. 150.
20 Luca Raffaelli, « Segnali di stile », p. 8. Ma traduction.
21 Sergio Algozzino, Tutt’a un tratto. Una Storia della Linea nel Fumetto, p. 114. Ma traduction.
22 Daniele Barbieri, Breve Storia della Letteratura a Fumetti, p. 135-136. Ma traduction.
23 Lumpen est une espèce de petit frère de Corto Maltese, et aujourd’hui Pellejero est surtout connu pour la reprise de cette série d’Hugo Pratt.
24 Dans Nicolas Finet, L’Aventure (À suivre), p. 140.
25 Scott McCloud, Understanding Comics : The Invisible Art, p. 154.
26 Dans Bruno Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, p. 158.
27 Le style, en bande dessinée, peut couvrir une variété de domaines – comme le montrent plusieurs des chapitres de cet ouvrage, consacrés au positionnement vis-à-vis de la littérature ou des orientations du rédactionnel. Voir aussi Benoît Berthou et Jacques Dürrenmatt (dir.), Style(s) de la bande dessinée.
28 Pour un inventaire non exhaustif, voir Charles Forceville, Elisabeth El Refaie et Gert Meesters, « Stylistics and Comics ».
29 La sélection des 37 marqueurs stylistiques et des bandes dessinées dans les échantillons Tintin/Spirou et Lapin avait déjà été faite pour une première comparaison de ce genre, notamment Gert Meesters, « La narration visuelle de L’Association, de Tintin à Lapin ». Parmi les marqueurs stylistiques, il manque le nombre de cases par planche à cause de la moindre taille des pages de Lapin, ce qui complique la comparaison.
30 Pour la meilleure comparaison possible, les trois collections auraient dû couvrir la même période, ce qui est seulement en partie le cas ici. La représentativité des bandes dessinées tirées d’(À suivre) m’a paru plus importante que la simultanéité parfaite des collections.
31 Ceci permet de pondérer le nombre d’histoires et le nombre de pages. Les deux ont leur importance pour la représentativité d’un échantillon.
32 Test d’homogénéité du Khi-carré de Pearson, qui permet de tester si des échantillons viennent d’une même population.
Auteur
Enseignant, chercheur et programmateur de cinéma. Il prépare un doctorat en études littéraires, culturelles et interartistiques à l’Université de Porto et à la KU Leuven, où il développe un projet de thèse sur la ligne claire. Il est aussi assistant invité à la l’Université de Porto, où il enseigne la culture japonaise contemporaine et la bande dessinée.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Petits Livres d’or
Des albums pour enfants dans la France de la guerre froide
Cécile Boulaire
2016
Le conte et l’image
L’illustration des contes de Grimm en Angleterre au XIXe siècle
François Fièvre
2013
Le texte critique
Expérimenter le théâtre et le cinéma aux XXe-XXIe siècles
Marion Chenetier-Alev et Valérie Vignaux (dir.)
2013
Dans l’atelier de Michel Pastoureau
Claudia Rabel, François Jacquesson et Laurent Hablot (dir.)
2021