Chapitre cinq. Esthétique et détectives posthumains : de la trace au vestige
p. 285-364
Texte intégral
1Dans les séries dites « à narration complexe » telles que Mittell les a définies, on pourrait penser que c’est avant tout la structure narrative qui a acquis une certaine complexité. En effet, dans tous les exemples que nous avons croisés dans cet ouvrage, les séries post-années 1990-2000 relèvent d’une hybridation permanente entre la formule (épisodique) et le continuum narratif (feuilletonnant). Il n’est plus possible, en particulier depuis Twin Peaks, d’ignorer ce tournant télévisuel qui est aussi esthétique.
2Ce n’est pas par hasard que l’entrée sur la scène sérielle de cinéastes comme David Lynch, J. J. Abrams, Jonathan Nolan ou les sœurs Wachowski marque un changement dans la production sérielle. Ils n’ont pas été à l’origine de l’import de spécificités propres au grand écran, mais ils ont osé proposer au petit écran des constructions narratives plus exigeantes que ce qui se pratiquait précédemment. Ils ont sans doute aussi contribué à ouvrir une autre boîte de Pandore, celle qui a trait aux questions de style. Nous allons voir si cette évolution des fictions sérielles permet de les appeler des « séries d’auteur·es ».
Sense8 (L. Wachowski), citation visuelle du générique.

3Précisons que toute la production sérielle n’est pas concernée par ce phénomène. Le label « séries à narration complexe » ne constitue pas la garantie d’un succès commercial, et l’on sait à quel point la survie d’une série dépend de cette donnée. La complexité peut même conduire à l’annulation, à l’instar de Leftovers ou de Sense8. D’autres séries perdurent, et l’on peut se demander si cette résistance est due à leur complexité narrative ou bien à d’autres facteurs également liés à la sérialité, ou/et à la réflexivité qu’elles proposent en introduisant une perspective anamorphique qui fait entrer le récepteur dans un mode spécifique d’interaction avec la fiction. The Handmaid’s Tale, Westworld ou Mr. Robot sont des séries à narration complexe qui, pour le moment, semblent installées dans une relative continuité de la production (on a cependant appris fin 2018 que Mr. Robot se terminait avec la saison 4). Ces trois exemples (qui ne sont pas les seuls) se distinguent par ailleurs par leur dimension réflexive. Les jeux de réfraction entre mondes virtuels, possibles et fictifs, d’une part, et réalité tangible et concomitante du récepteur, d’autre part, participeraient aussi de l’élaboration d’une esthétique complexe. Ces effets de miroirs entre fiction et réalité construisent une dimension réflexive qui est l’une des marques de fabrique de leur complexité : métaleptiques mais avant tout anamorphiques, ces fictions sérielles jouent de la perspective et du regard.
4Ce dernier chapitre va explorer cette évolution récente des séries vers davantage de complexité narrative et stylistique qui induirait une nouvelle esthétique (de la série et de la sérialité). Cinéphilie et sériephilie sont parfois opposées, et ce phénomène rappelle les hiérarchisations qui affectent la fiction en général, mais se retrouvent aussi dans les distinctions entre culture populaire et culture savante. Le mineur et le majeur ont ainsi souvent permis de vilipender la fiction populaire, et ce depuis les origines de la fiction sérielle puisqu’on a déjà évoqué Sainte-Beuve et la littérature dite industrielle.
Le tournant sériel
Les séries télévisées ne datent pas du début du xxie siècle, elles sont omniprésentes dès les débuts de la télévision et ont désormais échappé au petit écran. En effet, les séries se regardent désormais sur les écrans d’ordinateur, voire sur des téléphones, et les multiples plateformes de vidéo à la demande ont fondamentalement changé les modes d’accès et de visionnage sériel. Cependant, pour revenir à l’évolution de la forme sérielle télévisuelle, une rupture s’opère dans la production sérielle de la fin du xxe siècle. Il ne s’agit pas de réduire le développement exponentiel de la forme sérielle à une cause tant ces dernières sont multiples. On s’accorde cependant sur le fait que la fin des années 1990 et le début des années 2000 marquent un tournant à la fois quantitatif et qualitatif de la production sérielle. « En parallèle cependant, deux mouvements plus souterrains se sont fait jour. D’une part, la diffusion de Twin Peaks sur ABC en 1990-1991 a marqué un “saut qualitatif” dans la production des séries. Twin Peaks a montré qu’un cinéaste, David Lynch, accompagné d’un romancier, Mark Frost, pouvaient investir l’univers de la télévision, et y porter la notion d’auteur, chère à la cinéphilie comme à la littérature, même quand l’œuvre s’étendait dans le temps et que les épisodes pouvaient être mis en scène par des réalisateurs différents. La voie s’est alors ouverte à une porosité professionnelle plus marquée entre l’univers du cinéma et celui de la télévision, qui a permis à des producteurs ou des scénaristes passés par le cinéma d’investir l’écriture de séries (J.J. Abrams, Alan Ball, etc.), et à des cinéastes d’en réaliser des épisodes (David Fincher, David Lynch, Martin Scorsese, Quentin Tarantino, etc.). Au point de faire des séries le “nouvel Hollywood” », Faure Antoine et Taïeb Emmanuel, « Les “esthétiques narratives” : l’autre réel des séries », Quaderni, 2015/3, no 88, p. 5-20, https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-quaderni-2015-3-page-5.htm(11/06/18).
Séries d’auteur·es
5Les ouvrages théoriques de Bordwell et Thompson1 soulignent l’émergence d’une nouvelle esthétique fondée sur des spécificités narratives et stylistiques. Ils proposent le terme art cinema pour distinguer ces productions de films dits classiques, qui sont la dominante du cinéma hollywoodien. Pour Bordwell, le art cinema (généralement traduit en français par cinéma d’auteur), émerge juste après la Seconde Guerre mondiale, et il est relayé par les « art-house cinemas », très populaires dans les années 50-602 aux États-Unis. Ce « nouveau » cinéma se caractérise par un réalisme dit objectif mais aussi par un réalisme subjectif (expressive) et par des commentaires narratifs3. Même si cette approche s’applique au grand écran, les séries n’échappent pas au phénomène, peut-être, ici encore, parce que la porosité entre showrunner de série et producteur de films n’a fait que s’accentuer depuis Twin Peaks. Lynch aurait ainsi contribué à inscrire la forme sérielle dans le sillage de cette émergence d’un cinéma d’auteur·e, et on retrouve cette spécificité avec des séries d’auteur·es contemporaines.
6Mr. Robot est sans doute un exemple typique. Le processus narratif s’est complexifié, et Westworld ou The Handmaid’s Tale montrent aussi clairement que Mr. Robot que la dimension réflexive participe de ce phénomène. En effet, pour Bordwell, le art cinema s’appuie sur un processus narratif complexe ayant pour caractéristique l’accumulation de vides narratifs, une exposition qui n’est pas immédiate et davantage fractionnée ainsi qu’une émancipation des cadres génériques4. On comprend rapidement pourquoi Westworld ou Mr. Robot cadrent parfaitement avec cette nouvelle esthétique. Par ailleurs, le dernier point, soit la dynamique générique qui tendrait à s’atténuer, est particulièrement remarquable puisque dans la fiction sérielle, comme dans la littérature en général, l’hybridité générique est de mise. Posthumains et détectives du futur ne seraient qu’un exemple d’une recherche esthétique qui s’appuie sur la trans- et l’interfictionnalité générique et formelle. Ces fictions sont d’ailleurs naturellement réflexives selon Bordwell, qui souligne qu’elles introduisent un jeu avec le récepteur et pratiquent la signature d’auteur·e5.
7Si la notion d’esthétique est polysémique, l’approche de Bordwell et Thompson nous ramène implicitement à l’étymologie du terme, puisqu’on se souvient qu’il se rapporte au départ à la perception et aux sens, aux émotions provoquées par une œuvre, quel que soit son format. De même la définition de operational aesthetics selon Mittell souligne la dimension réflexive6. L’esthétique s’appuie sur le récepteur, sa perception et son jugement. Si les séries à narration complexe relèvent d’une esthétique spécifique, c’est par le style et les processus narratifs qu’elles déploient, mais aussi par une transgression ludique du seuil entre monde fictif ou monde possible et réalité (actualité) des spectatrices et spectateurs. Le récepteur est ainsi face à un jeu fondé sur une ambiguïté stylistique et narrative : la subjectivité des personnages versus les interventions auctoriales dans le processus narratif. On se souvient par exemple de la voix off de Mohinder dans Heroes ou de celle d’Elliot dans Mr. Robot7.
8La fiction souligne sa propre fictionnalité, elle expose la façon dont elle se construit, en particulier ses modes d’élaboration de mondes fictifs. La théorie des mondes possibles permet de mieux cerner ces séries complexes qui déconstruisent l’idéologie sous-jacente à un ancrage générique : on pense au Western dans Westworld. La perspective anamorphique est souvent liée à l’exposition des rouages de la machine à fiction et aux mises en abyme entre monde réel du spectateur et monde fictif des personnages. L’importance de ces derniers8 est désormais acquise et, de ce fait, l’expression d’une subjectivité est centrale dans la fiction sérielle contemporaine. Elle devient le relais d’une visée politique. « Le personnel est politique », selon Bordwell9, et nous avons déjà amplement souligné cette omniprésence d’une empreinte idéologique, voire politique, dans les séries complexes. Le personnage n’est cependant pas le seul support de cette visée politique et la dimension individuelle doit parfois être réinscrite dans une visée plus collective. Sense8, Mr. Robot ou Orphan Black sont des exemples de cette association entre sujet et visée politique, et ces séries attestent d’un engagement dans des combats de société contemporains et actuels.
Réflexivité sérielle
9La période contemporaine se distingue par un questionnement sur l’humain dans un cadre d’évolution scientifique et technologique qui risque de ne pas affecter seulement l’identité humaine mais l’ensemble de la planète, aussi bien en terme sociétal qu’environnemental. Mutation de l’être humain et émergence possible d’une autre espèce, manipulation génétique, hybridation organique/synthétique ou métamorphose du biologique en entité numérique, émergence possible d’un sujet numérique non organique, destruction de l’espèce, de la planète, tous ces aspects sont évoqués dans les séries du présent corpus. Comme à la fin du xixE siècle, ces questionnements sur l’identité humaine s’ancrent à la fois dans une perspective individuelle (ontogénétique) et dans une perspective collective (phylogénétique). D’une fin de siècle à la suivante, la fiction relaie ces interrogations en les transposant dans des espaces/temps imaginaires mais qui renvoient par anamorphose à notre ici et maintenant.
10L’esthétique des séries que nous allons approfondir dans ce dernier chapitre permet de mieux comprendre comment la fiction et ses motifs servent de relais aux interrogations contemporaines sur les devenirs de l’humain et de son environnement. La série est l’une de nos nouvelles formes d’expression de la culture populaire. Elle relaie un imaginaire commun qui se construit collectivement et se nourrit des interrogations spécifiques à un espace/temps. Cet imaginaire collectif est forcément marqué par les questionnements déclenchés par les évolutions bio/technologiques contemporaines. À l’instar des analyses de Gillian Beer sur le chaînon manquant à la fin du xixe10 (un motif créé de toutes pièces par l’imaginaire collectif), à la période contemporaine on voit se cristalliser des images (relayées dans les séries) qui attestent de questionnements, d’inquiétudes, de résistances à des évolutions possibles de l’humain. L’IA, par exemple, constitue peut-être le nouveau chaînon manquant de la période contemporaine.
11On a vu que la révolution technobiologique comporte deux facettes : les innovations technologiques issues du numérique et de la culture de l’écran, d’une part, et les modifications biotechnologiques liées à une augmentation de l’humain. Le champ des possibles dans ces deux domaines est très vaste et l’imaginaire s’en empare. En fiction sérielle, nous retrouvons donc les deux grands domaines d’application de ces possibles, avec un imaginaire de la science qui est double : culture du vivant, biopouvoir et biotechnologies forment un premier versant tandis que contrôle, surveillance et menace panoptique constituent le second. Les nouveaux exemples de motifs qui cristallisent ces peurs à la période contemporaine seraient d’une part l’IA (d’où l’hypothèse d’un nouveau chaînon manquant), et d’autre part, l’évolution vers une « autre » espèce, post-humaine ou non, à l’instar de ce que proposent les intrigues de Heroes ou de Sense811.
12L’imaginaire est constitué de symboles et de motifs qui permettent de donner une forme concrète à des devenirs que l’on a souvent de la peine à se représenter. Le chaînon manquant était l’un de ces motifs façonnés par l’inconscient collectif. Le criminel, dans la fiction policière de la fin du xixe, permettait aussi de stigmatiser et de contenir une représentation de l’altérité incompréhensible et inassimilable pour un être humain qui se considérait comme littéralement façonné à l’image de Dieu. Ernst Cassirer, en philosophie, et Gilbert Durand, en anthropologie, ont montré qu’une culture est constituée de ces images qui tour à tour concrétisent des peurs ou révèlent des attendus. La culture populaire est sans doute encore plus ouverte à la circulation de ces motifs et symboles, parce qu’elle est fondée sur la répétition, et qu’elle touche le plus grand nombre. Cependant, la période contemporaine se caractérise par une extension du phénomène, en particulier dans la culture dite savante. La distinction entre majeur et mineur tend alors à disparaître.
Mineur vs majeur
Si l’on se contente de prendre l’exemple du roman, l’hybridité générique et les réflexions sur les devenirs de l’humain que nous avons repérées dans les séries à narration complexe se retrouvent dans la littérature contemporaine : David Mitchell, Kazuo Ishiguro ou Jeanette Winterson en sont des exemples. Tout comme Martin Amis qui reprend le récit policier dans Night Train, les auteur·es dit·es classiques introduisent dans leurs romans des facettes qui les rattachent à la SF. Or, ces auteur·es ne sont pas des plumes que l’on associe à la culture populaire ou de masse, bien au contraire, Ishiguro est prix Nobel de littérature et Winterson est l’un des noms traditionnellement associé au roman britannique contemporain. Côté Amérique du Nord, on observe exactement le même phénomène avec Margaret Atwood ou Cormack Mc Carthy. La distinction hiérarchisante entre genre de l’imaginaire (ou paralittérature) et littérature « générale » est donc remise en cause par les productions textuelles contemporaines.
13Pourtant, les séries télé restent un objet d’étude privilégié car l’engouement pour ce format sériel n’est plus à démontrer. Comme à d’autres périodes d’explosion d’un média et d’un format (on pense aux magazines fin xixe, aux comics dans les années 50, à la télévision dans les années 60), la série et les cycles12 attirent tous les publics, comme on le constate en littérature jeunesse13, au cinéma avec les franchises qui déclinent une autre forme de sérialité, et, bien entendu, dans les séries télévisuelles. Il nous faudra donc aussi nous interroger sur cette omniprésence de la forme sérielle et sur ses liens éventuels avec « le contemporain ».
14Nous allons donc, dans ce dernier chapitre, revenir sur les symboles, motifs et paradigmes qui permettent de donner une expression et une représentation à des interrogations qui concernent les devenirs de l’humain, au niveau individuel mais aussi au niveau collectif. On peut en effet remarquer une récurrence de motifs et de dynamiques dans les séries contemporaines qui sont autant de signes récursifs pointant une esthétique relativement spécifique. Ces motifs permettent de traduire symboliquement des peurs ou des interrogations inhérentes à la période contemporaine, période qui ne se caractérise pas par la stabilité et dans laquelle la culture de la peur est très développée. Nous avons évoqué en introduction le changement de paradigme souligné par Hayles en 1984, et nous avons ensuite abordé les quatre traits de Bertrand Gervais dans son approche du contemporain en culture de l’écran (folie du voir, soif de réalité, morcellement du sensible et logique des flux). Il s’agira de mettre en regard les motifs et symboles repérés pour voir dans quelle mesure ils relèvent d’une dimension paradigmatique (qu’il s’agisse d’ailleurs du paradigme indiciaire de Ginzburg, dont il faudra se demander s’il perdure ou non, ou de ceux de Hayles et de Gervais, qui d’ailleurs ne s’inscrivent pas dans les mêmes décennies).
L’œil-interface
15Au niveau individuel, c’est souvent l’œil et le regard, qui, sans surprise, sont devenus des motifs récurrents dans les séries pour renvoyer aux questions de subjectivité, d’incertitude ontologique, de regard porté sur soi et sur autrui, ou encore à la centralité de l’individu (et de l’individualisme) qui s’exprime aussi par la prépondérance du personnage dans les séries14 (et par l’expression du subjectif repéré par Bordwell et Thompson).
16L’œil renvoie au regard (et plus généralement aux sens) et il est souvent associé à une dimension réflexive. C’est l’œil d’un personnage qui pose le regard sur son monde et cette position scopique renvoie en abyme à celle de spectatrice et de spectateur que nous occupons en dehors de la diégèse. On va y revenir, mais on aurait une dimension intra et autoréflexive (dans la diégèse) mais aussi extra et métaréflexive (hors de la diégèse). L’œil introduit la réflexivité (que Hayles appelle « mutuality of components interaction »).
17À partir de cette dimension réflexive, on va constater que les deux genres (SF et roman policier) ont plus en commun que ce que l’on pourrait penser. La réflexivité est, par exemple, leur marque de fabrique : on a là un point de convergence au sens où, dans les deux genres, le lecteur et la lectrice sont impliqués dans une dynamique réflexive qui les positionne dans un rapport spécifique à la fiction et à l’effet qu’elle produit. Dans le récit policier, il y a mise en abyme du processus de lecture : le récepteur devient herméneute, voire sémiologue. De même, la réflexivité est centrale en SF, parce que le genre incite à l’anamorphose, au sens où le regard posé sur le monde possible présenté dans la fiction renvoie par anamorphose au monde du récepteur et à ce qu’il contient de ce futur possible.
Œil de Jack dans la série LOST (S01E01).

Anamorphoses et mises en abyme
18L’anamorphose repose en effet sur le regard, un double regard en quelque sorte, la prise de conscience de deux images (qui correspondent à deux espace/temps, l’un fictif, l’autre non), puisque dans l’anamorphose, en changeant d’angle par rapport au tableau, on voit autre chose. Cet « art de la perspective secrète », selon Albrecht Dürer, s’applique bien à la SF qui repose sur la défamiliarisation cognitive. L’anamorphose opère par la mise en regard d’un monde possible (fictif et intradiégétique) et du monde réel des spectatrices et spectateurs (non fictif et extradiégétique). La défamiliarisation cognitive de Suvin peut alors se décrire en termes de décadrage, de biais dans la perception d’un monde à la fois possible (car reposant sur une approche rationnelle), mais étranger (car reposant sur une somme de connaissances qui diffère de celle qui définit notre être au monde). Le regard et l’œil symbolisent l’inclusion de l’observateur (« inclusion of the observer », dit Hayles, « folie du voir » pour Gervais), soit la présence d’une dimension scopique doublée d’une mise en abyme du regard. L’œil devient alors un œil-symbole de la mise en abyme du récepteur.
19L’œil de Jack dans le premier épisode de LOST est un exemple typique de la charge symbolique du motif pour le récepteur en tant qu’il a une posture de spectateur, posture mise en abyme par le personnage dans la fiction. L’œil renvoie au regard du récepteur. Comme l’indique Monica Michlin15, Jack ouvre un œil sur une nouvelle scène, tout comme nous pénétrons dans un nouveau monde possible, nous y entrons par cet œil et c’est le seuil de notre entrée dans la fiction qui se matérialise ainsi. De même, LOST se termine sur ce motif au moment où ce monde possible se referme à la fin de la saison 6.
20On peut aussi évoquer l’œil de Peter dans la saison 5 de Fringe, après qu’il s’est augmenté du dispositif qui singularise les observateurs. Il voit les différentes timelines possibles, et nous avec lui. Nous adoptons ce regard qui nous est en fait imposé. La fonction du regard est ici plus complexe car ce « nouveau regard » ou « regard augmenté » de Peter renvoie aussi à celui des observateurs sur le monde fictif, un regard qui participe de l’altérité, Peter étant à ce stade davantage une sorte d’interface entre deux mondes qui s’opposent. Ce regard est pluritemporel et renvoie à la relativité du temps dans cette série, d’un point de vue intradiégétique (les personnages explorent différentes temporalités) et extradiégétique (l’expérience du temps en fiction sérielle).
21La posture de récepteur est souvent mise en abyme non plus par le regard mais par l’objet regardé, d’où la présence d’écrans et/ou carrément d’une télévision dans la fiction. On pense à Walter Bishop de Fringe, avec l’écran par lequel il observe le monde alternatif. Il met notre regard sur la fiction en abyme. Ensuite, Walter Bishop s’adresse aux personnages dans la saison 5 par l’intermédiaire de cassettes VHS que ces derniers visionnent pour poursuivre leur quête/jeu de piste dans le monde dystopique et futur des observateurs : on a là une réflexivité interne à la fiction qui se fait intra- et autoréflexive en renvoyant à son mode de diffusion télévisuel.
Œil et identité
22L’œil-symbole met souvent en exergue un personnage central de la série (Peter, Walter, l’androïde de Dark Matter ou Jack de LOST) mais cette omniprésence de l’œil s’explique aussi par les interrogations sur l’identité que relaient les séries dans lesquelles apparaissent posthumains et détectives du futur. La fiction policière et la science-fiction cristallisent des questionnements ontologiques sur l’identité humaine et son éventuel devenir. De fait, le motif apparaît aussi dans le générique de la série Philip K. Dick’s Electric Dreams qui propose une anthologie d’adaptation des nouvelles de l’auteur.
23Les deux genres traitent de l’humain et de son identité, mais le récit policier et la démarche herméneutique s’inscrivent davantage que la SF dans une visée subjective et individuelle (donc ontogénétique). Le genre implique presque toujours un personnage spécifique, qui devient à son tour souvent principal, ou du moins central, dans les séries. Le détective est depuis ses origines une figure archétypique, voire mythique, qui renvoie à la fois au singulier (un individu, un être souvent distinct et différent, l’expression d’une singularité) mais aussi au collectif (par sa fonction sociale, et en tant qu’il est érigé en modèle, que le lectorat s’identifie à lui et devient sémiologue). Figure mythique, le détective a en outre une fonction culturelle et il symbolise un certain nombre de tensions, le compromis temporaire entre ordre ancien et ordre nouveau. Il est en fait toujours un personnage en tension entre l’individuel et le collectif. Pensons à Sherlock Holmes qui contribue toujours à restaurer l’ordre mais qui demeure l’expression d’une singularité particulière. Cette singularité resurgit chez les détectives du futur, avec l’exemple de Josephus Miller, dans The Expanse, seul personnage issu de la Ceinture (les Belters représentent un sous-prolétariat dans la série).
Générique de Philip K. Dick’s Electric Dreams.

24On pense aussi à Elliot dans Mr. Robot, hacker-justicier et herméneute dont l’omniprésence et la singularité sont d’emblée soulignées par la voix off. Gardons encore à l’esprit l’exemple de Will dans Sense8, policier et instigateur de l’enquête qui vise à traquer et détruire Whispers (alias « le cannibale ») dans la saison 2, et celui de Sarah dans Orphan Black. La singularité de ces deux derniers détectives réside paradoxalement dans leur inscription dans un collectif (le cluster, les clones Leda et le clone club), une entité plurielle et multiple. Will, bien que policier, n’est qu’une entité du cluster constitué par les huit membres liés psychiquement de l’espèce Homo sensorium que met en scène Sense8. Sarah incarne aussi une singularité plurielle puisque nous avons vu que les clones Leda revendiquent le droit à la différence et à une forme de répétition singulière.
Josephus Miller.

Œil et réseau
25L’œil n’est pas qu’un symbole récurrent qui pointerait la réflexion sur l’identité que cristallisent les détectives du futur dans les séries contemporaines. On se souvient d’ailleurs que la scène d’ouverture du Blade Runner de 1982 propose un œil dans lequel se réfracte l’immensité de l’environnement urbain. Dans nos séries, l’œil s’inscrit dans une dynamique qui le relie à l’imaginaire du réseau que nous avons évoqué en détail au chapitre précédent. S’opère ainsi souvent un élargissement de la sphère de l’individu à celle du collectif. Ce n’est pas réellement étonnant si l’on considère que la science-fiction est un genre qui s’ancre davantage dans des contextes sociétaux de crise épistémologique, d’où l’ouverture vers une visée plus collective. Les détectives du futur permettraient de mettre en place des cadres fictionnels où la dimension individuelle et la dimension collective peuvent co-exister du fait même de l’hybridation des genres. On a vu que le personnage du détective tendait à rattacher les œuvres de fiction dans lesquelles il apparaît à une dimension singulière. L’hybridation policier/SF permettrait de conjuguer les deux visées, individuelle et collective.
26On a déjà rapproché l’arbre et le réseau dans les approches de l’imaginaire évoquées en introduction et dans le chapitre 4. Ils correspondent pourtant à des dynamiques différentes (vertical/horizontal, ascension/expansion) et le réseau a une spécificité, il introduit une nouvelle dynamique spatio-temporelle car il est toujours potentiellement ouvert. Cette ouverture induit par ailleurs le passage, la circulation, mais le réseau implique aussi un ordre, un système : il relie et il sépare, comme l’écran, qui est à la fois écran-processus de connaissance et écran spectacle. Le réseau permet cependant de continuer à penser un ensemble, une totalité, que Musso associe à l’image du corps. Autrement dit, deux économies distinctes, celle du numérique et celle de l’organique sont symboliquement « interfacées » par ce nouveau paradigme du réseau. Le point de contact, l’interface entre ces deux économies est souvent symbolisée par l’œil.
27L’horizontalité du réseau évoque une structure spatiale complexe et s’inscrit dans une ambivalence assez radicale et prégnante dans la fiction spéculative contemporaine. On a vu qu’il trouve en effet des déclinaisons dans l’imaginaire et nous oriente soit vers le contrôle (il permet de surveiller et de punir) soit vers la circulation et la distributivité (il devient un agent de la libre circulation et de l’échange). Ces deux possibles expliquent aussi la prévalence d’une dimension politique. En effet, lorsque le réseau est synonyme de contrôle et de surveillance, c’est généralement qu’il est associé à un monde dystopique et orwellien où l’être humain (et/ou artificiel) est pris dans un système panoptique qui lui échappe. Le réseau devient une structure de contrôle qui peut acquérir une dimension spatiale avec, par exemple, le labyrinthe de Westworld, ou les tunnels souterrains, là aussi de type labyrinthique, de Stranger Things saison 2.
Le labyrinthe de Westworld.

Person of interest.

The Handmaid’s Tale.


28Le système de contrôle peut aussi reposer sur les données virtuelles qui circulent en permanence sur les réseaux, à l’image de l’IA orwellienne Samaritan de Person of Interest et de son « regard » sur la ville. La surveillance généralisée du monde fictif de The Handmaid’s Tale repose sur The Eyes, et la dimension panoptique est à nouveau implicite.
29Au contrôle est souvent associée l’image surplombante et déshumanisante de la fabrique du vivant. Dans Matrix, Helix, ou Dark Matter, l’être humain devient une entité négligeable qui s’insère dans un système de production du vivant, nouvelle illustration du biopouvoir sur laquelle nous allons revenir.
30Les économies du numérique et du biologique participent cependant de deux espaces-temps rendus compatibles par le processus d’accès et de médiation que représente l’interface. Elle permet d’accéder au numérique et relève de ce que Serroy et Lipovetsky ont appelé l’écran global16, l’écran n’étant qu’une des interfaces à prendre en compte. Là encore, on peut tisser des liens entre la culture de l’écran et l’imaginaire du réseau. Peut-on vraiment parler de rupture entre un xixe dont l’imaginaire se déployait par la symbolique verticale de l’arbre, et la période contemporaine qui repose sur celle, horizontale, du réseau ? Une continuité entre les deux périodes a déjà été repérée, car le réseau n’est pas sans rappeler une autre image également utilisée par Darwin, celle de la toile, reprise dans les récits de Doyle avec Sherlock Holmes et Moriarty, et dans l’adaptation de la BBC par un détective constamment connecté et qui devient sujet numérique. La toile, le web, implique déjà l’idée de réseau et nécessite le recours à des interfaces dont on a déjà souligné qu’elles induisaient une médiation17 et qu’elles produisaient un effet. L’effet de l’interface nous ramène à la dimension autoréflexive et méta-réflexive des séries, dimension qui est aussi liée à notre rapport à l’écran (c’est l’interface de médiation) qui induit bien un effet sur le récepteur.

Dynamique de l’œil
31L’œil implique un regard, et s’il peut être réduit à un simple objet, le regard, en revanche, est lié à une subjectivité, et il permet de passer du motif ou du symbole, au mouvement, à une dynamique. Il incite aussi à construire une perspective (et la polysémie du terme souligne cette subjectivité potentielle), une perspective anamorphique, une ligne de fuite qui peut opérer de deux façons. Premier cas de figure, l’œil est un simple symbole qui renvoie à un personnage en tant que sujet, singulier ou non. L’œil devient alors souvent un œil-symbole d’une mise en abyme du récepteur et de son regard dans la fiction. Second cas de figure, l’œil peut ouvrir sur bien plus, et s’inscrire dans le mouvement et l’interfaçage entre réalité et fiction, au sens où il symboliserait le processus de construction de mondes possibles inhérent à toute fiction, mais particulièrement prégnant dans les fictions réflexives. L’œil n’est plus réductible à un simple symbole, il devient alors interface et vecteur d’une dynamique, il produit bien un effet.
32Lorsque l’œil devient une interface, il ouvre vers un autre espace (qui peut être un espace/temps), et il permet le passage d’un espace à un autre. On retrouve le motif de la fenêtre et du seuil, et la démarcation entre deux espaces qui s’opposent. L’œil-interface est vecteur d’une dynamique, il permet un mouvement. On peut noter une récurrence de cet œil-interface dans les séries. La dynamique observée s’inscrit généralement dans le sens suivant : on part de l’œil, souvent du personnage, donc en caméra subjective, ce qui aligne le regard de la spectatrice et du spectateur, l’œil de la caméra et celui du personnage. Puis on pénètre dans l’œil du personnage devenu interface qui nous donne accès à un espace dont la nature est généralement autre : espaces hors réalité, espaces virtuels, internes au réseau.
33Parmi les nombreuses occurrences du motif, prenons un premier exemple, tiré de Dark Matter, où c’est l’œil de l’androïde qui devient l’interface permettant l’entrée et le passage d’un seuil ouvrant vers l’exploration d’un espace alternatif, un espace virtuel créé dans le système de l’ordinateur du vaisseau par Sarah, personnage biologiquement mort, mais dont Five « sauvegarde » la conscience puis la télécharge dans le système de bord du vaisseau18 spatial, de sorte qu’elle lui redonne une vie virtuelle, en tant que programme informatique (« alive as a computer program ») et la capacité à créer son propre environnement virtuel.
Dark Matter, L’œil de l’androïde, saison 3 épisode 3.

34Dans l’épisode 3 de la saison 3, l’androïde découvre cet espace19. Au cours de la séquence, on a d’abord des gros plans sur des cubes dématérialisés en 3D et des travellings obliques20 qui permettent d’isoler un cube spécifique. Puis on a un travelling avant sur les yeux de l’androïde, en regard caméra pour souligner l’avancée vers le seuil de passage. On voit ensuite le cube bleu dans l’iris tandis que le travelling se poursuit. Le noir de la pupille se fond alors petit à petit avec le bleu des cubes, qui renvoient à l’espace dématérialisé du système de bord du vaisseau spatial.
35L’œil de l’androïde disparaît et l’on est dans le réseau, puis par travellings, arrière cette fois, on va accéder de nouveau au cube bleu dans lequel la silhouette de l’androïde réapparaît. Elle est parvenue à passer le seuil et se trouve désormais dans l’espace virtuel et numérique (symbolisé par le cube isolé) où s’est réfugiée Sarah. Dans cet exemple, l’œil devient une interface dynamique, et correspond précisément aux remarques de Galloway : de fait, il est au service de la construction d’un effet sur le récepteur, au sens où ce cube bleu qui permet le passage vers une autre réalité figure un écran en 2D mais aussi un espace en 3D. Il peut en quelque sorte être analysé à la fois en lien avec notre rapport aux écrans mais aussi se lire comme un motif qui renvoie à la construction d’un monde, puisqu’un monde se fonde généralement sur un espace/temps, plus particulièrement en théories de la fiction.
36En fait, la réflexivité des séries contemporaines, dites à narration complexe, permet souvent de révéler les mécanismes à l’œuvre dans la construction d’un monde possible. Ces mondes peuvent être de différentes natures, des mondes numériques dans l’exemple de Person of Interest, des mondes virtuels dans Dark Matter ou Altered Carbon (par exemple lorsque Vernon Elliot regarde dans un poste de télévision sa fille Lizzie soignée par Poe dans un espace virtuel), des mondes fictifs dont la série Westworld expose la construction, ou des mondes fictifs pluriels et parallèles comme dans Fringe.

S04E11 : 8 : 17-9 : 08.

Réflexivité et création de mondes possibles
37Le second exemple pertinent pour évoquer la réflexivité des séries et l’accès à des espaces alternatifs qu’elles proposent nous ramène à Person of Interest. L’épisode 11 de la saison 4 (8 : 42-9 : 03) donne accès à une sorte de conscience machinique de la réalité, une construction du monde propre à la machine, ce qu’Arnaud Regnauld a appelé une « recréation du monde par le numérique »21. On note alors un travelling arrière très fluide et rapide, qui vient à la rencontre du spectateur tout en construisant le monde.
Machines à monde et à fiction
38Dans Person of Interest, la techne émerge comme conscience par la capacité à créer un monde (même fictif) par le logos. C’est tout l’enjeu de la saison 5 qui reprend le principe de l’ouverture/fermeture de l’œil de Jack dans LOST mais avec une bande-son, une voix au lieu d’un œil, qui ouvre et clôt la saison, et l’ensemble de la série. La voix que l’on entend dans cet incipit de la saison 5 va rester problématique jusqu’à l’épisode 13, et elle crée un suspense certain puisqu’elle annonce la fin dès le début de la saison, au niveau intradiégétique, mais en tant que voix off elle renvoie aussi à l’extradiégétique, et à Nolan qui avait annoncé que la saison 5 serait la dernière.


39Person of Interest affiche aussi sa dimension réflexive car la série se pose en machine à créer des mondes et donc, potentiellement, des fictions. Elle engendre des personnages, par exemple, dans les derniers épisodes où l’on voit resurgir des persons of interest qui sont désormais au service de la machine. La formule (ce qui se répète au niveau d’un épisode en termes de structure du récit) nourrit l’arc macroscopique (mais aussi les possibles de ce dernier) et contribue à la mythologie de la série. Un personnage qui n’était que l’une des expressions de la formule (une personne d’intérêt par épisode) devient un agent possible de la structure macroscopique. Par ailleurs, ces personnages deviennent des actants potentiels de nouvelles fictions possibles, et la possibilité d’un retour de la série est inscrite dans la diégèse puisque la fin de la saison 5 introduit la perspective d’un reboot.
40La machine devient une créatrice potentielle de fictions et elle prépare son propre auto-engendrement. L’inclusion du contrechamp dans l’image où Shaw regarde la caméra (qui renvoie ici au regard de la machine) souligne un échange qui scelle la possibilité d’une interaction, d’une communication, entre organique et numérique. Non seulement Northern Lights est devenue une subjectivité numérique, mais son rapport au monde et aux êtres est systématiquement réinscrit dans une relation dynamique d’interaction avec les événements. On a vu que dans l’épisode 11 de la saison 4, la machine recrée une version du monde, ou, du moins, l’épisode illustre le processus à l’œuvre dans une telle création. Création d’un monde et accès au statut d’être conscient sont alors associés, comme si un sujet constitué se définissait par cette capacité. On peut à nouveau analyser cette spécificité en liant l’autoréflexif et le métaréflexif. La capacité à créer des mondes possibles est clairement ancrée dans le regard : dans l’épisode 13 de la saison 5, il s’agit du regard de Shaw vers la machine, et du regard de la machine penché sur Shaw (on retrouve la centralité du personnage) ; cette réciprocité nourrit la dimension autoréflexive. Cependant, la réflexivité entre machine et spectateur passe aussi par le regard : nous regardons cette caméra qui figure notre regard pris dans la fiction, et qui contribue au métaréflexif.
Fin de la saison 5 épisode 13.

41La spécificité de Person of Interest réside dans l’introduction d’un regard-machine. L’émergence d’une subjectivité numérique n’est pas la seule facette que la série propose, elle engage aussi une réflexion sur la constitution d’un sujet, associée à la fois à un regard et à la construction d’un monde en tant que tel. Là encore, le personnage est central dans le processus et Person of Interest fait jouer un rôle très spécifique à Root de ce point de vue.
42Cette importance du regard dans la construction du monde est aussi soulignée dans Mr. Robot, en particulier dans la saison 3. Contrairement à tous les exemples d’œil-interface évoqués où nous pénétrons dans la fiction par l’œil d’un personnage, ce passage de seuil est inversé au début de la saison 3 de Mr. Robot. Le générique et les images qui suivent l’épisode 1 de la saison 3 reprennent le motif de l’œil, d’abord symbolisé par un espace machine puis par le regard d’Elliot. Cependant, lors de cette séquence (9 : 13-10 : 05), si le travelling est toujours arrière, la dynamique est inversée car au lieu de pénétrer dans un espace alternatif (et fictif) par l’œil comme dans l’exemple emblématique de LOST, le mouvement de la caméra nous fait sortir de l’œil d’Elliot, comme si la fiction nous invitait au cheminement inverse de celui repéré plus haut par un travelling arrière réflexif. Il s’agirait de s’extraire du fictif plutôt que de pénétrer dans un monde possible. Les premières paroles de la voix off sont alors : « Are you still there ? », comme si l’instance narrative voulait s’assurer de la présence du récepteur.
43Une série peut mettre en scène d’une part la construction d’un monde fictif, c’est-à-dire s’inscrire dans une démarche autoréflexive ou d’auto-engendrement (comme dans la scène finale de Person of Interest), mais aussi mettre en exergue le rôle de la spectatrice et du spectateur dans ce processus de construction de mondes possibles, et privilégier la dimension métaréflexive. On a vu que la réflexivité qui caractérise les séries à narration complexe pouvait être mise en lien avec la création de mondes possibles. Si l’on remplace le mot system par le mot monde dans la citation de Hayles qui suit, on constate que le récepteur peut être perçu comme une entité qui devient bien partie prenante du monde qu’il ou elle contribue à créer dans et par la fiction : « La réflexivité est la dynamique par laquelle ce qui a été utilisé pour générer un système est amené, par un changement de perspective, à faire partie du système généré. »22
S03E01 Mr. Robot.

44Deux séries récentes sont intéressantes de ce point de vue, Dark Matter et Altered Carbon. On y trouve des univers virtuels, qui sont donnés pour tel (contrairement aux simulations de Person of Interest qui sont, au contraire, des pièges métaréflexifs tendus aux spectatrices et spectateurs). Ces espaces virtuels renvoient bien entendu à l’illusion de la fiction, à la suspension de la crédulité (ou non) qui permet d’adhérer (ou pas) à la création d’un monde possible. D’ailleurs, dans ces exemples, les personnages perdent conscience de leur réalité initiale et se « retrouvent » dans l’espace virtuel mais la dimension factice de ces simulations nous est constamment rappelée par le corps des personnages, corps inerte, qui demeure dans la réalité fictive.
45Ces simulations sont donc d’emblée présentées comme des illusions, des constructions fictives, et le corps du personnage évoque peut-être aussi celui, passif, du récepteur. L’autre point commun entre ces deux séries est que les personnages se rebellent dans la simulation, expriment verbalement le caractère factice de l’univers virtuel et parviennent même à s’en extraire. C’est le cas dans Altered Carbon, mais aussi dans Dark Matter, lorsque Six est manipulé par des simulations qui visent à le faire parler et qu’il s’en rend compte avant de déclarer « You’re not real… . None of this is real », S03E07, 22 : 16-22 : 40). Ensuite, un gros plan sur son œil qui s’ouvre nous ramène dans le réel.
Altered Carbon.

Dark Matter.

Variations spatiales
46La mise en abyme de cette dynamique de création d’un monde possible s’appuie sur les caractéristiques premières et primordiales pour créer un monde : un espace-temps. Là encore, les séries à narration complexe déclinent ces deux dimensions. On trouve des variations sur l’espace dans Dark Matter, avec le non-lieu que représente par exemple la pocket of no space de l’épisode 2 de la saison 3, qui rappelle l’univers de poche de la saison 5 de Fringe. Un autre exemple est repérable dans Intelligence, avec les non-lieux des rendus virtuels, qui ont une spécificité : ils servent l’enquête et participent à la reconstruction d’un récit spécifique, celui du crime. Ces rendus virtuels correspondent aussi à un espace auquel seuls le personnage de Gabriel et le récepteur ont accès. Ils soulignent ainsi la singularité de la posture en abyme très spécifique du récepteur qui a en effet accès à un espace construit par des images dont il a l’exclusivité.
47Ces espaces virtuels relèvent de la projection, presque de l’illusion d’un faire monde qui renverrait au cinéma en tant que média. Nous aurions ainsi une matérialisation d’une forme d’hyperréalité, qui ne relève plus forcément du simulacre, mais reprend les caractéristiques de la culture de l’écran. On note cependant que ces rendus virtuels servent l’enquête puisqu’ils permettent de reconstituer en images la scène du crime, ils ont une fonction similaire à celle du récit du crime en fiction policière.
48On peut souligner que dans ces rendus, le personnage du détective a un accès exclusif à la reconstruction du récit du crime. La partenaire de Gabriel ne voit pas le rendu virtuel, mais elle y apparaît dans la seconde moitié de l’extrait, c’est-à-dire à partir du moment où elle se joint à la réflexion que ces images permettent, comme si penser l’image ou les images déclenchait une matérialisation de l’être. Sa participation devient un flux de pensée qui permet, par complémentarité avec le raisonnement de Gabriel, d’arriver conjointement à la solution de l’énigme, et cette participation – qui devrait se réduire à une voix – se concrétise par une projection de son image dans le rendu. Là encore, l’entité spectatorielle est la seule à avoir conscience du fait que, dans ce rendu, Riley n’est qu’une image dans l’image, mais une image qui déclenche la pensée.
Intelligence.

Riley apparaît dans le rendu.

49L’autre conséquence importante est la disparition de l’interface écranique, ce qui induit à nouveau une posture très particulière pour le récepteur. Dans ces fictions, on est amené à pénétrer l’espace numérique : ce processus s’opère par le regard et se concrétise souvent par un travelling avant ou arrière très rapide. C’est donc par les yeux que la spectatrice ou le spectateur accède au-delà du miroir, ou plutôt de l’écran. On en trouve aussi un exemple dans Jake 2.0 où la pénétration dans l’espace numérique passe par les yeux du personnage et ce regard que l’on suit est le support d’une forme d’accès au sujet numérique. Ce regard s’inscrit par ailleurs dans le flux et donc la métaphore de l’eau ou du liquide :
« […] la métaphore dominante […] est celle de l’eau que l’on peut associer à une possible angoisse de la submersion [qui] rappelle la puissance et l’ubiquité du phénomène numérique, mais surtout embraye sur le concept de plasticité. Que ce soit la plasticité du cerveau qui apprend et se recompose sans cesse, ou la plasticité d’un système financier qui invente sans cesse de nouvelles procédures pour optimiser le mouvement des liquidités23, peut-être le paradigme dominant de la production du sens n’est-il pas celui de la structure ou même du réseau mais celui de la plasticité du vivant. Cela nous incite à revisiter la notion de médiation comme une recomposition plutôt qu’un transfert ou une translation24. »
50Altered Carbon propose aussi des variations sur l’espace virtuel (autres que les lieux virtuels de torture) avec l’hôtel/IAEdgar Allan Poe et le lieu où il s’occupe de Lizzie25. Dans Dark Matter, on rencontre des univers parallèles non virtuels26, comme dans Fringe, et des espaces virtuels localisés dans le système de l’ordinateur de bord du vaisseau qui est résolument assimilé à un cerveau (le retour à la métaphore du corps qu’évoque Musso et qui n’est pas nouveau) puisque l’androïde ou les personnages s’interfacent avec ces espaces par ce qui est appelé un « lien neuronal » (neural link), qui renvoie à la notion de réseau de neurones artificiels. Comme l’expression « intelligence artificielle » dont le contenu sémantique effectif est vide, « lien neuronal » ou « réseau de neurones artificiels » atteste de l’anthropomorphisation à l’œuvre dans le domaine du numérique. C’est bien la métaphore du cerveau, plus que celle du corps, qui est utilisée, même si le cerveau reste un organe. La fluidité à l’œuvre dans les passages où l’œil devient interface pourrait permettre de mettre en rapport la plasticité de l’esprit humain et celle des espaces que la fiction peut créer. Le besoin de fiction serait alors bien ce besoin vital posé par Sarah Hatchuel, l’humain se nourrissant de fiction par cette capacité qu’a l’esprit à modeler un monde, à construire un monde possible.
Variations temporelles
51Les simulations des saisons 4 et 5 de Person of Interest sont temporelles et les événements peuvent s’y répéter ou pas (la torture à laquelle est soumise Shaw opère par répétition de simulation, principe que l’on retrouve dans Altered Carbon avec Kristina Ortega pour victime). Nous sommes piégés par les simulations, en particulier dans l’épisode 4 de la saison 5, où Shaw, prisonnière des agents de Samaritan, est soumise à une forme de torture par les images et la réalité virtuelles. Le piège du simulacre n’est révélé au récepteur qu’à la toute fin de l’épisode lorsqu’il comprend que ce qu’il a pris pour la réalité fictive relevait d’une simulation, et ces univers virtuels vont hanter Shaw (et la spectature) jusqu’au terme de la saison. Le statut de l’image a en effet été compromis, et le soupçon demeure.
52Le temps permet aussi d’introduire des simulations de mondes possibles, sous forme de scénarii. Toujours dans Person of Interest, il nous faut revenir sur le fait que la machine envisage littéralement plusieurs déclinaisons du script dans l’épisode 11 de la saison 4, brillamment intitulé « If then Else », posant une équivalence entre code et programmation informatique, d’une part, et création/écriture d’un scénario d’épisode d’autre part. Cet épisode est également construit sur un jeu de réfraction entre présent et passé diégétique, et nous montre dans des flashbacks comment la machine a appris à fonctionner avec les leçons d’échecs de Finch. Le titre de l’épisode est aussi un indice. L’IA analyse toutes les possibilités d’action qu’une situation donnée permet d’envisager. Là où la série propose une innovation intéressante, c’est que l’épisode 11 va littéralement mettre en scène ce « if then else » sous forme de simulations de scénarii possibles pour sortir d’une situation relativement inextricable. Cet épisode met donc en images différentes réalités fictives possibles et leurs conséquences, et fait ainsi écho à l’échange entre les deux IA (matérialisées dans des interfaces analogiques) que l’épisode 10 met en scène, et où l’on relève le dialogue suivant :
« – Northern Lights (la machine) : Tu ne peux pas changer l’humanité.
– Samaritan : Non, mais je peux refaçonner la réalité. »


53On observe déjà une inversion notable puisque les deux IA s’interfacent avec la réalité diégétique via des « avatars » humains. Ce sont donc bien des créatures numériques et virtuelles qui prennent littéralement pied dans la réalité diégétique et, pour ce faire, le corps humain est mis au service de cet échange entre subjectivités numériques27.
54L’épisode 11 va ensuite mettre en scène différentes versions possibles de la réalité sous forme de simulations, en prenant spectatrices et spectateurs au piège du virtuel. Nous ne comprenons en effet qu’il s’agit d’une simulation qu’au terme du premier scénario qu’envisage la machine. L’épisode introduit donc une dimension réflexive en exposant la facticité de la fiction. Le passage le plus troublant de cette série de simulations de réalité se trouve dans la dernière, où, par manque de temps, la machine « simplifie » la simulation. Les personnages adoptent alors une sorte de langage machine, que l’on peut entendre comme la perception (qui relève de l’étrangeté) que la machine a de l’environnement et du langage humain. En effet, dans ces simulations, nous alternons entre les scènes filmées par la caméra et des scènes qui donnent accès à la vision de la machine. Lorsque les humains se mettent à parler machine, nous sommes dans une prise de vue caméra et non dans les prises de vue « machine », ce qui tend à assimiler la prise de vue caméra à la machine. La perception machine se substitue à toute autre, qu’elle soit diégétique (la perception des personnages) ou extradiégétique (celle du récepteur). Nous entrons réellement dans un mode de perception machinique.
55On rencontre des voyages dans le temps, dans Fringe ou Heroes, bien sûr, mais aussi dans Dark Matter, avec l’épisode 09 de la saison 3. Comme dans Fringe où Peter explore des futurs possibles, Dark Matter consacre cet épisode au voyage dans le temps lorsque les personnages se retrouvent 600 années en arrière, sur une terre qui ressemble à celle des années 80 de Stranger Things avec leurs gamins à vélo.
56L’épisode 4 de cette même saison propose une seconde variation sur le temps en jouant de l’opposition classique entre linéarité temporelle et cyclicité. Il s’agit aussi d’un jeu sur la répétition et/ou variation, une caractéristique fondatrice de la sérialité. Les personnages sont pris dans une boucle temporelle28 dont seul Boone semble avoir conscience. Outre le comique de répétition et de situation qui enfle à mesure que le personnage diversifie ses stratégies (qui deviennent de plus en plus burlesques) pour prouver aux autres qu’ils sont bien dans une boucle, cet épisode pose littéralement la question de la série et de la répétition qu’Umberto Eco associait déjà à la fiction.
57Cet épisode propose en outre un voyage dans le futur qui relève du flashforward au même titre que la série éponyme de 2009. L’épisode se distingue cependant par sa dimension réflexive puisqu’il offre en fait un voyage dans le temps de la série en annonçant des épisodes visiblement majeurs mais à venir. « Le futur est fluide »29 déclare Two dans l’épisode 12 de la saison 3, et la série montre ainsi que le futur d’une série l’est également, d’autant que Dark Matter n’a pas été renouvelée pour une quatrième saison, du coup, cette fenêtre sur le futur, toute fragmentaire qu’elle soit, est tout ce qu’il nous reste.
Métaréflexivité et séries complexes : de l’anamorphose
58À ce stade, nous constatons que la fiction sérielle à narration complexe s’inscrit dans une réflexivité qui peut opérer dans un rayon qui va de l’autoréflexif au métaréflexif. Cette réflexivité peut par ailleurs s’appliquer à la nature même de la fiction en tant qu’elle est une illusion de réalité (un monde possible) mais aussi aux caractéristiques formelles de la série.
59L’intrigue peut renvoyer à sa propre dimension fictive, c’est-à-dire à la fiction en tant qu’elle est une illusion (elle reflète sa nature et devient autoréflexive). On a vu que la saison 2 du Sherlock de la BBC en propose un bel exemple. Moriarty y devient un maître de la manipulation des fictions, manipulation qui passe bien par l’image, la presse et les écrans, donc l’illusion sur laquelle repose la fiction mais aussi la façon dont elle s’élabore et fait monde. C’est aussi le cas dans Westworld où les androïdes vont prendre conscience du rôle d’acteur qui leur est dévolu dans un monde qui relève de la fiction avec, en particulier, le personnage de Maeve qui découvre les coulisses de Westworld. Les rouages du monde possible que représente le parc sont ainsi mis à nu. Les androïdes sont amenés à découvrir dans la fiction ce que la spectatrice ou le spectateur a découvert par la fiction : la construction d’un monde possible qui fait totalement illusion. On retrouve ce principe dans la minisérie Ascension30.
60La fiction peut également renvoyer à sa capacité à créer des fictions (elle reflète sa dynamique), soit sa capacité à construire une réalité alternative, une simulation, par exemple dans Altered Carbon, Dark Matter et Person of Interest. Elle souligne ainsi son processus de construction, mais aussi les limites dudit processus car ces simulations n’acquièrent pas le statut d’illusion fictive, le virtuel reste distinct de l’actuel. Le monde possible serait alors d’emblée posé en tant qu’illusion et simulacre : make-believe.
61Enfin, plus généralement, cette réflexivité s’applique à la forme : elle permet de décliner les possibles du format sériel et l’itération propre à la série. Fringe en est un bel exemple, série formulaire, mais aussi feuilletonnante, elle propose des stand alone, des épisodes transfictionnels, des épisodes intermédiaux, une anthologie, des flashforwards, des flashbacks, des flashsideways. Elle introduit des voyages dans différentes temporalités (qui sont aussi de différentes natures, par exemple la première partie de la saison 4 où l’un des personnages principaux n’a jamais existé) et des excursions dans divers espaces/univers qui vont de la mémoire d’un autre personnage (Olivia dans la saison 1 explorant les souvenirs de Scott) à l’esprit d’un personnage (Peter qui se retrouve dans l’esprit de September dans l’épisode 14 de la saison 4), ou Bell qui investit le corps d’Olivia (S03E19) ou à un « univers de poche », dans l’épisode 6 de la saison 5.
62Les séries à narration complexe jouent donc sur les interactions entre fiction et réalité à tous les niveaux, des sphères intra/auto diégétiques à celles de l’extra/méta diégétique. Elles entretiennent une relation spécifique avec leur récepteur qu’elles maintiennent dans une posture ambiguë qui joue sur le statut même de la fiction et sur l’un de ses ressorts fondamentaux, le désir de suspendre son incrédulité (willing suspension of disbelief) nécessaire à la création d’un monde fictif dans lequel le récepteur s’immerge.
Simulations et pièges de la fiction
63Dans Person of Interest, la dimension réflexive qu’acceptent spectatrices et spectateurs est ironiquement reprise sous forme de clin d’œil au niveau intradiégétique par les personnages. La réflexivité devient ainsi interne à la diégèse lorsque les personnages eux-mêmes jouent du simulacre et évoquent leur propre statut fictif. Dans l’un des multiples scénarii de l’épisode « If then Else », Fusco se penche vers Root et l’embrasse, ce qui prend totalement au dépourvu le personnage comme les spectatrices et spectateurs. Devant cet étonnement, Fusco s’exclame : « Pourquoi pas ? On est dans une simulation. » Cette remarque implique que les personnages fictifs auraient conscience de leur propre fictionnalité. Tout comme le récepteur sait que l’acteur joue un rôle, c’est ici le personnage qui évoque son rôle et son statut fictif dans la fiction. Le fait d’énoncer qu’il « est dans une simulation » revient, pour Fusco, à dire sa propre dimension fictive et à surenchérir sur la dimension ludique qui en découle. S’il est dans une simulation, il peut « improviser »31, s’écarter du script, et des attendus vis-à-vis du personnage qui s’est construit au fil des saisons. Il peut jouer de la fiction qui le crée mais ne le détermine pas totalement, même s’il s’agit encore là d’une illusion.
64On a un phénomène du même ordre dans Westworld lorsque les androïdes prennent conscience du fait qu’elles/ils jouent un rôle. Cependant, dans Westworld, la création de fiction est déclinée sur plusieurs niveaux, allant du monde possible de la fiction au monde possible de la SF qui renvoie, par anamorphose, aux possibles du monde des récepteurs.
65Dans Westworld, on a plusieurs niveaux de réflexivité. D’abord, un niveau intradiégétique : le monde de Westworld où vivent les androïdes. Ensuite, un niveau réflexif, relevant de la mise en abyme (parce qu’il évoque le nôtre) cette fois, le monde fictif des hôtes/visiteurs avant qu’ils ne se rendent dans le parc. Les visiteurs du parc renvoient alors, d’une part, aux acteurs, en particulier lors des scènes d’arrivée à Westworld où ils entrent dans le parc comme on entre en scène (après avoir revêtu les habits nécessaires et choisi le chapeau adéquat) et, d’autre part, aux spectatrices et spectateurs de la série qui entrent dans un monde possible. Enfin, un troisième niveau, métaréflexif et métaleptique : les coulisses et la machinerie qui font fonctionner ce monde, et là, c’est la théâtralité qui est convoquée, de même que le cinéma (et la télévision), lorsque l’on voit les androïdes apprendre et répéter scènes et scripts. Cet envers du décor est fondé sur l’image, le cliché et le principe du produit/objet de consommation, donc, consommable et « jetable ». D’où l’usine de traitement des androïdes qui évoque l’abattoir, le recyclage et la morgue. Dans le passage cathartique où Maeve erre, nue, dans cette fabrique de l’illusion fictive, la spectatrice ou le spectateur est forcé d’adopter son regard et découvre avec elle cet envers du décor. Le sentiment de défamiliarisation, de réalité qui ne fait plus sens, est vécu par le personnage de l’intérieur de la diégèse mais la caméra subjective force le récepteur à adopter ce champ de vision, cette perspective. Il découvre par son regard parce que cette série joue de la métalepse et souligne que la manipulation du récepteur peut s’opérer dans comme par la fiction.
Westworld 1, saison 1 épisode 6.

66Le piège de l’illusion fictive est également exposé dans la saison 2 de Mr. Robot. On a mentionné l’épisode 7 qui révèle que tous les épisodes précédemment visionnés sont des épisodes-fiction, des simulacres, une mise en scène fantasmatique qui a permis à Elliot de supporter la prison, bref, des images projetées par le personnage-narrateur qui sont aussi celles projetées sur notre écran et qui dessinent un monde dans lequel nous sommes entrés sur la foi de la voix off d’Elliot. Ce piège repose sur la narration à la première personne qui, comme dans The Handmaid’s Tale, introduit un prisme exclusif d’accès au monde fictif et force l’adhésion du récepteur qui s’y identifie naturellement. Mr. Robot montre avec cet épisode que tout processus narratif peut impliquer une manipulation, la création d’une illusion (fictive), qui renvoie à un jeu avec le récepteur. La narration à la première personne n’est pas fiable et la manipulation du récepteur s’est effectuée par jeu sur l’immédiateté de l’image qui incite à considérer l’espace qui entoure le personnage comme un espace diégétique mimétique et non une fiction construite par ce dernier pour se protéger. Le personnage d’Elliot devient ainsi auteur de sa propre fiction et met en abyme le processus de création d’un monde possible dans la fiction même.
Récepteurs et créateurs
67La réflexivité s’affiche souvent par le ludique et en proposant une réfraction entre réception et création de la série, soit l’introduction d’une dimension extradiégétique. On pense ici à Westworld à nouveau et à l’utilisation du champ sémantique du jeu de l’acteur (film et/ou théâtre), le métalangage des techniciens/créateurs de ce monde-simulacre qui renvoie aussi aux techniciens/créateurs de la série que nous sommes en train de regarder. Ford (dont le nom évoque la production industrielle) est une figure de l’auteur·e qui crée des fictions pour ses acteurs, tout comme Nolan en crée pour nous. Les spectatrices et spectateurs seraient alors placés dans la même position que les personnages. Dans la série, Ford est aussi metteur en scène qui fait répéter et jouer ses acteurs, et là encore, les hôtes qui arrivent dans le parc figurent l’entrée en fiction et renvoient aux spectatrices et spectateurs qui entrent dans le monde possible que la fiction élabore.
68On peut repérer d’autres types de jeux plus formels qui impliquent le récepteur en l’interpellant sur des aspects relatifs au genre, au médium ou au format. La transfictionnalité est très présente dans les séries qui, par principe, s’appuient sur reprise et répétition, un aspect caractéristique de la culture populaire. Les séries sont souvent une sorte de laboratoire de ces recyclages et autres échos qui peuvent relever de la reprise d’une ou plusieurs facettes d’une autre série, souvent culte, à l’instar de Dark Matter qui s’inspire de Star Trek, ou de Altered Carbon qui recycle l’univers et les tropes du cyberpunk.
69Le jeu peut être transmédiatique (et peut se conjuguer avec une forme de transsérialité). Dans ce cas, la série télévisée reprend d’autres médias et/ou formats, mais qui relèvent souvent de la sérialité. Dans la saison 5 de Fringe, on a évoqué l’exemple du comic book, exemple qui n’est pas isolé puisqu’il apparaît également dans Utopia ou Heroes. Fringe pratique la reprise des formes et des formats de façon assez systématique, en particulier dans les dernières saisons. On a déjà analysé ces exemples dans le focus consacré à cette série.
70Un autre type de jeu serait intergénérique et s’appliquerait à différentes échelles qui peuvent aller de l’ensemble de la série, à la saison ou à un épisode. Par exemple, le western dans Westworld, la dystopie orwellienne dans la saison 5 de Fringe, l’intertextualité entre L’Île du Dr Moreau dans la saison 5 de Orphan Black. À l’échelle de l’épisode, on trouve des stand alone dans Fringe, qui sont transgénériques : par exemple, la comédie musicale, le film de série B à la Hammet/Chandler. Les clins d’œil intergénériques permettent aussi de souligner la notion de performance d’acteur : on pense à Dark Matter et au jeu de l’actrice dans l’épisode 1 de la saison 3 lorsque l’androïde se déguise en cow-boy et fait écho à l’univers du space-western à la Firefly. On retrouve le même type d’écho lorsque l’androïde devient une femme fatale de roman noir, dans l’épisode 5 de la saison 3 de Dark Matter.
71Enfin, le jeu peut se faire intermédiatique : on a mentionné Westworld, où le champ sémantique du théâtre et du cinéma est omniprésent. Il nous faut aussi rappeler qu’Orphan Black joue de la performance de l’actrice puisque cette dernière incarne tous les personnages. La série renvoie alors à la notion même de sérialité, au sens de la série de clones qui n’est pas une reproduction du même à la Benjamin, c’est-à-dire destructrice de l’aura de l’original. Si l’on considère la performance de l’actrice, chaque personnage implique un jeu d’acteur unique et la série (de personnages) souligne la prouesse de l’actrice Tatiana Maslany. On l’a vu, les clones sont dans Orphan Black des métonymies de la singularité et de l’originalité et non, justement, le produit, en série, industriel et breveté que Neolution voulait faire d’elles. Économie du vivant et économie de la série sont ainsi mises en parallèle. Autre aspect repérable : la question de la performance, au sens de Butler, la réalisation d’un soi, le fait de performer par le corps, un contexte dans lequel Butler utilise elle-même la métaphore du théâtre.
« The act that one does, the act that one performs, is, in a sense, an act that has been going on before one arrived on the scene. Hence, gender is an act which has been rehearsed, much as a script survives the particular actors who make use of it, but which requires individual actors in order to be actualized and reproduced as reality once again32. »
72Cette citation de Butler s’applique d’autant mieux à Orphan Black que la série décline les doubles de Sarah en les réinscrivant dans des identités sexuelles distinctes, allant de l’homosexualité à la transsexualité. La fin de la série propose aussi, on l’a dit, une mise en abyme de cette performance, avec un clin d’œil à la forme sérielle qui repose à la fois sur la répétition et la variation. On pense à Felix en showman (et en showrunner) dans l’épisode 8 de la saison 5. Il présente les personnages (et incidemment l’actrice) et marque aussi la fin de la série, dans un passage qui évoque clairement les applaudissements de la fin d’une pièce de théâtre et l’hommage qui est rendu à la performance de l’acteur ou de l’actrice.
Esthétique et hybridité générique
73Dans un second temps, il nous faut interroger les éventuelles interactions entre l’hybridité générique des séries du corpus et l’esthétique qu’elles déploient. Nous avons évoqué les motifs dominants, en particulier celui de l’œil-interface et son rôle dans la dynamique de construction de mondes possibles en lien avec le paradigme du réseau. Il nous faut désormais considérer l’impact des genres sur le processus narratif. Les séries mettant en scène des posthumains relèvent de deux genres, la SF et le récit policier. On a vu que la dynamique policière peut être rattachée à la dimension individuelle tandis que la SF nous oriente vers une visée collective. Les détectives posthumains impriment ainsi une perspective double au récit, une portée à la fois individuelle et collective. Quelles conséquences sur l’esthétique de ces séries ?
74Le premier chapitre a permis de souligner les questionnements relatifs à l’identité qui animent le récit policier. Ce point est connu33 et le genre multiplie les réfractions autour de cette interrogation identitaire, en particulier celle de l’enquêteur/herméneute. Ajoutons que le genre policier n’est pas le seul vecteur de cette interrogation sur l’identité puisque l’opposition entre identité et altérité soulignée à maintes reprises dans les chapitres précédents s’appuie aussi souvent sur des schèmes typiques de la science-fiction, en particulier la dichotomie entre identité organique et altérité techno-machinique.
75La dimension policière des séries (qu’un personnage mène l’enquête ou que ce soit le lecteur ou la lectrice qui devienne herméneute) a forcément une incidence sur le processus narratif, ce qui n’est pas étonnant vu sa spécificité. Récit dont on a vu qu’il reposait sur une impossibilité, le récit policier est par ailleurs toujours en lien avec des questions d’identité, mais plus précisément avec une identité spécifique (même si elle se réfracte parfois sur d’autres personnages). Ainsi, l’identité du criminel est souvent ce que l’on recherche dans ce genre du whodunit, mais celle (problématique) du détective peut aussi être au centre du/des récits. Par ailleurs, la démarche herméneutique implique un retour vers le passé, et/ou un passé qui fait retour d’une façon ou d’une autre.
76Par le récit du crime qui nous fait remonter à l’origine d’une chaîne d’événements, l’une des spécificités de la structure de la fiction policière est de nous orienter vers le passé. Comme les questions d’identité sont en outre centrales dans le genre, elles impliquent généralement l’histoire passée d’un personnage, soit sa biographie. C’est le cas de Jonathan Small dès Le Signe des quatre de Doyle où l’histoire du crime coïncide avec celui de l’histoire de Small, qui est enchâssée. Si l’on prend l’un de nos exemples sériels les plus récents, on pourrait dire de même que le récit du crime dans Westworld est indissociable de la biographie de Dolores, histoire qu’elle retrace surtout au fil de la saison 1 et qui ne fait sens que lorsqu’elle rejoint la dynamique narrative de l’enquête (menée par les deux personnages féminins, Dolores dans le monde fictif de Westworld, Maeve, dans les coulisses entre monde fictif et monde réel). Le rôle du souvenir dans le processus d’émergence d’une individualité singulière est flagrant dans le cas de Maeve. C’est le retour compulsif du souvenir qui va la conduire à interroger la réalité qui l’entoure et à découvrir l’envers du décor.
Souvenirs et H/histoires
77L’humanité d’un personnage se définit par l’existence de souvenirs qui contribuent à construire une biographie, soit une histoire. La dynamique policière permet de suivre cette quête herméneutique (souvent celle du personnage) qui découvre ainsi son identité, synonyme de son humanité, en particulier dans les cas d’êtres non organiques, on l’a vu avec le personnage de Dorian dans Almost Human. On saisit immédiatement l’apport spécifique du genre policier. Ce n’est pas avant tout l’androïde en tant qu’espèce qui est concerné par cette réflexion sur l’humanité de Dorian, mais bien son cas spécifique qui est envisagé dans un premier temps, même si, bien entendu, la dynamique de réflexion peut s’élargir du singulier au collectif. On a déjà évoqué cette association, voire adéquation, entre souvenirs, histoire individuelle et constitution d’une humanité. Thierry Hoquet, comme Gaïd Girard34, ont souligné cet aspect en évoquant plus spécifiquement les exemples filmiques de 2001 L’Odyssée de l’espace de Kubrick avec H.A.L et celui de Blade Runner de Ridley Scott avec le personnage de Rachel.
78Les souvenirs sont centraux dans une réflexion sur la constitution d’un sujet individuel et autonome car ils associent être et biographie, sujet et histoire personnelle35. Cette biographie définit, voire détermine, l’humain, et, par extension, l’humanité du personnage. La mémoire et les souvenirs introduisent un récit (dont on verra qu’il s’inscrit dans une esthétique spécifique, fondée sur le flashback), et ce récit est la trace concrète d’une intimité du personnage. Le souvenir est aussi associé à la possibilité d’évoluer, de grandir et de se constituer en subjectivité autonome. C’est le cas de Maeve dans Westworld mais aussi d’entités non humanoïdes, comme la machine dans Person of Interest. Northern Lights associe très spécifiquement la nécessité de posséder des souvenirs à l’inscription dans une temporalité qui distingue passé, présent et futur, et à la capacité à évoluer (to grow). La biographie relève de l’intime et doit pouvoir être ressentie d’où la question de la sentience36, et de sa mise en récit par le souvenir. En effet, en fiction visuelle, le souvenir se matérialise par des images qui s’inscrivent dans une dynamique narrative et temporelle : le flashback.
79En fiction textuelle, le souvenir se matérialisait dans un récit. Dans les séries, c’est par l’image que l’on accède aux souvenirs qui définissent un sujet et une identité. Tout comme la biographie peut faire l’objet d’une manipulation si le narrateur n’est pas fiable, le souvenir en culture de l’image peut s’inscrire dans une rhétorique du soupçon37. L’image-souvenir devient alors un piège et/ou un danger. Les souvenirs de Rachel dans Blade Runner étaient déjà des illusions, des simulacres créés pour donner au personnage l’illusion qu’elle est humaine. Depuis ce film fondateur, l’approche du souvenir et de sa fonction a évolué et plusieurs séries complexifient cette corrélation entre subjectivité humaine et souvenir. On retrouve la centralité de la subjectivité évoquée par Bordwell et Thompson (expressive realism) mais articulée à une représentation par l’image de ce qui constituerait le subjectif (et donc le sujet), soit le souvenir présenté sous forme de flashback, ces derniers pouvant être plus ou moins balisés.
80Les souvenirs constituent aussi un récit qui, si l’on revient à la structure narrative du policier, relèverait plutôt du récit du crime. Ainsi les souvenirs de Maeve reconstruisent par flashback des événements traumatiques (dont le statut réel ou fictif reste problématique) qui ont contribué à façonner le sujet qui accède à la conscience dans la série Westworld. Le statut du récit mémoriel est plus complexe dans The Handmaid’s Tale qui assimile le passé et les souvenirs à un danger. Qu’il s’agisse de la série ou du roman, les passages du présent de la narratrice au passé pré-Gilead sont très peu balisés, comme si le souvenir (lié ici à l’identité passée de June) était un espace dangereux car l’on peut s’y perdre, s’y abandonner dans une perspective nostalgique empêchant d’évoluer et de s’adapter. C’est la menace qui pèse sur Janine dans The Handmaid’s Tale saison 1, lorsque Moira explique que le refuge dans le passé conduit à la folie. On a vu que l’on retrouve cette corrélation entre souvenir et menace dans Dark Matter qui s’ouvre sur des personnages ayant fait table rase de leur passé et de leurs souvenirs. Five met sa vie en danger en explorant les souvenirs de l’équipage, tout comme Four qui, lui, change et redevient le « méchant » qu’il était avant cet effacement de tous ses souvenirs.
81Paul Booth évoque ces retours en arrière, soit par de véritables voyages dans le temps, soit sous forme d’images rétrospectives38. Au niveau métanarratif, ces flashbacks contribuent à construire un personnage en lui donnant de la profondeur mémorielle : un personnage devient plus complexe pour un récepteur qui a accès à l’épaisseur de son passé. Cet aspect peut aussi être lié à la sérialité, au sens où chaque épisode dans lequel figurent ces flashbacks constituerait une trace qui contribue à baliser l’élaboration fictive d’une réalité plus complexe. Vladimir Lifschutz a ainsi analysé le rôle de la mémoire pour un spectateur ou une spectatrice de série et il qualifie cette dernière de « mémoire hypermnésique »39, l’hypermnésie étant aussi une caractéristique de la culture de l’écran. Le personnage de série s’élabore par accumulation d’informations qui peuvent être disséminées sur plusieurs épisodes voire saisons, il se constitue par accrétion d’informations indissociables de la répétition propre à la série. On pourrait aussi dire qu’un autre récit émerge graduellement par la récurrence d’images analeptiques qui complexifient l’identité du personnage. L’accès à son passé confère une profondeur à la saisie immédiate (dans le présent de la narration) du personnage par le récepteur. Ces images peuvent aussi faire sens dans un récit qui dépasse l’individu. Elles vont alors s’inscrire dans une autre forme de réseau, un réseau sémiotique cette fois, car elles constituent autant de signes qui peuvent conduire à une révélation plus globale. C’est le cas dans Westworld où la résurgence de souvenirs va faire émerger des subjectivités individuelles qui, dès lors, vont se réinscrire dans une dynamique collective d’émancipation dont l’apothéose se situe dans le final de la saison 1. Apparaît alors la possibilité de réintroduire un « grand récit », qui correspond aussi souvent à un récit d’émancipation collective : celui des androïdes de Westworld40 et de Dark Matter, ou celui des servantes de The Handmaid’s Tale41.
Temporalités
82L’accès au passé sous forme de souvenirs réinscrit donc le sujet dans un continuum temporel et construit un récit de vie (bio-graphie) qui fonde une identité. Avec les récits policiers de la fin du xixe, nous étions dans un contexte qui tentait à tout prix de refaire sens de la réalité alors que les évolutions scientifiques de l’époque avaient introduit une nouvelle représentation du monde qui remettait fondamentalement en question celle des origines de l’homme.
Du paradigme indiciaire au devenir vestige
Le paradigme indiciaire faisait logiquement sens au xixe car il s’inscrit dans une dynamique de reconstitution d’un tout à partir du détail ou du fragment. La métaphore du livre-monde faisait encore sens et l’on pensait implicitement le monde comme un texte déchiffrable. La reconstitution d’une image cohérente de la réalité en fin de récit concrétisait ce désir de complétude (en dépit de la sérialité). La période contemporaine n’interroge plus tant les origines de l’humain que ses devenirs. La fin des « grands récits » ne permet plus ce retour à l’ordre et au sens. Au texte-monde s’est substitué un monde hypermédiatique et écranique qui relève du virtuel, du simulacre, de la circulation perpétuelle et de la réfraction. Le sens ne peut plus être stabilisé et cet éclatement de la signification s’ancre dans les motifs associés au résiduel. Le détail ou le fragment est remplacé par des restes et vestiges qui n’ont plus la même fonction. Pour Denis Mellier, les vestiges qui apparaissent dans les fictions post-cataclysmiques acquièrent pourtant à nouveau un statut indiciaire, mais cette fois au niveau réflexif, puisqu’ils opèrent une adresse sémiotique aux récepteurs : « Cet effet de futur antérieur est bien connu des théoriciens de la science-fiction (Jameson, St Gelais, Langlet) et ce n’est pas sa dimension temporelle que je retiens, mais la double adresse sémiotique qu’opère l’objet, érigé au statut indiciaire de signe par sa qualité même de résidu et de vestige. On aura reconnu ici le modèle du paradigme de l’indice analysé dans son article célèbre par Carlo Ginzburg. Ce statut permet, dans les fictions postaps, ces effets de reconnaissances herméneutiques susceptibles d’ouvrir l’effet double de la nostalgie anticipée et de la critique du présent*. »
* Mellier D., « Nostalgies écraniques et vestiges du texte : entre DIY et neo-Antiquarians, la culture de l’après », art. cit.
83En culture hypermédiatique contemporaine, il ne s’agit plus de tenter de reconstituer un tout, une image cohérente de la réalité, à partir d’un détail fragmentaire comme le faisait Sherlock Holmes. La postmodernité n’autorise plus si facilement l’élaboration d’un grand récit qui aurait une visée totalisante. Le vestige pointe au contraire une fragmentation qui ne se laisse pas réinscrire dans une totalité. Si le fragment peut encore faire sens, c’est en creux, in abstentia, au sens nostalgique de ce qui n’est plus et laisse encore une trace – éphémère – de ce qui a été. C’est la raison pour laquelle ces fictions sérielles sont souvent anamorphiques. L’esthétique du fragment qui s’y déploie ne vise plus la reconstruction d’un ensemble cohérent mais contribue à construire une image anamorphique ou « janiforme », selon les termes de Denis Mellier, où le vestige qui réapparaît dans le temps diégétique renvoie au présent du récepteur sous la forme de son devenir vestige. Une double perspective se met donc en place qui conjugue devenir fictif et actualité du réel. Lorsque le paradigme indiciaire s’applique au posthumain, il changerait donc de visée et perdrait sa dynamique totalisante. La cohérence d’un tout n’est plus possible dans une culture de l’écran dont l’un des traits distinctifs serait le morcellement du sensible. Au mieux, il permet d’établir (temporairement, le temps d’un regard) un lien entre deux temporalités (présent et futur) par la visée anamorphique qui permet de conjuguer une diégèse future et fictive et une réalité présente et spectatorielle. La SF propose donc un regard oxymoronique qui produit un effet de « futur antérieur ».
84La récurrence d’images du passé joue aussi un rôle central dans la réfraction qui s’opère entre monde fictif élaboré dans une diégèse et monde réel des spectatrices et spectateurs. Denis Mellier a rappelé que dans les diégèses présentant des futurs de l’humain, le passé diégétique correspond souvent au présent du récepteur42. L’exemple le plus probant de cet effet de futur antérieur est celui de The Handmaid’s Tale où le passé pré-Gilead que reconstruisent les souvenirs de June peut en fait correspondre à notre présent. Nombreux sont les commentaires sur la série qui ont noté l’actualité d’une menace théocratique et phallocentrée avec l’élection de Trump aux États-Unis. De façon similaire, la saison 3 de Mr. Robot réintroduit des références au réel (et spécifiquement des images de Trump en campagne à la télévision) et présente l’avènement de Trump comme une manipulation opérée par des forces politico-financières et économiques qui instituent par ailleurs un régime dystopique reposant sur la rhétorique de la peur et de l’insécurité suscitée dans la diégèse par un 5/9 qui renvoie clairement au 9/11.
85Dans Mr. Robot saison 3, l’image de l’œil-interface réapparaît, mais la dynamique est inversée. Ainsi, dans l’épisode 1, on ne pénètre pas dans un espace virtuel par l’œil du personnage. Au contraire, on a vu qu’un travelling arrière nous donne le sentiment de sortir de l’œil d’Elliot, et d’accomplir ainsi un retour à la réalité diégétique, dont on sait à quel point elle peut ne pas être fiable dans cette série. Cette inversion de la dynamique serait le symptôme d’un déni du virtuel comme refuge ou comme espace possible. Mr. Robot incite ainsi à prendre conscience du phénomène anamorphique à l’œuvre dans les séries qui pratiquent cet effet de futur antérieur. Il s’agirait de sortir du mouvement d’aspiration qui pose l’entrée en fiction comme un phénomène de fascination où le récepteur se fait happer à la fois par l’image, l’écran, et le monde fictif. Au contraire, cette scène incite le récepteur à se « désimmerger » du monde fictif, à ne plus suspendre son incrédulité. Futur antérieur et anamorphose partagent le même objectif, inciter le récepteur à prendre un pas de recul et à considérer la portée collective des devenirs de l’humain que ces fictions du posthumain présentent.
De l’œil-interface à l’image matrice
86On a constaté que l’une des différences entre les deux genres qui se conjuguent dans les séries de notre corpus tenait à une perspective plus collective pour la SF. Ce n’est plus la dimension ontogénétique (qui prévalait à la fin du xixe siècle avec un individu qu’incarnait le détective) qui domine tant, dans un monde de plus en plus globalisé, l’individu est désormais une entité à réinscrire dans la pluralité du collectif. Le savant fou est devenu science folle.
Regard sur la production du vivant
87La perspective phylogénétique permet d’envisager les devenirs de l’humain dans un monde contemporain où le paradigme du réseau et la culture de l’écran ont également contribué à façonner une perspective plus globale qui est souvent liée à des enjeux politiques, plus précisément biopolitiques. L’une des hantises récurrentes dans les séries télévisées contemporaines concerne la fabrique et la production industrielles du vivant dans un régime de type biopouvoir tel qu’il fut posé par Foucault. L’un des pères fondateurs de la SF, Aldous Huxley, introduit dès le début du xxe siècle les bases textuelles de ce que nous proposons d’appeler une « image matrice » qui condense ces questionnements relatifs aux devenirs de l’espèce dans un cadre productiviste. Cette image cristallise un ensemble de questionnements récurrents à une période où les biotechnologies réactivent des hantises et des peurs liées au contrôle de l’espèce. Elle apparaît par exemple à la toute fin de la saison 2 de Helix, dans un épisode dont le titre ne nous surprendra guère par sa référence à Huxley : « O, Brave New World. »43 Ce sont les dernières images de l’épisode qui illustrent la cristallisation à l’œuvre.
Helix, saison 2, ép. 12, 41 : 53-fin.

88À partir de 41 : 53, nous découvrons par la perception en caméra subjective d’un personnage (qui vient consulter pour une grossesse par fécondation artificielle et sélection) un espace qui doit évoquer pour le spectateur à la fois le stockage à l’infini et un contrôle de cet espace par la technologie la plus moderne et aboutie (représentée ici par des bras robotiques gigantesques). Le modèle de référence implicite est celui de la ruche et de la culture massive de reproduction du même, ou « le principe de production de masse enfin appliqué à la biologie »44. On en trouve une seconde occurrence dans Dark Matter.
89Cet espace s’inscrit dans une dialectique des regards qui oppose un personnage découvrant l’espace (ci-contre, ce regard est figuré par le contrechamp) en même temps que le spectateur, espace à la fois associé au merveilleux par l’optimisation des moyens technologiques et scientifiques qu’il symbolise, mais aussi inquiétant pour ce même personnage qui est campé dans le rôle du néophyte à qui les connaissances et le savoir afférant à un tel espace échappent totalement, du moins au moment de sa découverte. Cette dichotomie entre regard de l’initié et regard du néophyte s’inscrit plus largement dans une opposition entre homme de science et commun des mortels.
Dark Matter saison 3.

Helix, saison 2, épisode 12.

90On retrouve exactement la même dynamique et un enchaînement de motifs similaires dans Matrix lorsque Neo découvre ce que nous pourrions appeler le réel, à savoir l’espace où les êtres humains sont stockés dans la matrice (28 : 06-33-49).
91Là encore, la dialectique du regard est identique au sens où Neo incarne le regard du néophyte qui est aussi en abyme celui du spectateur. À la différence d’Helix, dans la matrice, le regard d’initié du scientifique disparaît et la seule réfraction du regard proposée dans cette scène est celle du visage de Neo se reflétant dans l’œil de cyclope de la machine qui vient l’éjecter de son alvéole et l’éliminer. Il est alors pris à la gorge par un collier de fer que le drone a projeté sur son cou, ce qui accentue l’assimilation de l’homme à un esclave et l’assujettissement de l’humain45. Par ailleurs, on observe aussi le floutage du reflet, comme si l’être était déjà en instance de disparition, annihilé par cet œil unique et monstrueux, qui contrairement à l’œil-interface n’introduit plus aucune dynamique.
92On retrouve ainsi l’omniprésence de la technologie robotique sous forme de bras articulés ou d’engins volants type drones qui dans les deux exemples pointent le contrôle de l’humain par la machine. Dans Helix, le fœtus est réduit à un aplat en 2D, à un bloc de données numériques qui souligne la réduction de l’organique à des données dématérialisées.
93Matrix complexifie cependant le rapport entre les trois instances du regard mentionnées (néophyte, initié, spectateur), car le regard de Morpheus est, dans ses premiers échanges avec Neo, occulté ou masqué par le verre teinté de ses lunettes. Contrairement au face-à-face évoqué dans Helix, qui articule un rapport maître/élève et rappelle les étudiants qui suivent sans moufeter le directeur du Centre d’Incubation et de Conditionnement46, Matrix propose une réflexion sur le statut de l’image et sa propension à remplacer le réel. L’indistinction entre réel et virtuel s’inscrit dans un premier temps dans une rhétorique de l’occultation du regard incarnant la connaissance.
Matrix 1.

Helix, S02E13.

Matrix, 28 : 06.

94Il n’est d’ailleurs peut-être plus tant question de regard que de vision, une vision qui oppose clairement le néophyte (qui n’a pas encore découvert « le réel ») à l’initié, qui, dans le cas de Morpheus, est une figure de psychopompe.
95Matrix s’inscrivant dans une réflexion sur le virtuel, et donc, au niveau métadiégétique, sur la posture de récepteur, la mise en abyme de ce dernier dans l’écran des verres fumés de lunette est plus complexe que ce que propose Helix dans l’épisode qui renvoie à Brave New World. Matrix met en effet avant tout en exergue l’illusion et le simulacre d’un espace de perception et d’action virtuelles, où les êtres humains n’ont pas conscience de n’être que des entités numérisées sans existence réelle. Par cette mise en abyme de l’image, le film renvoie ainsi au spectateur à la fois l’image et son envers, ce qui se projette sur l’écran et relève de l’illusion, et la source de ce simulacre qui résiderait dans un contrôle et une régulation de l’espèce humaine par une entité symbolique d’une technologie devenue hégémonique : la matrice. Il y aurait ainsi dans le film des Wachowski une réflexion davantage orientée vers la culture de l’écran et la société écranique qui nous entourent, et, dès lors, la possibilité d’introduire une réflexion politique sur cette évolution sociétale. La capture d’écran ci-dessus illustre en amont de la révélation qui va suivre la nature illusoire de la réalité que Neo prend encore pour le réel alors qu’il est prisonnier de l’image simulacre.
L’image-matrice
96Dans les deux exemples, on peut cependant repérer un faisceau de motifs communs qui témoignent de la constitution d’un trope sémiotique, un ensemble de signes qui trouvent donc leur origine dans la matrice fictionnelle d’Huxley et qui se sont constitués en une sorte de métonyme visuel, une image-matrice qui condense un certain nombre de traits spécifiques47.
97Le premier signe distinctif de cette image-matrice huxleyienne relève de la représentation d’un espace démesuré, parfois infini et abyssal (c’est le cas dans Matrix où l’on ne voit pas la limite de l’espace filmé en plongée d’un point de vue situé au-dessus du personnage de façon à encore davantage le réduire en tant qu’entité individuelle). On a repéré le même type de profondeur sans fond dans les images de stockage du vivant de « San Junipero ».
98Le contraste est évident : Matrix plonge le regard du spectateur dans des abîmes sans fond, tandis qu’Helix, « San Junipero » ou Dark Matter proposent une perspective ascendante. Dans Helix et « San Junipero », comme dans Matrix, cet espace s’inscrit aussi dans des lignes de fuite qui accentuent des proportions majestueuses évoquant le sacré et le numineux48. Le dôme et la voûte que forment dans Helix les embryons stockés dans l’image-matrice se distinguent même par un point de fuite qui est une tache de lumière dont la symbolique divine est relativement transparente49. On voit d’ailleurs poindre une différence majeure entre les deux œuvres : Matrix s’inscrit dans une plongée verticale qui évoque les tréfonds de l’Enfer machinique alors qu’Helix illustrerait une dynamique inverse d’ascension vers la lumière des Cieux50. À la différence de Matrix, qui, à ce stade de l’intrigue51, ne laisse envisager aucune reprise possible du contrôle par l’humain, Helix plante le personnage du savant en figure de la domination et du contrôle de cet espace. Les dernières paroles de cet ultime épisode sont d’ailleurs « I’m Dr Jordan », comme si l’espace équivalait à l’être, comme si, surtout, l’individu savant était métonymique de cet espace sacré emblématique d’une science devenue le temple d’un médecin qui se pose davantage en grand prêtre. Dans « San Junipero », en revanche, toute présence organique de l’humain a disparu et le tout-technologique prévaut.
« San Junipero ».

99Dans ces reprises de l’image-matrice de Huxley, on repère ensuite un second facteur commun : l’espèce humaine est réduite à la facette la plus négative de ce que Sloterdijk appelle un « parc humain »52. Les individus sont devenus des entités identiques et reproductibles que la technologie manipule comme autant d’objets déshumanisés. La voûte de cette cathédrale de la génétique devient ainsi le miroir d’une humanité reproductible à l’infi ni mais dans un cadre strict et défini, matérialisé par des cubes dans Helix et des formes qui évoquent davantage le cocon ou l’alvéole dans Matrix ou Dark Matter. Les cubes de Helix ont aussi pour caractéristique spécifique de représenter un aplat en 2D et une profondeur en 3D, symbolisant à la fois la réduction de l’humain à une image mais aussi la malléabilité d’une matière devenue matière première d’une production industrielle.
100Outre que ces espaces relèvent du panoptique, ils exposent également une reproduction industrielle de l’original qui nie à ce dernier toute authenticité. Qu’il s’agisse d’œuvres d’art dans les analyses de Benjamin ou d’embryons dans le roman d’Huxley, c’est bien la reproduction mécanique à échelle industrielle qui nie l’unicité de l’œuvre ou de l’être :
« “Au Procédé Bokanovsky”, répéta le Directeur, et les étudiants soulignèrent ces mots dans leurs calepins. “Un œuf, un embryon, un adulte, – c’est la normale. Mais un œuf bokanovskifié a la propriété de bourgeonner, de proliférer, de se diviser : de huit à quatre-vingt-seize bourgeons, et chaque bourgeon deviendra un embryon parfaitement formé, et chaque embryon, un adulte de taille complète. On fait ainsi pousser quatre-vingt-seize êtres humains là où il n’en poussait autrefois qu’un seul. Le progrès.” […] Il tendit le bras. Sur un transporteur à mouvement très lent, un porte-tubes plein de tubes à essais pénétrait dans une grande caisse métallique, un autre en sortait. Il y avait un léger ronflement de machines. […] – Le Procédé Bokanovsky est l’un des instruments majeurs de la stabilité sociale ! Instruments majeurs de la stabilité sociale. Des hommes et des femmes conformes au type normal ; en groupes uniformes. Tout le personnel d’une petite usine constitué par les produits d’un seul œuf bokanovskifié.
Helix, S02E13.

– Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! Sa voix était presque vibrante d’enthousiasme.
– On sait vraiment où l’on va. Pour la première fois dans l’histoire. Il cita la devise planétaire : “Communauté, Identité, Stabilité”.
– Des mots grandioses. Si nous pouvions bokanovskifier indéfiniment, tout le problème serait résolu. Résolu par des Gammas du type normal, des Deltas invariables, des Epsilons uniformes. Des millions de jumeaux identiques. Le principe de la production en série appliqué enfin à la biologie53. »
101Plus (ou presque) de trace de l’humain dans cet univers robotique et aseptisé. Le tout technologique réduit l’organique au machinique à l’image de la femme enceinte qui apparaît dans les images finales de la saison 2 d’Helix54, où l’on note les mêmes aplats et bras robotiques inscrits dans une verticalité oppressante.
Image-matrice et image-cristal
102L’image matrice que contient le chapitre 1 de Brave New World pose un certain nombre de signes inscrits dans une symbolique spatiale. L’humain est réifié, assujetti au technologique et il s’inscrit dans un espace qui lui échappe, qu’il ne peut ni mesurer ni circonscrire. Mais ce qui est très spécifique à l’image matrice proposée à partir d’Huxley, c’est bien entendu qu’elle est construite par l’imaginaire populaire. Peut-on dès lors rapprocher cette image-matrice de la notion d’image-cristal de Deleuze ?
« Deleuze fait de l’image-cristal une “présentation pure du temps”, d’un temps qui, lorsqu’il se réfléchit dans un circuit cristallin, échappe à sa scission fondamentale (“faire passer le présent et conserver le passé”), pour qu’oscillent sur un même plan d’immanence l’actuel et le virtuel, le réel et l’imaginaire, le vrai et le faux55. »
103Il n’y aurait pas de « circuit cristallin » ici, si ce n’est à considérer que le spectateur (pour être précis, les spectateurs et spectatrices qui, au fil des décennies, ont contribué à construire l’image-matrice par leur reconnaissance des reprises successives de cette image) est le vecteur de cette « présentation pure du temps » où le présent (même diégétique) révèle en fait une image-matrice passée mais dont la pérennité est assurée et véhiculée par la mémoire populaire :
« Il faut comprendre, avec cette formule très bergsonienne de Gilles Deleuze, que le présent ne passe pas au profit d’un nouveau présent, mais qu’il est déjà un passé contemporain du présent. De sorte que si la conscience peut se saisir d’un “maintenant” (le peut-elle vraiment ?), c’est toujours sous un aspect duel, ou cristallin. Il n’y a en effet aucun “maintenant” qui n’est déjà le miroitement de deux temporalités l’une sur l’autre : le présent en train de passer et le passé déjà-là, sous les espèces d’une virtualisation du temps produite par la mémoire. “Le passé ne succède pas au présent qui n’est plus, il coexiste avec le présent qu’il a été”, écrit Deleuze. En effet, sans un passé toujours-déjà là à chaque moment de notre présence au monde, le présent ne pourrait plus passer, car nous nous trouverions devant chaque instant comme devant une nouveauté absolue, sidérés devant un monde jamais-vu, inouï, inédit. Pas de présent sans précédent, c’est ce que le poète portugais Fernando Pessoa résume en une formule lapidaire : “voir, c’est avoir vu”. Dans l’évanouissement constant de nos “maintenant” persiste non seulement les traces de nos “avant” mais surtout l’insistance en nous de ce passé qui nous donne notre consistance, notre corps historique et notre devenir56. »
104L’image-matrice ne se construirait pas par le reflet figuré dans l’image, mais par le prisme des regards successifs qui façonnent par sédimentation une archéologie de l’imaginaire populaire. Rien de nouveau dans les séries contemporaines, pourrions-nous alors nous demander ? La formule de Pessoa, « voir, c’est avoir vu » semble aller dans ce sens, mais elle demande à être nuancée. En effet, l’auteur souligne une interaction entre passé et présent en les associant. D’une certaine façon, cette influence du passé sur le présent correspond à ce que nous avons souligné à propos de la structure narrative du récit policier. Dans ce type de structure narrative, le passé est toujours (littéralement) omniprésent. Qu’en est-il alors lorsque ce sont les devenirs de l’humain, son futur, qui sont mis en scène ? Il y a peut-être en effet un aspect spécifique à prendre en compte lorsque nous sommes en présence d’une représentation du futur de l’humain. Si un lien existe entre « voir », « avoir vu » et « vision du futur », le « maintenant » et l’« avant » peuvent-ils se conjuguer avec un « après » et, si le futur est convoqué, quelles sont les répercussions ?
105Le futur s’inscrit en fait plus spécifiquement dans la symbolique spatiale commune repérée plus haut puisque c’est avant tout la figuration spatiale qui symbolise la réduction de l’humain à du bétail et son assujettissement au « tout technologique ». La notion d’image-cristal de Deleuze semble dès lors davantage s’appliquer au temps qu’à l’espace. Cela dit, on retrouve le même phénomène puisqu’avec cette image-matrice, on peut aussi avancer que « l’actuel et le virtuel, le réel et l’imaginaire, le vrai et le faux […] oscillent sur un même plan d’immanence ». L’image-matrice d’Huxley relèverait alors de la même dynamique de condensation du passé et du présent que l’image-cristal, mais elle permettrait d’introduire l’espace en plus de la temporalité et, pour être plus précise, un espace associé à un dépassement de l’humain (à l’origine duquel on trouve le progrès techno-scientifique) qui réduit ce dernier à une entité négligeable dans un espace-temps qui le contient et le dépasse à la fois. L’image matrice a en effet ceci de spécifique que dans le cadre générique de la SF, le futur représenté est une mise en perspective du présent, selon le point de vue janiforme ou anamorphique déjà évoqué. Aussi l’imaginaire renvoie-t-il bien au réel, le virtuel à l’actuel, l’image au réel, le futur diégétique au présent du récepteur, et le faux au vrai.
106Finalement, la question de l’épuisement potentiel de la dimension politique, si prégnante chez Huxley, est sans doute liée au type de symbolique à l’œuvre dans cette représentation de l’espace qui fait monde autour des protagonistes : c’est en effet un « univers » que découvrent les personnages dans les scènes prises pour illustration. L’espace de la matrice, le laboratoire du Dr Jordan, les espaces de stockage de Dark Matter et « San Junipero » font monde et renvoient à deux visions contradictoires des devenirs de l’humain dont nous avons dit que Lecourt les résumait en opposant biocatastrophistes et technoprophètes. Aussi, et peut-être paradoxalement, la même image matrice huxleyenne pourrait se décliner selon des visées politiques qui peuvent paraître contradictoires. Matrix tendrait à dénoncer la « culture » et la « production en masse » d’êtres humains réduits à du bétail, tandis qu’Helix relèverait davantage d’un imaginaire technoprophétique dépolitisé.
107Une telle dichotomie serait trop simpliste. N’oublions d’abord pas que l’image retenue d’Helix constitue le cliffhanger de la fin de la saison 2, il y a donc là une stratégie commerciale évidente en direction des spectatrices et spectateurs57. On se souvient aussi que si Matrix Revolutions, second opus de la trilogie des Wachowsky, aborde frontalement la dimension politique, le dernier opus pourrait s’inscrire davantage dans le technoprophétisme. Les productions audiovisuelles prises pour exemple auraient donc en commun un rapport ludique à l’image matrice qui attesterait du fait que cette dernière est déjà constituée en archétype visuel, en icône connue et reconnue de tous (ou presque ?), en tout cas suffisamment pour que ce jeu avec les attentes des spectatrices et spectateurs puisse se mettre en place. L’image-matrice relèverait alors d’une forme de méta-iconicité validant un lien de complicité et de reconnaissance mutuelle entre spectateurs et créateurs de fictions populaires contemporaines.
108Faut-il alors craindre que le message politique du roman d’Huxley s’épuise ou se voit galvaudé par ces multiples reprises et ce glissement vers une forme matricielle qui peut dès lors subir modifications, simplifications, voire s’épuiser à force de circulation intermédiatique ? Le titre du roman d’Huxley est bel et bien devenu une formule58, mais pas une formule vide. L’image matrice projette un possible assujettissement de l’humain par sa réduction à un bien de consommation pris dans une logique de production de masse. Or cette menace n’a pas cessé d’être de 1932 à nos jours, loin de là. L’image matrice perdure car son adaptation constante à de nouveaux supports médiatiques renouvelle sans cesse son potentiel critique par la circulation transmédiatique, et l’inscrit de plain-pied dans l’un des fondements de la culture populaire, la répétition et la reprise, auquel il faut ajouter un autre changement : l’avènement de l’hypermédialité.
Hybridité générique et (nouveau ?) paradigme
109Revenir au paradigme de la danse cosmique de Hayles est nécessaire pour comprendre le changement de contexte qui a lieu entre les années 80 et les années 2000. Hayles repérait les traits suivants : fluidité, dynamique du mouvement, inclusion de l’observateur, non-fragmentation, interaction mutuelle entre les constituants. On a vu au fil des analyses que certains de ces traits demeuraient, tels la fluidité, le mouvement, la réflexivité (inclusion de l’observateur, interaction entre les constituants) mais il reste une divergence centrale, soit l’absence de l’une des caractéristiques : la fragmentation. Par ailleurs, certains des traits repérés par Hayles sont très proches de ceux de Gervais : à la fluidité correspond la logique des flux ; l’inclusion de l’observateur et l’interaction entre les constituants peuvent renvoyer à la folie du voir et à la soif de réalité. La divergence centrale repose donc sur la non-fragmentation à laquelle on peut opposer le morcellement du sensible.
Questions de paradigme
110Quelques décennies séparent Hayles de Gervais, mais, surtout, le second propose des traits post-9/11 et post-2000, tout comme les séries à narration complexe s’imposent après le changement de siècle (même si elles commencent à émerger dans les années 90 à l’instar de Twin Peaks). Dans les années 80, Hayles peut encore proposer un paradigme qui renvoie à une image cohérente et non fragmentée de l’episteme, un paradigme fondé sur la cohérence et une certaine harmonie (l’image de la danse et la référence au cosmos vont dans ce sens). Bertrand Gervais, au contraire, se situe dans le cadre spécifique de la culture de l’écran et de la dé-réalisation qu’elle opère, il s’inscrit aussi dans une nouvelle logique, celle de l’hypermédialité. N’oublions pas cependant les traits communs : l’omniprésence de la fluidité, des flux et d’une dynamique réflexive. Outre la société écranique qui se concrétise à partir des années 2000, la période contemporaine est indissociable de l’avènement d’un nouveau médium associé à un format spécifique : la série télé et une sérialité complexe. Or l’un des principes de la sérialité est la fragmentation ; la question étant alors celle du statut d’un ensemble puisque la série forme aussi un tout. Pour autant, le motif de l’œil et la dynamique de l’œil-interface, tout comme l’esthétique de l’anamorphose, soulignent au moins une récurrence sinon une forme de cohérence symbolique dans les figures et figurations.
111La question sous-jacente à ces remarques concerne un changement potentiel de paradigme, ou, du moins, la question de la persistance du paradigme indiciaire tel qu’il a été posé par Ginzburg pour la fin du xixe siècle. En effet, on a déjà évoqué la question de la reprise du format sériel et les parallèles qu’une approche synchronique entre le roman-feuilleton et les séries télé autorise. Nous sommes aussi dans un contexte typique de remediation telle que la notion a été définie par Bolter et Grusin59. La remédiation n’implique cependant pas la disparition des paradigmes. Pour autant, le paradigme indiciaire peut-il toujours fonctionner dans une société hypermédiatique ? Le modèle de Ginzburg reposait en effet sur le principe de la chaîne causale et sur une correspondance et une adéquation entre le fragment (ou le détail) et l’ensemble auquel il renvoie. Il s’agit d’une approche de la réalité qui relève de la synecdoque, où la partie ne peut que renvoyer à la cohérence d’un tout. On garde également à l’esprit que la dynamique de ce paradigme est linéaire ; d’un point de vue formel, on pourrait dire qu’il repose sur l’horizontalité et une progression narrative et discursive orientée vers la clôture, même si le récit s’inscrit dans une structure paradoxale. Retour à la cohérence d’un ensemble par une dynamique de reconstruction procédant de la cause à l’effet (et à rebours de l’effet à la cause) ; on est bien dans une perspective linéaire et chronologique qui procède par retour à l’origine pour atteindre une finalité et tenter de réconcilier passé et présent.
112La période contemporaine s’inscrit au contraire dans la verticalité et le réseau. L’un des symptômes de cette nouvelle dynamique est le préfixe hyper qui – dans une certaine mesure – remplace un autre préfixe qui fut plus qu’usité : le post. On parle en effet d’hyperréel avec Baudrillard, d’hypercorps avec Lévy, ou d’hypermédialité avec Bolter et Grusin60. La particularité de ce préfixe est sans doute son caractère duel puisqu’il pointe à la fois ce qui se situe au-dessus (d’où la verticalité) mais aussi un « au-delà », au sens d’une qualité supérieure à la norme, un excès qui peut se conjuguer avec le plus haut degré de quelque chose (d’où, peut-être, la tentation d’un retour du sacré observé dans certaines séries).
113Dans le paradigme indiciaire, non seulement nous avions un principe de correspondance implicite entre le détail et un tout cohérent mais la structure des récits menait vers une forme de résolution et de clôture, même si le processus pour l’atteindre s’inscrivait dans une structure impossible. En revanche, les récits sériels hybridant SF et policier relèvent d’une dynamique tout autre. La promesse d’une fin ou du moins d’une résolution n’est pas la marque de fabrique des séries actuelles qui s’inscrivent au contraire dans la cyclicité, le mouvement perpétuel, la janiforme, les mises en abyme, les effets de réfraction entre fiction et réalité, la réflexivité à tous les niveaux.
Esthétique de la fragmentation, hypermédialité et remédiation
114Par ailleurs, l’esthétique de la fragmentation est devenue la marque de fabrique des séries complexes, en particulier lorsqu’il s’agit de séries d’auteur·es. Du point de vue de la forme, par exemple, peu de séries affichent une progression narrative linéaire et constante. Qu’il s’agisse de flashbacks, d’épisodes qui déclinent les perspectives et/ou points de vue de différents personnages, d’espaces-temps parallèles ou virtuels, de boucles temporelles61, les spectatrices et spectateurs contemporains ne s’attendent plus à un récit linéaire et à une perspective unifiée dans les séries. Au contraire, plusieurs épisodes peuvent par exemple rendre compte des différents points de vue des personnages ou un même épisode peut nous faire accéder à différents prismes de perception d’un même événement. Dans Flashforward, par exemple, nous avons vu que plusieurs visions du futur sont amenées à se compléter les unes les autres à mesure que nous y accédons par les flashbacks des personnages sur leurs flashforwards. Ainsi, il faut plusieurs épisodes et accès aux flashforwards de plusieurs personnages pour comprendre ce que la fille de Mark Benford a vu dans le sien. L’accès au futur reste ainsi toujours fragmenté, partiel, et réduit à un prisme de perception spécifique. Même si c’est le but de l’enquête et du projet Mosaic, la reconstitution d’une image cohérente du 29 avril reste une quête sans fin, à la fois pour les personnages, mais aussi pour les récepteurs. Évidemment, c’est ici d’autant plus vrai que la série fut interrompue et que nous n’avons donc jamais eu de fin effective.
115Fragmentation, hétérogénéité et indétermination se corrèlent aussi à cette impossibilité de mettre en place une perspective unifiée, et à cette absence d’unité s’ajoute la difficulté à représenter une identité ou une subjectivité cohérente. On se souvient en effet que dans le récit policier dit classique, le processus narratif aboutissait à l’identification d’un coupable. Ce dernier était nommé, stigmatisé et symboliquement expulsé. Avec les détectives du futur et les séries à narration complexe, une telle logique n’est plus de mise. Enfin, avec le récit policier et son paradigme indiciaire, la clôture était atteinte, même s’il fallait la réinscrire dans une impossibilité narrative. Les séries complexes contemporaines s’inscrivent au contraire dans la disparition de ce principe interruptif, la fin semble de plus en plus difficile à associer à un dénouement, comme si elle devait toujours être repoussée ou, du moins, ne pas devenir un principe d’interruption.
116L’exemple de Flashforward souligne aussi un autre changement que nous avons déjà évoqué avec la série Sherlock : le passage du texte à l’image. Indice textuel et indice visuel ne fonctionnent pas de la même manière. Dans Flashforward, par exemple, on constate aisément cette divergence significative. La dynamique du paradigme indiciaire demeure au sens où le FBI tente de reconstruire une image d’ensemble qui soit cohérente à partir de fragments et détails mais ces indices sont visuels et ils sont avant tout instables, souvent flous (littéralement), partiels et/ou subjectifs. Ils ne permettront pas de reconstruire une représentation unifiée, homogène et cohérente du monde. Cet échec est souligné par l’image elle-même, à l’instar des images incongrues du kangourou dans Flashforward, pratique que l’on retrouve dans Leftovers, qui seraient la trace visuelle d’un non-sens fondamental et indépassable.
117Fragmentation, hétérogénéité et indétermination peuvent aussi être liées aux caractéristiques de l’hypermédialité. Pour aborder cette facette, il nous faut revenir au concept de remediation62 qui repose sur des principes similaires à ceux de la forme sérielle : reprise, répétition et variation, qui sont à la fois ceux de l’adaptation selon Hutcheon et les soubassements de la culture populaire63.
« L’idée de remédiation est dérivée d’une thèse de Marshall McLuhan voulant que chaque nouveau média se déploie en imitant les formes du médium auquel il succède ; le CD par exemple adopte la forme du disque vinyle ! Bolter et Grusin ont vu dans cette relation intermédiale une logique évolutive des médias. Le concept de remédiation souligne d’abord une répétition, la trace d’un ancien médium dans un nouveau. Outre cette répétition, deux phénomènes caractérisent ce concept, la proximité au réel et la transparence64. »
118Le concept est également défini par les auteur·es comme suit :
« La définition de Paul Levenson en fait le procédé “anthropotrophique” par lequel de nouvelles technologies médiatiques améliorent ou pallient les déficiences des anciennes. Nous proposons une définition différente et l’utilisons pour exprimer la logique formelle par laquelle un nouveau médium refaçonne les formes médiatiques antérieures65. »
119Cette définition permet de confirmer le lien de continuité déjà évoqué entre feuilleton sériel de la fin du xixe et séries contemporaines, à ceci près que les auteur·es pointent un processus de remodelage qui est opératoire pour évoquer le passage de la forme sérielle relativement simple de la fin du xixe aux formes complexes des séries contemporaines que nous avons définies comme réflexives. La remédiation se cristalliserait dans cette réflexivité complexe que nous avons proposée comme marque de fabrique des séries à narration complexe. Monica Michlin établit d’ailleurs un lien entre remédiation, mise en abyme du médium artistique et réflexivité sérielle66.
120Il est aussi important de rappeler ici le tableau que propose Jean Klucinskas pour comparer immediacy et hypermediacy67, même si ces deux logiques médiatiques ne s’opposent pas forcément dans le cadre du concept de remédiation :
« “In addressing our culture’s contradictory imperatives for immediacy and hypermediacy, this […] demonstrates what we call a double logic of remediation. Our culture wants both to multiply its media and to erase all traces of mediation : ideally it wants to erase its media in the very act of multiplying them”. Put simply, virtual reality wants to erase the media (logic of immediacy), and yet at the same time there is a contradictory tendency, the proliferation of multiplying media (logic of hypermediacy) where the presence of the media is made apparent. Total immediacy is never possible because a trace of the media remains, nor is total hypermediacy possible or desirable. One of Bolter and Grusin’s key assertions is that these two logics are not necessarily mutually exclusive, there are examples of media that rely upon both logics to heighten the viewer’s experience of the event as authentic68. »
Diagram : Immediacy compared with hypermediacy
Immediacy | Hypermediacy |
Window through | Window at |
Epistemologically : knowledge rests upon transparency (p. 70-71) | Epistemologically : knowledge rests upon opacity |
Psychologically : viewer feels that the medium has been erased | Psychologically : viewer has the impression that the medium has not been erased, on the contrary |
Reality (as presented through the window of the medium) is reached and experienced as authentic | ‘Experience of the medium is itself an experience of the real’ (p. 71) and authentic |
Unified perspective, suggestive of normative linear view | Multiples media (p. 31) and fragments viewer’s perspective, suggestive of deviancy and revolt to the normative and linear |
The focused gaze (p. 54, 81) | The shifting glance |
E.g. virtual reality experience of flying, such as a pilot training simulator | E.g. TV news reports |
121Il y aurait matière à développer ce tableau comparatif, et, dans une certaine mesure, on pourrait dire que les caractéristiques de immediacy sont plus proches du paradigme de la danse cosmique de Hayles, alors que celles de hypermediacy nous orientent vers les traits de Bertrand Gervais. Pour autant, et conformément au principe de la double logique proposé par Bolter et Grusin, il n’est pas étonnant que certains traits soient communs. On peut aussi souligner plusieurs aspects saillants déjà évoqués dans notre analyse d’une sérialité complexe : l’opacité qui marque le processus d’accès à la connaissance (et l’idée que l’episteme ne fait plus sens), la conscience du cadre et/ou du médium, l’interface comme effet, les points de vue multiples, le refus d’une perspective linéaire et normée, un point de vue instable et précaire : tous ces aspects ont été évoqués et ils définissent une hypermédialité que l’on retrouve dans les séries à narration complexe.
122On peut aussi rappeler que la question d’une (re)médiation est abordée par Galloway, même s’il se concentre sur l’interface, et que nous pouvons étendre cet aspect à l’œil-interface dans le cadre des séries télé à narration complexe. Galloway, on l’a vu, parle bien de « process or active threshold mediating between two states ». Si l’on combine les deux logiques (immediacy et hypermediacy), la « médiation » évoquée par Galloway pourrait inclure l’hypermédialité. L’œil-interface permettrait d’effacer le média (par disparition de l’écran) et de promouvoir la transparence et la proximité, non plus avec le réel mais avec le réel représenté. Ce n’est plus l’interface elle-même qu’il faut prendre en considération, mais bien l’effet qu’elle produit, même si cette dernière demeure centrale par sa récurrence en tant que symbole de notre culture de l’écran. Le seuil se matérialiserait mais la dynamique qui prévaut est celle du passage, de l’accès (« active threshold »/ « window through ») à une réalité autre qui est celle de la fiction mais qui réfracte notre réalité par anamorphose.
123On a vu que de Hayles à Gervais, le changement concerne la fragmentation. Or, on ne peut que constater que le principe même de la série télévisée (et de la sérialité) est l’interruption, certes suivie d’une reprise, mais qui va toujours mener à une nouvelle suspension. On est également dans le principe de l’intervalle. Les séries feuilletonnantes reposent même sur le fragment qui va se réinsérer dans un tout plus ou moins cohésif, puisque le continuum narratif tend de toute façon à créer un agencement des événements selon une chaîne signifiante, qu’elle soit causale ou pas. Les séries à narration complexe jouent particulièrement sur ce principe d’interruption ou de suspension. Elles en ont étendu le spectre des possibles. Par sa forme, la série joue en fait forcément de l’opposition entre ensemble et fragment : le fragment que constitue l’épisode a d’abord une unité interne puisqu’il représente aussi une entité en soi, mais il s’inscrit aussi dans l’ensemble d’une saison. Une esthétique de la tension entre autonomie du fragment (l’épisode) et dynamique de l’ensemble (la saison/la série) marque ces séries contemporaines, comme si la fin (et l’éventuelle promesse d’un tout cohérent) ne pouvait plus être un principe interruptif, qu’il fallait à tout prix et éternellement la repousser.
124Si la fin n’est plus un principe interruptif, elle ne s’appuie pas pour autant sur une cohérence, et certaines séries laissent des questions en suspens ou des aspects non résolus. Le découpage en saisons alimente cette suspension car les communautés de fans ne manquent pas de souligner les points non résolus via les réseaux médiatiques de différents types. On en a vu un exemple avec la fin de la saison 2 du Sherlock de la BBC et la façon dont les créateurs ont tenu compte de ces réseaux participatifs. Par ailleurs, deux exemples récents, ceux de Leftovers et de Sense8, montrent aussi le pouvoir qu’ont toujours les fans sur les grandes entreprises de productions audiovisuelles puisqu’ils sont capables d’exercer suffisamment de pression pour obtenir une saison (Leftovers)69 ou un épisode conclusif (Sense8, Timeless)70. Le principe interruptif n’est donc plus la prérogative des créateurs, outre le fait qu’une série peut tout simplement être annulée en cours de diffusion par manque d’audience, elle peut tout aussi bien reprendre sous la pression des spectatrices et spectateurs. On pense à nouveau ici à Twin Peaks, exemple de série interrompue puis reprise plusieurs années après les premières saisons. L’interruption fonctionne d’autant moins que le potentiel pour un prolongement existe toujours en fiction télévisée.
125L’une des façons de résoudre ce nouveau principe de la non-interruption (dont les causes vont de la raison purement comptable et économique aux impératifs de carrière des acteurs en passant par les priorités médiatiques) est de mettre en abyme la fin et le renoncement qui l’accompagne pour les récepteurs71. Le principe de non-interruption est alors mis en abyme dans la structure sérielle, avec des effets de boucles à l’image de la boucle interne à la saison 5 de Fringe qui correspond à un reset temporel inscrit dans une cyclicité, ou de celle proposée dans la saison 4 de Twelve Monkeys72. Autre possibilité, dans Person of Interest, la fin reste suspensive grâce au reboot potentiel que proposent les dernières images de la saison 5. Enfin, dans des séries comme Dark Matter, qui a pour spécificité d’avoir été annulée, la fin peut être projetée dans un épisode qui propose un flashforward sur la fin de la série. On assiste aussi, pour revenir à Fringe, à la stratégie inverse, soit la représentation symbolique d’une fin effective avec la mise en scène d’un processus de deuil. Il s’agit du passage symbolique d’une fin de la diégèse avec le sacrifice final de Walter Bishop (la fin est donc symboliquement incarnée par la disparition d’un personnage). Seule une trace (le dessin de la tulipe) demeure de cet acte symbolique de la fin. La série la plus connue pour cette mise en abyme de la fin est bien entendu Six Feet Under, dont le sujet même impliquait que la fin soit prise en considération de façon spécifique dans la clôture narrative.
Fans déguisés en GR manifestant devant HBO. Fans demandant le renouvellement de Sense8.

126Ces procédés inscrivent donc la série dans une suspension ou une cyclicité qui atteste de la disparition de la fin comme principe interruptif et qui confère à la fragmentation un statut particulier. Le fragment (et le principe même de la fragmentation) reste isolé et hétérogène, mais il peut ainsi acquérir le statut d’allégorie, au sens où Denis Mellier le propose au sujet des fictions postcataclysmiques en s’inscrivant dans le sillage de Walter Benjamin :
« L’allégorie est fragment parce qu’elle ne renvoie pas, pour Benjamin, à un texte ou un récit complet et transparent, mais creuse l’écart entre ce qu’elle exprime et l’ensemble absent, inaccessible qu’elle fait cependant entrevoir. “Les allégories sont dans le domaine des pensées, ce que les ruines sont dans le domaine des choses”, écrit-il dans les Origines du drame baroque allemand (1928). C’est donc l’inachevable de l’allégorie comme fragment qui se joue dans la collecte des objets, des livres, des images et qui nous renvoie non pas à la nostalgie de ce qui sera perdu, mais plutôt à l’incapacité de saisir le travail de pensées et l’agir qu’exigent ruines, fragments et allégories pour notre présent73. »
127La tulipe de la fin de Fringe est un exemple type de fragment allégorique qui renvoie à un tout qui ne peut être que symbolisé, qui est toujours déjà inatteignable. Un futur antérieur, similaire à celui de la SF, une contradiction temporelle, un fragment qui est la trace de cet « ensemble absent », qui, dans le cas de cette série, ne peut faire sens que pour les spectatrices et spectateurs (la tulipe ne fait pas – et ne peut pas faire – sens pour le personnage). La fiction s’adresse ici à la réalité tangible des récepteurs : la tulipe ne renvoie pas à l’ensemble d’une série comme « récit complet et transparent » ; si elle marque aussi une fi n, elle reste bien la trace de « l’inachevable de l’allégorie comme fragment ».

Focus : le cas Sense8 et le réseau humain
128Sense8 est la dernière série qui fait l’objet d’un focus. Comme les précédents, ce focus est en lien avec le chapitre sur l’esthétique car Sense8 est sans doute la série du corpus qui correspond le mieux à la notion de série d’auteur·e. Par ailleurs, elle relève bien à la fois de la détection et de la représentation des devenirs de l’humain qui passe par l’émergence d’une nouvelle espèce (les Homo sensorium) qui est une figuration du posthumain. Elle est en outre d’autant plus pertinente qu’elle propose des aspects divergents (ou plus radicaux) que ce que nous avons décliné dans les chapitres qui constituent cet ouvrage.
129On a évoqué plusieurs exemples de séries à narration complexe dans lesquelles l’un des enjeux est l’émergence d’une subjectivité numérique, qu’elle soit ancrée dans un corps ou non. La série Sense8 est singulière : elle représente l’émergence d’un collectif (et non plus d’un sujet) qui n’a rien à voir avec le numérique et les biotechnologies (ou presque puisque Nomi, Anita, sa compagne, et Bug, un ami, sont néanmoins des hackers de haut vol). La pluralité y est par ailleurs posée d’emblée et l’opposition nature/ culture sous-tend l’ensemble de la série. Sense8 met en scène un cluster de huit personnes éparpillées dans le monde et qui sont connectées par les sens74 (c’est ce qui définit l’espèce des Homo sensorium). Dans la saison 2, ce cluster enquête sur son origine, et notamment sur la sensate qui leur a donné jour (Angelica). Cette quête herméneutique les oppose à Whispers (alias le cannibale, surnom qu’il tient du fait qu’il est un clustercide, c’est-à-dire qu’il a tué et mangé les membres de son cluster d’origine)75.
130La particularité de cette série est donc d’introduire une entité plurielle connectée, mais la connexion entre les membres de ce groupe est sensorielle (et non technologique). Dans la saison 2, ce cercle spécifique est rattaché à d’autres clusters, l’ensemble constituant l’espèce à laquelle ils appartiennent. D’une certaine façon, cette forme de pluralité rappelle Orphan Black, et on retrouve une dynamique similaire de revendication d’une diversité niant la reproductibilité industrielle de toute entité (humaine ou non d’ailleurs) et le principe de la réplique puisque les clones sont censés être identiques. Dans Sense8, la pluralité est donnée d’emblée puisque les personnages du cluster viennent des quatre coins de la planète, de tous les continents, qu’ils sont de toutes les ethnicités, de diverses confessions, classes sociales et cultures et qu’ils s’inscrivent aussi dans la pluralité des identités sexuelles. Caractérisé par la diversité, le cluster est présenté d’une façon spécifique : ce n’est pas la science qui produit des individus, mais une naissance opérée naturellement au sens où Angelica donne naissance au cercle dans une église en ruine au cours des premières images de l’épisode 1 de la saison 1.
Savant fou et détective
Dans Sense8, le personnage de Whispers est aussi une figure de savant fou auquel s’oppose le personnage qui incarne la détection et l’enquête, Will Gorski. Même si cette série s’efforce de ne pas mettre l’accent sur une individualité particulière, la dichotomie entre enquêteur et criminel pose les deux personnages dans un rapport de proximité et de dualité typique des romans policiers traditionnels dans lesquels ils sont le reflet l’un de l’autre (on l’a vu avec Holmes et Moriarty). Il n’est pas étonnant que Whispers ait accès à Will, au point que dans toute une partie de la saison 2, ce dernier se drogue pour empêcher la découverte du lieu où ils se cachent. La proximité classique entre enquêteur et criminel est transposée dans Sense8 et opère via ce qui définit les sensitifs, le partage des sens.
131Ces premières images, qui ne sont pas du tout balisées pour le récepteur, montrent un corps qui se tord sous les douleurs de l’accouchement, allongé sur un vieux matelas dans un lieu sacré à l’abandon. L’ambiance nocturne, l’environnement, la présence d’un danger (concrétisé par le revolver caché près du matelas) pointent une esthétique gothique, voire de film d’horreur, ce que confirme la bande-son. Bien qu’on ne voie aucun nouveau-né, Angelica déclare à Jonas (qui apparaît soudainement à ses côtés comme par magie) qu’elle les voit. Immédiatement après cette déclaration, l’image la présente avec chacun de ses « enfants » (2 : 50-4 : 19) : les personnages du cluster, tous nés le même jour de leurs parents Homo sapiens respectifs, sont d’emblée représentatifs d’une diversité géographique et culturelle. Avec cette scène, ils sont par ailleurs inscrits dans une filiation, un processus de naissance qui « mime » une naissance biologique et non technologique.
132Dès cette séquence prégénérique, Angelica est par ailleurs opposée à Whispers mais la dichotomie entre identité et altérité est également introduite par la remarque de ce dernier « You’re one of us. » Le public s’interroge par ailleurs sur la nature du lien qui existe entre tous ces personnages avec qui Angelica interagit par la vue et la parole alors qu’elle est visiblement seule dans l’église en ruine où elle « accouche ».
S01E01 Sense8.

133Le début de la saison 1 se démarque de nombreuses séries contemporaines en proposant un pilote et des premiers épisodes qui ne dévoilent pas la nature du lien entre les personnages. Contrairement à la plupart des séries actuelles qui proposent un pilote ou un premier épisode construit de façon à immédiatement retenir l’attention des spectatrices et spectateurs en introduisant rapidement un cadre qui fait sens, Sense8 ne pose pas l’enjeu principal de son intrigue d’emblée et la signification de ce processus de naissance ne prend forme qu’au terme de plusieurs épisodes au rythme narratif relativement lent. Dès le premier épisode, on voit cependant certains personnages se substituer l’un à l’autre sans que ceux qui les entourent semblent le remarquer. Plusieurs scènes montrent un personnage devant un miroir qui ne le reflète plus mais donne à voir un reflet d’un autre membre du cluster. Par de classiques champ/contrechamp, on alterne ainsi entre être vu et voir et les personnages sont placés sur le même plan d’incompréhension du phénomène que les spectatrices et spectateurs.
134Le générique pose également un cadre spécifique qui va faire sens rétrospectivement. Au terme des premiers épisodes qui vont relier les personnages entre eux, le récepteur comprend que cette ouverture pose un cadre qui transcende territoires, nationalités, cultures et identités. Ce cadre est extradiégétique et propose une réflexion philosophique sur la nature du monde qui nous entoure. La circulation et la fluidité sont les deux dynamiques qui singularisent cette entrée dans la série, qui met par ailleurs aussi en avant le contact entre les individus. Le rythme musical de la bande-son va crescendo et l’enchaînement entre les vignettes s’accélère, comme pour illustrer le fait que, quel que soit le rythme que le monde globalisé impose, le contact entre humains, la beauté d’un site naturel ou symbolique, sont les vecteurs d’une autre appréhension du monde et des êtres. La relation de l’être au monde et d’un être à un autre semble alors s’inscrire dans une danse, qui n’est certes pas cosmique (au sens d’une transcendance), mais qui ancre au contraire le contact dans un rapport aux sens, au corps et au présent.
Sense8, S01E1 et S01E02.

Générique Sense8.

135On a évoqué le rythme relativement lent des premiers épisodes de la saison 1 qui, d’une certaine façon, propose une exposition du cluster, qui est aussi le personnage principal de cette série. On apprend en parallèle de cette présentation l’existence d’au moins un autre cluster, celui d’Angelica, dont les membres ont été en partie décimés. La première saison retrace l’émergence du nouveau cluster, la prise de conscience par ses membres de leur spécificité que spectatrices et spectateurs découvrent à un rythme qui est aussi celui des personnages. La saison 1 se termine sur une situation de blocage car l’ennemi dont ils cherchent à se protéger a réussi à entrer en contact avec l’un d’entre eux, Will, le policier. Ce contact établi donne à Whispers la possibilité de traquer Will où qu’il se trouve et cette situation met en danger l’ensemble des membres du cercle. La saison 2 propose une intrigue qui retrace l’émancipation du groupe de sensitifs et leur participation à une lutte qui prend une dimension plus globale. Ils cherchent à se protéger mais aussi à préserver d’autres sensates qui s’opposent également aux projets de Whispers. Une galerie de personnages hauts en couleur se joint à eux avec, par exemple, l’Écossais Mister Hoy qui entre en contact avec Riley Blue, ou Puck, autre sensitif que l’on pourrait qualifier d’hédoniste puisqu’il cherche avant tout les rapports sexuels (si possible orgiaques) avec d’autres sensitifs. Tous ces Homo sensorium se « connectent » les un·es avec les autres par ECC (Eye Contact Connection). Une fois la connexion établie, ils partagent sensations et réalité spatio-temporelle. Puck se vante par exemple d’être en contact avec 387 autres sensitifs.
136Comme souvent avec les détectives posthumains, les personnages vont aussi devenir des herméneutes en quête de leur propre origine, soit celle d’une espèce distincte de l’espèce humaine. M. Hoy introduit une perspective temporelle et historique car il était présent à l’époque de la fondation de la BPO (Biologic Preservation Organization) par Ruth El-Saadawi et il a fait partie de l’organisation jusqu’à ce que cette dernière change de fonction et de nature :
« – After weeks of haggling, walk-outs, and bullying, the Biologic Preservation Organization was born.
– How do you know all of this ?
– I was there. I assisted Ruth El-Saadawi in drafting the initial charter and guidelines for research into sensacity. Signatories guaranteed human rights to sensoriums and agreed not to deploy them for military needs76. »
137Hoy et Puck sont aussi des sensitifs qui appartiennent à d’autres cercles, tout comme Lila dont le cluster travaille pour Whispers. Ils permettent d’inscrire le cluster-personnage principal dans l’entité plus vaste de l’espèce et de leur donner une histoire et une généalogie de sorte qu’une approche anthropologique apparaît. Elle est étayée par la rencontre entre Nomi, Amanita et un professeur enseignant cette discipline (S02E01, 4 : 49-6 : 10). Au fil des deux saisons que compte la série, la perspective s’élargit et l’on est amené à constater que cette espèce cherche aussi à se protéger depuis des décennies, à l’image de M. Hoy qui vit en reclus et en prenant des « bloqueurs » (qui bloquent le contact sensoriel entre sensitifs).
138Dans la saison 2, « the old man of Hoy » est aussi l’un des personnages qui apporte des explications sur les sensitifs et l’espèce à laquelle ils appartiennent. Tout comme il a assisté à la fondation de BPO en 1952, il est aussi le porte-parole de l’Archipel, un réseau de contacts et un outil de recherche qui donne aux sensitives et aux sensitifs un réseau de communication que Hoy compare à Google :
« Nous sommes un réseau qui s’étend sur le monde entier. L’archipel, on nous appelle. Isolés en surface mais connectés en profondeur. Je demande à une connaissance, qui demande à une connaissance, qui demande… Vous voyez le principe. Les sapiens ont inventé Google dans les années 90. On l’a depuis le néolithique77. »
139Ce « réseau », qui n’a donc aucun caractère technologique, va leur permettre de localiser Whispers. Cette facette est typique de Sense8 qui prend le contrepied des séries mettant en scène des univers où la communication et l’échange par les réseaux technologiques sont hyperrapides et exhaustifs. Fluidité, contact, échange ne sont plus la seule résultante d’un monde écranique et hyperconnecté (même si Nomi reste un personnage de hacker) mais le fruit d’un contact spécifique entre des êtres qualifiés de « non-humain », peut-être justement parce qu’ils illustrent un contact d’une autre nature, un contact ancré dans les sens, soit la phusis et non la techne.
140Sense8 est une série dont le principe est celui de la connexion et de la disparition des frontières de tout type. Ainsi, les membres d’un même cercle peuvent entrer en présence les uns des autres même si des milliers de kilomètres les séparent. Cette spécificité permet d’introduire des effets comiques, par exemple lorsque Lito est assailli par la dépression suite à son coming out et aux déboires professionnels induits. Il erre alors, en pyjama barboteuse, dans la réalité de chacun des membres du cluster (épisode 7).
141Les frontières spatiales n’existent plus et les personnages circulent d’un pays et d’un continent à un autre. Ils peuvent être présents sensoriellement avec les membres de leur cluster ou des sensitifs qui sont entrés en contact visuel avec eux. Tous les sens sont susceptibles d’établir ce contact : ils peuvent s’entendre, se voir, se sentir, se parler et ils « vivent » les émotions des autres membres de leur cluster. Lorsque Sun est agressée en prison et que les sbires de son frère essaient de la pendre, tous les membres du cercle ressentent la corde qui est sur le point de l’étrangler. Lorsque Wolfgang est torturé ou, dans le finale de la série, lorsque Kala tombe sous les balles, le même phénomène de ressenti simultané apparaît. Les frontières spatiales, que ce soit celles du corps avec la frontière de la perception individuelle, ou celle du territoire où ce corps se trouve, sont annihilées. Les membres du cercle peuvent aussi se substituer les uns aux autres lorsqu’une capacité ou un talent spécifique est requis. Ainsi, lorsque Sun se déguise en serveuse pour tuer son frère au Gala Bak dans la saison 2, elle a un handicap car elle ne connaît rien sur la fabrication de cocktails. Lito, dont c’est l’une des spécialités, va devoir la remplacer alors qu’il est en plein processus de sélection pour un rôle. Lorsqu’elle se lance aux trousses de son frère en moto, c’est Capheus qui initie la poursuite en devenant le pilote. Quand Riley enquête sur Angelica à Chicago, Will se substitue à elle à plusieurs reprises. De même, lors de l’attentat contre Capheus, Will prend les commandes d’une situation d’urgence où l’analyse de la situation et des risques doit être rapide et imparable. Ces substitutions entre personnages sont d’autant plus fluides en fiction visuelle que l’image permet de remplacer un personnage par un autre dans une même séquence. Aussi, lors de la poursuite du frère de Sun, c’est Capheus qui pilote mais on revoit rapidement Sun aux commandes de la moto avant d’y voir Nomi en passager, car elle suit la course poursuite par ordinateur (le « We need eyes on this » de Nomi se matérialise par sa présence sur la moto). La co-présence des personnages dans un même lieu alors que plusieurs milliers de kilomètres les séparent est mise en scène de plusieurs manières : substitution et ajout de personnages, cumul et/ou relais entre plusieurs personnages.
Saison 2 Épisode 7.

S02E10.

142Au cours de leur (en) quête, les personnages vont donc retracer l’histoire de leur génitrice et de son combat contre Whispers. Ce sont alors les frontières temporelles entre passé et présent qui disparaissent. L’épisode 3 de la saison 2 se conclut par ce qui semble d’abord être un rêve de Will, où il voit Angelica et des membres de son cluster, dont Jonas. Nomi apparaît ensuite dans ce « rêve » que Will requalifie rapidement en souvenir.
143Will peut donc « revivre » des souvenirs d’Angelica et, dans cet exemple, il se rend compte que Nomi est également réceptrice. Le souvenir change de statut et devient dans cette scène un événement diégétique puisqu’on voit ensuite Jonas sur le point d’être lobotomisé par Whispers. C’est alors Jonas qui apparaît dans le lieu où se trouvent Will et Riley (et dont Nomi partage la perception) pour leur faire ses adieux. La frontière temporelle entre passé et présent diégétiques disparaît et, une fois que la nature de ces premières images est posée (« It’s a memory »), ce sont ensuite les frontières spatiales qui tombent. Nomi partage le souvenir avec Will qui se perçoit sur la table d’opération à la place de Jonas : nous sommes alors passés d’un souvenir à un acte qui est en train de se produire. On retrouve ce phénomène dans l’épisode 6 de la saison 2, après que Hoy a retracé la généalogie de BPO : Nomi voit des souvenirs d’Angelica à son chalet (S02E06, 1 : 01 : 34-fin) et ces images expliquent le décès de Raoul. Dans un premier temps, c’est donc la distinction temporelle entre passé et présent qui disparaît puis, dans un second, les membres du cluster apparaissent les uns après les autres sur ce même lieu.
S02E03, 52 : 10-54 : 30.

144Les frontières temporelles et spatiales peuvent tomber, tout comme les frontières de la perception individuelle. Mais cette capacité à annihiler les distinctions d’espace-temps ne concerne que les sensitives et sensitifs. Elle permet d’introduire une distinction entre espèces humaines et Homo sensorium. On retrouve la dichotomie entre altérité et identité (ou us and them) pour opposer les deux espèces :
« Lorsque les sapiens se sentent en sécurité, ils sont les plus sympathiques du monde. Cependant, alimentez leurs démons intérieurs, faites-leur peur, trouvez-leur des raisons de se distinguer de l’altérité, et vous verrez alors ces mêmes sapiens lâcher des bombes sur des villes entières, piloter des avions tout droit dans des tours and envoyer gaiement des millions de leurs semblables dans des chambres à gaz. Et il s’agit là juste de ce qu’ils sont capables de faire à leur propre espèce. Imaginez ce qu’ils seraient capables de faire à une espèce complètement différente ! C’est pourquoi Ruth préconisait le secret le plus total78. »
145Les Homo sensorium se définissent par la capacité à co-ressentir alors que les humains sont ici présentés comme des créatures qui cherchent systématiquement à se distinguer des « autres » (« find reasons for them to divide themselves from otherness »), à imposer une dualité entre identité et altérité. Pour les sensates, en revanche, l’absence de frontière entre les corps permet un partage total des sensations et la disparition de la distinction entre soi et l’autre, même si cela vaut aussi pour la peine et la douleur : on l’a vu lorsque Sun subit une tentative de pendaison (S02E02) ou que Wolfgang est torturé par Whispers (S02E10).
146Il y a une spécificité liée à ce partage des sens : lorsque des couples de sensitifs se forment (Will et Riley, Wolfgang et Kala), leurs rapports amoureux acquièrent une dimension particulière car chacun peut ressentir toutes les sensations de son partenaire en même temps que les siennes. Cette osmose sensorielle ne se limite pas aux couples et la série s’est aussi fait connaître pour ses scènes d’orgie sexuelle, la première se déroulant dans l’épisode 6 de la saison 1 entre deux hommes hétérosexuels, une transsexuelle lesbienne et un homosexuel. Déjà dans cette scène, les déclencheurs sont des scènes d’amour (ici Lito et Hernando d’une part et Nomi et Amanita d’autre part). La scène similaire de l’épisode de Noël réunit, elle, tous les sensitifs du cercle, même si elle commence aussi par trois couples, Will et Riley d’abord, Lito et Hernando ensuite, puis Nomi et Amanita.
147Les orgies de la série soulignent un dépassement des liens sexuels et remettent en cause les catégories d’identités sexuelles et de sexualité. Dans un premier temps, l’opposition entre humains et sensitifs s’étend aussi aux proches des membres du cluster. Lito ou Kala ne parlent pas des spécificités de leur espèce à leurs partenaires respectifs, tandis que Nomi, elle, le dit assez rapidement à Amanita. Le finale de la saison 2 va élargir le « cercle » à des humains puisque plusieurs des personnages humains qui avaient été maintenus dans l’ignorance ont accès à la nature des sensates. Dans la dernière scène d’orgie sexuelle, le mari de Kala (par exemple) a conscience de sa participation79, alors que dans les scènes précédentes, seuls les membres du cercle ressentaient le plaisir des autres membres. Ces scènes sont aussi marquées par une recherche esthétique qui vise à mettre en valeur l’échange et le partage des sensations plus que les corps eux-mêmes : couleurs chaudes, fluidité chorégraphique des corps, harmonie des mouvements, le récepteur assiste à la création d’une œuvre d’art. Ces scènes font aussi participer spectatrices et spectateurs en conférant une universalité à ce partage des sens qui dépasse les liens sociaux (dans l’exemple de Kala, le mariage) pour promouvoir le partage plutôt que l’exclusivité.
148La scène finale de la série souligne également la nécessité d’une ouverture à l’autre. Apothéose du finale, symboliquement situé à Paris en haut de la tour Eiffel, on y assiste à une cérémonie : le mariage entre deux femmes de deux espèces distinctes et le discours de l’officiante est révélateur de l’idéal de tolérance et d’ouverture qui fonde cette série80.
Sense8, épisode de Noël.

149Sense8 est une série engagée et qui revendique ses positionnements politiques, avec par exemple la situation politique en Afrique telle qu’elle est traitée via le personnage de Capheus, la question de l’industrie pharmaceutique en Inde et de ses profits dans le cadre des traitements contre le sida, ou les réfugiés syriens en Grèce. Les approches essentialistes81 des questions de genre et d’identité sexuelle (qui ont trouvé une nouvelle résonance ces dernières années, en France comme aux États-Unis) sont clairement dénoncées par le propos même d’une série qui expose la nécessité du partage, de l’ouverture, de la bienveillance et de la tolérance entre les êtres, quelle que soit leur espèce, leur identité, leur couleur, leur culture, ou tout autres éléments que l’on pourrait utiliser pour stigmatiser une catégorie ou une autre. Les orgies sexuelles et les substitutions entre les personnages disent cette nécessité de refuser toute intersectionnalité.
150En ce sens, Sense8 s’inscrit peut-être dans l’émergence d’une tendance. Des séries comme Orange is the New Black82, par exemple, témoignent d’une contemporanéité des questionnements relatifs au sexe, aux classes sociales et à l’origine ethnique. Le discours engagé sur les questions de sexe est principalement porté dans la série par la parole de Nomi et les événements qui marquent la vie de Lito. Nomi, incarnée à l’écran par une actrice (Jamie Clayton) trans et lesbienne, évoque à plusieurs reprises les discriminations et le manque de tolérance. Elle participe à la Gay Pride dès le second épisode de la saison 1 et déclare sur son blog : « Today I march to remember that I’m not just a Me, I’m also a We, and we march with pride » (8 : 30). Lors du mariage de sa sœur (S02E08, 4 : 23-9 : 00), en particulier, Nomi revient sur la discrimination dont elle a fait l’objet et sur sa difficulté à exister dans une famille qui l’a rejetée.
151Lito est le second personnage qui permet de filer tout au long de la série une réflexion sur les discriminations que subissent les homosexuels. Le personnage illustre également la difficulté à faire face à la pression socioprofessionnelle. Acteur de feuilletons dans lesquels il joue des rôles de séducteur aux pieds duquel tombent toutes les femmes, Lito cache sa sexualité jusqu’à la fin de la saison 1. Il va ensuite affronter les conséquences de son coming out, et participer en tant que vedette principale à la Gay Pride de São Paulo83. Nomi et Lito sont emblématiques des discriminations subies pour non-conformité à la norme hétérosexuelle cisgenre mais la Gay Pride de São Paulo (S02E05) propose un aparté dans les différentes formes de brimades et rejets dont ils font l’objet. Là encore, l’ensemble du cercle est réuni et ce moment d’authenticité pour Lito est co-partagé par le collectif emblématique de la diversité que représente le cluster. La fiction se mêle au réel puisque ces scènes ont été tournées pendant la Gay Pride : le message politique est très clair, la libération de Lito est celle du cluster et plus généralement celle des LGBTQ+, mais elle est avant tout universelle.
S02E05.

152Sense8 est une série dont l’originalité est reconnue. Elle s’inscrit dans les séries d’auteur·es mais pas uniquement du fait qu’elle a été créée par deux cinéastes connues pour leurs longs métrages. On peut cependant préciser que, depuis The Wire, les séries à narration complexe sont souvent la création d’auteur·es qui se distinguent par l’esthétique qu’ils ou elles proposent et une réflexivité qui implique la spectature. Six Feet Under, Breaking Bad, Hannibal, Fringe, Mr. Robot ou Person of Interest en sont des exemples avérés.
153Les sœurs Wachowsky proposent avec Sense8 une série dans laquelle on retrouve les caractéristiques du art cinema qui fait des spectatrices et spectateurs des participants actifs (au sens où tout le monde est concerné par la dynamique de libération) dans un processus narratif complexe et qui se caractérise aussi par une exposition lente et graduelle des enjeux de l’intrigue. La recherche esthétique que propose la série est indéniable et la généricité de l’œuvre est complexe. Sense8 aborde des questions ultra-contemporaines en lien avec le contexte culturel et politique, en premier lieu les enjeux intersectionnels, mais la portée de cette série est spécifique tant la diversité des personnages du cluster ouvre des perspectives qui dépassent aussi les limites d’une nation, d’un continent ou les oppositions entre pays dits développés ou pas. Si les sensates sont une figuration du posthumain, la spécificité de la série reste de ne pas recourir à la technologie mais d’ancrer les devenirs de l’humain dans le sensoriel et le corps (plutôt que la raison et l’esprit), le collectif et le partage mais aussi et avant tout dans l’ouverture à l’autre. Les substitutions entre personnages sont ainsi mises au service d’une revendication commune et de ce refus de l’intersectionnalité, en particulier dans l’épisode 1 de la saison 2 lorsque Capheus et Lito sont interrogés par des journalistes sur des questions de sexualité ou de couleur (7 : 21-12 : 47) et que tous les personnages se relaient les un·es les autres pour dénoncer les étiquettes et poser une question bien plus fondamentale : « Who am I ? », qui est aussi le titre de l’épisode. Sense8 est peut-être la série qui illustre le mieux le dépassement des binarismes qu’appellent de leurs vœux les philosophes féministes.

Notes de bas de page
1 Bordwell David et Thompson Kristin, Film Art : An Introduction, [1979] New York, McGraw-Hill Higher Education, 2003 (7e édition) et Film History : an Introduction, [1994], NY, McGraw-Hill, 2002.
2 Bordwell D., Narration in the Fiction Film, The Univ of Wisconsin Press, 1985, p. 228-230.
3 Ibid., p. 205.
4 « Permanent and suppressed gaps, […] exposition is delayed and distributed to a greater degree ; […] the narration tends to be less generically motivated », Ibid.
5 Ibid., p. 211.
6 « […] what Mittell calls its “operational aesthetics” (i.e its reflexivity, and metafilmic, metatextual, and metatelevisual images and discourse) […]. » Michlin M., « More, more, more… . », art. cit., p. 9.
7 On pense aussi à la voix de June dans Handmaid’s Tale, qui a une spécificité car elle fait écho à la voix narrative de la narratrice homo-diégétique du roman et cet hypotexte a une influence sur la perception de spectatrices et spectateurs qui auraient lu le roman d’Atwood avant de voir la série.
8 La centralité du personnage en fiction sérielle et/ou filmique a aussi été soulignée par Mittell et Pearson : « Nearly every successful television writer will point to character as the focal point of their creative process and how they measure success – if you can create compelling characters, then engaging scenarios and storylines will likely follow suit. In a statement echoing dozens of similar interviews with showrunners, Lost co-creator Damon Lindelof states, “It’s all about character, character, character… Everything has to be in service of the people. That is the secret ingredient of the show.” » Mittell J., Complex TV, « Character », § 2, consultable sur le site : http://mcpress.media-commons.org/complextelevision/character/ (11/06/18).
9 Bordwell D., Narration in the Fiction Film, op. cit., p. 228.
10 Beer G., Open Fields, op. cit.
11 C’est aussi le tournant qui marque la saison 2 de Westworld, où la rhétorique qui oppose us and them devient centrale.
12 Voir Besson A., D’Asimov à Tolkien, Cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS Éditions, 2004.
13 Sur la littérature jeunesse, voir les ouvrages d’Anne Besson.
14 Les modes de construction du personnage sériel ont été analysés en parallèle de l’approche de Mittell sur la complexité narrative. Voir Pearson Roberta, « Anatomising Gilbert Grissom : The Structure and Function of the Televisual Character », dans Allen Michael, Reading CSI : Crime TV Under the Microscope, Londres, I.B. Tauris, 2007.
15 Michlin M., « More, More, More… », art. cit.
16 Serroy J. & Lipovetsky G., L’Écran global…, op. cit.
17 On a déjà cité Galloway : « The computer is not an object, or a creator of objects, it is a process or active threshold mediating between two states. », Galloway A., The Interface Effect, http://art.yale.edu/file_columns/0000/1404/galloway_alexander_r_-_the_interface_effect.pdf, p. 23.
18 Voir S03E03.
19 L’extrait évoqué se situe de 22 : 33 à 22 : 55.
20 Les travellings sont très souvent utilisés pour ces déplacements virtuels. On trouve le même type de techniques dans Person of Interest, mais aussi en long métrage, par exemple dans Anon, Andrew Niccol, 2018.
21 Voir Regnauld Arnaud, communication au colloque de Cerisy « Posthumain et subjectivités numériques », juin 2016.
22 « Reflexivity is the movement whereby that which has been used to generate a system is made, through a changed perspective, to become part of the system it generates. », Hayles K., How We Became Posthuman, op. cit.
23 On pense ici à Mr. Robot et la figure du hacker, qui n’est pas à proprement parler un sujet numérique mais qui est aussi une figure de l’hybridité. Voir Boof-Vermesse I., Freyheit M., et Machinal H. (éds.), Hybridités posthumaines : cyborgs, mutant/e/s, hackers, op. cit.
24 Larsonneur C. et al., Le Sujet digital, op. cit., p. 12.
25 C’est l’un des rares exemples où l’espace virtuel est un lieu de protection et de repli, ou, du moins, un lieu où le personnage dispose d’une liberté certaine et qui devient aussi un lieu de reconstruction de soi. L’autre exemple que l’on peut évoquer ici est le monde virtuel de Caprica.
26 La série Dark Matter introduit un univers parallèle dès l’épisode 8 de la saison 2 et cet aspect réapparaît dans la saison 3.
27 Voir saison 4 épisode 10, 32 : 56 à 34 : 00.
28 Voir aussi la série Star Trek Discovery, épisode 7, où seul le Lieutenant Stamets a conscience d’être pris au piège d’une boucle temporelle. Plus généralement, il s’agit là d’un trope télévisuel des séries de SF, comme le fait remarquer Elaine Després dans son article sur les stand alone. Voir Després Elaine, « Les épisodes autonomes : écarts formels et narratifs dans X-Files et Buffy the Vampire Slayer », dans Favard Florent et Machinal Hélène (éds.), La sérialité(s) en question, TVSeries 15, 2019, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/tvseries/3388.
29 37 : 01, S03E12.
30 Ascension, Philip Levens & Adran A. Cruz, Syfy, 1 saison (6 épisodes), 2014.
31 L’improvisation est le terme, et plus généralement le champ sémantique, utilisé dans Westworld lorsque les androïdes s’émancipent.
32 Butler, Judith, « Performative Acts and Gender Constitution : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », dans Performing Feminisms : Feminist Critical Theory and Theatre, Case Sue-Ellen (éd.), Baltimore, Johns Hopkins UP, 1990, p. 272.
33 Voir les ouvrages sur le récit policier, entre autres ceux de Felman S. (op. cit.) et Dubois Jacques, Le Roman policier ou la modernité, Paris, A. Colin, 1992, consultable en ligne : https://imchfulvie.firebaseap.com/37/Le-roman-policier-ou-la-modernit%C3%A9.pdf.
34 On peut aussi citer : « Pendant des siècles, le sujet s’était d’abord défini par sa lignée, centrée sur la transmission du nom et des biens, ou plus récemment par son œuvre, comme en atteste la notion d’auteur. », Larsonneur Claire et al., Le Sujet digital, op. cit., p. 6.
35 On peut mentionner les épisodes 13 et 14 de Jake 2.0 dans lesquels le personnage est soumis à une surtension magnétique qui affecte les nanites (qui font de lui un humain augmenté) et fait perdre à l’agent toute mémoire de son passé. Le personnage devient donc « autre » et étranger à lui-même, non pas du fait de son augmentation par la technologie mais parce qu’il a perdu tout ancrage dans le passé et le temps chronologique du vécu.
36 Després Elaine, « La sentience des androïdes : de Star Trek à Westworld », dans Boof-Vermesse I. & Chassay J.-F., L’ âge des postmachines, Montréal, PU de Montréal, 2020.
37 Évidemment, le cas de Mark Benford dans Flashforward est l’un des cas les plus pertinents puisque toute l’enquête dépend des images qui lui reviennent de son flashforward. L’enquête repose littéralement sur lui et sur sa mémoire visuelle, l’histoire (au sens de récit) aussi.
38 « Time Jumps », Vanity Fair, 2014. Paul Booth, Time on TV, 2012, vidéo consultable à : https://vimeo.com/46634429 (21/09/18).
39 Lifschutz V., « Mémoire en série », dans Després E. & Machinal H. (eds), L’ imaginaire en séries I, op. cit.
40 La saison 2 de Westworld reprend cette question d’un métarécit, mais la dynamique n’est plus celle de la rébellion, il s’agit plutôt de trouver un refuge qui coupe définitivement les androïdes du monde. On se rapproche du motif du sanctuaire que l’on retrouve dans Flashforward ou dans Dark Matter.
41 La saison 2 de Handmaid’s Tale propose un développement intéressant avec les lettres-témoignages clandestines des servantes que Nick réussit à faire passer au Canada et qui sont ensuite diffusées sur internet. Les fragments de vie (qui sont autant de messages de détresse) que sont ces récits individuels en arrivent à constituer ainsi à la fois un récit collectif et une identité collective.
42 « Il y a aussi le plaisir plus modeste de la reconnaissance des indices et des objets de notre monde courant que nous cessons de percevoir vraiment dans une cécité de proximité. Avec frisson et nostalgie, la fiction postap nous rassure finalement sur notre propre culture en jouant – comme toute transtextualité référentielle dans la culture pop – d’effets de connivence avec le matériau culturel. […]. Du point de vue de la réception, toute fiction postap est “janiforme” et relève du temps oxymorique dont parle Schwartz : dans le temps diégétique elle désigne le passé disparu réapparaissant sous le signe résiduel de l’objet ou du média ; mais dans le temps de l’usager, lecteur ou spectateur, la fiction projette le quotidien et le quelconque sous l’espèce de son devenir vestige, de son actualisation projective en un objet qui est tout à la fois signe du plus banal des artefacts pour notre temps et du plus haut prix pratique et/ou symbolique dans celui des survivants. », ibid.
43 http://www.imdb.com/title/tt2758950/episodes (21/12/15). On retrouve la référence à Huxley dans le titre du dernier épisode du volume 5 de Heroes.
44 Nous traduisons. A. Huxley, Brave New World, chap. 1, http://www.huxley.net/bnw/one.html (25/07/18).
45 Les ouvrages de Serres M., Hominescence, op. cit., Lecourt D., Humain, Posthumain, op. cit. et Michaud Y., Humain, inhumain, trop humain, op. cit. soulignent la dimension politique inhérente à l’impact des biotechnologies à la fois sur l’individu et sur la société. « […] en agissant sur la reproduction, nous sommes aussi à l’affût des possibles bénéfices pour nous-mêmes. Tels sont les enjeux du clonage thérapeutique, des recherches sur les embryons et le développement des cellules souches en vue de thérapies cellulaires de toutes sortes : comme s’il s’agissait de mettre en place des usines de fabrication des pièces détachées du vivant » (Michaud Y., op. cit., p. 16). Outre la dimension industrielle (déjà présente chez Huxley), c’est la réduction de l’humain à une « pièce détachée » qui mène souvent dans la fiction à une représentation d’un être mutant (clone, cyborg, androïde, peu importe du moment que l’être représente une variation biotechnologique de l’humain organique) réduit à l’esclavage ou, s’il est représenté dans un collectif, à un sous-prolétariat. Thierry Hoquet propose, dans cette continuité de la pensée philosophique actuelle, la catégorie de bétail, qui, notons-le, nous ramène aux questions d’élevage et de domestication de l’espèce discutées par Sloterdijk et Michaud.
46 « “And this,” said the Director opening the door, “is the Fertilizing Room.” Bent over their instruments, three hundred Fertilizers were plunged, as the Director of Hatcheries and Conditioning entered the room, in the scarcely breathing silence, the absent-minded, soliloquizing hum or whistle, of absorbed concentration. A troop of newly arrived students, very young, pink and callow, followed nervously, rather abjectly, at the Director’s heels. Each of them carried a notebook, in which, whenever the great man spoke, he desperately scribbled. Straight from the horse’s mouth. It was a rare privilege. The D. H. C. for Central London always made a point of personally conducting his new students round the various departments. », A. Huxley, Brave New World, chap. 1, http://www.huxley.net/bnw/one.html, (22/12/15).
47 On peut rapprocher cette idée d’une « image-matrice » de la notion d’archétype telle que la développe Jean-Jacques Lecercle dans son propos inaugural au volume Le Savant fou. Lecercle J.-J., « Généalogie du savant fou », dans Machinal H. (éd.), Le Savant fou, op. cit.
48 Même si c’est Otto Rank qui pose la notion de numineux dans Le sacré, nous serions dès lors dans la logique jungienne de l’archétype qui renvoie à une symbolisation de l’espace.
49 On retrouve cette symbolique dans la fresque peinte du générique de The Leftovers.
50 On a déjà observé cette inversion de la perspective dans les génériques de The 100 et de The Leftovers.
51 C’est dans le second des films de la trilogie que l’enjeu politique apparaît plus distinctement et qu’elle prend surtout la dimension d’une lutte collective.
52 Rappelons l’ambiguïté du terme allemand soulignée par Yves Michaud : « le titre même de l’essai est ambigu est d’emblée inquiétant. Il peut en effet se référer aussi bien au zoo humain, aux parcs de loisirs et à thème du type Disneyland, aux camps de concentration et de regroupement qu’aux parcs aménagés par les hommes pour y abriter leur détente dans la sérénité, leurs jeux esthétiques et leurs rapports poétiques à la nature. » Michaud Y., Humain, inhumain, trop humain, op. cit., p. 19.
53 « ‘Bokanovsky’s Process’, repeated the Director […]. ‘One egg, one embryo, one adult-normality. But a bokanovskified egg will bud, will proliferate, will divide. From eight to ninety-six buds, and every bud will grow into a perfectly formed embryo, and every embryo into a full-sized adult. Making ninety-six human beings grow where only one grew before. Progress.’ […] He pointed. On a very slowly moving band a rack-full of test-tubes was entering a large metal box, another, rack-full was emerging. Machinery faintly purred. […] ‘Bokanovsky’s Process is one of the major instruments of social stability !’ Standard men and women ; in uniform batches. The whole of a small factory staffed with the products of a single bokanovskified egg. ‘Ninety-six identical twins working ninety-six identical machines !’ The voice was almost tremulous with enthusiasm. ‘You really know where you are. For the first time in history.’ He quoted the planetary motto. ‘Community, Identity, Stability.’ Grand words. ‘If we could bokanovskify indefinitely the whole problem would be solved.’ Solved by standard Gammas, unvarying Deltas, uniform Epsilons. Millions of identical twins. The principle of mass production at last applied to biology. » Huxley A., op. cit. chap. 1, la traduction proposée est reprise de : https://www.ebooksgratuits.com/pdf/huxley_le_meilleur_des_mondes.pdf, p. 24.
54 On notera aussi ici le cliffanger que suscite cette fin de saison…
55 Bouvier Mathieu, Pour un atlas des figures, http://mathieu.mathieu.free.fr/pourunatlasdesfigures/articles/image-et-temps/limage-dans-le-temps/limage-cristal.html (22/12/15).
56 Ibid. (la note 6 de la citation est la suivante : Deleuze Gilles, L’Image-temps, Paris, éditions de Minuit, 1985, p. 106.) Nous soulignons.
57 On pourrait aussi ajouter que les deux premières saisons sont aussi la preuve que le point de vue est bien plus nuancé. Dans chacune des saisons, on peut ainsi rappeler que les univers diégétiques proposent des microcosmes sociétaux où la dimension collective est omniprésente.
58 On trouve la référence au roman de Huxley dans de nombreuses séries de SF, en particulier dans le titre des épisodes. Par exemple, S01E02 de Colony (Cartlon Cuse & Ryan Condal, USA Network, 3 saisons, 2016-2017, 3 saisons) ou Heroes dans S04E18.
59 Bolter J. D. & Grusin R., Remediation : Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1999.
60 Ibid.
61 Il est intéressant de souligner la récurrence de certaines de ces déclinaisons de l’espace-temps dans les séries de SF contemporaines. Les voyages dans le temps, dans des espaces parallèles ou inconnus, des espaces virtuels, ou des espaces oniriques sont repris dans de très nombreux exemples, à l’instar de la dernière série Star Trek, Discovery. On peut aussi citer Counterpart et The OA (Netflix, 2016-2019, 2 saisons).
62 « They argue that new visual media achieve their cultural significance precisely by paying homage to, rivaling, and refashioning such earlier media as perspective painting, photography, film, and television. They call this process of refashioning “remediation” » (https://0-mitpress-mit-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/books/remediation, consulté le 01/08/18) présentation de l’ouvrage de Bolter et Grusin.
63 On pense aussi ici à l’analyse de Umberto Eco dans « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et postmoderne », https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1994_num_12_68_2617 (15/08/18).
64 http://archee.qc.ca/ar.php?page=imp&no=216. Compte rendu de la séance « Remédiation/mise en abîme » par Jean Klucinskas (consulté le 03/08/18).
65 « Defined by Paul Levenson as the “anthropotropic” process by which new media technologies improve upon or remedy prior technologies. We define the term differently, using it to mean the formal logic by which new media refashion prior media forms. » (nous traduisons), Bolter et Grusin, op. cit., p. 273.
66 « […] these inset forms of remediation point to the series not merely as a “window” onto gay life but as a work of art, constantly adapting and readapting, paying homage to other forms of art, and inscribing itself in an artistic tradition as well as proclaiming its novelty », Michlin M., « More, more, more… », art. cit., p. 10.
67 Dobson Stephen, « Remediation. Understanding New Media », http://seminar.net/images/stories/vol2-issue2/review_remediation_dobson.pdf (consulté le 03/08/18).
68 Ibid., p. 2.
69 https://variety.com/…/tv/…/leftovers-season-3-fans-campaign-costume-hbo-12016557 (15/08/18).
70 Ce phénomène remonte au moins aux années 1990. Pour les exemples cités, voir : « A huge fan backlash to the original decision to cancel forced Netflix to offer this reprieve, giving the cast and crew one last opportunity to “gather the cluster” », RadioTimes, https://www.radiotimes.com/news/2018-06-08/sense8-series-finale-netflixreviews-fan-reactions/ (15/08/18).
71 « Somes [series] stage a mourning process or a rite of passage that explicitely mirrors the viewer having to “let go” while becoming a depository and passer-on for the series. » Michlin M., « More, more, more… », art. cit., p. 11.
72 Twelve Monkeys, Terry Matalas & Travis Fickett, NBC, 2015-2018, 4 saisons.
73 Mellier D., « Nostalgies écraniques et vestiges du texte… », art. cit.
74 Cette dimension spécifique rappelle le roman de Sturgeon, More than Human (1953).
75 S02E06, 48 : 35.
76 S02E06, 57 : 45, https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=sense8-2015&episode=s02e06(24/08/18).
77 « There’s a network of us, strung out about the world. The Archipelago, we’re called. Isolated above, but connected below. I ask someone I know, who asks someone they know, who asks… well, you get the gist. Sapiens invented Google in the 1990s. We’ve had it since the Neolithic. », S02E06, 59 : 45, https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=sense8-2015&episode=s02e06 (24/08/18).
78 « When sapiens feel safe, they’re the nicest people you could meet. However, feed their inner demons, frighten them, find reasons for them to divide themselves from otherness, and then watch those selfsame sapiens drop bombs on whole cities, drive planes into buildings and happily herd millions of their own kind into gas chambers. And that’s just what they would do to each other. What wouldn’t they do to a totally different species ? That’s why Ruth herself advocated total secrecy. », Déclaration de M. Hoy à Riley, S02E06, 57 : 30.
79 Et il l’exprime à haute voix, ce qui marque cette conscience. En effet, plusieurs personnages humains sont « présents » à l’image dans les scènes d’orgies sexuelles qui précèdent celle du finale de la saison 2, mais a priori sans conscience du partage des sensations à l’œuvre entre les sensates.
80 « The improbable unfolding of recent events have led me to consider that no one thing is one thing only. How people endow what is familiar with new, ever-evolving meaning and by doing so, release us from the expected, the familiar into something unforeseeable. It is in this unfamiliar realm, we find new possibilities. It is in the unknown, we find hope. Here we stand in the Eiffel Tower, which was conceived in gratitude for the French Revolution. It has been a zeppelin lookout, a transmitter tower, and, for generations of Parisians, an aspiration for a better, a brighter future. Similarly plural in meaning is a wedding. A wedding is a celebration which can also be understood as a union of two families and in this case, this union takes on an even deeper significance. And for me, this wedding is proof. Proof that for all the differences between us and all the forces that try to divide us they will never exceed the power of love to unite us. », https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=sense8-2015&episode=s02e12.
81 On pense ici par exemple à la remarque de Kala au sujet du mariage et de la famille, que sa mère qualifie de « naturel » : The mother : ‘And both of them together are making a family, which is the most natural thing in the world.’Kala : ‘I’m not saying it’s not natural. Though, let us remember that cancer is also natural, so naturalness in itself should not be considered a virtue.’ (S02E09, 10 : 05).
82 Orange is the New Black, Jenji Kohan, Netflix, 6 saisons, 2013-en production.
83 La scène de la Gay Pride, centrale dans la série, est une illustration de la façon dont Lana Wachowski a travaillé : elle a placé des caméras dans la foule et cette séquence a été tournée pendant que la Gay Pride se déroulait effectivement. Nous sommes donc entre la fiction et le documentaire, et la scène se nourrit des deux : « Lana wanted to mix reality with fiction, and the show is very famous in Brazil. So she hid some cameras in public in the actual LGBT parade, and she made me do a speech. Some people didn’t know whether it was Lito or Miguel saying the speech, but it was so beautiful the way they reacted. Everything was happening like written in the script. », Lawrence Ferber, « Lito’s Way : Actor Miguel Angel Silvestre on ‘Sense8’ Season Two », 4th of May 2017, Pridesource, Pridesource.com (24/08/18).
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La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020