Goldorak et l’imaginaire concentrationnaire
p. 179-195
Texte intégral
Euphor et échos de la Shoah
1Actarus, prince d’Euphor, a survécu à la destruction de son peuple et de sa planète natale par les forces de Véga, dont la planète d’origine est devenue inhabitable suite à l’exploitation du végatron, une molécule radioactive particulièrement puissante. Actarus a pu s’enfuir grâce à un vaisseau-robot, Goldorak, dans lequel il a voyagé jusqu’à la Terre, la « planète bleue ». Le graphisme des scènes de destruction massive dans lesquelles périt le peuple d’Euphor tout entier évoque le spectre de la guerre nucléaire planant sur le contexte de l’époque de création de la série, qui était celui de la Guerre froide et d’un monde post-Hiroshima. Cependant, il apparaît également que le spectre d’Auschwitz est omniprésent, autant dans le champ sémantique que visuel de l’anime, prenant le contrepied des accusations de nazisme et de fascisme lors de la première diffusion sur Antenne 2, notamment suite à une traduction malheureuse de la bande originale où la phrase « Tu vas sauver notre race, nous redonner la lumière » évoquait le souvenir encore trop présent d’Hitler. Dans Concentrationary Imaginaries : Tracing Totalitarian Violence in Popular Culture, Max Silverman et Griselda Pollock 1 explorent la résurgence et l’omniprésence de motifs concentrationnaires 2 dans la culture populaire actuelle et mettent en lumière la manière dont la Shoah a progressivement été assimilée aux images de l’univers concentrationnaire, devenu lui-même une figure de style galvaudée à l’envi dans le cinéma contemporain, parfois même de manière inconsciente, tant ce méta-texte concentrationnaire en est venu à être intériorisé par la conscience populaire, les médias et la culture de masse 3.
2Le but de ce chapitre ne sera pas d’examiner le caractère conscient ou non des motifs concentrationnaires dans Goldorak, mais plutôt de prendre ces motifs pour postulat de départ afin d’en mettre en lumière les différentes expressions et manifestations. Cette étude se propose d’examiner les techniques narratives mises en œuvre dans Goldorak dans ses rapports à l’Histoire, afin d’en démontrer le caractère avant-gardiste, en ce que l’anime met en scène une approche multidirectionnelle de la mémoire et du traumatisme génocidaire à travers l’esthétique de la spectralité, de la cicatrice et du double – figures centrales des récits de survivants de la Shoah. Dans un premier temps, m’appuyant sur les travaux de Michael Rothberg sur la mémoire multidirectionnelle 4, sur ceux de Cathy Caruth sur le traumatisme historique 5, ainsi que sur l’ouvrage collectif de Silverman et Pollock sur l’imaginaire concentrationnaire dans la culture populaire, j’explorerai la façon dont Goldorak s’insère dans un contexte post-Shoah de Guerre froide, tout comme d’autres dessins animés qui lui sont contemporains – par exemple, Charlotte aux fraises (Strawberry Shortcake, 1980-1985) et Le Tombeau des lucioles (Hotaru no Haka, 1988, Isao Takahata). Il s’agit de mettre en évidence les parallèles établis entre plusieurs traumatismes historiques dans une perspective productive, transnationale et transhistorique plutôt que comparatiste et compétitive, où Euphor apparaît comme double métaphore d’Hiroshima et d’Auschwitz. Cette étude se concentrera ensuite tout particulièrement sur la figure du double et du spectre et sur le symbole de la cicatrice (notamment dans les épisodes « Les Amoureux d’Euphor » et « La Reine fantôme ») afin de démontrer comment Goldorak utilise des techniques propres aux récits génocidaires dans sa représentation de ce « nom hors nomination » dont parlait Maurice Blanchot 6 à propos de la Shoah. L’anime peut ainsi se lire à l’aune, entre autres, de la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo 7, même s’il subvertit les codes du genre (au double sens du terme) par un dépassement du discours victimaire passif.
La problématique mémorielle
3Goldorak s’inscrit dans la tradition d’une écriture multidirectionnelle, qui établit des parallèles entre différents moments historiques traumatisants, comme le fait implicitement, entre autres, Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour (1959). Celle-ci imagine un dialogue entre un Japonais survivant d’Hiroshima et une Française ayant aimé un Allemand tué lors de la Libération, ce qui lui vaut d’être tondue sur la place publique de Nevers. L’intrigue juxtapose ainsi deux traumatismes historiques : la Libération à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’un côté, et Hiroshima et Nagasaki, de l’autre. Pour Michael Rothberg, Hiroshima mon amour procède d’une approche multidirectionnelle implicite de la mémoire, avant même que ce concept n’ait été pensé. Goldorak s’inscrit dans cette problématique en ce qu’il met en scène plusieurs traumatismes historiques dans une perspective implicitement comparatiste sans établir une hiérarchie de la souffrance mais plutôt en tendant vers une représentation de l’irreprésentable.
4Selon Cathy Caruth, le traumatisme permet à l’histoire de se faire là où la compréhension immédiate ne parvient pas à se produire 8. Dépassant le contexte de la psychanalyse freudienne, qui conçoit l’histoire comme une névrose, Caruth la considère comme un traumatisme. Parlant du syndrome de stress post-traumatique, Caruth écrit :
« Cette pathologie consiste plutôt, uniquement, en la structure de son expérience 9 ou réception : l’événement n’est pas assimilé ou vécu pleinement au moment où il se produit, mais il l’est de manière différée, dans la façon dont il prend possession de celui qui en fait l’expérience. Être traumatisé revient précisément à être possédé 10 par une image ou un événement 11. »
5Cette notion de possession est centrale à l’intrigue de Goldorak. Ainsi, prenant appui sur la construction de la mémoire multidirectionnelle comme une caisse de résonnance dans laquelle les différentes histoires se comprennent dans leurs relations et échos réciproques, il s’agit d’étudier comment la mémoire du passé traumatisant est mise en scène et en images dans Goldorak, et comment l’aspect héroïque du récit permet aux personnages de se réapproprier leur expérience en dépassant le statut victimaire et en redevenant acteurs de leur histoire.
Michael Rothberg et le concept d’écriture multidirectionnelle
L’ouvrage de Rothberg, Multidirectional Memory : Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization (2009), s’ouvre sur un exemple de ce qu’il nomme le jeu à somme nulle (the zero-sum game) de la compétition des mémoires et attire l’attention des lecteurs sur un débat ayant agité la communauté afro-américaine quand le Musée du Mémorial de la Shoah, financé par le gouvernement américain, a ouvert sur le Mall (l’artère principale) de Washington en 1993. Ce débat a révélé ce que Rothberg qualifie de tabou dans la comparaison dans les études de la Shoah et celles de l’esclavage, ainsi qu’une grande inégalité dans la distribution de la « souffrance » aux États-Unis, puisque les descendants d’esclaves, dont le passé traumatique datait de bien avant la Seconde Guerre mondiale, avaient le sentiment d’une grande injustice car leur propre passé traumatique demeurait voué à la non-reconnaissance. Ils devaient encore attendre jusqu’à l’année 2003 pour voir l’ouverture du Museum of African American History and Culture sur cette même prestigieuse artère de la capitale américaine. Ainsi, le génocide de six millions de Blancs était alors douloureusement perçu comme prépondérant dans la hiérarchie occidentale de la souffrance, tandis que l’histoire propre à la communauté noire américaine était passée sous silence par l’Histoire officielle. Ce débat amorça la remise en question du caractère exceptionnaliste attribué à la Shoah. Cependant, grâce à un autre exemple – celui de l’émergence des témoignages de la Shoah dans le sillage du massacre du 17 octobre 1961 à Paris, dans le contexte de la Guerre d’Indépendance algérienne – Rothberg démontre que, bien au contraire, la mémoire est toujours structurellement multidirectionnelle ; l’auteur demande ensuite à ce que se développe rapidement une éthique de comparaison productive. L’acte de comparer ne revient pas à dire que tous les traumatismes se valent mais reconnaît que la solidarité est au cœur des études mémorielles, qu’il n’existe pas de compétition des mémoires et que la commémoration d’un traumatisme historique, loin d’occulter les autres, leur permet au contraire d’acquérir plus de visibilité. Cette approche vise à contrecarrer l’économie politique de la mémoire et à éviter de limiter la carte de la visibilité historique et de la commémoration officielle à la distribution géopolitique du pouvoir (voir, entre autres, les débats actuels entourant le manque de visibilité du génocide rwandais de 1994).
Univers concentrationnaire
6C’est donc dans les années 1970, dans le contexte du paroxysme de la Guerre froide, que Goldorak est arrivé sur nos écrans, tout comme un dessin animé américain apparemment aux antipodes de Goldorak, Charlotte aux fraises – radicalement différent de par son genre, son graphisme et son origine. Pourtant, en regardant récemment de nouveau ce dessin animé, après un hiatus d’une trentaine d’années, on ne peut qu’être frappé de constater à quel point il est ancré dans le contexte de l’époque par le biais d’une pléthore d’allusions à la Guerre froide visant à opérer un conditionnement insidieux auprès du jeune public de l’époque. Ainsi, le « méchant » (Grappe de Raisin) s’exprime-t-il dans un fort accent russe et envoie ses corbeaux espionner le village harmonieux et paisible de la petite Charlotte aux fraises afin de lui voler ses recettes de desserts. Goldorak n’échappe pas à cet ancrage historique et il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il ait été créé à un moment-charnière de l’avènement de la culture de la mémoire – en Occident tout du moins. En France, ainsi que dans la plupart du monde dit « occidental », les deux décennies des années 1960 et 1970 ont vu l’avènement de la notion de devoir de mémoire et de commémoration, symbolisée par la figure du témoin, suite au procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 – dans le cadre duquel des survivants de la Shoah ont, pour la première fois, pris la parole en public pour témoigner – et suite à la fin de la Guerre d’Algérie l’année suivante.
7Par ailleurs, l’autre thème historique servant de méta-texte crucial à Goldorak concerne la bombe atomique et la menace d’holocauste nucléaire mais aussi, à mon sens, la Shoah, dans la mesure où il est possible d’établir un parallèle entre le peuple d’Euphor et le peuple juif, ainsi qu’entre la destruction de ce peuple et la Solution finale, notamment à travers la terminologie employée par les forces de Véga : « exterminer », « détruire », « qu’il n’en reste aucun »… Remarquons d’ailleurs que la version française de la série ne consiste nullement en une simple traduction mais constitue une véritable adaptation culturelle alors exigée par la direction des programmes d’Antenne 2. Il est fort probable que le champ lexical de l’extermination raciale à connotation nazie provienne des traducteurs français, influencés par le contexte historique et sémantique dans lequel ils évoluaient.
8L’épisode 15, « Akérèb-la-Rouge », présente le motif concentrationnaire, qui sert de moteur à l’intrigue. Le commandant Eudix, sismologue et survivant d’une autre planète colonisée et détruite par les forces de Véga – ce qui fait également écho au contexte de décolonisation massive de l’époque – se voit menacé par Minas : sa mère sera envoyée sur la planète Akérèb-la-Rouge s’il refuse de collaborer. Outre le motif de la collaboration, la description d’Akérèb évoque immédiatement l’univers concentrationnaire et le contexte colonial. Ainsi, cette planète où le soleil ne transparaît plus à travers l’épais nuage de cendres qui l’enserre a pour fonction d’accueillir les déportés s’étant opposés au régime. Eudix précise qu’Akérèb fut la première planète à être occupée au début de la Guerre galaxique [sic]. Menaçant donc d’y envoyer la mère d’Eudix, Minas lui précise : « Personne n’a jamais pu survivre bien longtemps sur Akérèb, surtout les gens âgés. » Ainsi, le champ sémantique de l’épisode évoque explicitement Auschwitz : les cendres, la déportation, la collabo- ration, la guerre, la durée de survie extrêmement réduite, surtout pour les personnes âgées, dans des conditions évocatrices de l’univers concentrationnaire dans tout ce qu’il peut avoir de plus déshumanisant.
9Ce motif concentrationnaire se trouve renforcé dans l’épisode 25, intitulé « Les Amoureux d’Euphor », au cours duquel apparaît le personnage d’Aphélie, amie d’enfance du prince Actarus. Celle-ci a subi un lavage de cerveau afin d’obéir aux ordres du Grand Stratéguerre. Le récit que celle-ci livre de son existence et des épreuves subies après la destruction d’Euphor présente de frappantes similitudes avec ceux des survivants des camps de concentration et des anciens résistants, ainsi qu’avec ceux de victimes de régimes totalitaires en général. Sont notamment évoquées de nombreuses scènes de torture et de lavage de cerveau. D’ailleurs, la mission d’Actarus sur Terre n’est rien moins que celle d’empêcher par tous les moyens le génocide du peuple terrien.
Traumatisme et récits de génocide
Le double, le spectre et la cicatrice se retrouvent dans de nombreux témoignages et récits fictionnels de génocide (Rippl et al., Haunted Narratives : Life Writing in an Age of Trauma, 2013 ; Schwab, Haunting Legacies : Violent Histories and Transgenerational Trauma, 2010). Ces figures sont notamment utilisées dans la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo et dans les autofictions d’auteures contemporaines comme Cécile Wajsbrot, mettant en scène des personnages aux prises avec les affres de la « post-mémoire », concept créé par Marianne Hirsch (« The Generation of Postmemory », PoeticsToday29.1,2008,p. 103-128). Par ailleurs, le traumatisme, pensé par Cathy Caruth, est ce qui se positionne en opposition à l’Histoire (linéaire) et se caractérise par la répétition obsessionnelle de souvenirs traumatisants et de souvenirs-écrans, ainsi que par un sentiment de dépersonnalisation.
Le syndrome du stress post-traumatique fut d’abord élaboré par Freud en 1920, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il y définit le traumatisme en ces termes : « Toutes excitations externes assez fortes pour faire effraction dans la vie psychique du sujet. » (Au-delà du principe de plaisir, 2010 [1920], p. 23). Dans cetteperspective, lafigureduspectre comme métaphore du traumatisme est centrale au motif génocidaire.
10Ainsi, l’anime présente une mise en parallèle de plusieurs événements historiques traumatisants caractéristiques de la première moitié du XXe siècle, dans une perspective mémorielle multidirectionnelle, tels la Shoah, la situation coloniale et la bombe atomique. Goldorak crée ainsi des passerelles entre le peuple juif et le peuple d’Euphor, entre les victimes d’Hiroshima et les Terriens auxquels le même sort est réservé par Véga. Cette réinscription de Goldorak, et du peuple imaginaire d’Euphor, dans l’Histoire permet donc aussi une réinscription de l’histoire récente et traumatisante du Japon dans le discours occidental et dans sa culture visuelle. Des aspects de Goldorak en particulier font écho à de nombreux récits autobiographiques, auto-fictionnels et fictionnels de survivants et de descendants de personnes qui ont survécu à divers génocides et situations de traumatismes extrêmes : le double, le spectre et, dans une moindre mesure, la cicatrice.
Représenter l’irreprésentable
11En premier lieu, l’entre-deux du traumatisme décrit par Cathy Caruth se traduit par la spectralité des paysages et des personnages de Goldorak. La spectralité du paysage est celle du non-lieu, de l’atopie – en tout cas dans la version française. En effet, les spectateurs ne savent pas exactement où se passe l’intrigue – s’agit-il des États-Unis, puisque le ranch évoque l’image de ce pays ? S’agit-il de la campagne japonaise ? Dans la version française, la seule indication de lieu concerne la Terre, faisant ainsi des personnages de Goldorak des citoyens du monde, un monde sans frontières, avant même l’ère de la mondialisation.
12La figure du fantôme, métaphore d’un présent hanté par le traumatisme du passé, constitue un thème récurrent de nombreux récits de survivants de la Shoah, à commencer par le fait que ceux qui sont revenus d’Auschwitz se sont qualifiés de « revenants », avec le double sens de ceux qui sont revenus et de spectres (au sens où les survivants ne sont plus que l’ombre de ceux qu’ils furent). En ce sens, un autre vecteur du motif concentrationnaire, par le biais de la spectralité, se retrouve dans de nombreux personnages, notamment dans celui d’Aphélie dans l’épisode 25.
13La scène décrivant ses retrouvailles avec Actarus, qui la croyait morte, et où les spectateurs la découvrent, se passe en hiver, dans un paysage entièrement figé sous la neige. Aphélie apparaissant vêtue de blanc, extrêmement pâle et les cheveux d’un blond aux nuances vert pâle, la scène se trouve saturée de couleurs froides et pastel, oscillant entre le blanc immaculé et le blanc bleuté, ce qui a pour double effet de conférer à Aphélie un aspect fantomatique et d’évoquer également le paysage figé et glacé d’Auschwitz omniprésent dans les récits mentionnés précédemment. L’aspect fantomatique évoque immédiatement, sur le plan visuel, la notion de « revenante ». La réapparition, au fil des épisodes, d’une pléthore de personnages, acteurs de la vie passée d’Actarus sur Euphor, fait de cette figure du revenant l’un des moteurs principaux de l’intrigue. Ainsi, dans l’épisode 32, intitulé « La Reine fantôme », les forces de Véga font usage d’une forme de torture psychologique particulièrement machiavélique en créant un fantôme d’Astrida, la mère d’Actarus et reine d’Euphor.
14Au-delà de cette notion de spectre et à travers elle, se pose le problème de la reconnaissance – au sens littéral consistant à reconnaître quelqu’un physiquement – également central aux récits de survivants de génocides. Cependant, un renversement se produit, puisque, dans l’épisode 25, c’est Actarus qui n’est pas reconnu par Aphélie. Ainsi, les premières paroles qu’il adresse à son ancienne fiancée, qui sont également les premières paroles de l’épisode, sont les suivantes : « Tu ne me reconnais pas ? Je suis le prince d’Euphor. » Puis, face à l’incrédulité d’Aphélie, Actarus lui dit : « Je vais te le prouver » et se transforme instantanément en prince d’Euphor. Ainsi le survivant doit-il, dans un premier temps, prouver son identité, ce qui peut se lire comme une transcription visuelle des modifications profondes subies par la personnalité du survivant après un traumatisme historique.
15À ce sujet, l’épisode « Les Amoureux d’Euphor » est symptomatique du traitement que reçoit le thème du traumatisme psychologique dans Goldorak en général. En effet, il s’agit d’un épisode où Actarus souffre de manière évidente de ce que les psychiatres contemporains qualifieraient de syndrome de stress post-traumatique, suite à la révélation, par Aphélie, de la perversité des forces de Véga, qui auraient placé le cerveau d’un habitant d’Euphor dans chacun des Golgoths abattus par le prince d’Euphor pour défendre la Terre, si bien qu’Actarus se rend compte qu’il a contribué, à son insu, à accélérer la disparition de son peuple. Actarus sombre alors dans une forme de folie, répétant constamment « je suis un traître », et se trouve enfermé dans une chambre d’isolement à barreaux, fortement évocatrice de l’univers carcéral de l’hôpital psychiatrique des années 1970, motif renforcé par la lamentation d’Aphélie qui jure de guérir Actarus de la « folie » dans laquelle elle l’a fait basculer – folie dépeinte sous les traits des symptômes de dépersonnalisation et de possession décrits, entre autres, par Cathy Caruth, dans le contexte du syndrome de stress post-traumatique.
16L’épisode est construit comme une tragédie grecque et la dramatisation de la révélation est préparée dès les retrouvailles entre Aphélie et Actarus, puisque celle-ci lui apprend que son jeune frère, Nadir, « a été assassiné par un traître », ce qui provoque la colère et l’incrédulité d’Actarus, qui s’exclame : « Je ne peux pas croire qu’il y ait eu chez nous quelqu’un d’aussi lâche ! » puis ajoute, en aparté : « Par un homme de chez nous ? Il paiera un jour ou l’autre ! Je te jure que je vengerai ton frère ! ». Ce dialogue, qui introduit la notion de trahison, entre, là encore, en résonance avec le motif concentrationnaire et la notion de « collaboration » en temps de guerre. Cependant, Goldorak ne propose jamais une lecture victimaire de la situation génocidaire : le champ sémantique de la vengeance y est omniprésent. Ainsi, Actarus n’a de cesse de « venger » la mort de Nadir lorsqu’il l’apprend ; puis, les dernières paroles d’Aphélie avant son sacrifice final (en faisant exploser son robot parmi les vaisseaux des forces de Véga, dans la lignée des soldats kamikazes japonais – ce qui offre une forme de transgression genrée) sont les suivantes : « Actarus, tu es le seul qui puisse venger 12 les morts de notre planète détruite. »
17La trahison, la responsabilité et la culpabilité sont au cœur de cet épisode, de même que la torture physique et mentale, faisant encore une fois écho aux récits de survivants de la Shoah et à ceux des victimes japonaises des bombardements de 1945. Ainsi, lorsque Aphélie retrouve Actarus, elle lui décrit Euphor après l’annexion par les troupes de Véga en ces termes :
« Le seul mot juste pour décrire la planète d’Euphor après que les troupes de Véga l’ont annexée, c’est enfer. Les quelques rares survivants furent envoyés aux travaux forcés ou pour servir de cobayes pour des expériences effroyables. Ils eurent tous une mort affreuse. J’ai tenté plusieurs fois de m’échapper mais, à chaque fois, j’ai été reprise. J’ai passé de longues années dans les cachots du Camp de la Lune Noire. »
18Son récit est illustré par des images de corps torturés défilant à l’écran. Ainsi, les termes enfer, survivants, travaux forcés, mort affreuse, camp, cachot font écho au champ lexical de la Shoah – de même que l’utilisation des prisonniers à des fins pseudo-médicales dans le cadre « d’expériences effroyables », ce qui souligne encore une fois un rapprochement et une identification du peuple d’Euphor avec le peuple juif. Plus loin dans l’épisode, lorsque Aphélie accuse Actarus d’avoir fui – « Quand ton peuple a été massacré, ta planète ravagée, ton père et ta mère assassinés, tu n’as pensé qu’à sauver ta pauvre vie » – des images d’holocauste nucléaire et de destruction massive défilent de nouveau pour illustrer son récit, permettant ainsi au motif concentrationnaire d’Auschwitz de se fondre dans celui de la bombe atomique, dans une perspective multidirectionnelle rapprochant implicitement ces deux catastrophes de l’histoire récente.
19Après le récit, par Aphélie, de l’enfer qu’elle a vécu depuis l’annexion d’Euphor, Actarus tente de la réconforter : « Aphélie, tu n’as plus de souci à te faire. Tous les gens d’ici sont des gens extraordinaires. Ils parviendront à te faire oublier toutes ces années de souffrance que tu as subies. » Cet épisode présente ainsi aux spectateurs un double discours sur la mémoire et l’oubli et un traitement ambivalent de ces thèmes. Dans un premier temps, il semblerait possible de « tout oublier » grâce à un soutien moral et psychologique, voire même grâce à un électrochoc comme celui que propose le Professeur Procyon pour sortir miraculeusement Actarus de l’état de choc dans lequel l’ont plongé les révélations d’Aphélie. Après l’électrochoc, appelé en l’occurrence « ultrachoc », Actarus redevient « lui-même » et Aphélie de se réjouir : « Actarus est redevenu le prince d’Euphor ! », scellant ainsi la réconciliation du protagoniste avec lui-même, c’est-à-dire avec la partie traumatisée de son Moi, puisque Goldorak présente une lecture du traumatisme dans laquelle la catharsis totale est possible.
20Cependant, la cascade de symptômes qui avaient alors soudain assailli Actarus – hallucinations, psyché envahie par des souvenirs involontaires et compulsifs, cauchemars, obsessions, insomnies – avait été déclenchée par la réapparition d’Aphélie. Instrumentalisée par l’ennemi, Aphélie se fait la représentation visuelle de l’instance psychique refoulée par l’Inconscient d’Actarus, ce que les psychiatres appellent « la culpabilité du survivant 13 », thème omniprésent aussi bien dans les récits de traumatisme génocidaire que dans les témoignages et fictions post-Hiroshima – comme on peut le voir notamment dans Le Tombeau des lucioles.
21L’autre thème central aux récits de survivants de génocide concerne la cicatrice, inscription corporelle visible du traumatisme psychologique. C’est ainsi que de nombreux récits d’esclavage s’articulent autour de ce thème 14, de même que, dans les récits de survivants d’Auschwitz, le tatouage imprimé sur l’avant-bras de la victime sert de métonymie à la mémoire traumatisée. La blessure arborée par Actarus au bras droit n’est pas sans faire écho à cela. Dans l’épisode 32, « La Reine fantôme », la cicatrice se trouve placée au centre de la narration, puisque c’est elle qui permet à Actarus de douter de l’identité de sa mère. Lorsque son sosie-fantôme s’approche de lui, il s’écrit : « Ma blessure me dit que tu n’es pas ma mère », puis ajoute : « J’ai été blessé au lasernium. Regarde ! Ma cicatrice réagit. » La cicatrice d’Actarus s’exprime, devenant une sorte de personnage du récit et fonctionnant comme une métaphore du traumatisme psychologique.
Doubles, dédoublements et la question du genre
22Goldorak présente ainsi, avant la lettre, une narration multidirectionnelle du traumatisme historique, transgressant les barrières nationales et historiques. Ce faisant, une autre forme de transgression s’opère : celle des barrières génériques, au double sens du terme « genre », ce qui a pour résultat un récit permettant le dépassement du statut victimaire par la réappropriation de l’h/Histoire, le dépassement de soi et la (re)prise de pouvoir.
Retour d’entre les morts : entre Orphée et Eurydice
Dans sa trilogie Auschwitz et après (1971), puis dans Spectres, mes compagnons (1977), Charlotte Delbo, ancienne résistante déportée à Auschwitz et assistante de Louis Jouvet à la direction du théâtre de l’Athénée à Paris avant la guerre, se décrit comme un spectre parce qu’elle a perdu la faculté de rêver et d’imaginer, la capacité à se laisser prendre au jeu des apparences, c’est-à-dire à oublier la décomposition physique et la cruauté psychologique entrevues à Auschwitz, où les masques humains n’avaient plus cours. Elle décrit l’espace du camp de concentration en s’attardant sur la façon dont le théâtre et les personnages de fiction l’ont aidée à survivre à l’univers concentrationnaire déshumanisant et désexualisant, notammentparlebiaisdesafacultéà se dédoubler mentalement en s’imaginant sous les traits de ses personnages de théâtre et de fiction favoris – tout particulièrement Eurydice. Dans Mémorial (2005), de Cécile Wajsbrot, roman autofictionnel qui s’articule autour de la post-mémoire de la Shoah, le voyage de la narratrice vers ses origines à Kielce est comparé au voyage d’Orphée aux Enfers. Ces deux auteures n’ont de cesse de souligner, d’une part, l’effet désexualisant de l’univers concentrationnaire, où les femmes étaient tout particulièrement persécutées pour leurs capacités reproductrices, et, d’autre part, la fonction doublement cathartique du récit servant à pallier l’omission, par les textes historiques officiels, de l’expérience genrée de la Shoah, tout en permettant de se réapproprier son h/Histoire. Alors queDelbosecompareàEurydice, de manière à souligner que son propre voyage aux enfers d’Auschwitz fut bien pire que celui décrit dans la tragédie grecque, la narratrice de Mémorial se compare à Orphée lui-même, ce qui remet en question les notions de genre et d’agence.
23Le brouillage du genre au prisme du traumatisme, par le biais du dédoublement, constitue un thème central à l’intrigue de Goldorak. On se concentrera tout particulièrement sur le dédoublement permettant une catharsis et, parfois, une transgression de la barrière du genre (au sens anglophone de gender). La manière complexe – pour l’époque – dont sont abordées les questions de genre est en effet frappante. Ainsi, tandis qu’initialement Goldorak semble reproduire les clichés de genre habituels, où les personnages féminins, telle Vénusia, attendent passivement d’être sauvés par le héros, deux personnages féminins remettent en question ce statu quo en subvertissant les rôles typiques du genre : la sœur d’Actarus, Phénicia, qui incarne la super-héroïne tout aussi capable que son frère de devenir actrice de sa propre vie et de sortir du statut victimaire lié à son passé – prérogative habituellement masculine – l’autre personnage étant celui de Minas. Le Commandant Minos, haut dignitaire des forces de Véga, possède la particularité de voir son crâne s’ouvrir pour laisser s’exprimer Minas, son double et son cerveau. Certes, cette technique du double masque est issue de la tradition japonaise mais il convient de remarquer que Minos/Minas brouillent les clichés des qualités généralement codées comme « féminines » et « masculines ». Minos est un brillant militaire et se situe donc dans l’action, tandis que Minas est cruelle et calculatrice. Cependant, Minos est représenté comme relativement simple d’esprit, tandis que Minas incarne la partie stratégique de sa personnalité. Il ne s’agit pas là d’un dédoublement lié à la survie et à la catharsis, mais il n’en reste pas moins un dédoublement permettant la transgression de la barrière traditionnelle du genre.
24Le dédoublement le plus évident est celui d’Actarus en prince d’Euphor. Ce dédoublement central au récit permet au personnage principal de surmonter la passivité du statut de victime d’un génocide et de seul survivant d’une planète détruite en retrouvant sa capacité d’agir. Quant au cas de Vénusia et Phénicia, leur dédoublement en super-héroïnes partant au combat à bord de leur puissant robot constitue un tournant dans la série et s’avère cathartique, dans la mesure où l’on assiste à un véritable empowerment – une prise de pouvoir – de la part des deux personnages féminins. Cependant, tandis que Phénicia est d’emblée présentée comme actrice de son destin grâce au dédoublement lui permettant de prendre part au combat, Vénusia apparaît d’abord comme passive. Le fait qu’elle se transforme suite à la transfusion du sang d’Actarus peut, en ce sens, sembler problématique, dans sa résonance avec certains récits mythiques ou bibliques (par exemple, Ève issue de la côte d’Adam).
25Cette figure du double semble donc jouer un rôle à la fois cathartique et subversif, servant tantôt à transgresser les barrières de genre, tantôt à surmonter la condition passive de victime en redevenant agent de son existence. En ce sens, le dédoublement, dans Goldorak, s’effectue à une fin de survie, tout comme dans de nombreux récits ayant trait à la Shoah. Dans les textes de Delbo et Wajsbrot (voir encadré p. 190), l’intertextualité avec l’histoire d’Orphée permet la mise en scène du traumatisme de la Shoah de manière à se réapproprier ce dernier dans un processus cathartique. Cette figure du double, essentielle à de nombreux récits concentrationnaires, est omniprésente dans Goldorak, à plusieurs niveaux, de même que les allusions au mythe d’Orphée – d’ailleurs, un personnage masculin de la série s’appelle même Eurydie [sic]. L’omniprésence du passé, à travers les témoignages des différents personnages ayant survécu à la destruction d’Euphor et qui ressurgissent dans la quasi-totalité des épisodes, concourt parfois à faire de Goldorak un anime d’un genre nouveau et hybride, entre témoignage, mémoire et action, accordant une place centrale à la figure du témoin.
26Goldorak peut se lire comme constituant un récit multidirectionnel avant la lettre et, en ce sens, très avant-gardiste par rapport à l’émergence de cette notion, en ce qu’il établit un dialogisme implicite entre différents traumatismes historiques (holocauste nucléaire, Shoah), tout en mettant en scène et en s’appuyant sur des motifs évocateurs de l’esthétique concentrationnaire. De plus, l’atopie et l’anhistoricité – le caractère non-situé de l’intrigue, aussi bien temporellement que géographiquement – propres à la version française – permettent ainsi aux téléspectateurs la projection de leur propre H/histoire sur le récit. Le champ sémantique méta-textuel de la résistance, de la responsabilité et de la spectralité, la place centrale accordée à la figure du témoin, la thématique de la cicatrice, ainsi que la figure du double et du dédoublement des personnages aussi bien féminins que masculins constituent des techniques narratives communes à la fois aux récits de survivants de la Shoah et aux contes de fées 15, qui ont non seulement, pour la victime, une fonction cathartique mais qui permettent aussi aux jeunes téléspectateurs de développer les outils nécessaires pour surmonter et résoudre leurs conflits intérieurs. La saturation des épisodes par ces thèmes du double, du sosie, du revenant, multiples figures de l’omniprésence du passé, contribue à faire de Goldorak tout entier une série littéralement hantée par le(s) spectre(s) du passé, où l’anime revêt la fonction symbolique de mémorial, reposoir et véhicule d’une mémoire culturelle transnationale et transhistorique en avance sur son temps.
Notes de bas de page
1 Griselda Pollock et Max Silverman (dir.), Concentrationary Imaginaries : Tracing Totalitarian Violence in Popular Culture, London, I.B. Tauris, 2015.
2 C’est à David Rousset (1912-1997) que l’on doit la création de l’adjectif « concentrationnaire », utilisé pour la première fois dans le titre de son ouvrage autobiographique sur son expérience de la déportation à Buchenwald, L’Univers concentrationnaire (Paris, Fayard, 2011 [1946]).
3 « Ainsi, la “campité” – l’émaciation et l’abjection des êtres humains soumis à une mort horrible et lente de faim et de maladies – est devenue une figure de style. […] Si le concentrationnaire sature notre imaginaire culturel sous des formes potentielles si nombreuses, il nous faut alors mettre au jour des méthodes de résistance à son infiltration continuelle et, pire encore, à sa normalisation. […] Notre projet est, donc, celui d’une politique de la représentation : il implique une compréhension et une analyse de la nature et des effets de cette représentation […] dans la culture visuelle en général » [Thus ‘campness’ – emaciation and abjection of human beings in horrible and prolonged deaths from starvation and disease – has become a trope. […] If the concentrationary infuses our cultural imaginary in so many potential forms, we would need to discover methods for resisting its continuing seepage and, worse, its normalization. […] Our project here is, therefore, about a politics of representation : it involves an understanding and analysis of the nature and effects of representation […] in visual culture in general] (Pollock et Silverman, p. 13-20).
4 Michael Rothberg, Multidirectional Memory : Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2009.
5 Cathy Caruth, Unclaimed Experience : Trauma, Narrative, and History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.
6 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
7 Charlotte Delbo, Auschwitz et après I, II et III, Paris, Éditions de Minuit, 1971.
8 Cathy Caruth, Unclaimed Experience, p. ix. Traduction de l’auteur de « trauma permits history to arise where immediate understanding may not ».
9 Italiques de l’auteur.
10 Mes italiques
11 Caruth, p. 4. Traduction de l’auteur de « the pathology consists, rather, solely in the structure of its experience or reception: the event is not assimilated or experienced fully at the time, but only belatedly, in its repeated possession of the one who experiences it. To be traumatized is precisely to be possessed by an image or event ».
12 Mes italiques.
13 En anglais, survivor guilt. Voir la définition du DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders).
14 Voir, entre autres, Beloved, de Toni Morrison (New York, Knopf, 1987) et Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem, de Maryse Condé (Paris, Mercure de France, 1986).
15 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont, 1976.
Auteur
Fan de Goldorak depuis une trentaine d’années et maître de conférences (« assistant professor ») en études françaises et traduction à l’Université d’Hawaï. En 2012, elle a obtenu un doctorat de littérature francophone de l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA). Ses recherches s’articulent autour de l’écriture féminine de la mémoire dans les récits ayant trait à l’esclavage, la Shoah, le génocide rwandais et la folie dans le monde francophone contemporain. Elle a publié des articles en Europe et aux États-Unis sur le cinéma de Marguerite Duras, les identités juives en Europe contemporaine, l’écriture de la Shoah au prisme de l’infanticide et la représentation de la folie féminine au cinéma. Elle prépare actuellement une monographie provisoirement intitulée Reclaimed Experience : Gendering Trauma in Contemporary French and Francophone Genocide Narratives.
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La sérialité à l’écran
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Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020