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  • Chapitre 2. Un savant tout simplement
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    Presses universitaires François-Rabelais
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    Plan détaillé Texte intégral La passion de la recherche L’influence du bouddhisme Les enquêtes De la mythologie au symbolisme Le chamanisme L’engagement politique Notes de bas de page

    Mongolie

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre 2. Un savant tout simplement

    p. 59-127

    Texte intégral La passion de la recherche L’influence du bouddhisme Les enquêtes De la mythologie au symbolisme Trois sphères symboliquesLe niveau mythologiqueLe niveau des croyancesLe savoir sur la natureLe savoir sur la sociétéLe niveau philosophiqueLe niveau symbolique Le chamanisme L’engagement politique Notes de bas de page

    Texte intégral

    La passion de la recherche

    Ce n’est pas un chercheur qui est « tombé » sur un sujet, il est « dedans ». La recherche, c’est une vocation pour le professeur Dulam, moi je pense qu’il fera ça toute sa vie. Il travaille sans arrêt. Quand il a une conférence ou quelque chose d’important, il coupe le téléphone, il travaille, il est de mauvaise humeur les cinq jours avant. Mais le jour de la conférence, il est rayonnant. Avec mes amis on dit que c’est une sorte d’orgueil intellectuel mais qui est justifié. Quand des étudiants posent des questions intéressantes, il est tellement heureux ! (G.B., disciple de Sendenjav Dulam)

    1Durant mes études, plusieurs savants ont exercé une influence déterminante sur ma vie. J’ai évoqué Rinchen et mon directeur de recherche, Luvsangjav, disciple de Rinchen. Toutes mes rencontres m’ont confirmé l’importance de recueillir la littérature orale mongole de la manière la plus exhaustive possible et, dans ce sens, mon maître Luvsangjav m’a beaucoup inspiré. Il était sinologue et spécialiste du Tibet et m’a enseigné, entre autres choses, l’étude des textes bouddhiques indispensables à toute connaissance de notre culture. Luvsandjav était un travailleur acharné, il a consacré toute sa vie à la science, à la recherche, à l’étude des langues, à la culture mongole, tout comme l’avait fait son maître Rinchen. Ces hommes étaient de vrais savants, ils m’ont appris à la fois la volonté, le courage, le travail mais aussi que la culture mongole avait la même valeur que les autres, qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre les cultures. À l’époque, assez peu préoccupés par de grandes théories, nous étions principalement focalisés sur la collecte d’informations afin de sauvegarder la tradition. Mon maître me donnait de précieux conseils techniques : « tu dois rencontrer d’abord les personnes les plus âgées mais sans laisser de côté les autres, il faut privilégier les gens âgés parce qu’ils vont disparaître plus vite. Tu dois tout étudier, noter ce qu’ils te disent, le fixer par écrit ou l’enregistrer. Tu dois vivre comme eux, comme un éleveur. » Ce dernier conseil ne constituait pas un obstacle, je venais d’une famille d’éleveurs. Il me conseillait aussi de ne pas m’intéresser seulement aux théories soviétiques et surtout, il insistait sur la nécessité d’apprendre l’anglais et le français afin d’avoir accès aux ouvrages du plus grand nombre de spécialistes : « surtout l’anglais, tu dois apprendre l’anglais, mais aussi le français, tu dois te diriger vers le monde moderne, autre que celui de l’Union soviétique, sinon ce n’est pas de la recherche ! » Il était difficile à l’époque de se procurer des livres étrangers, mon maître en possédait quelques-uns mais il s’agissait plutôt d’ouvrages de linguistique. Il me recommandait de lire des travaux sur le folklore et la littérature d’autres sociétés, mais je dois avouer qu’il m’a fallu attendre mon séjour en France pour mettre ces directives en pratique. En France, j’ai découvert un univers que je ne soupçonnais pas. Mon maître avait raison, il fallait absolument lire les travaux des Occidentaux pour comprendre non seulement la manière dont ils avaient théorisé les phénomènes culturels, mais également pour avoir accès à des descriptions ethnographiques d’autres environnements sociaux.

    2L’apprentissage des langues représentait, pour le professeur Luvsangjav, le seul moyen d’atteindre la connaissance. Linguiste de formation, il avait soutenu sa thèse sur la comparaison entre l’anglais et le mongol et, durant sa carrière, avait beaucoup publié de manuels de didactique des langues. Son ambition majeure était de convaincre les jeunes Mongols de s’initier aux principales langues du monde, hormis le russe. Parfois, comme il était très courageux, il osait cette idée en public mais d’une manière adroite, il disait par exemple : « pour devenir un bon citoyen, vous devez apprendre des langues étrangères. »

    3Il ne m’a jamais accompagné au cours de mes enquêtes, mais il avait pratiqué l’expérience du terrain avec le professeur Rinchen dont il avait été l’assistant dans sa jeunesse. Authentique polyglotte, il s’est ensuite résolument orienté vers la linguistique, réalisant des dictionnaires terminologiques, de technique, d’astronomie, de folklore, s’entourant de spécialistes, toujours soucieux de trouver les noms mongols appropriés à ces différentes sciences. Les gens le craignaient énormément, ils avaient peur de cette discipline complexe, des exigences de ce savant et lui reprochaient son manque de disponibilité, mais il travaillait tant ! De nombreux disciples gravitaient autour de lui à ses débuts, pourtant beaucoup sont partis auprès d’autres savants. Lusvandjav m’avait rapporté le cas d’un grand tibétologue qu’il avait formé et qu’il estimait et qui l’avait quitté pour collaborer avec un autre chercheur. Mon maître lui avait dit : « quand tu étais un petit oiseau, tu étais mon disciple, devenu un “Garuda”, tu es parti vers un académicien. » Notre relation était différente et nous sommes restés amis jusqu’à sa disparition. Juste avant sa mort, je lui ai rendu visite, il était si faible, sa voix était inaudible. Je voulais le soigner, m’occuper de lui malgré la présence de sa fille. Je me souviens m’être approché de son lit et lui avoir essuyé la bouche très doucement quand il a toussé. On ne pouvait presque plus l’entendre. Il m’a appelé, faisant un signe du doigt. J’ai collé mon oreille à sa bouche et il a articulé faiblement qu’il avait été très heureux avec moi. Il a dit : « mon pauvre disciple, mon pauvre élève, merci beaucoup pour ce que tu fais pour moi, mais tu es comme un chauffeur russe qui nettoie sa voiture ! » Il avait encore de l’humour. Puis, soudain il a appelé sa fille, lui a demandé de le redresser, il voulait me donner quelque chose. J’étais avec un autre ami, nous l’avons aidé à se soulever, il avait du mal à se mouvoir, il cherchait dans ses tiroirs. Enfin, il a trouvé un texte tibétain-mongol, me l’a remis avec gravité : « je voulais absolument te donner ça, à présent je suis content ». Il est mort le même jour à l’âge de soixante-dix ans.

    4Quant au professeur Rinchen, je le fréquentais intellectuellement depuis l’école secondaire. À l’époque, j’avais lu tous ses livres et me souviens qu’en sixième classe – j’avais alors treize ans –, avec quelques amis, nous lui avions écrit une lettre. Quelques temps plus tard, nous découvrions avec bonheur une carte qui nous était adressée. Un côté portait un soutra en mongol ancien et sur l’autre, en cyrillique, il nous remerciait de notre lettre et nous exhortait à travailler et à devenir de bons citoyens. Chacun d’entre nous voulait garder cette précieuse carte, finalement un de mes amis, médecin aujourd’hui, l’a soigneusement conservée. Ce message fut pour moi un appel intellectuel ou spirituel, peut-être bien les deux, j’admirais tant ce savant doublé d’un grand écrivain. Auteur de nombreux romans historiques, il voulait écrire toute l’histoire du peuple mongol sous une forme romanesque. Son expression admirable forçait le respect, il émaillait ses textes de nombreux proverbes et transmettait son savoir dans une langue magnifique. Ma première entrevue avec lui date de l’automne 1973, au début du mois de septembre. Avec l’aide du calendrier ancien, j’avais déterminé avec soin le bon jour chargé de bons signes pour effectuer cette première visite importante à mes yeux. Le temps était superbe, Rinchen, qui n’habitait pas très loin de l’université, m’a ouvert la porte. Il était torse nu, vieux, mais son corps était encore très beau, il portait une barbe comme les héros des contes. Je me sentais intimidé, presque craintif, mais gentiment il m’a invité à entrer dans sa chambre qui regorgeait de livres. J’avais préparé des questions auxquelles il a répondu avec une grande générosité. J’ai conservé précieusement, toute ma vie, les notes de cet entretien. Durant cette première rencontre, mes convictions se sont encore renforcées, à l’évidence j’étais destiné à étudier la culture mongole et la mythologie. La première question adressée à Rinchen portait sur l’origine de notre histoire. Je lui avais demandé s’il fallait prendre pour une vérité historique ou un mythe l’idée présente dans des textes mongols (autres que l’Histoire secrète des Mongols) faisant commencer notre culture avec les Han venus du monde indien ou tibétain. Il avait répondu avec une grande sagesse que l’histoire, changeante en fonction de l’idélogie du moment, devait toujours être abordée dans une perspective dynamique. Il m’avait ensuite donné les mêmes conseils que mon maître en insistant sur l’importance et l’urgence de collecter la littérature orale menacée de disparition.

    L’influence du bouddhisme

    5Dans la période 1973, lors de mes études universitaires, j’ai eu la chance de rencontrer un grand lama, Danzan Odser, un savant bouddhique, et de devenir son disciple. Ce personnage merveilleux avait non seulement des connaissances exceptionnelles, mais aussi une pensée et une expérience utiles à la compréhension de nombre de problèmes contemporains. Il avait été emprisonné en 1947 durant dix ans et n’hésitait pas à évoquer cet épisode douloureux de sa vie, faisant toujours preuve d’une grande compassion. Je me souviens l’avoir entendu relater un événement qui lui était arrivé lors de son arrestation. Le policier chargé de le questionner s’acharnait sur lui quand il entendait des pas approcher de la yourte dans laquelle avait lieu l’interrogatoire, le reste du temps, il le laissait tranquille. Aucun ressentiment ne l’animait à l’égard de celui qui lui avait fait subir ces interrogatoires, il l’excusait, ne lui prêtant aucune mauvaise intention et ne voyant en lui que le petit mécanisme d’un grand système. Il disait : « c’est un fonctionnaire, il a fait son travail, c’est aussi une histoire de karma. » En prison, il était devenu un personnage respecté et influent, chargé d’organiser la vie des prisonniers.

    6Son enseignement était libre et j’ai participé très assidûment à ses cours durant trois ans jusqu’à sa mort. À la même époque, j’ai appris la langue écrite tibétaine, l’histoire du bouddhisme et la philosophie à partir des œuvres du lama tibétain, Tsongkhapa, fondateur au xive siècle de la religion jaune bouddhique.

    Tsong Khapa (1357-1419) avait joué un rôle essentiel comme réformateur du bouddhisme tibétain, qui en avait bien besoin. La grande religion indienne était arrivée au Tibet au viie siècle – date au moins de l’érection du premier stupa, en tibétain chorten – et s’y était implantée lentement parce que les Tibétains tenaient à leur antique religion, le gcuq, parce qu’ils avaient vocation militaire et voulaient dominer par les armes l’Asie centrale alors que le bouddhisme les en détournait en prêchant la non-violence. Il y avait connu ses premiers grands succès aux ixe et xe siècles, notamment grâce à Padmashambhava, mais il avait dû attendre le xie siècle et ce qu’on appelle sa seconde propagation pour prendre son complet épanouissement et transformer le pays en société monastique. On admet qu’un homme sur cinq ou sur six vivait alors dans un monastère. Mais depuis, les mœurs s’étaient relâchés. Non seulement les lamas étaient immensément riches, comme ils l’avaient toujours été, mais ils en abusaient, étaient dissolus, se mariaient, aimaient la bonne chère et s’enivraient. Devant le spectacle de cette dégénérescence, Tsong Khapa avait vivement réagi, entendant faire retour à la grande tradition du xie siècle, s’employant à restaurer la morale, condamnant les plaisirs et le mariage des religieux. Il eut vite une grande audience, surtout dans le centre du pays, dans la région de Lhassa. Il ouvrit partout de nouveaux monastères destinés aux moines réformés qui y venaient en masse. Il rencontra aussi une vive résistance. Ils étaient nombreux, ceux qui ne le suivaient pas, qui entendaient demeurer fidèles à Padmashambhava, à l’antique tradition, ceux qui étaient les Rnin-ma-pa, les Anciens, qui continuaient à porter un bonnet rouge sur leur tête, ce pourquoi, en Occident, on les désignera sous le nom de « secte rouge ». Et ils se moquaient des « convertis », de ceux qui se coiffaient de jaune, la « secte jaune », les appelaient par dérision les Vertueux, Dge-lupgs-pa, ou Gelougpa, nom qui leur restera ; ils subissaient néanmoins leur influence et, pour survivre, durent eux-mêmes se réformer, se livrer, si l’on veut, à une « contre-réforme ». (Jean-Paul Roux, mars 2002, © Clio 2010)

    7La manière de s’exprimer de ce maître lama et sa façon de réfléchir m’ont inspiré. Trois fois par semaine, de très nombreuses personnes, des lamas, des chercheurs de l’Académie des sciences, des tibétologues, se rendaient chez lui. Quant à moi, non spécialiste, j’avais très bien saisi la nécessité de passer par l’apprentissage de cet héritage bouddhique pour comprendre notre culture. Les rencontres se déroulaient dans une petite yourte au sein du monastère de Gandan, seul monastère ouvert, abritant des moines tolérés exceptionnellement par le régime ; l’Union soviétique avait une stratégie de communication, celle de conserver une ouverture vis-à-vis de la religion en maintenant une sorte de vitrine du bouddhisme que l’on pouvait montrer aux étrangers comme un témoignage du monde féodal. C’était une stratégie politique1.

    Monastère de Gandan à Oulan-Bator
    Ce monastère construit en 1809 à Oulan-Bator fut l’un des principaux centres d’enseignement du bouddhisme en Mongolie. De grands savants furent formés ici à la philosophie bouddhiste, la linguistique, la médecine, l’astrologie ou encore à la pratique tantrique. Dans les années 1930, le régime communiste, sous la direction de Choibalsan, fidèle à la politique de Staline, détruisit plus de 700 monastères et fit exécuter ou emprisonner les moines. Gandan fut fermé en 1938, puis réouvert en 1944 avec l’autorisation de continuer à fonctionner comme monastère bouddhique. Après les années 1990 et la renaissance du bouddhisme, le monastère de Gandan a retrouvé une activité importante et compte aujourd’hui environ 400 moines, une université bouddhique (dont la création remonte à 1970), trois collèges de philosophie bouddhiste, un collège de médecine et astrologie et deux collèges d’études tantriques. Cette tolérance du régime était probablement liée aussi à l’existence d’une grande organisation internationale, la Fédération mondiale des bouddhistes créée en 1950 et dont un des objectifs consistait à communiquer autour du thème de la contribution du bouddhisme à la paix mondiale. Les autorités politiques soucieuses d’infiltrer ce qui se disait au sein de cette organisation et d’obtenir quelque influence sur cette dernière ont agi en conséquence, octroyant un peu de liberté en matière de religion. (Note I.B.)

    8Danzan Odser, qui était à l’époque le plus grand lama de Mongolie, a formé tous les grands lamas actuels. Ses leçons ont orienté ma vie quotidienne et professionnelle, j’y ai trouvé les compétences nécessaires à la pratique d’un enseignement de qualité. J’ai compris à quel point un professeur doit faire preuve de souplesse et savoir s’adapter à son public. L’acquisition des connaissances ne se fait pas de manière identique pour tous. Chaque individu manifeste des intérêts différents et possède des capacités qui lui sont propres. Étant donné ces écarts dans les aptitudes, il nous faut être attentif à chacun, ce sont les bases de la pédagogie. Il savait par ailleurs répondre avec une grande simplicité et une grande clarté à nos questions. Un jour que je l’interrogeais à propos de l’origine de tant de divinités monstrueuses dans le bouddhisme, des divinités cannibales, aux yeux rouges, aux visages effrayants alors qu’elles sont des réincarnations de Bouddha, il m’a rappelé que ces représentations étaient à l’image de la diversité des êtres vivants chez qui on trouve des individus paisibles, d’autres colériques, d’autres encore redoutables. J’ai noté l’intégralité de ses enseignements, une source qui m’aidera un jour à rédiger un ouvrage sur la philosophie bouddhique.

    9Traditionnellement, tous les Mongols recevaient une éducation de la part de maîtres lamas. En ce qui me concerne, j’en ai connu trois, le premier avant d’entrer à l’école, le deuxième un peu plus tard, enfin celui de Gandan. Tous occupent une place immense dans mon cœur et dans mon esprit.

    10Plus tard, en 1994, j’ai eu la chance de rencontrer la dernière réincarnation de Bogd Han, en Inde, à Dharamsala, siège du gouvernement tibétain en exil. Un vieux lama de Gandan avait imaginé le projet de cette visite, idée qui a d’emblée suscité de l’intérêt et nous a conduit avec quelques amis à nous mettre en quête de financements pour effectuer le voyage. Des sociétés privées, des banques ont répondu très vite à nos sollicitations, voyant probablement dans ce soutien la perspective de contribuer à une bonne action. Après avoir préparé de très nombreux cadeaux, des vêtements mongols, des deel, des bottes, des chapeaux, nous nous sommes mis en route. Arrivés à Darhamsala, nous avons été accueillis par ce grand personnage qui ne parlait pas mongol et s’était adjoint, pour la circonstance, un lama chargé de la traduction du tibétain en mongol. Nous lui avons remis nos cadeaux et organisé avant notre départ une cérémonie d’offrande d’un mandala. Notre séjour s’est déroulé sous les meilleurs auspices puisqu’il nous fut donné d’être reçu personnellement et très chaleureusement par le dalaï-lama, réincarnation du bodhisattva de la compassion, vertu essentielle de Bouddha. J’ai connu d’autres opportunités de rencontrer le dalaï-lama en Mongolie, mais la vraie rencontre s’est passée lors de ce premier voyage.

    11Je me suis intéressé depuis mon plus jeune âge à la philosophie bouddhique grâce à mon entourage familial et aux lamas dont j’ai suivi les enseignements. À un moment de ma vie, j’ai eu envie d’en faire mon domaine de spécialité après avoir rencontré un savant, secrétaire au conseil scientifique de l’Académie des sciences, qui nourrissait le dessein de me former dans la perspective de rejoindre l’Académie en tant que chercheur affecté à la section des études sur le bouddhisme. Mais ce projet fut contrarié par mon université qui refusait obstinément, malgré toutes les démarches entreprises, de m’accorder l’autorisation d’une délégation à l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences. J’étais à l’époque captivé par le Mahâyâna, grand véhicule, originaire d’Inde et centré sur le concept de vacuité. Il s’agit d’une théorie articulant la sagesse transcendante autour d’un concept qui renvoie dans la pensée bouddhiste à la nature même de toute chose. L’idée d’un phénomène vide de substance propre et permanente, l’idée qu’un élément n’existe pas par lui-même mais dans des relations d’interdépendance et de manière impermanente me permettait de comprendre à quel point tout dans la vie est causé par d’autres choses. Cette idée fondamentale trouvait une résonance dans mes propres recherches et m’aidait à mieux saisir en quoi les représentations mentales du réel ne sont que des certitudes temporaires.

    Un maître
    On l’appelle bagš. Je ne le vois pas comme maître juste pour ma thèse, d’ailleurs ce n’est même pas mon maître de thèse, mais c’est plutôt quelqu’un auprès de qui on apprend. S’il dit que c’est bon, tout le monde sait que c’est bon. Dans ce sens là, bagš ne veut pas dire professeur mais maître, et ça je le dis avec beaucoup de fierté. Cela me fait penser un peu à la tradition grecque, avec Socrate, la connaissance c’est aussi une expérience. Socrate est assis en train de dispenser une connaissance et ses disciples continuent sur une même ligne de recherche. Je vois en lui quelqu’un qui a pu développer de grandes idées sur le symbolisme mongol et il me semble que quelqu’un d’autre, un disciple, doit poursuivre et amener ces idées à un autre niveau. Mais en Occident, tout ça c’est dépassé, évidemment… Je l’ai rencontré et il m’a impressionné par sa fierté d’être mongol, c’était ce que je cherchais. Quelqu’un qui ne voyait pas la Mongolie traditionnelle comme une Mongolie primitive, sauvage, non il voyait la Mongolie traditionnelle comme ayant sa place dans la société aujourd’hui. Quand j’ai fini ma maîtrise en anthropologie, j’avais besoin de continuer et d’avoir un maître. Pour moi c’était clair, si je voulais devenir un spécialiste il me fallait un maître et ce serait le professeur Dulam. Quand je me suis senti prêt, je suis allé le voir et lui ai demandé l’autorisation d’être son disciple. J’ai utilisé alors un rituel mongol avec un hadag. Il a accepté avec plaisir et quand nous nous sommes parlé, on aurait dit deux âmes qui se cherchaient.
    Il me fallait alors un sujet de recherche. Qu’est-ce qui peut m’aider à comprendre ? J’ai discuté avec des académiciens, avec beaucoup de gens, et un jour j’ai pensé que le thé était intéressant car il est présent partout. Le professeur Dulam m’a dit : « comment as-tu pensé à ça ? C’est un des seuls sujets sur lequel il n’y a aucune étude systématique de faite. » Je le respecte et je dois dire qu’il n’est pas seulement un professeur, c’est un connaisseur. Le mot mongol erdemtej (érudit, savant) est un terme très explicite. Il m’a dit : « un bon chercheur doit avoir une sensibilité. » Pour moi, c’est un mot-clé. Il a dit ça en passant, mais c’est très important. Il ne s’agit pas seulement de voir, d’observer, mais il faut aussi sentir ce qui se passe. Il a une expérience. Et aussi, il a gardé l’enthousiasme, quand je rapporte quelque chose de nouveau il s’emballe, il est intéressé et heureux, il cherche à m’aider aussi, c’est impressionnant. C’est un maître et je suis son disciple. (G.B.)

    12Ces dernières années, je me suis remis à l’étude du bouddhisme, mais avec un nouvel objectif. Je collecte de nombreux manuscrits écrits en tibétain par des lamas mongols pour tenter de définir ce qui relève spécifiquement de la culture mongole bouddhique et que l’on ne trouve pas au Tibet. J’ai acheté, il y a peu, un carton rempli de documents et y ai découvert un manuscrit xylographié en quatre volumes, un travail tantrique écrit par un célèbre lama né en 1702 dans ma région natale, reconnu en particulier pour ses compositions musicales bouddhiques. Je suis convaincu qu’il a utilisé le chant long mongol dans ses mélodies. Je ne prétends pas que la culture mongole ou le bouddhisme mongol n’ait pas été soumis à des influences, mais je veux montrer que la culture mongole a su intégrer et rendre originale une pensée, fut-elle venue d’ailleurs.

    Les enquêtes

    13Mes travaux de terrain ont été influencés par Charakchinova Nadejda Osipovna, spécialiste du folklore bouriate, une des fondatrices de cette discipline. Mon université m’avait demandé de servir de guide à ce chercheur d’Irkoutsk venu faire un séjour en Mongolie en 1975. Les Académies des sciences russe et mongole collaboraient surtout dans le domaine de l’archéologie, beaucoup moins dans celui de la culture orale. Nous sommes partis ensemble dans le Gobi afin de mener des enquêtes sur le folklore et au cours de notre périple, elle m’a demandé quel était mon domaine d’intérêt. Elle m’a beaucoup soutenu lorsque je lui ai parlé de la mythologie, elle savait que chez les Bouriates les mythes étaient nombreux, bien étudiés tandis qu’en Mongolie très peu de publications existaient sur le sujet. Ses encouragements m’ont incité à entreprendre des enquêtes dans mon pays natal, suivies plus tard par d’autres dans toutes les régions. Je posais des questions sur l’origine de l’univers, la naissance de la terre, du premier homme, du premier objet de culture, du feu, etc. Les gens répondaient peu de choses, ils livraient des fragments, des détails, des bribes d’informations et contrairement à Marcel Griaule2, je n’ai jamais rencontré un homme qui sache tout. Je collectais les mythes, mais en réalité je collectais tout, si quelqu’un me parlait d’une chanson, je la consignais, si un autre évoquait la fabrication du feutre, je prenais ; tout était bon, je n’ai jamais fait de différence entre les informations, aucune hiérarchie même si je gardais les mythes en ligne de mire.

    14Je n’avais aucune formation à l’ethnographie, discipline rattachée, à l’époque de mes études, au département d’histoire. L’Institut de langue et littérature mongoles dispensait des cours sur l’histoire de la Mongolie et le folklore alors que l’ethnographie, conçue comme une science purement descriptive, était complètement inféodée à l’histoire. Cette stratégie avait pour objectif de ne considérer que l’aspect passé des sociétés, de réfléchir aux particularités des populations à partir de leur ethnogenèse et de ne pas prendre en compte le présent. De toute façon, l’idéologie du progrès qui prévalait était d’intégrer toutes les nations en une seule, la nation soviétique, et le terme d’ethnologie avait été supprimé en Union soviétique à la fin des années 1920. Je n’adhérais pas à la logique prônant la supériorité de la culture russe sur toutes les autres. Prétendre qu’une culture est sans valeur relevait de l’idéologie.

    En 1929, l’ethnologie fut condamnée comme succédané bourgeois de la science des sociétés et la faculté d’ethnologie qui existait à l’université de Moscou depuis 1925 fut fermée définitivement. À la suite de cette conférence, la place de l’ethnographe fut fixée clairement, selon la formule Istorik-marksist. Au cours de ses recherches pratiques, l’ethnographe devient historien. (Chichlo, 1984)
    Dans un autre article, Boris Chichlo reprend une déclaration du doyen du département d’ethnographie de l’université de Moscou en réponse à un collègue qui proposait en 1988 une transformation de la formation des spécialistes : « la base de la formation des ethnographes doit rester une formation historique […]. C’est là-dessus que doit se fonder l’emploi du temps de nos étudiants, les deux tiers de leurs horaires étant consacrés aux cours d’histoire générale. Dans ces cours, les deux matières les plus importantes pour les ethnographes sont précisément l’histoire du parti et la philosophie marxiste-léniniste. » Boris Chichlo poursuit : « au début des années 1950, le directeur adjoint de l’Institut d’ethnographie, I. Potehin, définit ainsi le domaine de cette science : “l’ethnographie est une branche des sciences historiques chargée d’étudier l’évolution des sociétés de la préhistoire et des sociétés primitives jusqu’à l’apparition des classes […]. Son champ d’action est d’autant plus réduit que l’on quitte l’époque primitive et que l’on en arrive à la période contemporaine”. » (Chichlo, 1990)

    15La séparation des domaines entre nos départements est restée d’actualité, l’ethnographie est toujours rattachée à l’histoire même si peu à peu les structurent se modifient. Pour nous, étudiants en langue et littérature, formés par des linguistes et des spécialistes de la littérature, les ethnographes étaient des chercheurs occupés uniquement à relever la culture matérielle. Lors de mes enquêtes, il me semblait évident de porter un intérêt à la culture matérielle qui n’est pas dissociée de la pensée. Je faisais donc de l’ethnographie mais sans en avoir réellement conscience car je n’avais aucune connaissance des techniques d’enquête enseignées dans le cursus d’histoire. Si les termes d’ethnologie ou d’anthropologie m’étaient inconnus, j’avais néanmoins une idée précise de ce qu’était un ethnographe : un chercheur chargé de collecter les techniques, le savoir-faire du feutre, les procédés de fabrication de la maison, des meubles, etc.

    L’ethnographie soviétique
    « Existe-t-il des différences pour le traitement des données empiriques entre l’anthropologie pratiquée dans les pays soviétiques sous le titre d’ethnographie et l’anthropologie sociale et l’ethnologie pratiquées dans les pays occidentaux ? » se demande Jean Cuisenier dans un numéro des Cahiers du monde russe et soviétique publié en 1990. Pour répondre à cette question, l’auteur utilise une étude comparative internationale sur le développement culturel, menée par l’auteur avec des collègues de l’Union soviétique, des pays de l’Est et de l’Ouest européens (1975-1982) : « comment des anthropologues soviétiques posent-ils leurs problèmes théoriques, quels concepts manipulent-ils, comment traitent-ils les données empiriques ? Là où les Soviétiques pensent en termes d’“interaction entre les cultures nationales”, les Occidentaux pensent en termes de “relation entre culture dominante et culture dominée”. Là où ils cherchent à manifester des essences ethniques et à expliquer leurs spécificités par des ethnogenèses, les Occidentaux trouvent des légitimités opposées et des mouvements nationaux pour les soutenir. » (Cuisenier, 1990)

    16Je suis donc parti sur le terrain sans aucune formation, avec pour tout bagage un magnétophone, bien décidé à enregistrer le plus possible d’informations et tenter de comprendre les liens entre les pratiques et les représentations. J’étais convaincu qu’il suffisait de poser des questions pour obtenir de bonnes réponses, persuadé que les gens se prêteraient facilement à cet exercice et me livreraient tout ce qu’ils savaient. Quelle naïveté ! J’ai compris, seulement plus tard, la différence entre les discours tenus durant le communisme et après. Par exemple, dans l’ajmag de Hovd, j’avais rencontré un célèbre barde qui avait accepté de me conter très naturellement, une grande épopée. En 1992, après le changement, à l’occasion d’un nouveau séjour à Hovd, le même barde m’a révélé le caractère rituel de ce chant et je découvrais qu’il ne pouvait être pratiqué qu’à certaines occasions, en cas de maladie ou de malheur. Avant les années 1990, l’homme pouvait me parler de poésie, de littérature, il était exclu qu’il fît allusion à la fonction symbolique. Après la fin du communisme, les craintes étant dissipées, il n’y avait plus de raisons de cacher le cadre rituel du chant. J’ai pu alors obtenir des détails précis sur les conditions de cette pratique, comme le fait de procéder à des purifications et à des libations aux esprits des montagnes et du pays avant de commencer le chant, ou encore le fait que tel type d’épopée doit être chanté à l’intérieur de la yourte parce que le héros lutte avec des divinités souterraines logées dans l’obscurité. Le barde n’a pas hésité à évoquer le danger de folie encouru si le contexte n’était pas respecté, il en connaissait des cas.

    17Si au cours de mes premières enquêtes, jeune et sans expérience, je ne mesurais pas les obstacles inhérents au recueil de la parole, les biais de toute enquête, je dois tout de même avouer que les gens mettaient beaucoup de bonne volonté à répondre. Était-ce lié à mon statut de scientifique venu de la capitale ? Était-ce lié au respect porté aux intellectuels ou bien à l’habitude de répondre docilement aux fonctionnaires ? Je me présentais en leur disant que j’étais à l’université, que je m’intéressais à leur savoir, à notre patrimoine et généralement, ils ne manifestaient aucune réticence et se montraient heureux de m’aider même s’ils ne révélaient finalement que ce qu’ils voulaient bien.

    18Faire du terrain ethnographique m’a aussi sensibilisé à l’importance du choix de ceux qui vous accompagnent dans votre travail. Lors d’un séjour à Hovd, j’avais invité un étudiant photographe à m’accompagner pour prendre des clichés. Cette région compte de grandes et majestueuses montagnes et nous étions installés dans une famille d’éleveurs. Brusquement, le visage de ce garçon est devenu livide et son nez s’est mis à saigner abondamment. J’étais surpris et gêné, pourtant nos hôtes ont très vite analysé l’incident en expliquant que la réaction physique du jeune homme devait être imputée à sa méconnaissance de l’endroit, des montagnes et des esprits de ces lieux. Il était en effet originaire de la steppe et n’avait jamais voyagé en pays montagneux. Il ne m’était pas venu à l’idée que j’aurais dû m’adjoindre un étudiant de la région, j’avais simplement cherché un bon photographe3. J’ai commis d’autres erreurs, non pas humaines mais techniques. J’enregistrais énormément pour accumuler toujours plus de matériel et remettais à plus tard le décryptage des bandes magnétiques, or il peut arriver que l’enregistrement ne soit pas de qualité. En déchiffrant quotidiennement les entretiens, non seulement on peut s’en apercevoir, mais on prend conscience des points qui restent à approfondir, des questions à reformuler, des pistes qui n’ont pas été suffisamment suivies. Cette technique permet alors de relancer l’enquête le lendemain, de corriger des fautes d’interprétation ou de compréhension tout simplement. Une fois rentré à Oulan-Bator, il est trop tard.

    19Si nous n’avions pas de formation à l’enquête, nous n’avions pas non plus accès à la littérature ethnographique occidentale. La bibliothèque de l’université mettait à notre disposition un nombre important de travaux sur le folklore en langue russe, mais les ouvrages occidentaux, incarnation de la bourgeoisie, étaient interdits. Nous devions être des chercheurs marxistes-léninistes, c’était la seule méthode acceptée. Tout était contrôlé, ce qui ne m’a pas empêché de faire des enquêtes. Avant de partir sur le terrain, nous devions soumettre une proposition de travail aux autorités universitaires, expliquer ce que nous souhaitions collecter, pour quelles raisons et ce dans le but d’obtenir une autorisation. L’université finançait le travail sur le terrain, l’hébergement, le chauffeur, les repas ; sur un plan matériel, nous vivions une époque facile, plus facile qu’aujourd’hui. Nous partions en avion et à l’arrivée nous commencions par prendre contact avec les autorités locales, par voir le gouverneur ou le secrétaire du Parti. Sur place, il était indispensable de se procurer une jeep russe avec un chauffeur local, familier des chemins de sa région. Les chauffeurs connaissent les trajets et très souvent s’avèrent de plus d’excellents assistants, capables de proposer de bons informateurs. J’organisais mon voyage en fonction des pistes suggérées par les uns et les autres ; j’apprenais qu’un barde talentueux vivait dans tel sum ou que nous allions croiser, sur notre route, la yourte d’un homme passionné par le folklore, les épopées, l’histoire, ou bien encore un éleveur qui détenait quelques livres chez lui. J’établissais ainsi une liste de gens à voir et nous écumions tous les villages, les habitations, enregistrant sans relâche, des heures durant. Si je n’avais pas conscience des biais de l’enquête, je dois dire que je ne m’apercevais pas non plus à quel point je faisais l’objet d’une surveillance rapprochée. Jeune et plein d’enthousiasme, j’oubliais tout, j’étais comme possédé et il ne me serait pas venu à l’esprit de faire attention à mon entourage. Je me souviens qu’un jour, en 1984, ayant entendu parler d’une vieille femme chamane, j’ai voulu la rencontrer. Nous l’avons cherchée toute la journée, nous perdant entre trois collines très semblables jusqu’à ce qu’enfin des éleveurs nous indiquent sa yourte. À notre arrivée, deux femmes se tenaient là, une jeune, assise, et dans un coin, une vieille femme endormie, celle dont on m’avait parlé. Je l’ai réveillée doucement, lui ai posé de nombreuses questions mais elle rechignait à répondre et je n’ai quasiment rien obtenu d’elle. J’ai appris plus tard qu’accusée par la police pour ses activités chamaniques, les gens de la sécurité lui avaient confisqué son costume et j’ai su également que sa fille, membre du Parti communiste, avait été chargée de la surveiller durant l’entretien, ce qui expliquait le mutisme de la mère.

    20Le chamanisme m’intriguait, personne n’étudiait alors ces pratiques et je n’avais que très peu de notions en la matière. Ce fut ma première expérience d’étude sur une question qui allait s’avérer centrale dans mes recherches.

    De la mythologie au symbolisme

    Mongol hün amny belgeer, Tovd hün šideer, Hjatag hün benčingeer.
    Les Mongols vivent grâce aux symboles, les Tibétains grâce à la magie, les Chinois grâce au profit. (Proverbe mongol)

    21Ce proverbe résonne comme une évidence. L’exploration des fondements d’une culture permet de comprendre le sens de la vie sur terre, les relations avec l’au-delà, les pratiques quotidiennes et rituelles. La culture s’édifie sur le socle d’une mythologie qui va inspirer les motifs, les idées, les valeurs, charpentes du système de pensée et sources de toutes les codifications.

    22Notre histoire se compose de deux périodes distinctes, celle de la chasse puis de l’élevage. La première qui couvre le paléolithique, le mésolithique et le début du néolithique a produit les soubassements de la mythologie, sous la forme d’un modèle bidimensionnel de l’univers opposant le monde du haut et celui du bas, et caractérisé par trois modes de pensée, le fétichisme, le totémisme et l’animisme. Pour les Mongols de cette époque, couleur des éléments, robe des animaux et forme des objets sont chargés de sens. Plus tardivement, à l’époque de l’élevage se développe une mythologie partageant l’univers en trois parties, le haut constitué du Grand Ombilic et des 99 cieux ; le bas, Grand Utérus et 77 Terres Brunes4 et les huit mondes du soleil placés entre terre et ciel. Mais l’univers est aussi partagé en Est et Ouest. À l’Ouest se trouvent 55 cieux blancs et bons, à l’Est, 44 cieux noirs mauvais5. Les cinq cieux au delà des 50 et les quatre au delà des 40, considérés comme les plus puissants, sont honorés par des sacrifices, chevaux ou moutons blancs pour les cieux de l’Ouest, noirs pour ceux de l’Est. Quant à la terre, il est d’usage de lui sacrifier des bovins noirs. Le mythe offre une explication de l’origine de toutes les réalités matérielles, de la création de l’univers à celle du feu, des astres, de l’homme, de la culture ou encore des cinq animaux. Le mythe du grand archer, de l’hirondelle et de la marmotte raconte ainsi la création des astres : autrefois, la Mongolie était confrontée à sept soleils dont la chaleur écrasante rendait la vie impossible sur terre. Un grand archer à l’orgueil demesuré fit le serment de tirer sur les sept soleils à l’aide de sept flèches. Il réussit sa mission pour les six premiers mais au moment où il décochait sa septième flèche, une hirondelle passa devant lui. Il atteint la queue de l’oiseau, la dédoubla mais manqua le soleil qui prit peur et décida de se cacher. Depuis ce jour, le soleil se lève et disparaît, instaurant avec la nuit un temps de répit. Mais le grand archer, très fier, décida de venir à bout de l’hirondelle et annonça que s’il ne parvenait pas à la tuer avant le coucher du soleil, il se couperait les pouces (essentiels dans le tir à l’arc) et se transformerait en marmotte, cet animal aux quatre doigts qui vit dans un trou et ne boit jamais d’eau. Il se lança à la poursuite de l’oiseau jusqu’à la fin du jour mais en vain. Comme il en avait fait le serment, il se coupa alors les pouces et se transforma en marmotte. Depuis ce temps, une petite partie du corps humain se cache dans la viande de ce petit mammifère6.

    23Notre mythologie fait du soleil l’arrière-grand-père des Mongols et de la lune l’arrière-grand-mère. L’origine astrale des humains se répercute dans les rituels de mariage durant lesquels, traditionnellement, on imaginait une représentation du soleil face au jeune homme et de la lune face à la jeune fille. Tous deux devaient s’incliner devant les astres.

    24Mes travaux portant sur la langue, l’histoire, la culture et la mythologie m’ont permis d’établir un certain nombre de correspondances symboliques. Dans le foisonnant matériel dont je disposais, les mythes relatifs à la création du monde m’ont fourni les premières clés d’interprétation et la comparaison de mythes bouriates et mongols, malgré des variantes, a revélé des formes structurellement similaires. À l’origine, il n’y avait que de l’eau, un océan. Le mythe du plongeon cosmogonique, répandu universellement, existe aussi en Mongolie où il a subi, à un moment, l’influence du bouddhisme. Burhan (chez les Halh) veut trouver de la terre et pour ce faire, demande à un oiseau plongeur de lui en rapporter une petite boule. Mais le fond de l’océan est très dur, compact et l’oiseau ne réussit pas à accomplir la tâche. Grâce à une formule magique, il parvient à prélever un peu de terre et à la remonter en surface. Un mythe de Mongolie-intérieure raconte que Burhan tue une tortue et place la motte de terre sur son dos. Ces exemples prouvent que nous sommes en présence d’un motif antérieur au bouddhisme, religion qui condamne tout meurtre d’être vivant et dans laquelle l’idée de création est absente. Une fois la terre en place, le mythe raconte l’arrivée subite d’Erleg – le maître du monde souterrain – et son désir de renverser le tout. La terre se met alors à s’élargir et l’intention d’Erleg devient irréalisable. Ces mythes, cités par Potanin, un savant russe qui voyagea en Mongolie et recueillit un grand nombre de récits à la fin du xixe siècle, montrent que quelles que soient les variantes, l’idée d’une création du monde par un Dieu, aidé d’un oiseau ou d’un autre animal, et l’apparition soudaine d’une entité destructrice attestent d’une association entre terre et monde souterrain.

    25Sur un plan mythologique, le Grand Ombilic, le père, les oiseaux, les dieux (Burhan), la parole et la pensée correspondent au ciel. Au niveau des humains se situent le masculin et le féminin, les descendants, les êtres vivants, les esprits fondateurs et l’action. Le monde souterrain comprend, lui, le Grand Utérus, la mère, les reptiles et les démons. Ces trois esprits fondateurs sont appelés dans la mythologie bouriate Esege Burhan (Esege Malaan) – l’esprit du ciel –, Oj-Har’han (Ee hajrhan) – l’esprit de la terre – et Araahan Šudher (Araahan Zedher) – l’esprit du monde souterrain –7. Dans la mythologie mongole, le ciel est appelé Burhan, la terre Haijrhan, le monde souterrain Čötgör. Les termes de Burhan et de Hajrhan doivent être précisés. Burhan ne doit pas être vu comme la transformation du nom de Bouddha8, c’est un nom mongol désignant un esprit protecteur des forêts, des buissons dont j’ai développé le sens et les fonctions dans mon ouvrage sur la mythologie. Les savants ont longtemps pensé que Burhan était un terme issu du sanskrit, explication que je réfute catégoriquement. Convaincu de son origine mongole, je choisis d’utiliser ce terme pour évoquer le maître du ciel. Si l’idée de création est absente du bouddhisme, par contre elle occupe une position centrale dans la mythologie mongole qui fait de Burhan un dieu créateur très courant. Quant à Hajrhan, le sens premier de ce terme est « bien aimé ». Chez les Halh, il est d’usage de désigner les montagnes sacrées par ce terme afin d’éviter de les appeler par leur nom. Il s’agit d’une forme respectueuse et non d’un adjectif. Il arrive aussi que la forme hajrhan soit utilisée comme euphémisme, on dira ürt hajrhan, pour parler d’un serpent, ou bien encore « cette nuit un hajrhan est venu au campement », pour parler d’un loup. Dans ces cas, le terme est employé par crainte ou par respect. Dans mon livre consacré au symbolisme, j’ai emprunté à Rinchen l’invocation suivante :

    Höh tengerijn jazguurtan hajrhan,
    Hörst delhijdee bagana bolson hajrhan,
    Baga gert min’ bagana bolson tenger min’,
    Balčir ürd min’ ölzij bolson tenger min’ !
    Hanataj gert min’ zajaan bolson tenger,
    Has tulgy min’ batlan harsan tenger.9 

    Ô, Hajrhan, Tu es l’origine du Ciel Bleu
    Ô, Hajrhan, Tu es devenu le poteau de la Terre Brune
    Ô, mon Tengri, Tu es devenu le poteau de ma petite yourte (ger)
    Ô, mon Tengri, Tu es devenu le bonheur pour mes petits enfants
    Ô, mon Tengri, Tu es devenu le génie du treillis de ma yourte (ger)
    Ô, mon Tengri, Tu es devenu le protecteur de mon solide foyer.10 

    26Le plan mythologique doit toujours se lire en relation avec les croyances, le savoir populaire sur la nature et la société, mais aussi selon un niveau philosophique et un niveau symbolique. J’ai distingué trois niveaux constitutifs de l’univers : le ciel, le monde médian des humains et enfin la terre que j’ai associée au monde souterrain dans la mesure où la notion de monde souterrain a surgi avec la création de la terre. Cette idée peut paraître surprenante aux spécialistes qui établissent généralement une corrélation entre la terre et le monde des humains, déterminant de ce fait un monde organisé en deux sphères symboliques. Une bénédiction du feu citée par Rinchen évoque explicitement l’existence de ces trois niveaux et va me permettre d’introduire mon argumentation :

    Hümüün, Tenger, Gazar gur’yn
    Hüčn Süld, Bujan hišgijg Huren irüülž bidend
    Hüsleer ögon soërh.11

    Nous te prions d’accorder
    La puissance d’esprit et les bienfaits
    À l’humanité, au Ciel et à la Terre.12

    27Les matériaux mythologiques et culturels collectés ont été synthétisés dans les tableaux suivants, selon une répartition entre les trois catégories qui définissent l’organisation du monde.

    Trois sphères symboliques

    CielHumainsTerre/souterrain

    Le niveau mythologique

    Grand OmbilicMasculin et fémininGrand Utérus
    PèreDescendantsMère
    OiseauxÊtres vivantsReptiles
    Dieux (Burhan)Esprits fondateurs (Hajrhan)Mauvais esprits (Čötgör)

    Le niveau des croyances

    Ciel ÉternelAncêtresTerre-Mère (Etügen)
    ChamanesAînés du clanChamanesses
    Cheval blancMouton blancBovin noir

    Le savoir sur la nature

    CosmosPrécieux corps humainMonde organique
    Vertical Haut CielVertical et horizontalHorizontal Large Terre
    LumièreLumière/ténèbresTénèbres

    Le savoir sur la société

    Ligne blanche royale/
    Os blanc
    PeupleLignes noires soumises/ Os noir
    BéatitudeBonheur/malheurDétresse
    Roi/HanSujetsReine

    Le niveau philosophique

    Éternité/intemporelÉternel/non éternelNon éternel/temporel
    TempsTemps/espaceEspace
    Non-êtreÊtre/non-êtreExistence
    SubjectifSubjectif/objectifObjectif

    Le niveau symbolique

    Direction : dessusMilieuDessous
    Couleurs : bleu/blanc5 couleursBrun/noir
    Nombres : 9/998/887/77
    Formes : convexeRond (tête), carré (corps)Plat

    28Ces mises en correspondance se sont avérées fondatrices du tour pris par mes recherches ultérieures. Après avoir présenté ma première thèse en 1982, j’ai soutenu en 1997 un doctorat d’État à Oulan-Oudé devant un jury de spécialistes de la culture bouriate. Le premier travail avait porté sur la mythologie mongole, le second était consacré au système symbolique dans la littérature mongole. Au début de mes recherches, j’avais répertorié plus de six cents folkloristes russes auteurs de travaux portant sur la culture, mais quasiment personne ne s’était penché sur le symbolisme de la culture mongole. Si mes souvenirs sont exacts, seules deux recherches concernaient le symbolisme des Yakoutes et des Touvas. Les savants russes avaient abordé très largement le symbolisme dans l’art et la littérature classique, mais portaient peu d’intérêt au symbolisme dans le folklore ou la littérature orale. Du côté mongol, la section d’ethnographie de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences accueillait un éminent collègue un peu plus âgé que moi, Badamhatan, formé par l’école soviétique qui avait mené de nombreuses enquêtes de terrain de grande qualité chez les Darhat et les Tsaatan et avait publié deux ouvrages très célèbres sur ces populations. Je n’éprouvais quant à moi qu’un intérêt limité pour la culture matérielle et mon souci majeur consistait à collecter la littérature orale et plus tard les représentations chamaniques. J’avais davantage d’accointance avec Njambuu, autre grand chercheur de l’Académie des sciences. Disciple de mon maître Luvsandjav, Njambuu avait étudié le symbolisme, en particulier les symboles de l’État ou encore des rituels comme celui du Cagaan sar ou du cycle de vie. J’ai beaucoup puisé dans les livres de ces ethnographes qui avaient rassemblé quantité de matériaux. Notre université comptait d’autres savants de renom, Gaadamba, Sampildendev ou encore Cerensodnom. Leurs recherches m’ont été précieuses. Mais aborder la mythologie en Mongolie relevait d’une périlleuse aventure dans la mesure où nous possédions peu de matériaux et où il était par ailleurs difficile de se procurer des travaux en langues étrangères, qui auraient pu venir féconder mes hypothèses. Ma recherche sur la mythologie ressemble à la Vénus de Milo du musée du Louvre à Paris. Découverte en morceaux, il a fallu de la patience pour passer d’un état fragmentaire à la reconstitution des liens entre les parties. La mise en forme de la mythologie procède du même processus d’élaboration, ce qui explique probablement pourquoi les chercheurs ont longtemps soutenu l’idée d’une absence de mythologie chez les Mongols. Un savant russe du xixe siècle, Kowalewski, recteur de l’université de Kazan, auteur de travaux ethnographiques sur la Mongolie et d’un dictionnaire mongol-russe-français croyait à une mythologie mongole, mais il la concevait comme un emprunt, venu d’Inde et du Tibet. Dans les années 1970, le Hongrois Lörincz13 avait évoqué la présence d’une mythologie autochtone mais seulement pour quelques groupes ethniques comme les Bouriates. Je n’arrivais pas à souscrire à ces propositions, raison pour laquelle j’ai décidé de partir sur le terrain et dans les bibliothèques de Moscou, de Leningrad, de Mongolie-intérieure, afin de recueillir tout ce qui était disponible. Si de nombreux mongolisants avaient publié des travaux qui m’ont beaucoup aidé, personne avant moi n’avait entamé une étude systématique. J’étais convaincu de l’existence d’un lien entre les motifs, les caractères, les images qui se retrouvaient partout, dans le folklore, la littérature écrite ou orale, dans la poésie chamanique, dans la poésie ou dans les rituels, mais aussi dans les Beaux-Arts. Il fallait poursuivre le travail, continuer à engranger des informations et établir des relations entre tous ces motifs. L’étude de la mythologie représente une forme d’archéologie des mentalités, une archéologie de la culture immatérielle. Le mythe d’origine du feu, très présent dans la tradition orale, raconte l’histoire du vol du soleil par une hirondelle. Ce motif, fréquent dans les invocations chamaniques, peut se trouver dans un manuscrit ou bien encore être gravé sur une tabatière. De l’assemblage de ces matériaux surgit l’intégralité d’un beau mythe sur l’origine du feu. Le symbolisme du temps, lui, est inscrit dans les pratiques de nomadisation ou encore dans les activités liées aux heures de la journée. Il faut mettre en relation ces différentes informations pour comprendre pourquoi les éleveurs doivent nomadiser au crépuscule ou pourquoi il est interdit de souder les alliages à midi, heure de la mort du forgeron mythique. Chaque heure de la journée doit être décryptée de façon à percevoir les ressorts symboliques des comportements quotidiens. La journée étant divisée en deux périodes de douze heures, il existe par exemple deux heures du tigre, l’une à l’aurore et l’autre au crépuscule. La première heure du tigre marque la séparation et l’autre indique la réunion. Les cérémonies funéraires commencent à l’heure du tigre qui sépare, mais si deux personnes se quittent, elles font attention à le faire à l’heure du tigre qui réunit. C’est en mettant bout à bout tous ces détails que j’ai trouvé une petite corde, un fil conducteur. Mais cette aventure au cœur de l’architecture des symboles n’est pas facile, il faut tenir fermement la petite corde ! Il m’est arrivé qu’une seule expression me guide vers une idée forte. Au cours de mon mandat de député, j’ai été amené à sillonner mon pays natal, rencontrer de très nombreuses familles, les écouter parler de leurs difficultés. Or ces périgrinations m’ont aidé dans mes recherches personnelles ; un jour, alors que je m’étais rendu dans une yourte, une femme faisait bouillir le sang d’un mouton. Au moment où je suis entré, une vieille femme présente s’est exclamée : « šideg hün cusan deer šivšigt hün toson deer » [ « un homme magique (chanceux) entre quand on fait bouillir le sang du mouton, un homme mal intentionné quand on fabrique le tos (à base de beurre fondu et de farine) »]. Cette expression renvoie au symbolisme des origines et de la fin. Le terme cusan qui désigne le sang fait aussi référence dans ce cas à ce qui est contenu dans le ventre du mouton, l’estomac, le cœur, les poumons, le foie, les reins. Dans ce contexte, cusan signifie le début, le premier pas, l’origine, alors que tos représente ce qui a déjà été fait, la fin.

    29Cette façon de procéder n’avait jamais été envisagée par les chercheurs. Ma mémoire m’a beaucoup aidé dans le sens où, à chaque fois que j’observais un événement il m’en rappelait un autre et encore un autre. Les associations d’idées se mettaient en place instantément, probablement parce qu’il s’agissait de ma culture. Quand j’expose mes travaux à des Mongols, ils prennent conscience de relations auxquelles ils ne prêtaient aucune attention auparavant. Cette expérience dévoile le paradoxe du chercheur autochtone qui partage la même culture que l’objet étudié et en même temps qui risque, par ce manque de distance, de ne plus avoir conscience des liens entre les éléments de cette culture.

    30À partir du matériel amassé lors de mes enquêtes, j’ai abouti à la constitution de sept catégories importantes : les nombres, les couleurs, les directions et orientations, les formes et figures, les gestes et mimiques, les rêves et le temps. L’abondance des données à exploiter pour chacun de ces thèmes m’a très vite confronté à un problème de méthode car à l’époque nous n’avions pas encore d’ordinateur. Il me fallait procéder en rédigeant des fiches thématiques à partir de mes lectures et de mes enquêtes sur le folklore et les rituels. En isolant et en détaillant les motifs, j’ai commencé peu à peu à percevoir les relations entre les éléments. En lisant attentivement tous les recueils de contes, les chansons, légendes, épopées, proverbes, en étudiant les triades de l’univers en Mongolie, en prenant en compte les informations sur les rituels chamaniques et bien d’autres rituels, j’ai rédigé des fiches sur les nombres, puis sur les couleurs, jusqu’à sept grands groupes de fiches d’une richesse infinie. Ce travail préalable achevé, il fallait entamer une classification à l’intérieur de chaque catégorie. Il s’agissait alors de rapprocher toutes les informations concernant le 1, puis le 2, etc. dans la catégorie des nombres, du blanc, du noir, etc. dans celle des couleurs et procéder à l’identique pour chacune des catégories identifiées. Cette mise en ordre m’a permis de constater que certains éléments avaient un sens symbolique et d’autres pas. Par exemple, les recherches sur la symbolique des nombres ont livré une moisson d’information : le 1 représente l’unité, l’union, la solitude ou encore l’incertitude. Il peut signifier la priorité ou encore l’origine et forme le début d’un axe vertical. Le 2 représente le sens du parallélisme, du bidimensionnel, ou encore l’unité de deux extrémités. À l’origine des nombres pairs qui symbolisent notre monde, notre vie, le 2 forme le début d’un axe horizontal. Le 3 est omniprésent dans la culture mongole. C’est le premier nombre impair qui signifie l’infini, la multiplication. Chiffre sacré de la mythologie et du chamanisme mongol, toutes les actions sont répétées trois fois, tous les objets vont par trois. Le 3 symbolise l’univers, le cosmos, les trois mondes, les trois démiurges créateurs de la terre, les trois astres qui sont à l’origine et à la fin du monde (les trois soleils, les trois lunes). Toutes les conceptions de l’univers et de l’homme se comptent par trois, les trois âmes de l’homme, etc. Le 4 supporte l’idée de l’espace horizontal mais il incarne aussi la longue vie, la solidité, la dureté. Le 5 symbolise les éléments du microcosme et du macrocosme, la structure interne, la force et l’énergie. Ce nombre matérialise la somme du premier nombre impair, le 3, avec le premier nombre pair, le 2. Il forme le noyau de l’axe des nombres mais aussi celui de l’axe des autres catégories symboliques (couleurs, directions, éléments). Le 6 renvoie à la multiplication de trois par deux, il est associé au bonheur. Le 7 et ses répétitions (49, 70, 77) est en relation avec la terre, le monde souterrain et les habitants de ces mondes. Sur un plan plus abstrait il est aussi la mort, la chute, la décadence. Le 8 est le modèle horizontal, l’harmonie de la nature, de l’homme, de la société, l’amitié, le monde du soleil, le soleil. Le 9 est le nombre le plus sacré de la culture mongole, il symbolise le ciel, le monde souverain et joue un rôle capital dans l’axe vertical. Les nombres impairs connaissent de plus nombreuses répétitions que les nombres pairs dans la culture mongole, le 11, 33, 55, 77, 99, et ceci s’explique par le caractère infini de l’axe vertical qui représente l’autre monde face à l’axe horizontal, symbole du monde des humains. Le 10 représente la somme des neuf premiers chiffres, raison de sa symbolique changeante selon les contextes. On le trouve dans l’organisation de l’armée mongole 10 (9 + 1 chef), 100 (99 + 1 chef) 1 000, 1 0000. Le 11 diffère de tous les autres par son sens secret. En lui-même, il ne signifie rien mais il est présent, il est la face cachée de tous les nombres à répétition, on le trouve derrière le 77 ou le 99. Il est la base de l’axe vertical comme le 1. Le 12 représente le temps, les cycles de 12 ans, les années de 12 mois, les jours de 2 x 12 heures. Il ponctue aussi l’extrémité de la ligne horizontale, axe du temps. Le 13 symbolise les 13 divinités, les 13 cieux, les 13 ovoo (cairns), ces amas de pierre placés à la croisée des chemins ou au sommet des montagnes. La configuration des ovoo se présente sous la même forme que le schéma des nombres. On retrouve le chiffre 13 sous la forme des 13 cercles dans l’organisation de l’armée mongole, les 13 solutions de l’homme viril, ou encore les 13 points vulnérables du corps de l’homme. Il est la totalité du microcosme et du macrocosme, l’extrémité de la symbolique des chiffres impairs dans l’axe vertical qui est aussi celui de l’espace.

    31J’ai réalisé un schéma qui reprend ces données selon des axes verticaux et horizontaux :

    Fig. 1 - La symbolique des nombres.

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    32En analysant les sept catégories que j’avais dégagées et les sous-catégories, je me suis rendu compte qu’à l’intérieur des mêmes catégories se profilait une ligne commune qui traversait tout le folklore et la littérature, dans tous les rituels et jusque dans la culture matérielle. Cette même idée est insaisissable pour qui observe les éléments indépendamment les uns des autres. Par contre, l’étude synchronique de ces données dévoile des constantes dans la culture mongole chez les Halh et chez les Bouriates, c’était pour moi une véritable découverte. La recherche se corsait, elle me conduisait vers des horizons innatendus, il fallait poursuivre encore car j’imaginais bien que tout un système sous-tendait ces connexions. Je me suis remis sur le métier en cherchant à dégager ce qui unissait toutes les les catégories. Ce lien existait, il suffisait de le formaliser par la comparaison. Les couleurs, les directions, les nombres, les gestes sont reliés entre eux et forment un ensemble cohérent de symboles. J’ai trouvé ce principe lors d’un séjour à Strasbourg où je m’étais rendu en 1997 pour animer des séminaires à l’université. Les symboles représentaient la clé pour comprendre la culture et leur combinaison révélait un ordre, une loi, une pensée articulée dont une logique émergeait ; il suffisait de trouver un fil, de le dérouler, il vous menait à tout. En Mongolie, une expression populaire illustre métaphoriquement ce processus : « l’attache des moutons avec une seule corde vous permet, en défaisant un seul nœud, de détacher tous les moutons ». Chaque catégorie de symboles formait une structure composée d’unités et chaque structure était connectée aux autres. Le tout sculptait un magnifique système d’une grande complexité. Ces découvertes ont soulevé en moi un enthousiasme immense, une grande inspiration et l’envie d’aller toujours plus loin, d’échanger des idées. Mes amis et collègues me disaient toujours : « j’ai trouvé quelque chose, mais tu l’as déjà étudié », tout simplement parce que tout se tient !

    33J’ai publié un livre sur chaque thématique, la symbolique des nombres, des couleurs, des directions, etc. Il faut absolument considérer le caractère systématique des unités symboliques dans la pensée mongole, sinon chaque élément apparaît isolé et dénué de sens. C’est la mise en relation des unités à l’intérieur d’un système qui dévoile la portée de chacune. Dans la culture mongole traditionnelle, les nombres pairs s’opposent aux nombres impairs ; les premiers renvoient au monde des humains, les seconds à l’autre monde. Il existe des unités qui contiennent une signification en elles-mêmes et d’autres qui acquièrent ce sens dans l’interrelation. Je prendrai le nombre six pour illustrer cette idée. Dans mes recherches de terrain, bien qu’ayant pu trouver beaucoup d’informations relatives à tous les nombres, j’ai rencontré quelques difficultés avec le symbole du six et me suis demandé pourquoi ce chiffre n’avait pas de valeur propre, particulière. L’étymologie et la structure du mot six m’ont fourni une réponse : jirgug-a dérive de jir-gu-ga – jir- (deux), gu- (trois), ga (de) – qui signifie deux fois trois.

    34Cette pensée est corrélée à l’expérience. Nos ancêtres n’étaient pas capables de compter au delà de trois. L’expérience du calcul est intimement liée à l’expérience des relations interpersonnelles. 1 pour moi, 2 pour toi, et 3 pour lui ou elle. Pour compter après 3, ils procédaient en effectuant la somme des trois premiers nombres ou en les multipliant. Ainsi le 6 équivaut à 3 x 2 ou à l’addition des trois premiers nombres (1 + 2 + 3) ou leur multiplication (1 x 2 x 3).

    35Cette relation entre les catégories symboliques et la vie quotidienne nous apprend que les premières font référence à la manière de percevoir le monde et permettent en même temps de classer et d’ordonner ce monde. Voilà pourquoi il est juste de soutenir que les symboles sont les véhicules d’une culture. Les symboles, en tant qu’éléments culturels, ne sont pas des abstractions, ce sont des filtres de la vie quotidienne, comme l’ont montré les travaux de Victor Turner ou de Mary Douglas. Pour en revenir au 6, il faut savoir que ce nombre joue un rôle important dans la cérémonie du mariage en Mongolie. Durant le mariage, les participants sont assis de deux côtés, celui de la mariée et celui de son conjoint. Pour ouvrir la célébration, le côté du jeune marié doit prononcer une bénédiction et entonner trois chants, après quoi le côté de la mariée procède à l’identique. Durant ces chants, il est interdit à quiconque d’entrer ou de sortir de la yourte. Cet exemple illustre la manière dont les symboles jouent un rôle dans l’organisation de la vie sociale. De même, les tabous et les règles raccordent les symboles à la vie sociale.

    36La yourte constitue une représentation exemplaire de ce système. Une codification sophistiquée préside à son occupation et l’étude de celle-ci permet au chercheur de relever de multiples usages en apparence sans relations. Ainsi, il est interdit de se tenir sur le seuil de la porte durant la pluie ou l’orage, il est aussi interdit de s’asseoir devant la place la plus honorifique de la yourte (le côté nord ou côté du rat). À l’extérieur de la yourte, à l’endroit correspondant à la place honorifique, se trouve le lieu du maître de la mort. De là, il protège toute la famille de la mort et des mauvais esprits. À première vue, ces règles n’ont aucun rapport entre elles. La raison de l’interdit de se tenir sur le seuil à des moments critiques (pluie, éclairs) ou à la place d’honneur sous-tend que des mauvais esprits risquent d’entrer dans la yourte. En tenant compte de la structure et de l’organisation de la yourte mongole et en la connectant au symbolisme des directions et des orientations définies de l’intérieur, ces prohibitions prennent un sens que j’ai longuement développé dans mes travaux. Les sociétés ont besoin de symboles pour entretenir les valeurs partagées, l’identité et la solidarité entre leurs membres. La fonction des tabous pour réguler la vie sociale en établissant des frontières symboliques est un sujet bien connu. L’évocation des symboles en tant que référence à la vie sociale me fait penser que la connexion des symboles ne se fait pas seulement autour des tabous mais elle renvoie aussi aux mythes. Dans la mythologie, la société est décrite comme idéale et les héros sont des modèles de conduite sociale. Au cours de mes recherches publiées en particulier en 2001 et en 2007, j’ai tenté de trouver le sens des symboles dans les mythes, le folklore, les épopées. Les symboles sont des catégories à partir desquelles la réalité sociale est organisée et ils émanent de l’expérience de la vie à laquelle les individus tentent de donner un sens. Ainsi, le monde du mythe ou de l’épopée est parfait parce qu’il est symboliquement créé et les gens utilisent les mêmes symboles pour organiser leur vie. Cela devient une sorte de « way of life », que l’on appelle la culture.

    37Actuellement, je travaille à la rédaction d’un ouvrage qui présentera le système dans sa totalité par l’articulation de tous les thèmes. J’envisage ainsi de construire un projet de modélisation de notre culture, même si j’affirme que les modèles sont flexibles et perfectibles. Ils donnent à voir un système mais ne sont jamais figés, ils offrent une façon de voir, à un moment qui peut faire l’objet de réinterprétations selon les contextes historiques ou sociaux. La description de ce système présente néanmoins quelques difficultés qui pourront être résolues grâce à une source d’inspiration puisée dans la théorie des icônes symboliques de Sanders Peirce.

    Charles Sanders Peirce (1839-1914)
    Né dans le Massachusetts, diplômé de Harvard (chimie et lettres), il est considéré comme un des fondateurs de la sémiotique (sciences des signes) moderne. Partant du principe que l’homme donne un sens à sa vie à travers divers univers symboliques, il formalise la création de la logique de la relation et d’une trilogie « icône, indice, symbole » qui joueront un grand rôle dans toutes les recherches en sciences humaines.
    Pour Peirce, l’homme donne un sens à sa vie à travers différents univers symboliques. Il donne la définition suivante du signe : « la définition que Peirce donne de l’unité signifiante, le signe, n’est pas sans rapport avec celle des stoïciens : “Un signe, ou representamen, est quelque chose qui est là pour quelqu’un en vue de quelque chose sous quelque rapport ou capacité. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou éventuellement un signe plus développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle interprétant du premier signe. Le signe est là pour quelque chose, son objet. Il est là pour cet objet, non pas sous tous les rapports, mais comme référence à une sorte d’idée, que j’ai parfois appelée la base du representamen.” Plusieurs divisions des signes en catégories selon divers critères sont proposées, dont on a retenu surtout celle qui distingue icônes, index et symboles : “une icône est un signe qui se réfère à l’objet qu’il dénote, simplement par la vertu des caractères qui lui sont propres et qu’il possède ; il est indifférent qu’un tel objet existe en réalité ou non […]. Un index est un signe qui se réfère à l’objet qu’il dénote par le fait qu’il est réellement affecté par cet objet […]. Un symbole est un signe qui se réfère à l’objet qu’il dénote par la vertu d’une loi, habituellement une association d’idées générales.” » (Kristeva, 2008, p. 931)

    38J’ai entrepris la construction du système à partir de l’étude de l’icône de l’ölzij, figure omniprésente dans la culture mongole, inscrite sur les portes d’entrée de yourte ou encore sur les coffres et qui mérite une attention toute particulière (fig. 2). En effet, certains signes concentrent de multiples significations, nous engageant à les considérer comme emblématique de la culture, l’icône de l’ölzij permet d’entrer de plain-pied dans l’univers symbolique mongol. J’utilise le terme icône car ce signe pivot, complexe, résume tous les symboles en même temps qu’il est au cœur de tous les processus sociaux.

    39Sur un plan sémantique, le terme ülzij signifie « bénédiction », ou plus littéralement « celui qui a le pouvoir d’apporter la grâce », ou encore selon certains auteurs « celui qui a le pouvoir de faire obstacle aux mauvais esprits »14. L’étymologie du mot nous donne les moyens de comprendre sa signification et son utilisation dans la pratique sociale. À mon avis, le sens de ce terme nous vient d’une tradition de chasse dans laquelle les chasseurs tentaient de se procurer une abondance de viande de gibier ou olja, et ce mot, en se séparant de la pratique de la chasse, a conservé le sens de chance. Dans certains dialectes mongols, comme celui des Oirat, le mot olja est généralement prononcé ölje. Il y a une mutation de la voyelle ï (j) en ö, processus courant dans la langue mongole. On trouve avec la domestication un premier élément de ce qui deviendra le motif de l’ölzij, il s’agit de la corde utilisée pour entraver les animaux et que l’on nomme ujaa. Là encore, il faut prendre en compte une transformation des voyelles et, dans certaines ethnies mongoles, comme les Hoton par exemple, on utilise aujourd’hui encore le terme ujaalgaa (nom de l’attache qui correspond à üjaa chez les Halh) à la place d’ölzij. Concrètement, la référence au (jeu) du gibier tué durant une activité de chasse, lors de battues, s’est transformée en « bonne fortune ». Il y aurait donc une étroite relation entre butin de chasse, nœud et entrave des animaux (grâce à la domestication) et bonne fortune. Par exemple, quand les Mongols se rendent auprès d’un ovoo, ils tournent trois fois autour du tas de pierre, ajoutant à chaque fois une pierre sur l’amas, et ils prononcent la formule suivante : « vénéré ovoo, que toute la nourriture te revienne, cependant permets que tout butin soit mien. » Butin ne renvoie pas ici à la chasse au gibier, mais à la chance que les individus peuvent obtenir. C’est une métaphore.

    Ovoony ih n’ tandaa
    Olzny ih n’ mandaa
    Ölijn ih n’ tandaa
    Ölzijn ih n’ madgaa

    Fig. 2 - Représentation d’un ölzij. [Sendenjav Dulam]

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    Le plus grand Ovoo pour Vous (les esprits de l’endroit)
    Le plus grand profit pour Nous
    Le plus grand passage (des montagnes) pour Vous
    La plus grande chance pour Nous

    40Cette bénédiction, prononcée quotidiennement par chaque Mongol, me permet d’établir un lien entre Ol et ölzij.

    41La tradition considère le jeu de l’ölzij comme le plus faste, les travaux de Namjildordj en 1963 en témoignent, et cela vient du fait que, durant la période de la chasse et de la cueillette, la vie était rythmée par la quête de nourriture essentielle pour la survie. Je pense que les nœuds de l’ölzij sont à l’origine de tous les motifs présents dans la culture mongole. Je suggère également une association entre les deux nœuds du symbole de l’ölzij et le tamga, empreinte au fer chaud utilisée pour marquer le bétail. Ils sont en relation et leur qualité essentielle réside dans le nombre de nœuds et leur sens symbolique. Par ailleurs, il faut remarquer que la réalisation d’un ölzij ne doit en aucun cas se faire en levant le crayon ou en assemblant deux morceaux, il est intimement lié à l’idée de continuité, d’absence de rupture.

    42L’ölzij à deux pans comprend un axe horizontal et deux axes verticaux, huit angles extérieurs, huit intérieurs :

    Fig. 3 - Ölzij à deux pans.

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    43Les motifs reproductibles peuvent donner des ölzij avec trois, quatre nœuds, etc. Celui à cinq nœuds comprend trois axes horizontaux, trois axes verticaux et vingt angles intérieurs et extérieurs :

    Fig. 4 - Ölzij à cinq pans.

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    44Celui à huit pans ressemblera à cette figure :

    Fig. 5 - Ölzij à huit pans.

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    45Chaque fois qu’une nouvelle figure est accolée, quatre angles se rajoutent également. Ce processus peut aller jusqu’à la formation d’ölzij à cinquante nœuds.

    46Tous les axes horizontaux portent des nombres pairs et les axes verticaux des nombres impairs. Les nombres pairs renvoient aux symboles du soleil et du monde des humains, alors que les nombres impairs symbolisent l’autre monde, le monde cosmique.

    47De tous ces motifs, c’est probablement celui à dix nœuds qui est le plus largement utilisé chez les Mongols. Communément appelé ölzij zangilaa (nœud de l’ölzij), on le retrouve dessiné sur la porte de la yourte et sur les deux poteaux intérieurs, soutiens de la structure supérieure. On peut aussi affirmer que les parois de la yourte représentent un ölzij parce que « les treillis ont des yeux semblables aux nœuds ». Ces différents points me conduisent à penser que l’habitat mongol, de l’entrée (la porte) à l’arrière (coin nord) et du sol au toit constitue une forme d’ölzji. À l’entrée, ce motif est dessiné sur la porte ; sur le sol, il forme la base carrée de la place du feu ; sur le toit, parce que la couverture du toit est carrée la nuit et triangulaire le jour lorsque le feutre est rabattu pour laisser passer la lumière.

    Fig. 6 - La yourte, une représentation achevée de l’ölzij.

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    48D’autres représentations de ce motif se découvrent dans la yourte, sans être directement observables. Le schéma ci-dessus, révèle quatre directions, le nord, le sud, l’est et l’ouest, douze orientations en relation avec les douze animaux du calendrier lunaire, huit couleurs attribuées aux différentes orientations. L’habitation contient ainsi un total de vingt-quatre points dont la mise en correspondance forme un ölzij à dix nœuds. Dès lors, je considère que cet ölzij invisible est structuré autour des sept catégories du symbolisme mongol, ce qui me conduit à voir dans la yourte mongole une représentation achevée de l’ölzij. Les éleveurs vivent ainsi au cœur d’un signe de chance et d’harmonie. Dans la vie quotidienne, pour exprimer leur vœu de bonheur éternel, les gens dessinent, d’une manière continue, toujours sans interruption, ce motif sur leur mobilier.

    49Un motif très proche de ce symbole est utilisé dans le bouddhisme, le « glorieux nœud sans fin ». Il représente l’interdépendance de toutes choses, la perfection et la plénitude. Il y a sans doute une similitude entre ce nœud et l’ölzij. Je ne postule pas une antériorité de ce dernier sur le signe bouddhique, mais je cherche simplement à comprendre, dans le cadre de la vie quotidienne des éleveurs mongols et de leur tradition orale, ce que ce symbole signifie.

    50Le signe de l’ölzij témoigne de l’aspect holistique du symbolisme. Ce symbolisme s’est construit sur un savoir local ancré dans une très longue tradition, comme le soulignait Geertz en 1983, mais je voudrais compléter cette idée en revenant sur la nature de ce savoir symbolique. Nous avons vu à quel point les symboles imprégnaient la vie quotidienne des Mongols et le proverbe « Les Mongols vivent grâce aux symboles, les Tibétains grâce à la magie et les Chinois grâce au profit » en est une belle illustration. Chaque action, chaque détail renvoie à autre chose qu’à lui-même et se pare d’un sens caché. Or, ce savoir édifié sur des expériences passées nous aide à évaluer des situations contemporaines et tout autant à nous éclairer sur l’avenir. En voici quelques exemples : le premier est relatif aux funérailles du leader de l’ex-Union soviétique, Leonid Brejnev, le 15 novembre 1982. La cérémonie diffusée à la radio et à la télévision a été regardée avec intérêt par la plupart des Mongols. Or, un événement inopiné s’est déroulé à ce moment-là : le cercueil tenu à l’aide de quatre solides cordes par quatre membres de l’armée leur a échappé des mains et s’est renversé dans la tombe. Les gardes ont fait comme si de rien n’était, mais les personnes âgées en Mongolie ont interprété cet accident comme un signe de la fin prochaine du bloc soviétique. Quinze mois après la mort de Brejnev, son successeur Andropov est mort le 9 février 1984, et les Mongols ont alors été convaincus qu’une catastrophe se préparait en Union soviétique. Le successeur d’Andropov, Konstantin Tchernenko, n’est pas resté longtemps au pouvoir, après treize mois seulement de gouvernement, il est décédé, laissant la place à Gorbatchev, l’homme par qui la démocratie est advenue.

    51Pour un observateur mongol, la chute du cercueil et tous les événements qui ont suivi constituaient un présage, les prémices du futur démantèlement de l’Union soviétique. De la même manière, l’attentat du 11-Septembre préfigurait l’arrivée d’une crise financière mondiale. Ceci prouve à quel point les Mongols dans leur vie quotidienne interprètent les signes grâce à leur connaissance des symboles. La question est alors la suivante : s’agit-il d’une méthode scientifique ou de superstitions ? Mon opinion est que ces conceptions symboliques reposent sur un savoir local de grande valeur quoique différent de la tradition cartésienne. Nous sommes dans un paradigme singulier et la définition de la vérité ainsi que les moyens pour l’atteindre relèvent d’un autre ordre.

    52L’étude de la mythologie m’a conduit inévitablement vers le symbolisme, ce dernier étant lié pour une grande partie à l’observation des éléments matériels. Le noir dans l’épopée mongole est symbole de puissance et de force. Or, le terme « noir », s’il représente une couleur, est intimement corrélé à la notion de « grand », en témoigne la langue turque. En mongol, ce sens de « grand » s’est perdu, cependant les épopées se font l’écho d’une couleur noire associée à l’idée de puissance et le sens du qualificatif « grand » est directement issu d’une observation de la réalité. Dans l’épopée des peuples mongols, nous avons rencontré les 55 cieux blancs et les 44 cieux noirs ; pourquoi cette division ? À l’évidence, il existe un lien avec la lumière et les ténèbres ou bien avec le soleil et la lune. La grand-mère des 55 cieux blancs s’est mariée avec le soleil et a fait naître les cieux blancs. La grand-mère des cieux noirs s’est mariée avec la lune et la nuit et a donné naissance à la génération des cieux noirs ; il s’agit d’une philosophie naturelle. En même temps, il est précisé que la grand-mère des cieux blancs, conçue durant le jour, était une fille franche et très gaie tandis que l’autre nourrissait des arrière-pensées parce qu’elle avait été conçue pendant la nuit, ce temps obscur propice à la dissimulation.

    53Mais travailler sur la mythologie, surtout ces dernières années, m’a permis également de m’interroger sur la place du mythe dans nos sociétés contemporaines. Il y a encore une quinzaine d’années, je pensais que mes études étaient déconnectées de la vie sociale, inutilisables pour comprendre la vie d’aujourd’hui. Mon point de vue s’est modifié et je suis convaincu qu’au contraire il est très utile de rapprocher mythes, pensée symbolique et vie quotidienne pour comprendre les événements historiques et saisir la culture en mouvement.

    54La mythologie classique mongole nous livre des clés pour comprendre le présent. Autrefois, le passé donnait du sens au présent et au futur tandis que de nos jours c’est le présent qui donne du sens au futur. Mais il ne faut pas croire que la mythologie du progrès a effacé la précédente. Il me semble que si nos contemporains manifestent une véritable obsession pour ce qu’ils appellent le « progrès » et le « développement », la mythologie ancienne subsiste, du moins inconsciemment, sous une forme archétypale. La mythologie du progrès n’est pas indépendante de la mythologie traditionnelle, le mécanisme de pensée reste le même. On entend régulièrement parler de la fin du monde, ce n’est pas une idée nouvelle, loin de là, elle est inscrite dans tous les grands mythes. Au printemps 1968, alors que j’étais encore étudiant, je me souviens avoir entendu dire qu’Icare allait heurter la surface du globe terrestre et provoquer la fin du monde. Nous étions terriblement angoissés par cette annonce et il était conseillé de ne pas dormir dans les maisons. Dans notre famille, nous avons décidé de nous réfugier au bord d’une rivière en emportant des réserves de gâteaux dans de grands sacs pour survivre en cas de cataclysme.

    55La démarche est la même, nous sommes face aux mêmes archétypes, aux mêmes manières de penser que les anciens. Peu importe que le récit mythique soit vrai ou faux, il nous informe sur les croyances et les systèmes de pensée de la société qui le produit. Or, je constate que nous sommes entrés dans une nouvelle ère où chacun bricole sa mythologie personnelle et cette tendance, là encore, révèle un mode de pensée, celui de nos sociétés contemporaines, profondément individualistes et dominées par une rationalité cartésienne. Ces sociétés, dans lesquelles la connaissance du monde s’est retrouvée cloisonnée dans de multiples spécialités relevant de la religion, de la science, de la biologie ou encore de l’économie, suscitent de nouveaux mythes dont les formes fragmentées peuvent rendre hasardeuse toute synthèse, mais qui n’en sont pas moins des réagencements ou des permutations d’éléments au sein d’une même structure. Ces philosophies du monde gardent intacte leur volonté explicative et prospective.

    56Le passé et la mémoire servent aussi parfois de supports à des entreprises commerciales. Dans ce sens, ils ont changé de fonction en opérant une permutation entre un guide de vie et d’explication du monde et une utilisation pragmatique marchande. L’enseignement s’est métamorphosé en produit de consommation, largement décliné à la télévision sous la forme de publicités légitimant un produit en l’enracinant dans la mythologie ou l’histoire ancienne. À cet égard, la mythologie du Loup Bleu et de la Biche Fauve (considérés comme les ancêtres de Gengis Khan), fréquemment revisitée dans la publicité, dans la création de logos, de raisons commerciales de sociétés fournit un bon exemple. Ces procédés ne me choquent pas car je comprends que pour toucher les gens, les spécialistes en communication éprouvent la nécessité de cibler des éléments issus de l’histoire commune. Ils connaissent les rouages de la pensée et savent qu’inconsciemment les Mongols sont imprégnés de cette mythologie.

    57J’ai toujours vu dans la pensée mythologique, une constituante de l’être humain. Dans un de mes livres, j’en donne une définition personnelle en la décrivant comme une archéologie de l’esprit. L’archéologue fouille le sol et découvre des objets anciens, des témoins matériels ; de la même manière, en fouillant l’esprit humain, surgissent des idées, des histoires, des images façonnées par l’homme. Il existe plus de cinq cents définitions du mythe dont la plus courante fait référence à des histoires expliquant l’origine du monde des humains et de la culture. À mon sens, la définition la plus pertinente repose sur l’idée de représentation du monde sous la forme d’un système. Cette représentation peut s’appliquer à toutes les époques, les matériaux sont susceptibles de modifications mais ils s’insèrent toujours dans une structure, éventuellement reformatée mais qui garde une cohérence. La science peut progresser à grands pas, la mythologie ne s’éteindra jamais car elle occupe une place dans notre cerveau et s’il m’est impossible d’en décrire le processus biochimique, je suis convaincu de cette réalité. La pensée mythologique est indissociable de l’être humain, elle est en quelque sorte sa compagne, différente de la pensée logique ou analytique, elle donne du sens à notre environnement en faisant appel à la sensibilité et à l’intelligence ; sa disparition signerait la fin de l’humanité et l’avènement de l’ère des robots15.

    58Au cours du temps, mes perspectives ont changé, ma façon d’envisager la culture a évolué. Autrefois, seul le passé dans ce qu’il a de plus authentique retenait mon attention, aujourd’hui je suis ouvert au monde moderne et me suis mis à rassembler des matériaux contemporains sur la vie sociale, parce qu’il nous faut comprendre le changement de la vie en société. Par exemple, depuis les années 1990 nous assistons en Mongolie à une véritable renaissance du chamanisme, à une explosion d’intérêt pour ce phénomène, à tel point qu’il est fréquent d’entendre dire que chaque famille a « son » chamane. Autrefois, mes recherches se concentraient exclusivement sur ce que j’appelais le vrai chamanisme, pratiqué par de vieux chamanes très traditionnels, alors qu’actuellement cette résurgence de la fonction doit permettre de comprendre non seulement les nouvelles pratiques, les syncrétismes, mais aussi les attentes et les stratégies de ceux qui opèrent et de ceux qui viennent consulter. De la même manière, je tentais de comprendre ce qu’il y avait de plus authentique dans la vie des éleveurs, or, durant mon mandat politique dans les années 2000, j’ai mené de nombreux entretiens sur les conditions de vie des éleveurs, les modifications, les arrangements, les mutations des croyances et des usages, sources de première importance dans mes publications récentes.

    59J’ai souligné à différentes reprises combien il me semblait indispensable de saisir la culture dans sa dynamique et en effet, j’ai abordé dans mes études sur la mythologie, les processus de transformation, les recompositions des mythes selon les moments de l’histoire. Certains personnages mythiques, majeurs dans un contexte donné, se retrouvent sous des traits caricaturaux, parfois même ridicules à d’autres périodes. C’est le cas d’Erleg ha (a) n, le roi du monde souterrain, une des plus grandes divinités de l’univers mythologique. Sa fonction de gardien des morts et des êtres humains en a fait un être extrêmement puissant, invincible. Pourtant, dans une mythologie tardive, il commence à être présenté avec des failles, il lui arrive d’égarer son cheval et plus tard encore, il devient un personnage ridicule ayant perdu toute intelligence. Cette évolution est liée à la conception de la mort. Sous l’influence du bouddhisme, la mort est vécue d’une manière moins dramatique et de nouvelles représentations vont influencer le contenu et la structure des mythes. D’autres exemples illustrent la transformation des dieux dépourvus progressivement de pouvoir, glissant vers un statut de demi-dieux puis de héros dans les épopées. Le mythe s’altère dès lors qu’il perd une partie de son sens ou bien lorsqu’une autre explication vient bousculer les idées. Il se transforme alors en conte magique, puis en conte ordinaire. Mais ces mutations ne se font pas d’une façon homogène selon les groupes : on trouve davantage de mythes encore présents chez les Bouriates tandis que chez les Halh la mythologie s’est transmuée en conte. Certains mythes continuent néanmoins à revêtir un sens sacré pour les Mongols, en particulier celui qui relate l’origine de Gengis Khan et de ses ancêtres Loup Bleu et Biche Fauve. Cette généalogie a gardé un caractère vivant, presque inaltéré, peut-être parce que Gengis Khan est un personnage historique inscrit dans une généalogie mythique.

    60Il faut aussi prendre en considération, dans l’étude de la mythologie, les emprunts entre cultures. De nombreux motifs de la mythologie indienne ancienne se sont modifiés en arrivant en Mongolie, j’explique ces phénomènes dans un de mes ouvrages. Il arrive que nous soyons en présence de véritables conglomérats de signes, indiens, iraniens, chinois, mongols, et cette prolifération rend difficile, voire illusoire d’en rechercher les origines. Des motifs viennent parfois de beaucoup plus loin et ont traversé le continent eurasiatique, c’est le cas des mythes grecs. Un célèbre savant, Walther Heissig16, a publié un article à propos de l’influence de la Grèce ancienne sur les motifs narratifs mongols. J’ai poursuivi cette piste et rédigé un texte suggérant une comparaison entre le mythe de Polyphème et celui de Merz, ou Lalar17, largement répandu chez les Halh18. Des ressemblances frappantes existent entre les deux, les mêmes détails racontés par des éleveurs qui ne savent parfois ni lire, ni écrire. En 1990, j’ai recueilli dans mon village natal la version suivante :

    Un éleveur part à la recherche d’une tête de son bétail égarée. Il se perd en chemin et s’abrite dans une grotte pour passer la nuit. Le soir venant, un géant, doté d’un œil rouge unique au milieu du front, entre dans la grotte et capture notre éleveur. Ce monstre cannibale, répondant au nom de Merz, vit dans la grotte en compagnie de sept moutons grands comme des bœufs. Il attache ses moutons et s’endort. Le matin, le géant ferme la porte de la grotte à l’aide d’un énorme rocher et s’en va ; le soir, il rentre transportant avec lui le corps de deux cadavres, les embroche et les fait griller. Après les avoir mangés, il attache ses moutons et s’endort. Profitant du sommeil du géant, l’éleveur attrappe alors la broche et la plante dans l’œil unique de ce dernier. Hurlant de douleur, aveugle, le géant cherche en vain à attraper l’homme qui arrive à se cacher jusqu’au petit matin. Le lendemain, le géant compte ses bêtes à l’aide de sa main, l’une après l’autre espérant attraper l’homme. Mais celui-ci, rusé, s’est attaché sous le ventre du plus grand mouton et réussit ainsi à quitter la grotte. Grimpant sur le sommet d’une proche montagne, il crie : « misérable Merz veux-tu me manger ? » Furieux, le géant attrappe l’énorme rocher et le jette dans la direction de l’homme qui réussit à l’éviter. En entendant sa voix, Merz devient fou, il saute, frappe son front contre le roc et meurt.

    61Ce mythe est très proche de celui du cyclope Polyphème, gardien de troupeaux, mangeur de fromage et de viande et dont l’histoire est contée par Homère dans le chant IX de l’Odyssée. J’ai décomposé le mythe grec et le mythe mongol en dix séquences, ce qui m’a permis de montrer la parfaite concordance entre ces deux histoires. D’autres exemples se rencontrent, comme le mythe de Midas qui transparaît dans la littérature orale de Mongolie avec l’histoire d’un roi aux oreilles d’ânes19. Là aussi, j’ai établi une liste de correspondances entre les séquences du mythe grec et celles des versions halh, et curieusement, dans la province du Gobi, on évoque, encore de nos jours, une route des rois aux oreilles d’ânes. Les mythes ont circulé et la proximité des thèmes repose sur une communication, directe ou indirecte, entre les cultures à partir d’échanges en tous genres, commerciaux, littéraires, militaires qui se sont produits le long de la route de la soie dès la conquête des Huns.

    62Les emprunts sont indéniables, des éléments ont pénétré tous les domaines de la culture mongole, mais je m’intéresse aussi beaucoup à la mythologie autochtone. Les racines communes entre Turcs et Mongols n’ont pas empêché le développement de motifs purement mongols. Cela étant, ces derniers n’ont pas fait l’objet d’une exploration systématique par les savants, et plus précisément par les savants occidentaux qui ont surtout étudié la culture turque, pour des raisons pratiques en particulier de proximité géographique. Ces savants ont abordé la société mongole avec les « lunettes » de la turcologie, affirmant que nous avions puisé notre langue, nos rites et nos symboles, comme celui du loup, chez les Turcs. Pour ma part, je réfute l’idée d’emprunt. Nous sommes en présence d’un creuset commun, de cultures aux mêmes racines. À l’autre extrémité, des Occidentaux mongolisants ont vu la Mongolie à travers les « lunettes » de la sinologie attribuant à la Chine l’origine des coutumes mongoles. Ces spécialistes n’ont pas cherché ce qu’il y avait d’original dans notre culture. Je veux lutter contre ces stéréotypes et démontrer notre spécificité en mettant en lumière des éléments absents ailleurs, que ce soit chez les Tibétains, les Chinois, les Européens ou dans d’autres pays d’Asie centrale. Après avoir surtout exploré la littérature mongole, j’envisage à présent de m’atteler à une étude comparée de toute la culture altaïque. En effet, dans le cadre de l’Asie centrale et de l’Asie du Nord-Est, chez les Turcs ou chez les Coréens, nous pouvons identifier des éléments récurrents, un même répertoire. Comparer présente le double avantage de pouvoir discerner un patrimoine commun et de percevoir des matériaux autochtones, ce qui dans ce projet aboutira à la découverte d’une culture altaïque tout en isolant les caractéristiques propres à chacune des parties. Le travail d’une équipe composée de chercheurs de ces différents pays, dans le cadre d’un programme international, est nécessaire pour atteindre cet objectif. Nécessaire mais peu réaliste car les financements de ce type d’opération sont inexistants. Du côté mongol, nous ne disposons d’aucun moyen pour soutenir des projets d’envergure internationale ou même des publications. Mes ouvrages personnels ont tous été financés sur mes propres ressources, avec l’aide ponctuelle de sponsors, comme le patron d’une grande société de ma région d’origine qui a subventionné la publication de mes quatre livres sur le symbolisme. Le manque de moyens doit être mesuré à l’aune de l’intérêt porté aux recherches traitant de la culture, ce qui se vérifie quand on observe les activités scientifiques en Mongolie-intérieure. L’interdiction de communiquer entre les deux Mongolie jusque dans les années 1980 s’est graduellement assouplie et dès 1986-1987, des étudiants de Mongolie-intérieure ont eu la possibilité de venir étudier à Oulan-Bator et certains ont même connu une brillante carrière. Ceux qui fréquentent mes cours se montrent très fiers de leur culture, ils éprouvent un vif intérêt à la comprendre, à la perpétuer. Cet enthousiasme ne me semble pas partagé par nos étudiants. Les jeunes, en Mongolie-intérieure, sont des travailleurs acharnés, lisant jour et nuit, passionnés par leur culture d’origine, par leurs racines. Les chercheurs publient abondamment et organisent de très nombreux séminaires et colloques auxquels ils me convient pour parler de mythologie et de symbolisme. Il faut rappeler leur caractère minoritaire et le fait qu’ils n’ont pas la liberté dont nous bénéficions en Mongolie. En quête de leur identité nationale mais aussi culturelle, ils sont effrayés par une sinisation qui leur serait fatale. À cela s’ajoute le fait qu’ils ont conservé davantage de traditions vivantes, peut-être par réflexe de survie culturelle et que leurs universités abritent de nombreuses collections de manuscrits.

    63La relation intellectuelle très riche et très active que j’entretiens avec ces collègues se traduit par des projets communs, comme celui que nous avons élaboré sur la culture des Oïrat de Chine. Un autre grand projet se dessine aujourd’hui autour d’une étude systématique des contes mongols d’après le modèle de Aarne et Thomson. Chaque année, je me rends à l’université des nationalités de Beijing pour animer des séminaires. Cette université d’État se consacre à des études portant sur les nationalités vivantes en Chine. Le public qui suit les enseignements sur la Mongolie est majoritairement composé de Mongols, une tendance qui se confirme à Oulan-Bator où nous accueillons surtout des Mongols de Mongolie-intérieure, les Chinois issus de l’université de Beijing se dirigeant généralement vers l’étude de la culture mongole contemporaine.

    La classification des contes proposée par Aarne et Thomson
    Le Finlandais Antti Aarne est à l’origine de la première classification internationale des contes, publiée en 1910. Mais dans les années 1920, l’Américain Stith Thompson va améliorer et développer ce travail, donnant lieu à une publication sous le titre The Types of The Folktale qui servira de référence internationale. S’appuyant sur un inventaire de 2 340 contes-types repertoriés, les auteurs vont définir des grandes catégories dans lesquelles l’ensemble des contes peuvent être classés : les contes d’animaux, les contes merveilleux, les contes religieux, les contes-nouvelles, les contes facétieux, les contes à formules et une catégorie d’inclassables. (Aarne et Thompson, 1961)

    64Nous travaillons avec la Chine mais aussi avec des centres de recherches occidentaux ou asiatiques, l’Institut des études orientales de Moscou, l’université de Cambridge, l’université de Bonn, de Séoul ou encore la Mongolian Society aux États-Unis. Actuellement, avec des collègues de l’Institut d’Études Orientales de Moscou, nous envisageons l’édition, en russe, d’une encyclopédie sur Gengis Khan en utilisant l’intégralité des travaux publiés sur cette question. Avec mon fils Bum Ochir, diplômé de Cambridge, nous développons en partenariat avec cette université un grand projet de fondation et de développement de l’anthropologie sociale et culturelle en Mongolie. Nous avons près de 90 étudiants et sommes sur le point de créer un doctorat. Cette ouverture sur l’anthropologie me semble indispensable. Si notre tradition scientifique nous a plutôt conduits à mener des recherches ethnographiques et folkloriques, nous aspirons désormais à une orientation vers l’anthropologie, une « native anthropology », une anthropologie autochtone. Nous ne cherchons pas à travailler pour le moment sur d’autres sociétés, notre objet principal reste la culture mongole. Quand je propose un sujet de thèse à un étudiant, je lui demande d’abord quelle est sa région d’origine, j’essaie de le guider vers un thème qui lui est proche, c’est un principe. Si j’ai un étudiant originaire du Hövsgöl, je lui demande de travailler sur le chamanisme ; s’il est de l’Arhangaj, il peut s’intéresser aux jeux car nous savons qu’une longue tradition de jeu de glace s’est développée à cet endroit depuis l’époque de Gengis Khan ; s’il vient de Mongolie-intérieure, je lui propose de trouver une entrée sur son groupe, son ethnie. La familiarité entre le chercheur et un terrain facilitent les conditions d’enquêtes. Choisir un sujet dans la région d’où l’on est originaire permet d’activer son réseau de parenté pour pouvoir très rapidement disposer de noms de personnes susceptibles de devenir de bonnes sources d’informations. Ce principe s’oppose à la vision des ethnologues occidentaux qui ont longtemps défendu, pour des raisons de distance et d’objectivité, l’idée selon laquelle le chercheur ne pouvait produire de la science qu’en s’intéressant aux sociétés exotiques, les plus lointaines de sa propre culture. Je suis convaincu au contraire qu’une anthropologie autochtone permet de gagner du temps. L’apprentissage d’une nouvelle langue n’est pas requis, la compréhension des pratiques et des valeurs fait partie d’un patrimoine commun et l’on peut accéder beaucoup plus vite aux informateurs ; l’établissement d’une confiance mutuelle se tisse naturellement car le chercheur situé dans un réseau d’interconnaissance voit sa tâche simplifée et l’échange favorisé. Nous n’excluons pas d’étendre, dans l’avenir, nos recherches à d’autres cultures, un projet de collaboration avec l’université de Cambridge va dans ce sens.

    65Mes travaux, dans le fond, se situent dans la lignée d’une longue orientation de la culture mongole qui a privilégié l’étude de la tradition orale ou encore des chroniques historiques. Ce genre s’est développé dès le xiiie siècle et l’Histoire secrète des Mongols en constitue le premier témoignage. Parallèlement, une autre forme d’expression a vu le jour chez les intellectuels, celle de la poésie, de l’écriture de nouvelles ou de romans. Je pense à Dashdorjijn Natsagdorj ou encore à Rinchen. J’ai beaucoup publié de poésie, mais aujourd’hui, ce qui m’intéresse avant tout touche à l’anthropologie du symbolisme et à l’étude du mythe, à la manière de Marcel Griaule même si ses travaux ont été critiqués par de nombreux chercheurs qui lui reprochaient d’avoir présenté une culture immuable, fixée une fois pour toute, idéalisée. Je suis aussi sensiblisé à l’anthropologie de Clifford Geertz qui met en lumière la délicate question du rapport entre la description d’un fait et son interprétation, ou encore aux travaux de Victor Turner autour de la dynamique transformationnelle des rites, l’ambivalence des figures, la polysémie des symboles. Je suis souvent étonné de constater à quel point, dans mes recherches, j’ai abouti à des résultats et des conceptualisations très proches de ces auteurs que je ne connaissais pas car nous n’avons pas eu accès pendant très longtemps à cette littérature.

    Le chamanisme

    66Mythes et chamanisme sont intimement liés, pourtant je n’ai commencé l’étude du second qu’assez tard. Le chamanisme avait fait l’objet d’interdits dès les années 1936-1937, de très nombreux chamanes avaient été emprisonnés, leurs pratiques condamnées car considérées comme des obstacles au progrès. Il a fallu attendre l’ouverture du pays et les débuts de la démocratie pour pouvoir véritablement entreprendre des études sur la question. Pourtant, mon maître m’avait incité à travailler sur le chamanisme dans lequel il voyait le socle de la vraie culture mongole. Cette idée, déjà défendue par l’académicien Rinchen, avait conduit ce dernier à rencontrer des chamanes dont certains étaient devenus de grands amis. Il avait publié trois volumes en Allemagne sur les invocations chamaniques, écrites et orales. Pour effectuer sa recherche, en pleine période de régime communiste, il lui avait fallu ruser, se montrer prudent en côtoyant des chamanes clandestins ou éventuellement ceux qui étaient en prison. Les chamanes le respectaient et certains voyaient même en lui la réincarnation d’un chamane mongol, une hypothèse qu’intuitivement j’ai tendance à partager. Rinchen avait parfaitement compris l’intérêt de se pencher sur le chamanisme dans lequel il discernait l’expression d’une culture authentique, originelle et où il repérait des clés d’interprétation de la culture mongole. Ce sont ces raisons qui m’ont orienté dans un premier temps vers l’étude de textes chamaniques, découverts au cours de mes voyages à la bibliothèque de Léningrad, dans des ouvrages de Banzarov, Alekseev, Poppe et d’autres. Cette aventure livresque, bien qu’enrichissante, me laissait malgré tout un sentiment de frustration et je souhaitais, plus que tout, une expérience directe. Dès l’ouverture du pays, en 1990, j’ai rapidement cherché à contacter des chamanes qui, malgré les interdits, avaient poursuivi leurs activités secrètement et dont la pratique pouvait à nouveau se faire au grand jour. En réalité, un grand nombre d’entre eux n’avait cessé de chamaniser, mais les cérémonies se tenaient à l’abri des regards, au sein de leur famille, pendant qu’un des membres faisait le gué. Des connaissances m’ont incité à me rendre au Hövsgöl, région réputée pour ses grands chamanes. J’ai alors préparé un programme de travail et obtenu l’autorisation de mon université pour partir enquêter en 1991. Bien avant mes premières rencontres, j’avais eu l’occasion de m’entretenir avec un informateur dont j’ai appris plus tard qu’il était lui-même chamane par la lignée de sa mère et qu’il avait pratiqué clandestinement durant toute la période communiste. Au moment où nous nous étions vus, cet homme, instituteur de son état, ne m’avait rien révélé de son expérience personnelle. Il avait accepté de me parler parce que nous étions tous deux enseignants, et durant un entretien très long, un jour et une nuit entière, il m’avait beaucoup appris sur le chamanisme. En fait, il n’avait jamais cessé de chamaniser depuis l’âge de dix-huit ans, époque de sa maladie chamanique, mais cette information, je ne l’ai obtenue que des années après.

    Le chamanisme durant l’époque soviétique
    Le savant russe Basilov avait publié en 1984 un ouvrage intitulé Les élus des esprits. À l’occasion d’une réédition, Roberte Hamayon propose une recension dans les Cahiers du monde russe et soviétique en 2006. Elle écrit :
    Le chamanisme était défini jusqu’alors dans les travaux soviétiques comme un phénomène neuropsychologique, caractéristique de peuples primitifs ou arriérés, et par ailleurs voué à disparaître sinon franchement disparu grâce à l’éducation communiste athéiste. À lui seul, le titre Les élus des esprits annonce l’essentiel du changement. Deux ans auparavant, en 1982, sous l’égide conjointe des Académies soviétique et hongroise, Basilov avait coorganisé avec Mihály Hoppál la première véritable conférence internationale sur le chamanisme, à Sárospatak en Hongrie. Cette conférence, à laquelle Basilov conduisait une délégation importante dont il avait lui-même choisi les membres, peut être considérée comme la véritable première étape de la reconnaissance officielle, par les autorités soviétiques, du chamanisme comme phénomène religieux digne d’être un objet de recherche à part entière. (Hamayon, 2006)

    67Je n’avais évidemment aucune habitude de travail avec les chamanes, je devais y aller progressivement, en tâtonnant, tout en étant le plus efficace possible. J’avais élaboré un questionnaire et plus tard j’ai pu me procurer celui du professeur Rinchen. Quatre cents questions ! Une mine d’informations dans laquelle j’ai abondamment puisé même si je n’ai pas repris l’ensemble du document. Mes expériences répétées auprès des chamanes m’ont appris qu’au début de l’enquête il vaut mieux observer, ne pas poser trop de questions et j’ai très vite compris, dès mon premier entretien, qu’une des attitudes les plus importantes consistait à instaurer de bonnes relations avec les proches du chamane, les membres de sa famille, ses fils, ses filles, belles-filles ou gendres, car l’une des grandes difficultés provient généralement de l’entourage qui cherche à entraver l’accès d’un étranger aux cérémonies. À l’évidence, il était indispensable de nouer aussi une bonne relation avec le chamane dont le caractère s’avère souvent chaotique. Mes premières tentatives n’ont pas été aisées, surtout sur un plan psychologique. Je sentais une pression, une inquiétude, un malaise, ne savais que faire ou que dire. La première fois, je me souviens avoir assisté à un rituel nocturne et renoncé à filmer par peur de mettre de la lumière et d’incommoder l’assistance.

    68Au début de ma recherche, les chamanes et leur entourage ont hésité à se livrer, ils étaient méfiants. Je devais leur expliquer qui j’étais et en quoi l’étude de leurs pratiques et la perpétuation de leurs connaissances intéressaient tous les Mongols et s’avéraient essentielles pour sauvegarder la culture. Afin de gagner leur confiance, j’ai eu l’idée d’associer à l’observation une forme d’implication. J’avançais un argument, plus personnel, sollicitant de l’aide pour moi, ma famille ou mes amis. Cette demande de consultation s’est révélée un procédé très efficace et m’a conduit à faire de l’observation participante. Les chamanes ont le devoir de secourir ceux qui viennent à eux, ils ne pouvaient pas refuser. Leur faire part de mes problèmes les obligeait à agir, leur fournissait une bonne raison pour chamaniser et j’avais, quant à moi, de bonnes raisons de consulter. Je leur ai toujours dit la vérité, procédant à chaque fois à l’identique dès ma toute première enquête ; dans un premier temps, j’exposais le but de ma recherche, puis je demandais une consultation. Après avoir chamanisé, le chamane posait son battoir et rapportait à chaque participant y compris à moi, le message délivré par les esprits.

    69Un curieux événement s’est déroulé lors de l’une des premières cérémonies à laquelle j’assistais, dans la yourte d’une célèbre chamane. J’avais préparé un questionnaire, nous avons eu un entretien et j’ai pu prendre des photos et filmer. Le lendemain, au réveil, la chamane a souhaité m’entretenir en privé pour me faire part d’une information me concernant, délivrée par les esprits la veille. Ils lui avaient donné quantité de détails sur ma vie et elle a conclu par ces mots : « tu es un homme très pur, physiquement et moralement, tu dois servir de colonne vertébrale à l’État mongol. » Je crois qu’elle m’estimait, car elle et ceux qui vivaient auprès d’elle n’ont pas hésité à me parler très longuement de leur pratique. Pour la remercier je lui ai remis un hadag (écharpe de soie) blanc, elle m’a assuré que les esprits se réjouissaient de ce cadeau. Je suis retourné chez elle à Cagaan sar pour assister à une cérémonie complète, mais les conditions se sont quelque peu modifiées alors. Son fils ne s’est pas montré coopératif et il m’a interdit de filmer sans aucune justification. Ce comportement est manifestement lié au caractère très capricieux, voire dangereux des chamanes. Le lien entre l’État et ma personne, par l’intermédiaire des esprits, a été évoqué à une autre occasion. Une de mes amies chamane était partie vivre quelques temps en Inde, à Bangalore. Au cours d’un rituel, un esprit de l’époque gengiskhanide, désireux de revoir sa terre natale, avait manifesté le souhait de rentrer avec elle en Mongolie. Cet esprit lui avait parlé de sa région d’origine, de sa vie de soldat envoyé en Inde et mort là-bas. Il s’est présenté à elle comme un esprit de l’État. Lors de ma participation aux élections parlementaires, cette amie m’a fait part de l’intérêt que me portait cet esprit et de sa décision de m’aider : « ça a marché ! »

    70Au cours de mes années d’enquêtes, j’ai eu l’occasion de rencontrer et de connaître les plus importants chamanes bouriates, halh, darhat, etc. Dans chaque région, des informateurs m’ont orienté vers l’un ou l’autre jouissant d’une grande réputation. J’assistais à des cérémonies, je savais ce qui allait se passer, mais étrangement, j’étais troublé, perturbé, j’oubliais tout, j’oubliais toujours quelque chose d’important. Lors d’une rencontre avec un vieux chamane dont j’avais pu enregistrer la divination, je lui avais demandé s’il avait un message pour moi. Il avait simplement répondu : « n’oublie rien ici ». Après avoir pris congé, nous nous sommes mis en route avec mon assistant et deux cents kilomètres plus loin je me suis rendu compte que j’avais oublié ma caméra dans la yourte du chamane. C’était une catastrophe ! Mon ami, assistant, qui m’avait déjà souvent accompagné, est reparti sans attendre et quelques heures plus tard, il revenait avec la caméra à la main. Il m’a raconté qu’en entrant dans la yourte où nous avions filmé, des gens jouaient tranquillement aux cartes et notre précieux appareil gisait sous le lit. Nous filmions toutes les cérémonies et les chamanes n’y voyaient rien à redire. Si cela avait déplu aux esprits, ils me l’auraient fait savoir.

    71Nous nous heurtions souvent à de grosses difficultés pour atteindre un endroit, en particulier à cause du climat. En 1994, dans ma région natale, je me souviens avoir souhaité rencontrer une chamane au talent renommé. Nous sommes arrivés dans le sum dont elle dépendait et avons passé la nuit dans une famille. Le matin, en regardant par la fenêtre, une épaisse couche de neige recouvrait absolument tout. Les fils électriques pliaient sous la neige, les routes étaient bloquées, il nous était absolument impossible de voyager alors qu’il nous restait encore au moins cinquante ou soixante kilomètres pour arriver. Il était hors de question de rebrousser chemin et de rentrer à Oulan-Bator. Que faire ? Nous devions partir, il nous fallait impérativement nous procurer une jeep russe, or, aucun chauffeur ne voulait se risquer par ce temps exécrable. Finalement, j’ai déniché une voiture dont le chauffeur acceptait de nous rapprocher car une route asphaltée passait à une quinzaine de kilomètres de notre destination. La voiture nous a déposés sans encombre à l’endroit prévu, il nous fallait encore parcourir à pied ces quinze derniers kilomètres. Le vent soufflait, la neige continuait à tomber quand soudain, j’ai aperçu la silhouette d’un chariot bouriate sur lequel étaient juchées deux femmes, une jeune et une autre plus âgée. « Où allez-vous ? » ont-elles demandé ; « chez la chamane. » Nous avons chargé notre matériel sur le chariot à côté de la vieille femme pendant que la jeune guidait le cheval. Nous nous sommes mis en route, mais plus nous avancions et plus la couche de neige s’épaississait. Brusquement, le chariot s’est immobilisé, le cheval refusait de faire un pas de plus. Nous avons alors poussé péniblement le convoi, centimètre par centimètre, nous étions épuisés ; le chariot ne bougeait pas ou si peu. Nous avons décidé de creuser la neige ; nous creusions, le chariot s’ébranlait puis stoppait, il fallait recommencer à creuser et ainsi pas-à-pas pour se frayer un chemin. Toutes nos forces nous abandonnaient, nos habits étaient trempés, mais nous devions absolument avancer. Nous avons passé toute la journée à peiner de la sorte. La vieille femme, boîteuse, ne pouvait rien faire, la jeune femme guidait le cheval et nous, par peur de mourir, n’avions pas d’autre choix que de nous exténuer pour gagner du terrain. Nos pantalons étaient gelés, nous étions transis et enfin, à la nuit nous avons entendu un aboiement de chien. « Oh ! La terre, la terre ! » Affaiblis et harassés, nous arrivions enfin au campement de la chamane. Celle-ci nous attendait ! Elle savait que nous étions en route pour la retrouver20. Après nous être séchés auprès d’un bon feu, je lui ai expliqué que je venais de l’université pour l’interviewer sur sa pratique. Nous avons aussitôt débuté notre entretien.

    72Je me suis penché durant toutes ces années sur les rituels et les maladies chamaniques. Rinchen avait assisté à des cérémonies, mais n’avait rien écrit à ce sujet. Il s’était concentré sur les invocations, la poésie chamanique. Un excellent ethnographe de ma génération, Badamhatan, avait écrit une courte histoire du chamanisme et des chapitres portant sur d’autres ethnies que les Halh, les Darhat et les Tsaatan, mais je voulais quant à moi décrire les rituels. J’ai mené des enquêtes sans relâche, en Mongolie, en Bouriatie, pratiquant à chaque fois l’observation participante, posant des questions pour ma recherche et prenant part pleinement aux rituels. J’assistais presque quotidiennement à des cérémonies et je dois avouer ma profonde implication dans cette quête, à tel point que je partageais le plus clair de mon temps avec les chamanes chez qui je vivais. L’objectif était non seulement de recueillir le plus de données possibles mais aussi de comparer toutes les traditions. L’année suivant mes premières enquêtes, j’ai rencontré, chez les Tsaatan, un peuple d’éleveurs de rennes au nord de la Mongolie, une très vieille femme de près de quatre-vingt-dix ans. Ici, nous étions face à une tradition différente de celle des Darhat. Chez ces derniers, les esprits sont des ancêtres comme chez les Halh ou les Bouriates alors que chez les Tsaatan les esprits peuvent être issus du monde naturel. Je souhaitais assister à une cérémonie mais la vieille femme, particulièrement coriace, refusait de chamaniser, elle ne voulait rien entendre, répétant sans cesse qu’elle n’était pas chamane. Seul l’argument de mon très long voyage pour la rencontrer afin de résoudre des problèmes personnels a eu raison de sa résistance. En maugréant, elle a sorti son costume mais sans cesser de s’opposer énergiquement à la célébration de tout rituel. Le lendemain, nous avions rendez-vous pour revoir son costume. Elle s’est alors mise à chamaniser mais en plein milieu de la séance, elle a jeté son battoir et son tambour en disant : « je n’ai pas de monture. » J’ai compris qu’elle avait demandé aux esprits de lui enlever ses instruments et son véhicule, dans le but de « casser » la cérémonie. Mes tentatives de poursuivre des entretiens se sont avérées inutiles, elle campait sur ses positions, répétant constamment qu’elle ne savait rien. Je ne pouvais imaginer rester sur un échec et mettais tout en œuvre pour collecter encore et toujours des informations. C’est auprès d’une famille tsaatan qui m’hébergeait dans son tipi que j’ai pu apprendre quelque chose sur leurs croyances chamaniques. Le père et la mère m’ont raconté une histoire étonnante à propos de leur premier enfant. Celui-ci pleurait sans arrêt car il souffrait d’insupportables douleurs aux oreilles ; le jeune couple, très inquiet et ne sachant que faire, l’avait alors conduit à l’hôpital du sum, puis à celui de l’ajmag, mais aucun traitement ne pouvait venir à bout de ces douleurs et de ces cris. Désespérés, ils s’apprêtaient, en dernier recours, à se rendre à Oulan-Bator, quand un voisin leur a conseillé d’emmener l’enfant chez une chamane. Celle-ci est parvenue très vite à le guérir, lui a remis un petit ruban à conserver précieusement et a annonçé au couple qu’elle reviendrait les voir trois jours plus tard. En effet, les trois jours passés, il s’est produit un événement qui peut sembler a priori très ordinaire : un petit oiseau chantait, perché sur le tipi de cette famille. Tout le monde s’émerveillait lorsqu’une vieille voisine dit : « ce n’est pas un oiseau, c’est la chamane à qui vous devez faire des libations ». Les parents se sont exécutés et le petit oiseau s’est envolé. Cette histoire prouve que la tradition tsaatan conçoit la transformation du chamane en animal21.

    73Dans mon enfance, nous n’entendions jamais parler de telles pratiques dans ma région natale. Il est évident que le chamanisme avait existé, mais à mon époque il n’était pas question de faire allusion aux esprits. Seuls les lamas étaient consultés en cas de difficultés ou de malheurs, ils invoquaient alors des divinités bouddhiques, nommées sahius buulgadag hüün, l’homme qui apporte le bonheur. Pourtant, mes recherches m’ont permis de relever la présence de pratiques divinatoires très proches du chamanisme. Les dieux bouddhiques, à l’image de ce que font les esprits, s’incarnent dans une personne qui peut prédire l’avenir, ici le lama, substitut du chamane.

    74Dans ma vie, le bouddhisme représente une expérience personnelle alors que le chamanisme constitue un sujet d’étude. Mais cette séparation n’est jamais aussi limpide car je vois une intersection entre les deux. Certains lamas sont aussi chamanes, on parle alors de chamanes blancs, fréquemment observés dans la région du Hövsgöl. L’influence du bouddhisme a introduit l’idée de moralité et opéré une distinction entre ce qui est bon et mauvais, entre les chamanes blancs et les noirs. Mais ces derniers ne doivent en aucun cas être pris pour des personnages commerçant avec le mal ; l’adjectif noir renvoie à un caractère d’authenticité, à une tradition pure sans influence bouddhique. Le chamane noir a su garder intacte la tradition des ancêtres de sa lignée et cette inscription lui concède de très puissants pouvoirs. Les Mongols déterminent ainsi, à l’instar de ce qu’ils font pour les autres professions, une ligne frontière entre les capacités des chamanes noirs et celles des blancs, entre les bons professionnels et les moins bons.

    75Le chamane est un médiateur entre les humains et les esprits célestes, terrestres ou ancestraux. Son âme peut voyager dans les trois mondes, le ciel, la terre et le monde souterrain. Soumis à un rituel d’investiture renouvelé neuf fois, il peut accéder au plus haut degré de transformation universelle et en même temps assurer la continuité de sa famille et de sa communauté dans l’espace et dans le temps. C’est ainsi que, par l’éducation de son âme, il va trouver une énergie intérieure grâce à laquelle il pourra venir en aide à autrui. Sa mort le transforme en esprit tutélaire de sa famille ou de son lignage car un chamane est toujours issu d’une lignée de chamanes.

    76La pensée mongole distingue trois sortes d’âmes, l’âme céleste ou âme de l’intelligence, l’âme de l’os et celle de la chair. La première se situe surtout dans la fontanelle. La seconde est en rapport avec la lignée. Dans notre culture, l’os, élément immuable, matérialise l’héritage paternel, alors que la chair putrescible symbolise la lignée maternelle. Cette théorie des os et de la chair n’est pas propre à la Mongolie, Lévi-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, affirme qu’elle se retrouve depuis l’Inde jusqu’en Sibérie et que, dans la terminologie, os et clan se confondent. L’âme de l’os vient du père et se transmet aux descendants contrairement à l’âme de la chair. À la mort, l’âme de la chair disparaît tandis que les deux autres âmes restent dans le corps jusqu’à la fracture des os du bassin. À ce moment, l’âme de l’os est libérée en même temps que l’âme céleste. Avec l’aide des maîtres de la terre et des eaux, l’âme de l’intelligence retourne dans la famille du chamane et désigne le futur élu. Cette personne n’est pas choisie au hasard, elle est de son sang. L’élu devient ainsi l’ambassadeur du lignage chamanique, ce qui n’est pas sans poser problème parfois car, avec la persécution des chamanes durant la période communiste, les gens ont perdu progressivement la mémoire de leur généalogie. Une lignée chamanique s’étend sur neuf générations, après quoi une seconde lignée débute. Ces neuf générations, à l’image des neuf articulations du corps, symbolisent la relation entre le microcosme et le macrocosme. La transmission chamanique ne connaît jamais d’interruption sauf cas exceptionnel, circonstances politiques ou religieuses comme la pression lamaïste, cause de la quasi-disparition du chamanisme chez les Halh. Si la transmission du don chamanique est rompue au cours des neuf générations, elle peut cependant être reprise à la dixième génération, mais resurgit alors sous une forme amoindrie, un don de guérisseur, de clairvoyant ou de poète. J’ai moi-même constaté, lors de mes années d’études en Bouriatie, qu’un grand nombre de poètes descendaients de chamanes22.

    Chamanisme noir et blanc
    Le chamanisme noir constitue probablement la forme la plus ancienne, dans laquelle les chamanes noirs entretenant des contacts avec les esprits noirs, particulièrement forts, sont considérés à la fois comme dangereux et détenteurs d’un pouvoir puissant. Les chamanes blancs, en contact avec les esprits blancs, sont plutôt considérés comme des guérisseurs et les rituels du chamanisme blanc sont fortement empreints de lamaisme. Chez les Bouriates, B. Kumin (1997) relève que la principale différence entre les deux réside dans l’initiation : alors que les chamanes blancs communiquent avec « le Vieillard Blanc » ou « les racines de l’origine bouddhiste », les chamanes noirs s’adressent à leurs ancêtres individuels, ils sont véritablement perçus comme un canal de communication entre les esprits et les humains. Uno Harva évoque cette dichotomie présente dans le monde altaïque : « la différence entre eux n’apparaît qu’en ceci que les “blancs” ne s’adressent jamais à Ärlik, prince du royaume des morts, et qu’ils ne revêtent pas le manjak (manteau chamanique) ; ce dernier n’est porté que par les “noirs” dont les fonctions s’étendent à “tous les esprits” (tös). Les “chamanes blancs” ont cependant un bonnet spécial en mouton blanc, car l’adoration des êtres “purs” (aru tös), c’est-à-dire d’Ülgän (dieu du ciel) et de ses fils, et le culte des autres bons esprits exigent la couleur blanche. » (Harva, 1959, p. 328). L’ethnologue yakoute, Ksenofontov, relève dans ses entretiens une distinction « entre ceux qui se rendent chez les esprits supérieurs et ceux qui ne peuvent faire des incantations qu’aux esprits inférieurs. » L’auteur souligne un autre élément essentiel concernant notre propos : les chamanes noirs sacrifient des animaux aux esprits alors que les chamanes blancs « n’ont pas soif de sang » et préfèrent les libations de produits laitiers. À côté de ces deux formes prennent place ceux que l’on désigne par le terme de chamane noir et blanc, synthèse des deux premiers et qui sont aujourd’hui les plus nombreux. Au xvie siècle, le bouddhisme d’origine tibétaine va progressivement s’imposer et les chamanes seront partiellement intégrés à la nouvelle croyance, les grands chamanes « blancs » devenant les prêtres « jaunes » du bouddhisme. Un syncrétisme va s’opérer et des rites chamaniques vont progressivement être intégrés au bouddhisme. (I.B., 2000)

    77La reconnaissance d’une destinée chamanique s’opère généralement après une maladie, un malheur ou un accident. Deux modes d’élection peuvent se rencontrer : soit la personne est touchée par l’esprit, ce qui signifie qu’au premier contact elle va subir une crise mentale ou physique, soit elle est possédée par un esprit et, dans ce cas, elle va se trouver confrontée à une maladie incurable. La consultation d’un chamane expérimenté permet alors de diagnostiquer la relation entre la maladie ou le malheur et l’appel chamanique. Le chamane utilise une formule à cette fin : « Henees hentegtej, Juunaas juntegtej bolov ? » (« Qui envoie, d’où vient cette maladie ? »). L’esprit concerné établit une communication avec le consultant, lui fait part de ses attentes, après quoi la personne désignée doit se soumettre à un certain nombre d’épreuves et attendre les premiers rituels d’investiture pour que cessent ses difficultés.

    78Seule l’âme d’un chamane est susceptible de se transformer en esprit, les âmes des gens ordinaires deviennent des créatures invisibles, des âmes errantes peu appréciées par les esprits. Raison pour laquelle la séance chamanique s’ouvre toujours par des libations destinées à « blanchir » le chemin des esprits afin de leur ouvrir la voie. Les libations écartent la poussière de mort, « üheerijn har budan », ce brouillard constitué des âmes errantes. Lorsque le chamane se met à chamaniser, il reçoit la visite d’esprits de sa famille, mais bien d’autres esprits, parfois totalement inconnus, se présentent aussi à lui, se bousculent, s’invitent aux cérémonies dans le but de parler, boire ou manger. Il arrive même que des esprits de nationalité étrangère se joignent à ce concert. Il m’a ainsi été donné de voir, en Bouriatie, une chamane s’exprimant parfaitement en russe, une langue qu’elle ignorait, parce qu’un esprit russe était descendu, ou alors chez les Darhat une chamane parler la langue des Tsaatan ou des Touvas. Tous ces esprits cherchent une possibilité de se faire entendre et utilisent le chamane comme un canal de transmission. Généralement ce dernier, préfèrant privilégier l’échange avec ceux de sa lignée, chasse les intrus à l’aide d’éléments de son costume, les rubans, les serpents, etc.

    79Aujourd’hui, j’ai pris une certaine distance avec le chamanisme, décision en partie liée à mon expérience. Je ne participe plus régulièrement aux rituels, j’en choisis certains si j’y vois un aspect intéressant pour mon enquête, mais ne cherche plus à régler des problèmes personnels car des histoires tragiques circulent sur des personnes entretenant une trop grande proximité avec les chamanes. En Mongolie-intérieure, des chercheurs spécialistes du chamanisme ont préféré arrêter leurs études après avoir été victimes de multiples déconvenues, la compagnie des forces surnaturelles ne se fait pas sans risque et nous n’avons jamais de certitudes lorsque nous abordons des phénomènes qui nous dépassent. En ce qui me concerne, certaines épreuves m’ont enseigné la méfiance dans les relations avec l’invisible et j’ai appris à mes dépens à ne pas dépasser les limites. En 1999, j’avais organisé une grande conférence internationale sur le chamanisme à laquelle étaient conviés de très nombreux chamanes. Le dernier jour de la conférence, une femme très irritée s’est présentée en me reprochant vivement de ne pas lui avoir adressé d’invitation. Malheureusement, je l’avais oubliée. Le dernier jour de la conférence était consacré à la célébration de rituels dans les montagnes sous l’égide d’un grand chamane. Après la cérémonie, celui-ci, troublé, est venu me voir pour m’annoncer la mort prochaine d’un de mes fils et il a aussitôt évoqué la perspective de tenter quelque chose contre la chamane responsable du malheur à venir. Hanté par les conséquences de mon oubli, j’ai suivi son conseil et nous avons procédé à des rituels destinés à protéger mes enfants. Deux ou trois jours plus tard, j’ai commencé à avoir de la fièvre, le médecin appelé en urgence a diagnostiqué une péritonite aigüe qu’il a fallu opérer sur-le-champ. Après quatre heures d’intervention, je me suis réveillé avec l’impression de me retrouver dans un corridor de glace, mon corps était entièrement gelé. Des images effroyables défilaient devant mes yeux, j’étais dans un film d’horreur. J’ai passé près d’un mois à l’hôpital et juste avant ma sortie, ma fille a déclaré à son tour une grave péritonite. Très culpabilisé, j’ai organisé dès mon retour à la maison, une cérémonie pour calmer les esprits. Un an plus tard, la chamane est morte et après sa disparition, ce fut le tour de celui qui l’avait initiée. Ces événements sont courants et l’on raconte que la chamane qui avait juré la perte de ma famille était coutumière du fait, elle prédisait la mort d’enfants à des gens dont elle voulait soutirer de l’argent. Il n’est pas exclu que les esprits se soient retournés contre elle. Cette aventure qui aurait pu se révéler dramatique m’a enseigné un principe, celui de maintenir une distance avec les chamanes et leurs esprits.

    Croyance, recherche et participation : extrait d’entretien avec Sendenjav Dulam
    Isabelle Bianquis. – Vous participez à l’organisation de cérémonies rituelles aux montagnes, aux esprits. Ces cérémonies sont-elles indispensables pour se protéger et protéger le pays ?
    Sendenjav Dulam. – Les anciens le pensaient. Moi je ne peux pas dire ça, je suis un chercheur.
    I.B. – Mais vous êtes aussi Mongol ?
    S.D. – Oui, mais je suis avant tout chercheur. Ce qui m’intéresse, ce sont les manières de penser, les mentalités. Je n’ai pas à décreter la véracité ou l’inexactitude des pratiques mais expliquer honnêtement comment elles se faisaient traditionnellement.
    I.B. – Peut-on se couper en deux ?
    S.D. – Je dois toujours garder à l’esprit que je suis un chercheur.
    I.B. – Vous croyez aux esprits ?
    S.D. – Pour moi, l’important n’est pas de savoir si cela existe ou non, mon travail consiste à écrire ce qui se pratique.
    I.B. – Voyez-vous une différence entre vos débuts de jeune chercheur et aujourd’hui ?
    S.D. – Pour les gens que je rencontrais durant mes enquêtes, c’était important qu’ils pensent que je crois. Je me suis souvent posé la question : est-ce que les esprits existent ?
    Je n’ai pas toujours eu des certitudes. Je devais me contenter d’étudier les pratiques.
    I.B. – Vous êtes connu pour vos travaux sur le chamanisme. Les gens en Mongolie vous demandent-ils des conseils sur ce qu’ils doivent faire quand ils ont un problème ?
    S.D. – Oui bien sûr, tout le temps, c’est très, très fréquent, des gens me téléphonent pour savoir comment agir. Je leur explique ce que font les chamanes et je leur dis qu’ils peuvent aller en voir un. Souvent, il y a des gens qui ont l’impression d’avoir une maladie chamanique, ce sont surtout ceux-là qui me contactent. Je pose d’abord des questions, c’est très utile pour mes études, j’ai plusieurs carnets. Après je peux leur dire s’il s’agit d’une vraie maladie chamanique et leur fait part de ce que je connais.
    I.B. – Vous pouvez donc diagnostiquer une maladie chamanique…
    S.D. – Oui je peux le dire. En même temps, je pose de nombreuses questions. Il y a aussi des chamanes qui m’interrogent par exemple sur leurs rêves. Ils veulent en saisir la signification et viennent vers moi car ils savent que j’ai des connaissances sur ce sujet. On ne me demande pas l’avenir, mais on veut savoir le sens de telle ou telle chose, on me demande de partager mon savoir. Je ne pose pas de diagnostique, mais je peux dire : « oui, je connais une expérience qui ressemble à la vôtre, très proche de ce que vous vivez. » Les questions que l’on me pose concernent la maladie chamanique ou bien ce sont des chamanes ou d’autres encore qui cherchent le sens de tel phénomène. Dès que les gens pensent que ce qui leur est arrivé est en rapport avec le chamanisme, ils viennent vers moi. Je peux les aider, et si mes connaissances peuvent être utiles, je le fais volontiers.
    I.B. – Les chamanes vous consultent ?
    S.D. – Oui, par exemple, je viens d’évoquer les rêves, mais il arrive aussi qu’ils me contactent pour avoir une confirmation sur leur talent chamanique. Si c’est un vrai chamane, je peux le dire. Après ces échanges, je peux m’adresser à eux plus facilement, si j’ai des questions à leur poser, ils répondent de bonne grâce.
    I.B. – Vous avez dit que la poésie constituait une forme amoindrie du chamanisme. Vous êtes un grand poète dans votre pays, cela signifie-t-il que dans votre famille il y a eu des chamanes ?
    S.D. – Oui, peut-être, il y en a eu, je ne sais pas.
    I.B. – Vous n’avez jamais eu la visite d’un esprit de votre famille ?
    S.D. – Il y a des chamanes qui m’ont expliqué que dans ma famille il y en avait, à la cinquième ou sixième génération avant moi, mais moi je ne peux pas l’affirmer.
    I.B. – Un chamane vous a-t-il proposé un jour d’être initié ?
    S.D. – Non. [Silence] Secrètement oui, on a essayé, mais je n’étais pas d’accord. Je suis un chercheur.
    I.B. – Vous connaissez l’histoire de Carlos Castaneda23, cet ethnologue américain qui, dans les années 1960, s’est fait initier par un sorcier yaqui et a raconté son expérience dans une série d’ouvrages ?
    S.D. – Oui, c’était sa voie d’être initié, ce n’est pas la mienne. J’aime mon travail et je ne cherche rien d’autre.
    I.B. – Pourrait-on être chercheur et chamane ?
    S.D. – C’est difficile, je ne crois pas. Mais à chacun sa voie. Il y a la voie de Castaneda, il y a celle de Dulam.

    80Il reste néanmoins encore des recherches à mener, que ce soit sur le chamanisme traditionnel ou le chamanisme urbain, plus communément nommé nouveau chamanisme. Nous devons poursuivre nos travaux, approfondir, trouver des différences même sur des points de détails, collecter, toujours collecter, il ne faut jamais être rassasié.23

    81Les Occidentaux s’intéressent particulièrement au chamanisme urbain, certains y voient une forme n’incarnant pas une survivance du passé mais devant être appréhendée comme une création originale de la société de marché. Un auteur français, Charles Stepanoff, spécialiste des Touvas, défend cette position dans un article. Dans la Mongolie contemporaine, surtout urbaine, la renaissance du chamanisme, qui a pris une ampleur demesurée, s’inscrit dans le mouvement du New Age. Mais nous devons distinguer deux phénomènes : le chamanisme traditionnel et les nouveaux chamanes. Nous sommes en présence de deux systèmes très différents, pour ne pas dire opposés. Il y a les spécialistes situés dans une lignée chamanique reçue en héritage et ceux avides de gagner de l’argent. Quand j’ai commencé mes études en 1990, les chamanes clandestins ou ceux qui avaient fait de la prison représentaient pour moi une continuité avec le chamanisme originel. Je considère également comme vrais chamanes ceux dont on a découvert, après une maladie chamanique, des difficultés dans leur vie, des souffrances physiques ou psychiques, qu’ils étaient les descendants d’une lignée chamanique, peut-être même très ancienne. Ces hommes ou ces femmes ignoraient leur origine chamanique en raison de la tradition lamaïste ou de la pression de l’ancien régime socialiste, mais ils ont probablement eu un parent chamane à la troisième ou quatrième génération. Ces individus ont compris la nécessité de reprendre la tradition s’ils voulaient guérir.

    82L’autre phénomène est différent, il relève de la volonté de personnes qui, par fantaisie ou par ruse, profitent de la naïveté, du malheur, de la méconnaissance des gens en matière de chamanisme pour gagner de l’argent. Ces faux chamanes abusent de la crédulité des gens, ils fabriquent des rituels, ne connaissent rien à la tradition et commettent souvent des erreurs terribles pouvant parfois aller jusqu’à causer la mort. Un cas m’a été rapporté, il s’agit d’un homme, malade à cause d’un problème respiratoire, qui s’est rendu à la consultation d’un chamane pour obtenir un traitement. Ce dernier lui a fait respirer de la vapeur brûlante et la personne en est morte. Obsédés par l’appât du gain, les chamanes n’éprouvent aucun scrupule à effrayer les gens pour les obliger à payer toujours plus. Ils n’hésitent pas à annoncer, lors d’une consultation, la mort imminente d’un proche et l’obligation d’organiser un rituel pour échapper à ce danger, moyennant un milliard de tougriks. Il leur arrive aussi de contraindre leurs clients à entreprendre une initiation en leur faisant part d’un soi-disant appel lancé par des esprits d’ancêtres : « tu ne peux pas refuser cet appel, tu dois devenir chamane, reviens me voir avec les attributs. » L’initiation revient cher, la personne est obligée de se procurer costumes et offrandes et le faux chamane, en bon homme d’affaires, fournit les adresses de commerçants en insistant sur la qualité des offrandes vendues par telle enseigne, sur l’excellence des matériaux nécessaires à la confection du costume dans tel magasin. Ainsi se forme un véritable réseau de « business » chamanique.

    83Vrais et faux chamanes se distinguent également dans leur rapport à l’État. Les premiers, aussi grands soient leurs pouvoirs, se sont toujours soumis à l’État et à son étendard (bannière) et ont continué, malgré le régime communiste, à honorer les emblèmes de l’État dans le respect de la loi chamanique, alors que les faux chamanes n’ont aucune idée de ces traditions.

    84Nous assistons également aujourd’hui à la création d’une mythologie chamanique. Les nouveaux chamanes justifient le retour en force de cette pratique en affirmant qu’elle s’inscrit dans la logique de l’Histoire. Partant du principe qu’au xiiie siècle, à l’époque de Gengis Khan, dix mille chamanes officiaient, ils postulent l’existence de dix mille individus possédant un talent chamanique en attente d’une renaissance. Aucune source historique, orale ou écrite ne confirme ces faits. Il s’agit d’une mythologie contemporaine.

    85Les nouveaux chamanes ont introduit des modes opératoires en parfaite adéquation avec notre temps. Ils connaissent l’importance des médias et de la publicité et savent parfaitement en jouer. En 1999, lors de la conférence internationale sur le chamanisme, un faux chamane s’est joint à nous. Il avait pris soin de peaufiner son image, son costume était magnifique, ses cheveux nattés, très longs, le distinguaient de tous les autres. Les étrangers et les journalistes n’ont eu de cesse de le photographier, persuadés qu’il incarnait le modèle du vrai chamane, du grand chamane traditionnel. Cette mise en scène à destination des médias a porté ses fruits car par la suite, il a été invité à organiser des conférences chamaniques aux États-Unis. Il est devenu riche et célèbre.

    86Le chamanisme suppose une mise en relation avec les esprits et on peut s’interroger sur les risques encourus par les nouveaux chamanes frayant avec le monde de l’au-delà. Le contact avec le monde surnaturel comprend, entre autres, la pratique d’offrandes aux esprits. Qu’offre-ton ? À qui ? Quels mécanismes mobilise-t-on par ce geste rituel ? Là encore, l’étude de ce qui se joue dans le nouveau chamanisme permet de clarifier certains points.

    87Les esprits réclament des offrandes pour assurer les êtres humains de leur protection, faute de quoi ils peuvent se montrer très agressifs jusqu’à tuer les membres d’une famille. De nombreux récits évoquent le cas d’un chamane très pauvre qui réussit malgré tout à trouver un moyen de contenter les esprits. Traditionnellement, le chamane procède à la cérémonie d’offrande en nommant chaque esprit appelé, ce qui suppose une conscience et une connaissance précise de ses interlocuteurs. Or, dans leur grande majorité, les nouveaux chamanes dispensent des dons à tous les esprits sans exception et sans jamais les identifier. Paradoxalement, cette profusion de biens envoyés d’une manière anarchique semble les protéger car les esprits sont sensibles aux cadeaux comme les êtres humains. Finalement, l’essentiel semble se nicher dans l’oblation quel que soit celui qui officie et dans ce sens, les plus généreux sont favorisés. La logique du don et du contre-don vient, d’une certaine manière, justifier la quête sans limite de moyens auprès des clients.

    88Si l’ignorance du nom des esprits est compensée par la prodigalité, il reste néanmoins un aspect important dans la réussite d’un rituel, celui de faire plaisir aux esprits en leur présentant ce qui les ravit. Or, la culture mongole distingue deux sortes d’esprits, ceux de la nature et ceux des anciens chamanes. Une expression mongole qualifie les premiers : « üheh töröhijg üzeeguj üjlijn horvood törööguj » (« je ne suis jamais né, jamais mort, je n’ai jamais vécu dans le monde réel »). Ceux-là se régalent d’offrandes générales comme le lait de jument, il y a donc peu de risque d’erreurs. Dans le second cas, l’affaire se complique car il s’agit de personnes réelles ayant eu, au cours de leur vie sur terre, des goûts bien précis. Certains réclament des fruits parce qu’ils ont aimé les fruits et se montrent furieux si le chamane leur propose de la viande, aussi délicieuse soit-elle. Qu’offrir et à qui ? Nous observons ici, à partir d’éléments très concrets, une ligne de démarcation entre les formes de l’échange. La méconnaissance des noms et des préférences des esprits, dont font preuve les nouveaux chamanes, peut conduire à provoquer colère et représailles de la part des êtres de la surnature. Ces risques prouvent à quel point la nécessité de répondre à l’attente des esprits prévaut sur le prix des offrandes.

    89Une autre opposition notable entre chamane traditionnel et les tenants de nouvelles pratiques réside dans la part accordée aux esprits. Si le premier donne tout ce qu’il reçoit, les seconds s’en réservent une portion. Cela étant, les esprits ne s’irritent pas si le chamane garde une partie des bénéfices pour lui, ils se vengent s’ils ne reçoivent rien. Cette idée me permet de postuler une forme de relation commerciale qui n’est pas absente de la communication avec l’autre monde. Une cérémonie pratiquée chez les chamanes bouriates s’intitule « Amin nasny andaldaan ar’s mahny hudaldaan » (« la lutte pour la vie et la mort et le commerce de la peau et de la viande »). Cette expression contient le terme hudaldaan signifiant le commerce, l’action de vendre et d’acheter. Durant ce rituel, s’il est destiné à guérir un homme gravement malade, le chamane fabrique une représentation humaine sous la forme d’un objet ou d’une image. À l’aide d’un fil en laine de mouton, il établit un lien entre le malade et la figurine et se met à chamaniser pour chasser la maladie ou le mauvais esprit vers cette image. Puis il coupe le lien, pose celle-ci dans une assiette, fait quatre-vingt-un pas au nord-est et la jette dans un trou de forme triangulaire. La maladie enterrée, la guérison devient effective. À mon sens, nous observons dans cette pratique une relation de marché entre le chamane et l’esprit, toujours matérialisée par le don et le contre-don. Ce marché des âmes mobilise les mêmes rouages que ceux de l’économie de marché, ce qui explique la compatibilité entre les deux systèmes et leur possible coexistence24.

    90Un dernier point de divergence entre chamanisme traditionnel et nouveau chamanisme concerne, pour le second cas, le développement de structures incongrues, les associations de chamanes. Je suis particulièrement surpris par ce type de regroupement car, si l’existence d’associations d’ethnologues, de peintres, de poètes ou de chercheurs revêt un sens, une association de chamanes me semble étrange, pour ne pas dire inconcevable étant donné le caractère très individualiste du chamanisme. Cet aspect est particulièrement perceptible lors de la transmission du don chamanique qui se fait par l’intermédiaire d’un maître mais surtout par le biais des esprits du disciple. Tout savoir détenu par un maître lui est propre et ne s’applique, presque exclusivement, qu’à la tradition chamanique de sa propre parenté, ce qui signifie que les coutumes chamaniques de son disciple ne sont pas les mêmes. À l’exception de quelques caractéristiques très générales, certains aspects varient considérablement d’un chamane à un autre en fonction des esprits de ses ancêtres et doivent demeurer secrets, transmis uniquement au sein de sa lignée personnelle. Comble de l’absurde, un comité chargé de délivrer des accréditations pour les chamanes a été constitué. Les membres de ce comité examinent les candidatures, convoquent les prétendants au titre, posent des questions à l’impétrant et délivrent un certificat attestant ses capacités. Aux yeux du spécialiste que je suis, ces comportements ridicules relèvent d’une stratégie de « business » à moins qu’ils ne manifestent une volonté de contrôle des uns sur les autres. Dans la même logique marchande, la capitale Oulan-Bator a vu l’implantation et la multiplication de centres de chamanisme rassemblant des chamanes a priori interchangeables ; en l’absence de l’un, un autre vous reçoit et, manifestement, ces permutations ne posent aucun problème aux praticiens. Mais là encore, cette idée est impensable dans le chamanisme traditionnel, pour la simple raison qu’il existe des rivalités considérables entre les esprits qui, à l’instar des humains, présentent de grandes différences. Comment imaginer la coexistence d’ennemis au sein d’une même organisation ? J’irai jusqu’à affirmer que cela risque de s’avérer extrêmement dangereux et aucun vrai chamane ne pourrait raisonnablement imaginer adhérer à ce type de structure. Le regroupement en associations de promotion et de défense d’une profession s’inscrit dans des stratégies contemporaines, ce sont des productions typiquement urbaines en lien avec la mondialisation.

    Extrait du dossier de candidature à l’Unesco pour l’inscription du « chamanisme mongol » sur la liste du patrimoine immatériel
    Au début des années 1990, des chamans âgés, qui avaient survécu au communisme, ont recommencé à exercer dans quelques régions de la Mongolie, à savoir, T. Baljir, chamane darkhade, Suvin, chamane touvane, dans le Nord, C. Tseren, chaman bouriate, dans le Nord-Est de la Mongolie, et quelques autres. Ils ont été les premiers maîtres chamans de la nouvelle ère. En 1992, une des premières expéditions pour étudier le chamanisme était conduite par le professeur Sendenjav Dulam, anthropologue à l’université nationale de la Mongolie, dans le Nord, auprès des bergers de rennes darkhads et duhas (touvans). En 1995, une autre expédition majeure a été organisée, de nouveau par le professeur S. Dulam, accompagné d’un chercheur adjoint, D. Bum Ochir, chez les Bouriates du Nord-Est de la Mongolie, laquelle a donné lieu à des publications savantes. Deux autres chercheurs, l’historien O. Purev et le linguiste G. Gantogtokh, ont fait une contribution énorme à la promotion du chamanisme et à l’étude du chamanisme mongol. […] Une autre action majeure a eu lieu en 1999 lorsque le professeur Sendenjav Dulam a accueilli la 5e conférence internationale de la société internationale de recherche chamanique où des chamans ont été invités à exécuter plusieurs rituels. Au cours des premières années du xxie siècle, le gouvernement mongol a commencé à promouvoir activement et à reconnaître l’importance du chamanisme. Le gouvernement a commencé à organiser le culte des montagnes sacrées auquel ont pris part des chamans. En 2001, le culte du sanctuaire de Gengis Khan, sur le mont Burkhan Khaldun, a été organisé par le gouvernement avec la participation de personnalités officielles, tel le Président de la Mongolie, N. Bagabandi, le rite ayant été exécuté par le chaman D. Byambodorj. C’est aussi à cette époque que le nombre de chamans a commencé à augmenter de façon spectaculaire. Depuis lors, de nombreux chamans se sont mis à créer leurs propres centres chamaniques pour recruter des disciples et y célébrer les rites de culte chaman. Cela a été à l’origine du chaos qui caractérise le chamanisme mongol contemporain, y compris une perte de cohérence. […] Une des dernières actions majeures récentes est le projet de proposition du Président de la Mongolie relative à la mise en œuvre d’un programme sur le chamanisme et la culture traditionnelle en général, dans les établissements d’enseignement secondaire et une émission hebdomadaire de télévision intitulée « Tengerin Tsag » (« Heure céleste ») sur la chaîne BTV pour promouvoir la visibilité du chamanisme mongol en diffusant une information et des consultations sur divers problèmes […]. (novembre 2011)

    91Toutes ces dérives illustrent le caractère confus de l’état actuel du chamanisme en Mongolie. Ce chaos est le résultat de l’augmentation spectaculaire du nombre de chamanes et de l’état post-communiste d’ignorance du phénomène culturel dans lequel se trouve le public. Pour cette raison, j’ai participé à une commission chargée de présenter à l’Unesco un projet d’inscription de cette pratique sur la liste du patrimoine immatériel. Nous devons mieux sensibiliser le public au chamanisme et à son intérêt en tant qu’élément crucial du patrimoine culturel mongol. L’inscription contribuera à combler le manque d’information et de connaissances, à dispenser un enseignement traditionnel sur le chamanisme et à apporter une meilleure organisation et une réglementation de la pratique.

    L’engagement politique

    92J’avais été pionner durant ma scolarité. Le prolongement logique de notre éducation politique consistait, une fois adulte, à intégrer le Parti, un cheminement presque obligatoire pour qui vivait dans cette société. Tous les écoliers étaient pionniers, presque tous les jeunes adhéraient au komsomol (mouvement des jeunesses communistes) et par la suite, beaucoup s’inscrivaient au Parti révolutionnaire. En fait, tous les meilleurs, ouvriers ou intellectuels, se voyaient dans l’obligation de devenir membre du Parti s’ils voulaient obtenir facilement du travail. C’était en quelque sorte une marche vers la vie active car les institutions accordaient toujours la préférence à un membre du Parti. Mais je me suis toujours posé des questions sur l’idéologie communiste et sur les raisons d’une idéologie unique ; pour moi, le pluralisme était une évidence. Cela signifie que, malgré l’éducation politique reçue depuis tout petit, j’arrivais à garder un esprit critique. Je me souviens avoir écrit, en première année d’université, un essai dans lequel je développais ce que je pensais à propos des religions, de l’idéologie, des points de vue, des contradictions. J’ai publié ce texte plus tard, dans les années 1990.

    93Mon séjour en France, comme lecteur à l’Inalco, m’a donné l’occasion d’approfondir mes réflexions sur les raisons de l’interdiction de la liberté d’expression, cette valeur fondamentale pour un intellectuel. Je trouvais la vie morose et sans intérêt en l’absence de cette liberté d’opinion. Nous nous sentions épiés et menacés, même en France. L’ambassade de Mongolie qui m’hébergeait abritait une cellule du Parti et il nous fallait sans cesse être vigilants et surveiller nos propos.

    94Après avoir soutenu ma thèse en 1982, alors même que c’était un sujet sensible, je me suis tout de même inscrit au Parti révolutionnaire. Cette initiative s’avérait relativement accessible dès lors que vous aviez atteint un certain niveau académique. Il n’était pas question d’aller dans un bureau pour y faire part de votre intention de devenir membre, les démarches étaient bien plus compliquées et se déroulaient en deux étapes. Dans un premier temps, vous étiez candidat, une phase qui durait environ deux ans. Des réunions régulières étaient organisées et comportaient des passages de grades. Les membres discutaient entre eux de la valeur du postulant, l’incitaient à l’activisme, par exemple à aider à distribuer des tracts. Ces réunions se tenaient selon un modèle socialement et spatialement hiérarchisé : je me souviens que la première s’est passée au sein du bureau de la cellule du Parti de notre faculté ; la deuxième au sein du bureau de toutes les cellules de notre faculté, puis venait le tour du bureau du Parti de notre université, suivi par le conseil des aînés du comité de Parti du district. Enfin, le bureau du comité du Parti de toute la région statuait. À chaque étape, nous devions nous présenter en déclinant nos nom, âge, profession, discipline. Les examinateurs nous demandaient invariablement de motiver notre candidature et testaient nos connaissances sur les règles du Parti. Une fois ces deux années écoulées, une seconde phase débutait. Elle se déroulait selon le même processus mais avec des questions différentes et de plus en plus précises.

    95Pour faire carrière et avoir des responsabilités, nous n’avions pas le choix et si je ne n’étais pas devenu membre du Parti, je serais resté lecteur. Pour obtenir un statut de professeur ou pour voyager à l’étranger, un seul sésame : l’adhésion. Cet engagement rassurait les autres membres sur vos capacités à éviter les influences capitalistes. Durant mes études, plusieurs de mes camarades s’étaient inscrits et m’avaient expliqué l’utilité de la démarche. Il faut savoir qu’à l’époque, il était beaucoup plus difficile pour l’intelligentsia de se faire accepter, contrairement aux ouvriers ou aux éleveurs. En fait, le Parti avait instauré un système de quota ; pour quatre travailleurs, il retenait un intellectuel, un principe qu’il était inconcevable d’enfreindre. Tout enseignant souhaitait devenir membre du Parti mais peu étaient sélectionnés, il y avait de longues listes d’attente et certains ont essayé toute leur vie sans succès. Bien que chaque refus fasse l’objet d’une argumentation, je pense que les conflits personnels jouaient un rôle de premier plan dans les choix, car toutes sortes de prétextes futiles servaient à légitimer le rejet de la candidature. On disait : « il a divorcé avec sa femme, donc on ne le prend pas », ou bien : « il a dit des mots insultants à l’égard de l’Union soviétique », etc.

    96Une fois admis, il nous fallait rester sur nos gardes, nous n’étions pas à l’abri d’une exclusion. Je me souviens, entre autres, du cas d’un très bon chercheur de l’Académie des sciences. Vivement critiqué par ses collègues lors d’une réunion de cellule, il a été évincé pour avoir, soi-disant, proféré une calomnie à l’encontre de la première dame du pays. Il a perdu son poste et ne s’en est jamais remis, il en est mort. On ne pouvait pas être immunisé contre la peur, contre l’exclusion, contre les dénonciations.

    97Une règle enjoignait les membres à reverser de l’argent au Parti révolutionnaire en fonction de leur salaire. En cas de gain supplémentaire, par exemple la vente de publications, il était obligatoire d’en rétrocéder un pourcentage. Ma méconnaissance de cette règle m’a valu quelques ennuis. Convoqué un jour au comité central, un des membres m’a accusé d’avoir caché des recettes : « tu as gagné de l’argent et tu n’as rien envoyé au Parti. » Il avait devant les yeux une liste de tout ce que j’avais fait : « tu as écrit dans tel journal, tu as eu de l’argent et tu n’as rien donné ! » Les fonctionnaires savaient tout. Je n’avais pas la moindre idée de la somme, mais eux connaissaient ma vie dans le moindre détail. Devant mes excuses et ma volonté de payer ce que je devais, ils ont pardonné, sans omettre le conseil de me montrer prudent à l’avenir.

    98J’ai été membre du Parti révolutionnaire dès 1982 mais sans activité politique particulière, je poursuivais mes travaux à l’université tout simplement. Je gardais ma carte d’adhérent malgré certains points de désaccord avec la ligne politique, c’était une question de moralité, dans notre culture, un homme inconstant jouit d’une mauvaise réputation, il n’est pas fiable. J’avais fait le choix de rejoindre le Parti, je me devais d’y rester. La situation concernant ma participation a quelque peu changé en mai 2001, au moment des élections parlementaires, à la suite d’un appel suite d’un appel téléphonique du secrétaire du comité de Bajanhongor ajmag, ma région natale. Le Parti révolutionnaire avait perdu les dernières élections et s’était mis en quête d’un candidat. Après avoir mené une enquête pour repérer des personnes susceptibles de recueillir des suffrages, mon nom figurait en bonne place. Le secrétaire du comité me demandait de me présenter à la députation pour représenter un regroupement de huit sum dans le nord de l’ajmag. Mes intérêts me poussant davantage vers la recherche que vers la politique, j’ai répondu sur-le-champ par la négative. J’étais d’ailleurs convaincu que le Parti ne rencontrerait aucune difficulté à trouver un autre candidat car mon sum comptait de nombreux hommes politiques de valeur. Une expression très populaire, « les Juifs de Bajanhongor », sert à qualifier les natifs de cette région en mettant l’accent sur la densité d’intellectuels dans ce périmètre. La conversation avec mon interlocuteur s’est arrêtée là, mais une semaine plus tard il me rappelait pour me dire, à mon grand étonnement, que mon nom arrivait en première intention de vote dans presque tous les sum. D’ordinaire, les candidats locaux bénéficient d’une bien meilleure considération que ceux de la capitale et, si j’étais bien natif de cette région, il y avait des lustres que je l’avais quittée. Une fois encore, j’ai décliné l’offre prétextant une surcharge de travail et une santé fragile. Une semaine après, nouvel appel avec des arguments qui, cette fois-ci, m’ont ébranlé : « professeur Dulam, j’ai fait part de votre refus à nos électeurs, ils sont très déçus, se plaignent de votre attitude égoiste, certains pensent même que vous ne reviendrez plus jamais dans votre pays natal. » Le contexte politique était favorable, les statistiques me donnaient gagnant et de surcroît le candidat démocrate sortant venait de passer quatre ans sans avoir tenu ses promesses électorales. J’ai fini par accepter dans l’idée que cette nouvelle aventure me donnerait l’occasion non seulement de me rendre utile à ma région, mais aussi de contribuer autrement à la préservation du patrimoine mongol. Mon métier d’enseignant et de chercheur spécialiste de cette culture voyait un prolongement dans cette possibilité d’action si précieuse en pleine période de mondialisation. Pendant un mois et demi, j’ai circulé à trois reprises dans toute la région, visitant chaque sum, chaque brigade, à la rencontre des éleveurs, reprenant contact avec leur vie quotidienne tout en profitant de ces incursions pour étoffer mes thèmes de recherche personnels. J’accumulais les informations, tentais de cerner les difficultés de la vie rurale, et j’ai compris, durant cette campagne électorale, que je pourrais contribuer à l’amélioration de la vie des gens en participant au développement local, en construisant des écoles ou des centres culturels. Au moment des élections, alors que nous étions sept ou huit candidats en lice, j’ai obtenu 54 % des votes. 2001 fut un raz-de-marée pour le Parti révolutionnaire, nous avons raflé 72 sièges sur 76. Le Parti démocratique, dont la réputation était catastrophique, n’avait remporté que quatre sièges !

    99Les gens m’avaient acccordé leur confiance sans hésitation, je devais à présent me mettre à la tâche et ne pas les décevoir, participer à l’élaboration des lois et aider au mieux ma terre d’élection. Pour cette seconde mission, je souhaitais avant tout faire construire un bâtiment dans un sum qui ne disposait pas d’école depuis quatre-vingts ans en raison des difficultés d’édification liées aux conditions locales de permafrost. En automne, lors de la première session parlementaire, chaque député venait se battre en vue d’obtenir un financement pour sa région mais je n’avais aucune expérience, aucune stratégie pour convaincre du bien-fondé de mon projet. J’ai exposé à mes collègues la nécessité de doter ce sum d’une école et j’ai improvisé une forme de poème pour défendre ma proposition. Le ministre des Finances ne s’y est pas opposé, il a évoqué un cas du même genre en Yakoutie où, malgré un grand froid, des solutions techniques quoique coûteuses avaient pu être mises en œuvre. Un vote a clos les débats : 70 % des parlementaires ont donné leur accord pour mon projet, ma première réussite ! J’étais très heureux et particulièrement fier. Nous avons décroché un budget de 320 millions de tougriks pour bâtir l’école et un centre sportif et culturel. À compter de ce moment, j’ai dû, peu à peu, me familiariser avec un certain nombre de missions totalement nouvelles ; il me fallait participer à l’élaboration des plans de l’école, chercher à se procurer les matériaux de construction, suivre les travaux, gérer les dépenses et diriger toutes ces opérations. J’ai toujours pensé que le développement de l’économie primait sur le politique, les batailles de partis n’ont jamais conduit un pays sur la voie du progrès. Il faut commencer par changer le mode de fonctionnement, améliorer les conditions de vie du peuple, autant d’ambitions que je nourrissais et qui m’ont porté à réaliser de beaux projets. Durant quatre ans, nous avons mené à bien de nombreux chantiers de construction d’école, de routes, mais aussi des chantiers de mise en place d’un réseau d’électricité centrale. En plus des préoccupations liées au développement de Bajanhongor, j’avais en charge de nombreuses autres responsabilités. Élu président de la commission interparlementaire Mongolie-France, organe soucieux de développer des relations entre nos deux pays, il me fallait renforcer nos partenariats. Par ailleurs chaque député était membre d’au moins deux commissions au sein du Parlement, ce qui m’a conduit à participer à la commission de politique sociale chargée des problèmes d’éducation, mais aussi de culture et à la commission travaillant sur les questions liées à l’agriculture et à l’élevage. Nous intervenions dans les débats de ces commissions et préparions des lois. J’ai moi-même mis en chantier une loi sur la langue officielle de Mongolie. Ce projet présentait en réalité un double objectif, celui de se positionner sur le choix de la langue officielle du pays et celui de définir des normes littéraires. La Mongolie compte deux langues, le kazakh et le mongol et jusqu’alors aucun texte ne fixait la langue officielle de l’État. Nous souhaitions que le mongol devienne langue officielle et langue de référence, ce qui n’a pas manqué de déplaire à certains hommes d’affaires car de nombreuses entreprises arboraient des enseignes en anglais ou en chinois. Je pensais très naïvement que cette loi serait adoptée sans problème pourtant elle a mis trois ans à être votée ! À chaque présentation au Parlement, de nouvelles réticences, de nouvelles raisons étaient avancées pour entraver le projet et toujours remettre le vote à plus tard. Concernant les normes littéraires, nous souhaitions contribuer à une amélioration de la stylistique, en particulier celle de la presse. Près de mille journaux sont publiés régulièrement et affichent un style souvent anarchique, voire incompréhensible. Il était de notre devoir de proposer des règles d’écriture pour pallier la manie de mélanger des mots russes, mongols, anglais dans des phrases qui ne sont finalement exprimées correctement dans aucune langue. J’ai aussi œuvré à l’élaboration d’une loi sur la culture en dirigeant, entre autres, un groupe chargé de réaliser un inventaire des toponymes. L’apprentissage de l’écriture mongole par les enfants représentait également un enjeu et je me suis battu fermement et avec succès pour qu’il puisse se maintenir dès la troisième classe alors que beaucoup souhaitaient le voir différé en cinquième classe. Toutes ces contributions m’ont permis de saisir à quel point ma situation de responsable politique constituait un véritable atout dans l’action au profit de la culture. Ces combats en faveur de la langue mongole me semblaient essentiels car le déclin d’une langue préfigure celui de la culture. Cette culture restait constamment dans mon point de mire, que ce soit sous la forme de la langue, des traditions ou encore de l’architecture. Ma région abritait un beau monastère qui nécessitait d’importants travaux de rénovation, je me suis là encore dépensé sans compter pour obtenir des financements en vue de sa restauration. J’ai fait construire des centres culturels dans plusieurs sum. Ces centres accueillent les jeunes de la campagne désireux d’organiser des fêtes pour danser et chanter, ils servent aussi de lieu de réunions ou encore d’hébergement de la bibliothèque, autant d’activités qui font vivre un village et contribuent à la diffusion de la culture.

    100Je me rendais dans ma région au minimum deux ou trois fois par an, écoutant les gens exposer leurs problèmes, me faire part de leurs requêtes, de leur expérience. J’ai consigné absolument tout ce qui s’est passé durant ces séjours dans quatre grands cahiers, une véritable enquête sociologique, des matériaux très riches qui me servent encore aujourd’hui. J’ai mené de nombreuses interviews avec des éleveurs durant les zud (catastrophes climatiques), les questionnant sur leurs conditions de vie tout en ayant le souci de compléter mes propres recherches. Voici quelques extraits de ce que j’ai pu écrire :

    Le 7 juin 2000, un vieil éleveur du sum Buucagaan, B. Suuri, nous a raconté ceci : « les lois de notre pays ne correspondent pas avec celles de la nature. Pratiquement tous les ans, on est touché par le grand froid. En tant qu’éleveur, je peux vous dire que c’est très difficile de voir un animal qui regarde son maître en mourant devant lui. Je ne peux pas manger une viande grasse, alors que devant l’entrée de la yourte un pauvre animal grince des dents. On se demande : “pourquoi cet animal ne peut pas manger d’herbes, alors que moi je peux manger de la viande ?” » Ce sont des propos qui décrivent très clairement l’état mental d’un éleveur mongol en période de zud et d’absence de nourriture pour le bétail.

    L’éleveur J. Dalhaa, que nous avons rencontré le 12 juin 2000 dit : « nous, les éleveurs, nous sommes devenus comme le bétail dispersé dans la nature. L’automne dernier, le 16 et le 17 septembre 1999, la neige a commencé à tomber. Sans terminer nos bols d’aijrag, nous avons quitté nos yourtes pour suivre notre bétail. Depuis ce jour personne ne s’est s’inquiété de notre sort, ni dieu, ni gouvernement. Il y a des familles qui ont vu mourir tout leur bétail. Nous avons essayé de toutes nos forces de sortir nos bœufs indemnes du zud. L’ortoom, progéniture issue d’un hainag (croisement d’une vache et d’un yak) et d’un taureau mongol, meurt en trois jours. Les yaks ne survivent que quatorze jours. Les hainag sont meilleurs que les autres et résistent plus. Pour ne pas polluer ni salir l’environnement avec les corps du bétail mort, nous avons préparé le borz (viande séchée) et nous en mangeons depuis deux ans. À l’époque du communisme, les administrations locales des sum et les coopératives apportaient des aides aux éleveurs. »

    101Les paroles de cet éleveur illustrent très laconiquement une forme de nostalgie de cette époque et en effet, la privatisation du bétail a entraîné la disparition de toute forme d’assistance. Les éleveurs ne se sentent plus soutenus alors qu’ils connaissent d’énormes difficutés à certaines périodes critiques. L’éleveur livre aussi des informations sur les races de bétail les plus résistantes lors des intempéries. Il décrit également des usages alimentaires quand il raconte qu’au lieu de laisser le bétail mort dans la steppe25, il vaut mieux utiliser la viande et en faire du borz (viande séchée).

    L’éleveur Magvan du sum Gurvanbulag que nous avons rencontré le 15 juin 2000 nous a dit que « la meilleure nourriture durant le zud est l’aarc (sorte de yaourt), la crème fraîche et la viande de cheval ».

    102Dans cet extrait, il est question de la nourriture des éleveurs durant les grands froids, des aliments riches en calories, à grande qualité nutritive et faciles à digérer.

    L’éleveur Tsegmid du sum Gurvanbulag que nous avons rencontré le 16 juin 2000 dans un lieu qui s’appelle Ulziit Gol nous a dit : « nous avons perdu tout notre bétail. De 1 151 moutons il n’en reste que 50 ! » Selon Namhai du même sum, du 15 septembre 1999 au 15 mai 2000, c’est-à-dire durant huit mois entiers, le pays est resté couvert de neige et de glace. C’est en raison de l’absence de pâturage et d’herbes durant une longue période que les éleveurs ont perdu un si grand nombre de bêtes. N. Damdindorj, gouverneur du sum Hüreemaral, a fait le témoignage suivant : « notre sum compte 519 familles et 2 312 habitants. Depuis le 15 octobre, il a neigé neuf fois, nous avons eu dans la steppe de quarante à cinquante centimètres de neige. Nous sommes restés environ 160 jours bloqués par la neige. Le 15 février dernier, il a neigé de nouveau et la situation a empiré. On se demande seulement comment sauvegarder le peu de bétail qui nous reste. »

    103L’éleveur Monhdoï du village Sonor :

    On a eu l’impression que le ciel avec la neige et les nuages était tombé sur notre pays. Nous avons connu des difficultés pour nous chauffer et ma vieille mère est très affaiblie. Nous sommes huit dans la famille. Si on pouvait seulement sauvegarder cent têtes de bétail ! Beaucoup de familles ont des « campements bruns » (expression pour dire qu’il n’y a plus de bétail dans le campement). Selon les chiffres de février 2003, 72 familles de ce sum ont tout perdu.

    Le gouverneur du sum Buucagaan, A. Mandah, a témoigné le 14 mars 2002 : « depuis le 13 octobre 2001, il a neigé plus de vingt fois. La neige qui est tombée entre le 20 et le 23 février 2002 nous a ruinés. Selon les statistiques du 13 mars, nous avons perdu 30 000 têtes de bétail. Puisqu’il n’est plus possible de circuler, nous ne pouvons plus communiquer avec près de 70 % de notre population. Nous travaillons dans une situation d’état d’urgence. Le sum Buucagaan de la province de Bajanhongor comptait 115 000 têtes de bétail. Le 21 juin 2002, il n’en comptait plus que 56 000. 59 000 têtes de bétail ont trouvé la mort durant le grand froid. 179 ménages ont perdu tout leur bétail. »

    104Toutes ces rencontres m’ont conduit à réfléchir au problème de l’exode rural, très important dans notre pays. Mes recherches et mon expérience d’homme politique m’ont aidé à formaliser trois types de raisons qui poussent les éleveurs à quitter leur région d’origine. La première est évidemment liée aux conditions naturelles difficiles, les gan (grande sécheresse) et les zud (grand froids), conjugués à l’absence de fourrage pour le bétail, ont entrainé la mort des troupeaux et provoqué l’appauvrissement des éleveurs. La seconde raison est d’ordre socio-économique. Dès les années 1990, le pays est passé d’une économie planifiée à une économie de marché et les citoyens ont obtenu le droit de choisir librement leur lieu d’habitation, décision validée par la Constitution de 1992. Les gens ont alors opté pour la ville dont le développement des marchés représentait une source potentielle de revenus. En réalité, la seule provenance de gain pour les éleveurs était et reste la vente des produits de l’élevage, mais cet argent liquide est généralement utilisé pour payer les dettes accumulées durant l’année. La troisième cause de migration est liée à un problème culturel. Les jeunes des provinces attirés par la culture moderne et le mode de vie des citadins tournent le dos à la culture traditionnelle des nomades. Le nombre des jeunes éleveurs, en constante diminution, prive les campagnes de toute une génération.

    105Mes séjours m’ont appris autant sur la vie quotidienne, sur les contextes socio-économiques que sur les traditions et les rituels. Les gens étaient au courant de mes recherches et de mes thèmes de prédilection, ils m’apportaient très volontiers leur contribution et en échange faisaient appel à mon expertise en matière de traditions pour les aider à préparer des cérémonies liées aux passages de la vie, des saisons ou encore destinées à l’invocation des esprits de la nature.

    106Durant ces années d’engagement, j’ai poursuivi mes travaux universitaires et j’ai réussi, malgré un emploi du temps surchargé, à écrire quatre ouvrages. Mes journées étaient très organisées, avec un programme de travail immuable, levé dès l’aube et couché tôt. De quatre heures du matin à neuf heures, profitant du calme quand toute la famille dormait encore et qu’aucun visiteur ne s’annonçait, je me consacrais entièrement à la recherche. À partir de neuf heures, ma journée de responsable politique commençait.

    107En 2004, mon mandat prenait fin et il fallait renouveler le Parlement. Les responsables du Parti de ma région, avec l’accord de l’organisation centrale, m’ont une fois encore sollicité. Je devais affronter un candidat du camp opposé dont les parents étaient originaires de la région. Les statistiques m’accordaient une nette avance mais mon concurrent était un homme d’affaires très fortuné, propriétaire de nombreuses entreprises de viande, de pain, de gâteaux, de magasins dans la capitale, d’une banque. Chacun de ses séjours dans notre ajmag lui fournissait l’occasion d’offrir des cadeaux aux familles tandis que de mon côté je n’avais rien à donner, mon seul atout reposait sur la promesse de terminer la construction de tout ce que nous avions entrepris. Malgré mon avantage, j’entendais des rumeurs circuler au cours de mes visites. Sans remettre en question le travail que j’avais effectué durant mon mandat, les gens se mettaient à penser qu’il ne serait pas inutile d’essayer quelqu’un d’autre, certains me reprochaient même de ne les gratifier d’aucune richesse matérielle, contrairement à mon concurrent. Progressivement, la campagne électorale s’est déroulée sur le thème de la nécessité du changement et cet argument s’est avéré efficace. Mon adversaire a dépensé une somme considérable, bien entendu le scrutin lui a été favorable, pourtant la différence entre nous s’est jouée sur une courte distance.

    108Je m’étais présenté pour gagner, ce qui ne m’a pas empêché de vivre l’échec comme une libération, avec joie. J’avais accompli mon devoir et je pouvais enfin retourner à temps plein à mes chères études ! Les Mongols disent d’un homme qui commence en politique qu’il ne s’arrête plus jamais, j’ai prouvé le contraire. Mais je n’ai pas de regrets, notre monde actuel repose sur la finance et non plus sur les idées et, sans moyens, il est devenu impossible de gagner des élections. On attend d’un homme politique qu’il soit riche, les électeurs se sont habitués à recevoir de l’argent, comment leur en vouloir, le niveau de vie est si bas ! L’étroite collusion entre politique et finance se décline au plus haut niveau et actuellement, presque tous les membres du gouvernement, quelle que soit leur appartenance politique, sont liés entre eux par des intérêts financiers et commerciaux. Je ne discerne plus de vision sur le long terme, ni du côté des responsables, ni du côté de la population, la construction d’un modèle de société semble bien loin des préoccupations des uns et des autres. Les attitudes opportunistes se multiplient et génèrent des situations absurdes comme celle d’individus qui adhèrent à tous les partis pour être certain d’obtenir un avantage quoiqu’il arrive, ou encore des familles dont chacun des membres adhère à un autre parti de façon à garantir son avenir. Peu importe le résultat des élections, il y en aura toujours un qui disposera de la bonne carte lui permettant d’aider ses proches. Ces stratégies personnelles témoignent d’une hyper politisation dont tout idéal a disparu. Ce sont des caricatures, néfastes pour la bonne santé de notre démocratie.

    Notes de bas de page

    1 Françoise Aubin, dans un article récent, indique que la notion d’un patrimoine culturel sauvegardé par l’État s’est formée dès les débuts du régime populaire : « le 5 septembre 1924 en effet, une loi était prise pour la protection des “monuments du passé”, laquelle était confiée au Comité des sciences (la future Académie des sciences de la RPM). Mais, de fait, ces “monuments du passé” étant pratiquement tous liés au bouddhisme, ils se sont vite trouvés condamnés à être rasés lors des campagnes antireligieuses des années trente. […] À Ulaanabaatar, trois monuments ont cependant échappé à la destruction en vertu de cette loi. Deux d’entre eux étaient des palais plus que des temples et leur valeur artistique était ressentie comme un important atout culturel pour le nouveau régime. […] Quant au temple de Gandan, il a permis de maintenir, à partir de 1944, une vie religieuse fantomatique, grâce à laquelle la Mongolie a pu prendre rang parmi les nations bouddhiques. » (Aubin, 2012, p. 476-477)

    2 Marcel Griaule, ethnologue français, est connu pour ses recherches sur les Dogons. Au cours de l’un de ses séjours, il rencontrera Ogotêmmeli, un vieux chasseur qui lui révèlera l’ensemble de la cosmogonie dogon. Les entretiens seront publiés en 1948 sous le titre de Dieu d’eau.

    3 Par cet exemple, le professeur Dulam évoque un point particulièrement intéressant de l’enquête de terrain. Le voir douter de la capacité de son compagnon, en invoquant sa crainte de la montagne et des esprits due à sa méconnaissance de l’environnement, permet de percevoir un type d’explication intimement lié aux croyances du chercheur.

    4 Damdinsűrűng, 1959, p. 599.

    5 Abaj Geser Hübüün, 1959, p. 22-29.

    6 Les chasseurs de marmotte, encore aujourd’hui, lors du dépeçage de l’animal, écartent la part dite « humaine », jugée incomestible.

    7 Dans un article publié en 1956, Eveline Lot-Falk traite de l’évolution des cultes mongols liés au ciel, à la terre et au monde souterrain à partir de l’étude d’un grand nombre de sources. Elle évoque en particulier le fait qu’une distinction s’est opérée à un moment entre maître de la terre et maître du monde souterrain (Lot-Falck, 1956).

    8 Cette interprétation contraste de manière saisissante avec les travaux des chercheurs. Par exemple, Charles Bawden, dans le Mongolian-English Dictionnary, paru en 1997, donne la définition suivante de Burhan : « 1/ Buddha ; 2/ Buddha statue, Buddha image ; 3/ God. » Dans un article paru dans la revue Études mongoles en 1987, le même auteur insiste sur le caractère syncrétique des termes et démontre que « le lamaïsme qui a influé sur le chamanisme était lui-même le résultat d’un mélange antérieur de bouddhisme et de cultes populaires qui se serait produit, au moins partiellement, avant l’arrivée du lamaïsme en Mongolie. » (Bawden, 1987, p. 21) Le parti pris du professeur Dulam de réfuter l’origine sanskrite de Burhan prend tout son sens dans la quête qu’il poursuit : inscrire la tradition mongole dans un fonds culturel spécifique.

    9 Rinchen, 1975.

    10 Traduction proposée par Sendenjav Dulam.

    11 Rinchen, 1959, p. 12.

    12 Traduction proposée par Sendenjav Dulam.

    13 Lörincz, 1973.

    14 Cette partie consacrée à l’ölzij a fait l’objet d’une conférence donnée en 2009 à Oulan-Bator dans le cadre d’un colloque sur le symbolisme. Une salle comble rassemblait des érudits spécialites de l’histoire, de l’ethnographie, de la linguistique et de la culture mongole. La démonstration du professeur Dulam fut accueillie avec enthousiasme et aucune contradition ne fut formulée. Or, si les interprétations avancées représentent en réalité une option parmi plusieurs explications philologiques, la position de garant de la tradition, occupée par le professeur Dulam, l’autorise à faire des choix qui s’inscrivent dans un contexte idéologique. Ses résultats ont ainsi été validés sans discussion par la communauté scientifique mongole. Cet exemple permet de mesurer, une fois encore, le processus qui sous-tend le passage de l’hypothèse à la certitude.

    15 Les remarques formulées ici par Sendenjav Dulam trouvent un écho dans les propos tenus par Roger Bastide, discutant la notion de bricolage dans les mythes, notion analysée par Claude Lévi-Strauss : « […] la pensée mythique, exactement comme ce qui se passe dans le bricolage, utilise des éléments “précontraints” qui lui permettent de permuter un élément par un autre. L’image devenue signe se définira donc essentiellement […] par sa possibilité de permutabilité et la mythologie deviendra en définitive un ensemble de permutations. […] Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, conclut Lévi-Strauss, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements. » (Bastide, 1970, p. 98)

    16 Heissig, 1995.

    17 L’histoire de Lalar a été étudiée par l’académicien Dalantai Tserensodnom qui en a publié deux versions dans un ouvrage intitulé Mythes mongoles et contes en 1989.

    18 Dulam, 2010, p. 507-521.

    19 On trouve des versions de ce conte dans la collection des Contes de l’Ordos du savant belge Antoine Mostaert.

    20 Sendenjav Dulam raconte à plusieurs reprises à quel point il a toujours été surpris de constater que les chamanes étaient au courant de sa venue sans même avoir été prévenus.

    21 Il est intéressant de relever cette affirmation qui montre qu’un chercheur, aussi « moderne » soit-il et au courant de la littérature occidentale en matière de chamanisme, fait néanmoins partie d’une culture qui ne met pas en doute la métamorphose possible du chamane en animal. Ce fait ne doit pas remettre en cause le caractère scientifique du chercheur, mais nous alerter sur d’autres formes de pensée. Par ailleurs, le professeur Dulam ne dit pas ici qu’il croit personnellement à la transformation d’un humain en oiseau, il rapporte la profonde croyance des personnes qu’il a côtoyées.

    22 De nos jours, de nombreuses « stars », acteurs, artistes, musiciens, se déclarent chamanes selon un cheminement inversé par rapport à la représentation traditionnelle qui veut qu’après la neuvième génération le don chamanique se transforme en talent artistique.

    23 Les travaux de Carlos Castaneda ont soulevé de nombreuses polémiques aux États-Unis, les chercheurs lui reprochant d’écrire des fictions et non des travaux scientifiques. L’introduction de cette comparaison, ici, était destinée à faire parler Sendenjav Dulam d’une question chère aux ethnologues, celle de la distance avec son objet et de l’implication du chercheur liée à l’observation participante. La différence de fond entre le cas de Castaneda et l’expérience du professeur Dulam réside dans le fait que dans le premier cas nous sommes en présence d’un Américain qui prétend être devenu Yaqui, dans le second cas nous avons un ethnologue issu de la culture qu’il étudie et cette position rend particulièrement intéressante l’approche des conditions de l’observation et les limites de l’objectivation.

    24 Nous retrouvons, à propos de cette relation commerciale entre esprits et humains, la même attitude que celle que nous évoquions dans une note précédente sur la métamorphose du chamane en oiseau. L’explication donnée par le professeur Dulam renvoie à une rationalité propre à la culture mongole. La croyance en l’existence des esprits nourrit une représentation qui fait de l’autre monde un système équivalent à celui du monde des humains. Les esprits, boivent, fument, mangent, communiquent et attendent les dons des hommes pour leur être favorables. Cette relation d’échange n’échappe pas aux modèles véhiculés par le monde contemporain car rien n’est immuable. Cette croyance en l’existence des esprits se prolonge dans les nouveaux modèles et trouve dès lors une parfaite continuité et justification dans l’économie de marché par exemple.

    25 Un animal gras en automne meurt très vite dès qu’il est privé subitement de nourriture. Le fait de mourir naturellement et non de maladie le rend propre à la consommation.

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    1 Françoise Aubin, dans un article récent, indique que la notion d’un patrimoine culturel sauvegardé par l’État s’est formée dès les débuts du régime populaire : « le 5 septembre 1924 en effet, une loi était prise pour la protection des “monuments du passé”, laquelle était confiée au Comité des sciences (la future Académie des sciences de la RPM). Mais, de fait, ces “monuments du passé” étant pratiquement tous liés au bouddhisme, ils se sont vite trouvés condamnés à être rasés lors des campagnes antireligieuses des années trente. […] À Ulaanabaatar, trois monuments ont cependant échappé à la destruction en vertu de cette loi. Deux d’entre eux étaient des palais plus que des temples et leur valeur artistique était ressentie comme un important atout culturel pour le nouveau régime. […] Quant au temple de Gandan, il a permis de maintenir, à partir de 1944, une vie religieuse fantomatique, grâce à laquelle la Mongolie a pu prendre rang parmi les nations bouddhiques. » (Aubin, 2012, p. 476-477)

    2 Marcel Griaule, ethnologue français, est connu pour ses recherches sur les Dogons. Au cours de l’un de ses séjours, il rencontrera Ogotêmmeli, un vieux chasseur qui lui révèlera l’ensemble de la cosmogonie dogon. Les entretiens seront publiés en 1948 sous le titre de Dieu d’eau.

    3 Par cet exemple, le professeur Dulam évoque un point particulièrement intéressant de l’enquête de terrain. Le voir douter de la capacité de son compagnon, en invoquant sa crainte de la montagne et des esprits due à sa méconnaissance de l’environnement, permet de percevoir un type d’explication intimement lié aux croyances du chercheur.

    4 Damdinsűrűng, 1959, p. 599.

    5 Abaj Geser Hübüün, 1959, p. 22-29.

    6 Les chasseurs de marmotte, encore aujourd’hui, lors du dépeçage de l’animal, écartent la part dite « humaine », jugée incomestible.

    7 Dans un article publié en 1956, Eveline Lot-Falk traite de l’évolution des cultes mongols liés au ciel, à la terre et au monde souterrain à partir de l’étude d’un grand nombre de sources. Elle évoque en particulier le fait qu’une distinction s’est opérée à un moment entre maître de la terre et maître du monde souterrain (Lot-Falck, 1956).

    8 Cette interprétation contraste de manière saisissante avec les travaux des chercheurs. Par exemple, Charles Bawden, dans le Mongolian-English Dictionnary, paru en 1997, donne la définition suivante de Burhan : « 1/ Buddha ; 2/ Buddha statue, Buddha image ; 3/ God. » Dans un article paru dans la revue Études mongoles en 1987, le même auteur insiste sur le caractère syncrétique des termes et démontre que « le lamaïsme qui a influé sur le chamanisme était lui-même le résultat d’un mélange antérieur de bouddhisme et de cultes populaires qui se serait produit, au moins partiellement, avant l’arrivée du lamaïsme en Mongolie. » (Bawden, 1987, p. 21) Le parti pris du professeur Dulam de réfuter l’origine sanskrite de Burhan prend tout son sens dans la quête qu’il poursuit : inscrire la tradition mongole dans un fonds culturel spécifique.

    9 Rinchen, 1975.

    10 Traduction proposée par Sendenjav Dulam.

    11 Rinchen, 1959, p. 12.

    12 Traduction proposée par Sendenjav Dulam.

    13 Lörincz, 1973.

    14 Cette partie consacrée à l’ölzij a fait l’objet d’une conférence donnée en 2009 à Oulan-Bator dans le cadre d’un colloque sur le symbolisme. Une salle comble rassemblait des érudits spécialites de l’histoire, de l’ethnographie, de la linguistique et de la culture mongole. La démonstration du professeur Dulam fut accueillie avec enthousiasme et aucune contradition ne fut formulée. Or, si les interprétations avancées représentent en réalité une option parmi plusieurs explications philologiques, la position de garant de la tradition, occupée par le professeur Dulam, l’autorise à faire des choix qui s’inscrivent dans un contexte idéologique. Ses résultats ont ainsi été validés sans discussion par la communauté scientifique mongole. Cet exemple permet de mesurer, une fois encore, le processus qui sous-tend le passage de l’hypothèse à la certitude.

    15 Les remarques formulées ici par Sendenjav Dulam trouvent un écho dans les propos tenus par Roger Bastide, discutant la notion de bricolage dans les mythes, notion analysée par Claude Lévi-Strauss : « […] la pensée mythique, exactement comme ce qui se passe dans le bricolage, utilise des éléments “précontraints” qui lui permettent de permuter un élément par un autre. L’image devenue signe se définira donc essentiellement […] par sa possibilité de permutabilité et la mythologie deviendra en définitive un ensemble de permutations. […] Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, conclut Lévi-Strauss, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements. » (Bastide, 1970, p. 98)

    16 Heissig, 1995.

    17 L’histoire de Lalar a été étudiée par l’académicien Dalantai Tserensodnom qui en a publié deux versions dans un ouvrage intitulé Mythes mongoles et contes en 1989.

    18 Dulam, 2010, p. 507-521.

    19 On trouve des versions de ce conte dans la collection des Contes de l’Ordos du savant belge Antoine Mostaert.

    20 Sendenjav Dulam raconte à plusieurs reprises à quel point il a toujours été surpris de constater que les chamanes étaient au courant de sa venue sans même avoir été prévenus.

    21 Il est intéressant de relever cette affirmation qui montre qu’un chercheur, aussi « moderne » soit-il et au courant de la littérature occidentale en matière de chamanisme, fait néanmoins partie d’une culture qui ne met pas en doute la métamorphose possible du chamane en animal. Ce fait ne doit pas remettre en cause le caractère scientifique du chercheur, mais nous alerter sur d’autres formes de pensée. Par ailleurs, le professeur Dulam ne dit pas ici qu’il croit personnellement à la transformation d’un humain en oiseau, il rapporte la profonde croyance des personnes qu’il a côtoyées.

    22 De nos jours, de nombreuses « stars », acteurs, artistes, musiciens, se déclarent chamanes selon un cheminement inversé par rapport à la représentation traditionnelle qui veut qu’après la neuvième génération le don chamanique se transforme en talent artistique.

    23 Les travaux de Carlos Castaneda ont soulevé de nombreuses polémiques aux États-Unis, les chercheurs lui reprochant d’écrire des fictions et non des travaux scientifiques. L’introduction de cette comparaison, ici, était destinée à faire parler Sendenjav Dulam d’une question chère aux ethnologues, celle de la distance avec son objet et de l’implication du chercheur liée à l’observation participante. La différence de fond entre le cas de Castaneda et l’expérience du professeur Dulam réside dans le fait que dans le premier cas nous sommes en présence d’un Américain qui prétend être devenu Yaqui, dans le second cas nous avons un ethnologue issu de la culture qu’il étudie et cette position rend particulièrement intéressante l’approche des conditions de l’observation et les limites de l’objectivation.

    24 Nous retrouvons, à propos de cette relation commerciale entre esprits et humains, la même attitude que celle que nous évoquions dans une note précédente sur la métamorphose du chamane en oiseau. L’explication donnée par le professeur Dulam renvoie à une rationalité propre à la culture mongole. La croyance en l’existence des esprits nourrit une représentation qui fait de l’autre monde un système équivalent à celui du monde des humains. Les esprits, boivent, fument, mangent, communiquent et attendent les dons des hommes pour leur être favorables. Cette relation d’échange n’échappe pas aux modèles véhiculés par le monde contemporain car rien n’est immuable. Cette croyance en l’existence des esprits se prolonge dans les nouveaux modèles et trouve dès lors une parfaite continuité et justification dans l’économie de marché par exemple.

    25 Un animal gras en automne meurt très vite dès qu’il est privé subitement de nourriture. Le fait de mourir naturellement et non de maladie le rend propre à la consommation.

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    • Hamayon, Roberte. (2016) Le Monde en mélanges. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.29565
    • Bianquis, Isabelle. Dulam, Sendenjav. (2022) Un espace « social total ». Revue des sciences sociales. DOI: 10.4000/revss.8957

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    Bianquis, Isabelle. « Chapitre 2. Un savant tout simplement ». In Mongolie. Tours: Presses universitaires François-Rabelais, 2013. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.pufr.31627.
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