Dollhouse
Sérialité, genres et narration
p. 85-99
Texte intégral
1 Dollhouse, l’enfant maudit de Joss Whedon, créateur de Buffy The Vampire Slayer, Angel et Firefly a été diffusée de 2009 à 2010 sur Fox. Elle a souvent été critiquée en raison de sa structure assez chaotique, car l’histoire de sa production a été mouvementée : le pilote a été retourné, et le dernier épisode de la saison 1, Epitaph One, n’a pas été diffusé aux États-Unis (disponible sur le DVD, de même que le pilote original) ; la série a été menacée d’annulation, puis prolongée, et finalement annulée au terme de sa seconde saison. Sa narration, complexe, accélère et freine par surprise, mais l’analyse de son évolution, à l’échelle de l’ensemble de la série, révèle des dynamiques signifiantes, notamment dans l’usage de son format. Plusieurs éléments ont déstabilisé les spectateurs, et notamment, j’y reviendrai, l’inscription très nette dans une construction formulaire, qui n’était plus nécessairement en vogue à la fin des années 2000 et qui a pu être perçue, à mon sens à tort, comme une manière pour Whedon de sacrifier à des impératifs commerciaux. Lui-même, dans le commentaire audio du pilote qui n’a pas été diffusé, réagit aux scènes d’actions de poursuite en moto, en se comparant à Michael Bay, figure même du blockbuster hollywoodien contemporain. Mais très vite, il apparaît en réalité que l’enjeu de la série va être précisément une négociation de ce format, la construction d’un espace d’émancipation au sein d’un cadre contraint, à la fois pour les personnages de la série et pour le récit lui-même. La spécificité de Dollhouse étant qu’elle produit, par sa construction narrative, un discours sur la négociation idéologique qui est au cœur de cette forme de narration. C’est d’ailleurs ce que Whedon travaille dans l’ensemble de ces séries depuis Buffy The Vampire Slayer. Pourtant Dollhouse va proposer une variante inédite de cette réflexion, notamment par un travail particulier sur le traitement du personnage.
2La série, que je qualifie de semi-feuilletonnante formulaire (Cornillon 2017), c’est-à-dire proposant des histoires bouclées appliquant un schéma narratif similaire à chaque épisode, une formule, qui correspond à l’inscription générique de la série (formulaire), et développant néanmoins des intrigues à long terme (feuilletonnant), met en place un travail narratif complexe articulant plusieurs niveaux : elle va d’abord sembler jouer sa structure feuilletonnante contre sa structure formulaire, avant d’opérer un retournement de situation et de jouer le formulaire contre le feuilletonnant. De fait, c’est bien dans l’hybridité de ce format que peut se construire un espace de création particulièrement fertile, parce que dynamique.
3Historiquement, les séries télévisées américaines se divisaient en deux catégories : d’une part, des séries purement formulaires (comme Columbo) mettant en scène les mêmes personnages principaux ainsi que des types d’intrigues similaires à chaque épisode (enquête de la semaine par exemple) et dont les épisodes pouvaient être visionnés dans n’importe quel ordre car les personnages n’évoluaient pas. Et, d’autre part, des séries entièrement feuilletonnantes (comme les soaps) qui se fondaient sur des intrigues au long cours et où chaque épisode suivait le précédent. À partir des années 1980, une hybridation de ces deux formes s’opère pour donner naissance au semi-feuilletonnant formulaire qui devient la forme par excellence des séries des années 1990. Dollhouse, comme toutes les séries de Joss Whedon adopte ce schéma, mais elle le fait à une époque où, à la suite notamment du triomphe des séries du câble, cette forme est désormais associée, à tort, à une télévision dite « commerciale » et à une manière passée de raconter des histoires. Or non seulement Whedon montre avec ces séries la fécondité de cette forme, mais il construit aussi avec Dollhouse (ainsi qu’avec Angel) un discours sur ses enjeux. La série se laisse découvrir au fur et à mesure et explore différents modes de narration qu’elle finit par articuler.
4 Dollhouse travaille sur des codes génériques, cinématographiques et télévisuels, qui lui permettent in fine de construire une esthétique de l’hétéroclite et du mouvant. Si elle présente des épisodes relativement autonomes, qui pourraient s’apparenter à des courts-métrages de genre, elle le fait à partir d’une matrice narrative qu’elle finit par interroger et par renverser, affirmant sa nature sérielle.
5La série développe une réflexion à la fois politique et existentielle, puisqu’elle porte essentiellement sur la marchandisation des êtres humains dans le monde contemporain et sur la construction de l’identité, mais elle est aussi foncièrement méta-narrative, puisque son pitch et sa structure mettent en abîme les principes même de narration d’une série. Elle articule les questions du statut de l’épisode, de la sérialité et du genre. C’est pourquoi je tenterai ici de proposer une lecture de la série à l’aune de l’analyse de son format. Il me semble que le travail qu’elle effectue sur le format crée une dynamique d’émancipation qui fait écho aux problématiques mêmes qu’elle développe. Tout comme dans Buffy The Vampire Slayer ou dans Angel (Cornillon 2016), Joss Whedon relie la dimension méta-fictionnelle, en l’occurrence la structure de sa série, à son propos politique et existentiel, présentés comme les deux faces d’une même pièce. Il interroge ainsi le rôle de la fiction et du récit. La particularité de Dollhouse est de construire un concept fictionnel – cette fameuse maison de poupée – qui est en lui-même une machine à fictions, et qui va donc questionner de manière plus directe et plus radicale l’objet-série.
Mise en place d’une structure formulaire
6Echo (Eliza Dushku), le personnage principal de la série, est une « poupée » (« a doll »), un être sans personnalité auquel on a enlevé tous les souvenirs de sa vie passée. Elle vit, avec d’autres poupées, hommes et femmes, dans une maison, la « dollhouse ». À chaque épisode, le personnel de cette maison lui implante une personnalité spécifique afin qu’elle effectue une mission. Tous ses souvenirs sont effacés à la fin de l’épisode et elle redevient Echo, en attente d’une prochaine affectation. De ce fait, Dollhouse commence par suggérer, dans son concept même, le schéma de l’anthologie, un type de série où chaque épisode est entièrement indépendant. Bien sûr, il ne s’agit pas réellement d’une anthologie mais c’est bien ce concept de l’autonomie de l’épisode qui va sous-tendre dans un premier temps la série. En effet, le personnage principal n’a pour point commun d’un épisode à l’autre que son corps, lui aussi affecté (maquillage, coiffure) parfois profondément comme lorsqu’Echo est programmée pour être aveugle. Sa personnalité change chaque fois, comme c’est le cas pour un acteur qui jouerait un rôle différent. La série construit d’ailleurs cette analogie permanente entre la dollhouse et un studio de cinéma. Dans le système hollywoodien comme dans cette « maison de poupée », les acteurs appartiennent en effet à une structure dont ils dépendent par contrat ; ils ont parfois des spécialités, des emplois, ou au contraire, de temps en temps, des missions à contre-emploi. En outre, la dollhouse se situe à Los Angeles, ville d’Hollywood, et ressemble à un spa, une indication répétée à plusieurs reprises dans la série, ce qui représenterait la vie fantasmée des acteurs entre deux films, pratiquant le yoga avec leur coach personnel. Pourtant, ils sont aussi les esclaves de celles et ceux qui les emploient ou qui payent pour la fiction qu’ils contribuent à créer (les clients ici, qui sont à l’image des spectateurs). Cette représentation ironique et ambivalente de l’importance de la fiction et de la marchandisation dont elle peut faire l’objet est au cœur de la série. Par ailleurs, les missions elles-mêmes, comme les souvenirs, sont matérialisées à l’image par une série d’écrans, des films qui sont ensuite archivés, dans ce qui ressemble en outre à des cassettes vidéo.
7Dans ce contexte de forte analogie avec le cinéma, chaque épisode devient potentiellement un film court qui possède son autonomie. Or chacun d’eux travaille à partir d’un genre différent : thriller, action, policier, horreur, etc., en fonction de la mission qui est assignée à la doll. Cette mission peut être « romantique », c’est-à-dire s’apparentant en réalité à de la prostitution, ou stratégique, nécessitant par exemple un expert spécialiste des enlèvements ou bien un tueur à gages. La dollhouse est justement une matrice qui ouvre sur un univers de possibles, comme un studio de cinéma.
8L’ambiance, les personnages et les codes de représentation peuvent dès lors changer d’un épisode à l’autre, puisque l’histoire est toujours un nouveau recommencement. C’est évidemment le premier point déstabilisant pour le public car, dans les quatre premiers épisodes, celui-ci ne peut pas véritablement s’attacher à Echo. D’une part, elle n’a pas de personnalité, elle n’est personne et, d’autre part, elle ne peut pas nouer de relations avec un autre personnage puisqu’elle ne se souvient de rien. Son nom, Echo, n’est d’ailleurs pas choisi au hasard et renvoie à la fois à ce vide et en même temps aux jeux de résonances qui vont pouvoir être tissés par la suite. Au départ, la série s’ancre de manière manifeste dans un système à intrigues bouclées qui est conçu pour ne pas déborder, c’est-à-dire pour empêcher tout feuilletonnant, et qui correspond au point de vue ou à la démarche des dirigeants de la dollhouse. Il est d’ailleurs signalé à plusieurs reprises que les engagements répétitifs avec un même client pour continuer une même mission sont dangereux pour l’équilibre du système. Ainsi, dans ce schéma idéologique, l’histoire ne peut pas, ou plus exactement ne doit pas, avancer. Or, dès le cinquième épisode, on assiste à une amorce d’évolution, en termes d’histoire et, par voie de conséquence, en termes de structure narrative. Plusieurs éléments viennent en effet déjà poser les fondements d’une narration à plus grande échelle.
9Les personnages qui entourent les dolls, contrairement à ces dernières, se souviennent et donc instillent du formulaire dans ce schéma qui se voudrait anthologique. Dans une série formulaire, ce sont bien en effet les personnages récurrents qui assurent la continuité d’un épisode à l’autre malgré les intrigues autonomes, mais ces personnages n’évoluent pas. Or, au départ, les personnages qui entourent les dolls sont bien à l’image de ces personnages de série formulaire : ils apparaissent dans tous les épisodes et sont donc une constante. Ils incarnent essentiellement des fonctions : Adelle (directrice de la dollhouse de Los Angeles), Topher (responsable scientifique et technique), Boyd (« handler », c’est-à-dire le protecteur d’Echo qui l’accompagne sur toutes ses missions) représentent le cadre, les rituels, ce qui va se reproduire d’épisode en épisode et qui va donc créer du lien. Jean-Pierre Esquenazi définit la série télévisée comme « moins qu’un genre et plus qu’un film » (Esquenazi 2002, 5), cet entre-deux donnant lieu à ce qu’il appelle une formule. Ce qui fait la formule de Dollhouse, c’est le schéma qui va lui permettre de donner naissance à des histoires. Il s’agit d’un ensemble d’éléments qui se reproduisent à chaque épisode et qui le structurent : le client qui parle à Adelle de ce qu’il souhaite ; la manipulation de l’esprit de la doll par Topher ; le travail du « handler ». Se met ainsi en place un rituel que l’on retrouve à chaque épisode.
10L’un des moments clefs récurrents de ce modèle est celui du réveil de la doll après sa mission. En se réveillant, celle-ci prononce toujours la même phrase : « Est-ce que je me suis endormie ? » Et Topher lui répond : « Un court instant. » On trouve ici une représentation du rapport à la fiction ritualisé avec les moments clefs que sont l’entrée et surtout la sortie de la fiction, le nécessaire palier du retour au « réel ». La poupée laisse derrière elle la vie et la personnalité qu’elle a adoptées pendant le bref moment de sa mission pour revenir à son état initial. La procédure est ritualisée dans le but de faciliter cette transition. De la même manière, on peut penser le générique de fin ou de début, au cinéma comme à la télévision, comme des moments de passage entre la vie du spectateur et la fiction qu’il regarde. Or la question que pose justement la série est la suivante : ce réel auquel on fait retour est-il vraiment réel ? La première phrase prononcée dans la série est d’ailleurs : « Rien n’est ce qu’il semble être. » Ce qu’on appelle le réel est une construction. Pour la doll, la vie dans la dollhouse est tout autant le résultat d’une manipulation et d’un contrôle que ce qui lui arrive lors d’une mission. Mais c’est aussi le cas pour les autres employés de la dollhouse qui sont également pris dans un système qu’ils ne maîtrisent en fait pas du tout. La doll ne revient pas véritablement au réel en se réveillant. En construisant des moments de passage comme des rituels institutionnalisés, la série dénonce comme idéologiques les distinctions qu’ils opèrent et, de ce fait, renvoie chaque aspect du « réel » à sa dimension de construction et d’artifice. Les deux univers sont construits, et ceci en vue d’un certain nombre d’objectifs.
11Il y a, par conséquent, deux niveaux d’interrogation dans la série : un premier niveau, politique, qui montre que l’humain et l’entièreté du réel sont victimes d’une marchandisation destinée à servir les intérêts des puissants ; et un second niveau, philosophique, qui interroge la nature même de ce que l’on appelle le réel. Les divers retournements de situation de la série, révélant l’identité de doll de certains personnages, créent un sentiment de doute généralisé : chaque personnage est-il bien celui qu’il ou elle dit être ou, même, sait-il lui-même qui il est ? Ainsi, le cadre formulaire qui voudrait poser une distinction nette entre le réel et les missions, entre la doll et la personne qu’elle incarne, est interrogé par l’avancée de l’intrigue générale de la série et la dimension feuilletonnante rend les frontières poreuses.
12Dans ce contexte, la place de la fiction est fondamentale, qu’elle soit vecteur d’oppression (mise en esclavage d’un individu pour construire une fiction qui satisfera les besoins d’un autre) ou d’émancipation dès lors qu’on l’assume comme telle, c’est-à-dire que l’on sait que l’on est dans une fiction. La formule de Dollhouse, son cadre, définit en effet une construction subie du réel. Mais il existe un autre rapport à la fiction possible. De fait, si la fiction est identifiée comme fiction, si l’on en connaît les codes – ce qui est l’enjeu de l’intrigue feuilletonnante de la série, j’y reviendrai – alors elle peut être utilisée pour déconstruire ce cadre d’oppression. Il ne s’agit donc pas de dénoncer la fiction, mais bien de dénoncer une fiction qui se présente comme réelle. Et pour ce faire, il faut construire une fiction consciente de ses propres codes et consciente d’elle-même.
13Le concept de la série est dès lors clairement méta-fictionnel, c’est-à-dire qu’il porte sur la question de la fiction. C’est ce qui va lui permettre d’offrir une histoire différente à chaque épisode. Ce cadre méta-fictionnel que constitue la dollhouse joue avec les genres et a pour conséquence d’exhiber les codes tout en interrogeant la notion même de code. La formule est ainsi, pour en revenir à la définition d’Esquenazi, plus qu’un film parce qu’elle donne naissance à de multiples épisodes, donc de multiples intrigues, mais moins qu’un genre parce qu’elle est généralement une spécification d’un genre. Elle travaille à l’intérieur d’un ou plusieurs genres pour donner à la série son identité propre. Elle est ce qui permet d’identifier la série et qui ne s’applique qu’à elle. Pour prendre un autre exemple, la formule de la série Castle va s’inscrire dans le genre du policier mais lui donner une couleur spécifique en choisissant comme personnage principal un écrivain, qui va donc venir subvertir un certain nombre de codes du genre policier. L’enquête n’est plus alors menée sur le même mode, mais sur un certain rapport à la fiction.
14Dollhouse ne présente pas simplement une structure épisodique, c’est-à-dire une intrigue bouclée, mais une structure formulaire, où l’intrigue suit le même moule chaque semaine. Or la spécificité de Dollhouse est que sa formule même, ce moule, consiste en un jeu sur les genres, puisque son cadre lui permet de se réinventer dans des codes à chaque fois nouveaux. Le genre-cadre est la science-fiction, correspondant à l’existence de la dollhouse qui est la source des missions, mais les missions elles-mêmes vont adopter les codes d’autres genres. La dollhouse, tout comme la série Dollhouse, est une machine à fictions et à narrations, mais qui impose une temporalité close : le temps de la mission, le temps de l’épisode. Comme dans Cendrillon – la référence est explicite dès le premier épisode – le carrosse se transforme en citrouille à minuit. On retrouve le schéma de clôture et d’ouverture fondamental à la construction d’une narration sérielle.
15Le petit film de genre que devient l’épisode s’appuie souvent sur des liens intertextuels avec un ou plusieurs films, qui correspondent au genre auquel l’épisode appartient. Par exemple, l’épisode 1.3, où une popstar doit être protégée d’un fan psychopathe qui lui envoie des lettres, évoque notamment The Bodyguard (Mick Jackson, 1992). Mais dans la version de la série, Echo devient une choriste de la chanteuse pour pouvoir la protéger. Le genre est ainsi exploré avec un twist qui est lié aux données propres à la série. De même, l’épisode 1.10 développe une intrigue policière mais c’est la victime elle-même qui enquête sur son propre meurtre puisque sa personnalité a été stockée et implantée dans une doll. Cette structure formulaire est le fondement de Dollhouse ; elle constitue le schéma d’oppression des dolls, qui accomplissent ces missions sans avoir aucun contrôle sur leurs vies. Pourtant, elle se reconfigure petit à petit en construisant une mythologie feuilletonnante.
Vers une mythologie feuilletonnante
16Rapidement, pour développer une mythologie1 de la série, les intrigues ne vont pas être créées par les clients mais par des dysfonctionnements dans les missions, ce qui va donner l’occasion de mettre à l’épreuve la structure et donc d’explorer des éléments nouveaux sur les personnages et sur l’univers, instillant ainsi du feuilletonnant au cœur même de l’intrigue. C’est le cas de l’épisode 1.08 où les dolls se réveillent, apparemment de manière imprévue, au milieu de la nuit, avec leur personnalité d’origine mais amnésiques. Elles ne savent pas où elles sont. L’épisode pastiche le huis clos et rappelle, par exemple, The Island (Michael Bay, 2005). L’enjeu, pour les personnages, est de trouver une issue pour s’évader et le lieu-cadre, la dollhouse, devient pour eux un univers hostile dont il faut s’échapper. La sortie des dolls qui émergent du sous-sol vers la lumière du jour à la fin de l’épisode, rappelle la fin de The Island, mais on peut aussi penser à celle du film Cube (Vincenzo Natali, 1997). Or la dernière scène de cet épisode est un leurre : les personnages avaient été manipulés dès le début et, en fait, ne vont pas s’échapper. Ce qui pourrait être un petit film ne propose pas une fin mais au contraire fait avancer l’histoire des personnages et s’inscrit dans le feuilletonnant, mettant en avant non pas sa nature de film mais bien son statut d’épisode au sein d’une narration sérielle.
17Il est courant, dans les séries semi-feuilletonnantes formulaires, de concevoir une intrigue bouclée en référence à un fi lm : on retrouve de multiples exemples de cette pratique dans les autres œuvres de Joss Whedon, notamment Buffy The Vampire Slayer ou Angel. Un épisode de la première (« Bad eggs », 2.12) est par exemple une réécriture de Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel, 1956), un autre épisode de la seconde (« The Thin Dead Line », 2.14) reprend le modèle de Assault on Precinct 13 (John Carpenter, 1976). Cependant, dans Dollhouse, ce procédé est intrinsèque à la structure de la série et la reconfiguration de l’intrigue topique est liée à l’avancée de l’intrigue feuilletonnante, puisque son enjeu même est de sortir du cadre, de s’émanciper du système, de dépasser l’unité de l’épisode.
18Ainsi, l’épisode 1.4 reprend les codes du film de cambriolage, mais leur applique une modification liée à la spécificité de la série : le cambriolage tourne mal car l’experte (Echo), en raison d’une onde qui brouille son implant, retrouve de manière prématurée son état de doll et ne sait donc plus rien de ce qu’elle doit faire. Cette intrigue sert le feuilletonnant parce que Echo est amenée à effectuer la mission en tant qu’Echo, expérimentant ainsi une étape de sa construction en tant que personne à part entière et en tant que personnage. En effet, les dolls vont commencer à se construire comme personnages, notamment Echo qui se souvient progressivement de certains éléments de sa vie et développe une personnalité ainsi que des liens avec les autres personnages. Dans le même temps, Sierra et Victor tombent amoureux l’un de l’autre, dans leur état de doll.
19L’art d’une construction semi-feuil letonnante formulaire repose évidemment sur le fait de choisir la pièce autonome, le genre, le mini-film – c’est-à-dire l’épisode – qui va convenir exactement à ce moment précis de l’évolution des personnages et de leurs interactions. Ainsi, les intrigues bouclées interagissent en réalité avec les intrigues feuilletonnantes. Il n’y a pas deux lignes autonomes mais plutôt deux niveaux de lecture de l’épisode. Par exemple, dans l’épisode 8 de la saison 1, les personnages évoluent, la relation entre Victor et Sierra se développe et certains secrets sont révélés ; November a perdu sa fille, etc. C’est déjà cette structure que Joss Whedon avait perfectionnée dans Buff y : ainsi l’épisode musical ou l’épisode muet justifiaient leur existence parce qu’ils permettaient aux personnages d’exprimer des émotions tues auparavant. L’épisode est donc unique tout en étant un rouage nécessaire de l’ensemble.
20Or, l’enjeu de Dollhouse est, pour Echo de se souvenir, non pas de sa vie d’avant, en tant que Caroline, mais bien de la succession de ses missions et de sa vie en tant qu’Echo. Il s’agit donc pour elle de construire sa personnalité propre et de ne pas repartir à zéro au début de chaque épisode. En termes méta-fictionnels, l’objectif est de dépasser le schéma épisodique formulaire pour construire une intrigue feuilletonnante. C’est là où la série représente par conséquent, dans sa fable même, les cadres d’une réflexion sur la manière de construire un récit sériel.
21Dollhouse est une fiction sur l’apprentissage et la construction de l’identité, où chaque expérience devient une partie de la personne. Ce qui détermine l’identité de l’individu est ce qu’il choisit de faire de l’ensemble des potentialités qu’il a en lui. Echo est le fruit de sa propre volonté, contre l’ensemble des déterminations que lui a imposé la dollhouse. Elle est donc une figure d’émancipation. Elle se construit littéralement au cours de la série comme sujet (Hawk). Pourtant, Echo est exceptionnelle précisément parce qu’elle peut puiser dans l’ensemble de ses expériences et parce qu’elle a des compétences dans divers cadres qui correspondent aux genres explorés dans les différents épisodes (policier, action, etc.). Echo peut donc s’adapter à tous les genres. La structure formulaire possède intrinsèquement une dimension initiatique, d’apprentissage, puisqu’elle expose le personnage à une infinité de variations qui lui imposent de s’adapter.
L’hybridité de la structure semi-feuilletonnante formulaire
22La structure semi-feuilletonnante implique une dimension cumulative qui fait que l’être est plus que la somme de toutes ses parties et qui s’applique, en termes existentiels, au personnage mais également, en termes méta-fictionnels, à la série. Une série semi-feuilletonnante formulaire peut précisément se définir ainsi : elle est plus que la somme de ses parties. En se réinventant à chaque fois dans le cadre des contraintes qui sont les siennes, la série peut progressivement s’émanciper de ce cadre. Le feuilletonnant va prendre le dessus, mais il émerge de manière consciente par une compréhension des codes, puis une prise de distance par rapport à eux.
23À partir du moment où le feuilletonnant s’impose, l’enjeu n’est plus seulement l’identité individuelle, mais bien la formation d’un groupe, d’une équipe. Or celle-ci advient très tardivement, et connaît de nombreux retournements de situation jusqu’au twist final révélant l’identité de Boyd. Dans les autres œuvres de Joss Whedon, le groupe d’amis est une véritable base, existentielle et narrative. Ici la constitution de cette famille de substitution est extrêmement difficile. Ce n’est que dans l’épisode 2.11, à la toute fin de la série, que les personnages se réunissent vers un objectif commun pour la première fois et constituent une équipe. Le travelling arrière a valeur, dans cette scène, d’inclusion, puisque les personnages entrent progressivement dans le cadre et appartiennent désormais à la même image.
24La série met en place une dialectique entre clôture et ouverture, entre répétition et évolution : pour construire une véritable identité, il faut déjà comprendre que ce que l’on croit être est une construction fictionnelle et, pour cela, il faut identifier le code en tant que code. En termes méta-fictionnels, c’est aussi ce que fait la série dans sa narration. Dès lors qu’Echo sait qu’elle peut interpréter plusieurs rôles et puiser dans ses différentes identités fictionnelles, c’est-à-dire endosser différents codes génériques en fonction des besoins, elle peut se construire comme individu et comme sujet libre.
25Or in fine, le pur feuilletonnant se voit également rejeté pour choisir la voie d’une forme hybride entre feuilletonnant et formulaire. En effet, l’intrigue feuilletonnante des héros de la série, qui consiste en une voie d’émancipation, est menacée d’être phagocytée par une intrigue feuilletonnante bien plus vaste, qui leur était encore invisible, le projet de l’entreprise Rossum, créatrice de la dollhouse. La structure formulaire de départ n’est donc qu’une façade, elle est instrumentalisée pour les besoins d’un récit téléologique de grande ampleur en train de se construire. Pour les personnages, il s’agit donc finalement de résister au récit feuilletonnant en redonnant du sens à l’hétéroclite et au non-linéaire du formulaire.
26Le travail sur la structure narrative est donc à lier avec le propos idéologique de la série. Les personnages cherchent à mettre au jour la structure cachée, le plan de Rossum, qui constitue une intrigue feuilletonnante téléologique et apocalyptique. Rossum cherche à figer l’intégralité du réel dans un rapport normatif et hiérarchisé. Le nom même de l’entreprise est à commenter en ce sens, puisqu’il constitue une référence explicite à la pièce de Karel Capek, R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) de 1920. Cette œuvre, à laquelle on doit le terme « robot », porte sur l’asservissement d’êtres qui ne sont pas précisément mécaniques, mais organiques. Le lien avec les dolls est donc très net (Koontz). C’est cet asservissement généralisé que dénonce la série. Comme l’explique Pacôme Thiellement, l’enjeu de la série se révèle sous un autre jour au fur et à mesure des saisons et constitue une dénonciation de dynamiques politiques et économiques contemporaines. Dollhouse lance des fausses pistes, comme la poursuite d’Alpha, une doll devenue dangereuse et qui s’est échappée :
« Alpha est le symbole de notre incapacité à voir le danger où il se situe, à nous focaliser sur les conséquences de notre aliénation, plutôt que sur les causes. Alpha est comparable aux serial killers qui font régulièrement la une des magazines, alors que les modifications politiques et les projets industriels qui les rendent possibles en dessinant les contours de notre civilisation, et ce faisant, de nos psychologies individuelles, ne sont jamais évoquées. »
Thiellement
27Si la mise en esclavage d’individus à des fi ns commerciales dans le cadre de ces maisons de poupées soulève déjà la question fondamentale de la marchandisation de l’humain, il s’avère par la suite que les véritables intentions de Rossum sont bien plus vastes. Avec la mise en place de technologies permettant d’effacer la personnalité à distance et de manière massive, le projet révèle sa vraie nature globale. Il s’agit pour une poignée d’individus puissants et riches de s’assurer un contrôle sur le monde, mais aussi d’atteindre l’immortalité, en transportant leur personnalité de corps en corps. La série pousse donc la logique de départ jusqu’à ses conséquences extrêmes et dénonce l’asservissement des foules au bénéfice de quelques privilégiés. Or cette entreprise de Rossum est associée à la structure feuilletonnante de la série. Elle est précisément ce plan sous-jacent qui se met en place progressivement et qui mène au monde apocalyptique ou post-apocalyptique des deux épisodes intitulés « Epitaph ». Dès lors, le feuilletonnant qui était d’abord associé à l’émancipation des personnages principaux de la série est vu, dans un renversement des valeurs, comme un récit téléologique, c’est-à-dire déterminé par une finalité, source d’oppression, tout comme dans la série Angel (Cornillon 2016). Ce que montrent la structure de la série et ce retournement de situation, c’est précisément que la structure première était une illusion. La série suit un processus général de dévoilement qui éclaire sous un nouveau jour les éléments présentés au préalable. C’est pourquoi plusieurs personnages changent de camp, à la lumière de ces nouvelles informations, comme c’est le cas d’Adelle par exemple. Il ne s’agit pas tant de nouvelles informations que de la compréhension plus profonde des implications de ce que l’on connaissait déjà et que l’on ne voulait ou ne pouvait pas voir.
28Ainsi, le grenier, « the attic », est évoqué dès le début de la série comme un lieu où sont envoyés les individus qui posent problème dans la dollhouse, mais sa nature n’est révélée que bien plus tard. Il s’agit d’un environnement totalitaire où les corps sont stockés et où les esprits errent dans des cauchemars sans fin construits par leur cerveau – on retrouve donc là aussi l’image de la fiction comme outil d’oppression – qui se révèle également être le moyen de construire un processeur organique géant. Les personnes ainsi prisonnières constituent une sorte de super ordinateur puisque leurs cerveaux, en s’égarant dans ces fictions, traitent en réalité des données. Le grenier a toujours été là, mais sa véritable fonction et l’ampleur de son importance nous étaient inconnues. Or Echo parvient à s’échapper de cette prison parce qu’elle identifie la fiction comme fiction, et par là même, comprend qu’elle peut la modifier. On retrouve d’ailleurs un fonctionnement similaire à la fin de The Matrix (Wachowski, 1999) dans lequel Neo apprend à maîtriser la matrice qui réduit l’humanité en esclavage. Echo, comme Neo, apprend à maîtriser des codes et devient dès lors le grain de sable dans le mécanisme : elle comprend le système et peut s’en émanciper. L’enjeu n’est donc plus de construire une narration téléologique, mais plutôt de s’en libérer. Il ne s’agit plus de retrouver sa personnalité d’origine qui répondait au nom de Caroline, par exemple, c’est-à-dire de revenir en arrière, mais de se construire en tant qu’Echo. Dans ce cadre, le formulaire reprend symboliquement le dessus par rapport au feuilletonnant.
29La série est donc complexe et mouvante. Elle ne cesse de se réinventer et on a d’ailleurs pu lui reprocher un manque de cohérence. Elle vient accumuler des couches de sens qui, en termes de narration classique, semblent parfois relever de l’anomalie. Des incohérences ont ainsi été repérées par de nombreux spectateurs de la série. Plusieurs éléments des derniers épisodes des saisons 1 et 2, « Epitaph 1 » et « Epitaph 2 », semblent en effet incompatibles. Ces épisodes atypiques se déroulent dans l’avenir, le premier lançant des lignes narratives ignorées par le second. On peut attribuer ces décalages à des erreurs de continuité dues à la précipitation imposée par la fin prématurée de la série ou par l’histoire complexe de son écriture et de sa diffusion. Pourtant, l’ensemble du récit de Dollhouse est celui d’une multiplicité des points de vue et des réalités subjectives et surtout d’une multiplicité des identités. Il est donc logique que la série se réinvente constamment, comme les personnages qui s’y rebootent après chaque mission. Le fonctionnement de la série est stratifié et non linéaire. Le jeu sur le code, en particulier générique, est à comprendre dans ce contexte : il est toujours possible de se réinventer en puisant dans les archives de ses potentialités, dès lors que l’on connaît les codes dans lesquels ils s’insèrent. La structure de la série, même chaotique en apparence, est finalement consubstantielle à son propos. Ce qui construit Echo comme héroïne est sa capacité à être plusieurs, à passer d’une compétence à l’autre, à puiser dans chacune de ses ressources. Elle n’est pas un individu figé pré-déterminé mais un sujet qui se construit par son agir à partir de l’hétéroclite. Elle retourne donc la situation d’oppression et se construit comme être libre au sein d’un cadre contraint. Comme l’écrit Pacôme Thiellement, « il s’agit de la construction d’un Soi qui ne se confond avec aucun Moi et partant ne peut être considéré comme l’“augmentation” du “Moi” mais comme la soustraction de toutes les déterminations des “Moi” artificiellement implantés. »
30De la même façon, la narration de la série réinvestit de manière signifiante sa formule de départ en la reconstruisant sur d’autres fondements, non plus comme conséquence et application d’un plan linéaire sous-jacent, mais bien dans la liberté d’une action toujours renouvelée. La multiplicité générique devient dans ce cadre une boîte à outils, tout comme l’« architecture » mentale de la doll est une matrice formulaire ouverte aux possibles. L’hybridité, ou plutôt la dynamique dialectique entre formulaire et feuilletonnant devient donc un vecteur de mouvement et de transformation, car oscillant toujours d’un pôle à l’autre, chaque pôle pur représentant une forme d’oppression. C’est dans l’équilibre toujours précaire entre les deux que les personnages et le récit construisent la possibilité d’une émancipation.
Conclusion
31Dollhouse ne va cesser de déjouer les règles qu’elle s’était elle-même fixées, dans un processus jamais achevé, un mouvement perpétuel. Joss Whedon, dont les œuvres précédentes, telles que Buffy The Vampire Slayer ou Angel, avaient déjà exploré les possibilités du format que je qualifie de semi-feuilletonnant formulaire, propose avec Dollhouse une réflexion encore plus radicale sur la sérialité en tant qu’elle implique un certain rapport à soi et au monde. C’est l’hybridité de son format qui lui permet d’être toujours en mouvement. À l’image de la vie, dans ce type de récit, les conditionnements premiers sont inévitables, mais une fois identifiés comme tels, il est possible de s’en émanciper en se construisant comme une fiction hétéroclite et spécifique, mouvante, hors codes parce qu’aucun ne la définit entièrement et éternellement.
Notes de bas de page
1 La notion de « mythologie » a d’abord été appliquée à The X-Files avant de rentrer dans le vocabulaire plus général de l’analyse des séries. Elle désigne généralement l’univers de la série et ce qui nourrit sa dimension feuilletonnante. Dans le cas de The X-Files par exemple, la conspiration du gouvernement, l’existence des extra-terrestres. Dans le cas de Dollhouse, il s’agit du fonctionnement de la dollhouse, puis de la découverte d’un complot de plus grande échelle.
Auteur
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La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020