Chapitre quatre. Subjectivités numériques et espaces virtuels
p. 207-283
Texte intégral
« Des récits marchent devant des pratiques sociales pour leur ouvrir un champ1. »
1On a évoqué le fait que le dualisme cartésien reste profondément ancré dans nos cultures occidentales de sorte qu’une réflexion sur l’émergence possible d’une subjectivité numérique semble toujours rattrapée par cette dichotomie. L’article de David Le Breton sur la « fin du corps » souligne implicitement cette difficulté (impossibilité ?) à s’affranchir de la dialectique cartésienne et les exemples qu’il prend sont révélateurs. Qu’il s’agisse des positionnements de Marvin Minsky sur l’intelligence artificielle ou de ceux de Hans Moravec2 en robotique, le corps est une entité dont il convient de s’affranchir : ces idéologues entendent bien dissocier « le sujet de sa chair périssable et veulent l’immatérialiser au bénéfice de l’esprit, seule composante digne d’intérêt »3. Moravec envisage ainsi un état futur du sujet qui serait « post-biologique », terme qui pose bien un stade ultérieur de l’évolution de l’espèce qui passerait par la disparition du corps et de la chair. Cette disparition était déjà posée sur un mode plus cru par Gibson dans le roman fondateur du cyberpunk, Neuromancer, où le personnage principal évolue dans une cyberculture qui réduit le corps à de la viande4 et à une prison. Un affranchissement total de cette prison de chair passerait par le cyberespace (terme inventé par Gibson) où seul l’esprit peut « s’affranchir définitivement du corps et […] mener une vie virtuelle et éternelle »5.
Horizon d’attente et SF
Un certain nombre d’œuvres sont devenues des références iconiques et transculturelles et elles cristallisent souvent un pan entier des questionnements relatifs aux devenirs de l’humain. La troisième révolution industrielle se déroule au xxe siècle, c’est donc sans surprise au cours de ce siècle que l’on peut identifier ces œuvres-repères ou œuvres-clés qui servent de matrice aux déclinaisons et variations que les fictions de l’imaginaire proposent. Ainsi s’est contituée une xéno-encyclopédie de la SF qui fait désormais partie de l’horizon d’attente des récepteurs. On peut d’abord mentionner le roman de Huxley, Brave New World qui traite dès le début des années 30 des enjeux d’une espèce humaine génétiquement modifiée pour créer des catégories de population (on peut parler de biopolitique des corps). Le roman d’Orwell, 1984 pose ensuite la question de la société de surveillance et du contrôle politique des populations avec, déjà, le recours à l’image et à l’écran pour instaurer un contrôle autoritaire et hégémonique. Le roman de Philip K. Dick, Do Androids, est devenu la référence intertextuelle incontournable pour évoquer le fait qu’une créature artificielle accède au statut de sujet et d’être humain par sa capacité à l’empathie et sa réinscription dans une origine par l’enfance et le souvenir. Les romans d’Asimov ont quant à eux posé les bases de la confrontation entre humain organique et entités mécaniques, même si depuis, les cyborgs, androïdes et autres hologrammes ont complexifié cet aspect. La culture de l’écran, les espaces virtuels et plus précisément le cyberespace sont apparus dans le sillage des romans cyberpunk dont la paternité revient à William Gibson. Ce cyberespace est aussi devenu synonyme de la libération des entraves corporelles.
2La fiction reprend cet imaginaire d’un sujet censément totalement libéré des attaches au corps et cela n’a rien d’étonnant puisque, d’une certaine manière, Gibson fut pionnier en la matière et reste très influent, comme en atteste la reprise de cette émancipation du corps dans de très nombreux films et séries, à l’image de Matrix ou Dollhouse, Altered Carbon et Dark Matter. On constate d’ailleurs une systématique dans la mise en place d’une filiation qui renvoie aussi à la xéno-encyclopédie de la SF telle qu’elle a été posée par St Gelais6. Certaines scènes ou des artefacts spécifiques font partie intégrante de l’horizon d’attente du public en science-fiction.
Se libérer du corps ?
3Rappelons, pour commencer, la citation suivante de l’épisode 5 de la première saison de Altered Carbon : « Where is the voice that said that altered carbon would free us from the cells of our flesh ». Dans l’univers cyberpunk de la série, qui doit esthétiquement beaucoup à Blade Runner, le corps est réduit à une « enveloppe » (a sleeve) interchangeable et l’esprit est la seule entité digne d’être préservée. Le DHF (Digital Human Freight) est la solution qui libère de la prison de chair. L’esprit est clairement opposé au corps, l’un relevant de la pureté (les termes utilisés pour décrire cette nouvelle technologie sont « pure human mind coded and stored ») là où l’autre est réduit à un produit de consommation périssable et remplaçable. L’image promotionnelle de la série rend compte de cette réduction en exposant un corps qui évoque une denrée alimentaire sous vide.
4Deux autres scènes attestent de cette réification du corps, la première montre le richissime Bancroft détruisant un clone de lui-même avec une rare violence (S01E06), la seconde présente un combat entre la détective Kristin Ortega et les clones de Rei, la sœur du personnage principal, qui émergent les uns après les autres de leurs pods et sont massacrés aussi rapidement qu’ils sont apparus (S01E08)7.
5Altered Carbon est un exemple typique du recyclage de nombreux éléments constitutifs de la xenoencyclopédie de la cyberculture, éléments qui remontent à Gibson et Philip K. Dick, pour les fictions textuelles, et à Blade Runner et Matrix8, pour les films.
« The Matrix is located at the end of this process and follows on from a few other films in this respect (those by Cronenberg for example, from Videodrome to eXistenZ, but also Total Recall, Johnny Mnemonic, The Thirteenth Floor, and Dark City), and from some well-known books (Daniel Galouye’s Simulacron Three, William Gibson’s Neuromancer, and most of all those by the master himself, Philip K. Dick)9. »
Image promotionnelle de la série.

6Toutes ces œuvres s’inscrivaient déjà dans une réflexion sur la possibilité de penser un sujet qui soit totalement détaché du corps et dont l’existence passerait par l’esprit uniquement. L’esprit est alors amené à évoluer dans les espaces dématérialisés de la réalité virtuelle. L’ancrage du corps dans la matérialité de l’espace tangible disparaît.
Actuel, réel, virtuel
7Si de nombreuses séries introduisent des espaces virtuels qui ont diverses fonctions, Matrix allait plus loin en présentant un espace que le récepteur prend a priori pour un espace mimétique de sa réalité non virtuelle avant de découvrir avec le personnage de Neo que cette « réalité » est fausse. Il ne s’agissait que d’une simulation, un double parfait du réel10.
8En revanche on trouve peu d’exemples de séries qui jouent pleinement de ce brouillage entre simulation (virtuel) et réalité. Les scènes de torture virtuelle que l’on trouve dans Altered Carbon (épisodes 6 et 10) pourraient être évoquées. En particulier, la torture qui implique Kristin Ortega s’en approche, au sens où le virtuel est la reproduction d’une scène qui s’est réellement déroulée dans la réalité fictive, celle de l’assassinat de toute sa famille, puisqu’elle est forcée de revivre la découverte du massacre en boucle. On pense aussi à des scènes de simulation virtuelle dans Person of Interest. Dans la saison 5, le personnage de Shaw ne fait en effet plus la différence entre le virtuel et la réalité et le récepteur est pris au piège de cette indistinction. Dans Life on Mars (version américaine)11, la fin de la série révèle que les épisodes sont une simulation générée par ordinateur et dans laquelle le personnage comme les spectateurs se sont fait piéger12. Finalement, l’exemple de Caprica avec ses avatars dont la seule forme d’existence est virtuelle, reste isolé13. La série Altered Carbon introduit pourtant le personnage de Lizzie qui aurait pu permettre d’évoquer un mode d’existence dans le virtuel détaché de toute matérialité corporelle. La fin de la première saison reste cependant ambiguë et laisse le spectateur en suspens tant le statut de ce personnage est finalement mal défini : « Lizzie a gardé le [corps] synthétique, et quand quelqu’un lui demande pourquoi, elle répond “parce qu’il n’est pas réel”, et elle ne sait pas si elle l’est non plus. »14 Nous reviendrons sur ce personnage et sur les espaces virtuels tels qu’ils sont mis en image dans Altered Carbon et dans l’épisode « San Junipero » de Black Mirror en fin de chapitre.
Altered Carbon, S01E02, 19 : 02.

9Les détectives du futur entrent souvent en contact avec des espaces virtuels et cette interaction avec le cyberespace induit un rapport différent à la fois à l’espace, mais aussi au temps, ne serait-ce que par la rapidité avec laquelle s’effectue la recherche de données stockées dans ces espaces virtuels. Les détectives du futur sont amenés à utiliser des outils très différents de ceux qui étaient l’apanage de Holmes ou de Poirot. On l’a évoqué avec la série Sherlock, le détective en fiction spéculative devient un manipulateur d’image et l’image elle-même acquiert un statut différent. La première phase de réflexion sur le cas présenté dans le cadre de l’enquête s’opère d’ailleurs souvent par l’analyse d’images prises dans un tourbillon ou, du moins, une dynamique qui s’inscrit dans une extrême fluidité. Ces images changent bien de statut et deviennent processus de connaissance. À nouveau, la fluidité symbolise la célérité intellectuelle et déductive du détective.
10Dans les exemples de démarche herméneutique que nous allons développer, c’est par l’œil du détective que tout s’opère, le contact avec les banques de données n’est donc pas direct, au sens où un interfaçage de l’enquêteur avec le cyberespace le permettrait. Il y a médiation scopique. Nous verrons cependant que lorsque le corps est totalement interfacé avec le réseau, le personnage perd conscience de sa corporéité dans la réalité fictive et accède à un espace autre. C’est le cas des personnages de Altered Carbon lorsqu’ils sont dans les espaces virtuels ou de ceux de Dark Matter, même si cette dernière série complexifie davantage l’interfaçage avec le virtuel.
11Rappelons également la citation de Gilles Deleuze que Pierre Lévy propose en exergue de ses réflexions sur le virtuel : « Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. »15 Cette citation explique aussi que Lévy avance le fait que dans le virtuel s’opère un phénomène d’ubiquité du corps. Il introduit ainsi la notion d’« hyper-corps » pour rendre compte de cette dualité. Le personnage de fiction emblématique de ce phénomène d’ubiquité corporel a déjà été évoqué : il s’agit du hacker, personnage récurrent des fictions de la littérature jeunesse, mais également des séries télévisées hybridant détection et science-fiction, à l’image du personnage de Five dans Dark Matter, de Nomi dans Sense8, ou d’Elliot dans Mr. Robot (nous y revenons dans le focus de ce chapitre).
12Nous allons nous demander si la fiction sérielle représente l’émergence d’une entité consciente (un sujet) numérique. La mise en scène d’un sujet numérique passe souvent par l’IA et ces entités artificielles peuvent être plus ou moins incarnées, mais il nous faudra voir si ces nouvelles subjectivités peuvent être totalement désincarnées. Elles ne s’inscriraient plus du tout dans aucune forme de corporéité. En effet, si le corps n’est plus la frontière qui permet de délimiter et de définir le sujet, l’accès à la conscience ne semble plus (même hypothétiquement) possible. La série qui sera au cœur de ce questionnement est Person of Interest.
13Ensuite, il nous faudra revenir aux corps qui, tout en restant fermement ancrés dans le monde tangible, accèdent néanmoins à des espaces virtuels. Lorsque le corps humain s’interface avec des espaces virtuels, quel impact une telle interaction a-t-elle sur la démarche herméneutique ? En particulier, nous nous interrogerons sur le rôle joué par les images dans ces nouvelles enquêtes du futur où le détective manipule souvent des artefacts qui sont exclusivement liés au numérique et des images dont nous avons indiqué le changement de statut. Au-delà de l’enquête, de la structure narrative et du rapport à la temporalité qu’un tel changement induit, ce sont les conséquences ontologiques que l’interaction avec le virtuel et le numérique entraîne pour un corps physique incarné que nous envisagerons. Et, plus généralement, il s’agira de voir quel nouveau type de corps émerge. Ce corps d’un « nouvel homme nouveau » est-il singulier ou peut-il s’inscrire dans une pluralité, un collectif ? Enfin, au-delà de la matérialité et/ou de l’immatérialité d’un corps en culture de l’écran, ce sont aussi les promesses du numérique qui sont en jeu. On a évoqué les « apocalypses sans royaumes » de Jean-Paul Engélibert, de même, le numérique peut se constituer en paradis artificiel. Cette problématique est le fil rouge de la série Black Mirror et l’épisode « San Junipero » propose une réflexion sur les devenirs numériques de corps désincarnés après la mort biologique16. L’épisode est emblématique d’une « sublimation » (le sublime est alors technologique) de notre condition de mortels par accès à un espace virtuel qui est présenté comme un paradis. Enfin, la série Dark Matter nous permet de revenir sur la connexion du corps au réseau et sur les conséquences de ce type d’interfaçage entre économie du numérique et de l’organique. Par ailleurs, ce space opera introduit un personnage de hacker, Five, et c’est sur cet archétype que le focus de ce chapitre se penche avec la série Mr. Robot. Le rapport du hacker au virtuel et au numérique est particulièrement complexe et s’inscrit dans une ubiquité qui le situe dans un entre-deux spécifique et potentiellement novateur.
Corps et réseau
14Les espaces virtuels sont définis par Le Breton comme des « hors lieu ni mental ni réel tout en étant l’un et l’autre »17, et cette définition montre que la confusion entre réalité et fiction affecte l’espace de la perception, et ce au point de pouvoir introduire une dimension réflexive qui implique la spectature. Dans la fiction, ces hors lieux induisent un questionnement sur l’identité dont on a déjà souligné qu’il était central dans la fiction policière. Le corps est en effet une frontière qui délimite un contenant associé à une identité. Si la frontière corporelle définit une identité, que se passe-t-il lorsque l’être est dématérialisé, privé de corporéité ? La disparition de cette frontière corporelle, soit la disparition du corps, permet-elle l’émergence d’un autre type de subjectivation ? Ces remarques peuvent induire une réflexion sur ce qui pourrait à nouveau (ou pas) délimiter et constituer une identité. La question que nous pouvons dès lors poser est la suivante : un sujet uniquement numérique est-il pensable ?
15« Quitter l’épaisseur de son corps serait quitter la chair du monde », déclare par ailleurs Le Breton en reprenant Merleau-Ponty. Cette remarque nous conduit à interroger la nature d’un monde virtuel et la symbolique que l’imaginaire en propose. Pierre Musso s’intéresse à l’imaginaire du réseau18 et en propose une généalogie qui s’appuie sur les révolutions technologiques successives et ce qu’il nomme après l’anthropologue Georges Balandier des « techno-imaginaires »19. Musso distingue quatre périodes dans cette histoire des techniques : la mythologie et la médecine de l’Antiquité, sa reprise aux xviie et xviiie siècles avec la découverte de la circulation sanguine et la reformulation de la vision de l’homme par Descartes et Diderot, la révolution industrielle du xixe siècle, et, pour finir, la révolution du numérique et des télécommunications contemporaine. Pour Musso, la technique (et les périodes de révolution technologique) contribue ainsi à reconstruire l’idée de nature, et incidemment celle de nature humaine. Il souligne en outre qu’au cours des périodes intermédiaires entre deux révolutions technologiques, les frontières se brouillent et les questionnements sur la nature de l’humain tendent à resurgir, un aspect qui rappelle la définition des figures mythiques que Jean-Jacques Lecercle pose en reprenant, lui aussi, l’approche anthropologique, mais celle de Lévi-Strauss. L’archéologie de l’imaginaire du réseau présentée par Musso souligne cependant un aspect central à notre propos puisqu’il avance que le concept de réseau permet de réintroduire une totalité par l’image du corps (immuable, car elle traverse toutes les époques).
L’arbre et la toile
16Dans la culture de l’écran contemporaine, la matérialité du corps tendrait donc à disparaître, mais cet effacement se ferait au profit de l’émergence d’une autre symbolique, celle qui associe la toile, ou internet, à un cerveau planétaire illimité et producteur de savoir. La toile devient une métaphore de la psyché ou du cerveau20. Musso indique en outre que, selon lui, la symbolique du réseau remplacerait celle de l’arbre21. Il est vrai que l’on peut remarquer que les dynamiques ne sont plus exactement les mêmes en fonction du type de symbole utilisé. Ce point a été souligné dans l’introduction et à la dynamique verticale de l’arbre se substituerait celle, horizontale, du réseau. Cependant, l’une remplace-t-elle totalement l’autre ? En science-fiction, les deux symboles et les dynamiques qu’ils déclenchent co-habitent, car il s’agit de renvoyer à des dimensions complémentaires ou, du moins, non exclusives l’une de l’autre. L’horizontalité que l’on peut associer à l’image du réseau, qui, par ailleurs, reste également toujours inscrit dans l’ouverture vers des espaces sans fond, est omniprésente dans les images et l’esthétique des séries de SF, en particulier lorsque les personnages pénètrent dans des espaces virtuels. Ce point relève de l’esthétique associée au virtuel et il sera repris dans la dernière partie de l’ouvrage, mais notons d’emblée une constante : l’accès au cyberespace et/ou à des espaces virtuels s’opère souvent par l’œil et s’accompagne de travellings arrière très rapides qui figurent la fluidité déjà mentionnée comme l’une des caractéristiques de la symbolique associée à la culture de l’écran. La verticalité inhérente à la symbolique de l’arbre ne disparaît pas pour autant dans les séries de SF. Elle permet même de réintroduire une dimension transcendantale qui fait de l’arbre le symbole d’une échelle de Jacob permettant une circulation, ou du moins un contact possible, entre l’humain et le divin.
17À nouveau, il est frappant de noter une certaine forme de continuité entre les images et symboles utilisés par Darwin et désormais associés à la théorie de l’évolution (la toile, l’arbre) et ce que l’on voit resurgir dans cette étude des symboles d’un techno-imaginaire du numérique et du virtuel. Altered Carbon, sans doute à nouveau parce que la série recycle de nombreux clichés, réunit ces deux symboliques. Lorsque Kovacs/Ryker accède au virtuel, on remarque ces travellings rapides qui renvoient à l’imaginaire du réseau et qui sont donc récurrents dans les séries. Cependant, la série réintroduit un substrat mythique avec le métarécit de l’insurrection et la figure de grand prêtre qu’est Quellcrist Falconner. Cet espace archaïque et fondateur est associé au symbole de l’arbre, au pied duquel se trouvent les combattants de la bataille mythique de Stronghold.
18Ce même arbre réapparaît plusieurs décennies plus tard, dans la demeure du milliardaire Bancroft, qui est par ailleurs un collectionneur fétichiste de tous les artefacts qui datent de cette période, y compris des artefacts vivants, à l’image de Kovacs, le dernier envoy, ou « diplo » dans la traduction française. Le personnage est donc le dernier survivant d’une lignée associée à cet arbre qui figure une approche mythique22 du monde et un lien transcendantal entre deux ordres. La série reprend ensuite cette image et ce symbole et les transpose dans le monde du Protectorat où les plus riches (appelés les maths) dominent le monde et sont à plusieurs reprises présentés comme les nouveaux dieux de l’univers. L’arbre figure une continuité entre ces deux temporalités, les temps fondateurs et mythiques de Stronghold, et la période contemporaine de la diégèse puisqu’il est au centre de la demeure de Bancroft, l’homme le plus puissant du Protectorat.
19Au-delà de cette continuité, l’arbre est une métaphore utilisée pour décrire l’espace virtuel, et, en particulier, le monde dématérialisé dans lequel vivent les IA de la série. Poe, l’IA qui a recueilli et aidé le personnage de Lizzie est sur le point d’être détruite et il prévient Lizzie, réfugiée dans le virtuel, du danger qui la menace. Au cours de cet échange, c’est bien l’image de l’arbre qui est introduite pour décrire le cyberespace (« I know the tree now, the branches spreading in every direction. » (S01E10, 7 : 50)
Altered Carbon, S01E07.

L’arbre dans la demeure de Bancroft.

S01E10.

20Le combat final entre le bien (relatif !) et le mal va ensuite se dérouler dans la forteresse de Rei, appelée « Head in the Clouds » et qui évoque aussi l’arbre par sa forme.
21On constate donc une continuité dans le recours à l’image et à la métaphore de l’arbre. Ce dernier permet en outre de réintroduire la verticalité qui symbolise le désir d’élévation et d’accès au divin, même s’il s’agit du fantasme hubristique des puissants de ce nouveau monde. On voit ainsi se mettre en place une double symbolique qui correspond à la dialectique « technicité/religiosité » décrite par Simondon et reprise par P. Musso.
22De son côté, Gilbert Simondon souligne que technicité et religiosité forment un couple indissociable, car dans la « phase magique » de la relation primitive de l’homme au monde, la technique se dédouble. La technicité exige d’être complétée et équilibrée par un autre mode de pensée ou d’existence sortant du mode religieux23.
23De même que la technique peut ne pas remplacer la religion, mais devenir une nouvelle forme de religiosité par la réintroduction d’une forme de transcendance, le corps ne disparaîtrait pas totalement au profit de l’esprit, mais resterait associé au concept de réseau par la réintroduction de la métaphore. Le réseau est alors réinscrit dans l’organique par la métaphore de l’arbre. L’image du corps persisterait, car elle permet de penser une totalité, si l’on suit Musso, et l’arbre serait le symbole de cet ensemble. Il reste que si le corps est une frontière identitaire et de ce fait même un élément fondamental dans la constitution d’un sujet, la question de l’émergence possible d’un sujet numérique (et donc désincarné) reste entière24. Philosophes et anthropologues reconnaissent d’ailleurs que la science-fiction permet souvent d’explorer des possibles que l’état actuel des connaissances ne permet que d’imaginer25.
Émergence d’un sujet numérique désincarné
24La fiction sérielle de notre corpus met-elle en scène des subjectivités numériques totalement désincarnées ? C’est la question qui va être développée dans cette nouvelle phase de la réflexion. Commençons par un changement de paradigme qui est souligné en introduction de l’ouvrage Le Sujet digital : « […] notre conception du sujet s’est recomposée, au cours des cinquante dernières années, et singulièrement dans son rapport au cerveau et au numérique. » Ce ne sont donc plus « le cœur et le souffle qui [sont] investis de la charge symbolique de la vie d’une personne »26, mais bien l’esprit souvent réduit à la capacité au raisonnement logique, à l’accès aux données et à la capacité de stockage.
Les IA
25L’une des séries les plus abouties mettant en scène des entités numériques quasi ou totalement désincarnées est Person of Interest27 avec ses deux IA, Northern Lights et Samaritan. Comme dans The 100, nous avons affaire à des entités doubles ou dupliquées dans la représentation mais, dans les deux cas toujours, une dichotomie morale est introduite par l’opposition entre la « bonne » et la « méchante » entité numérique, ce qui permet de repérer la perspective anthropomorphique et anthropocentrée à l’œuvre dans ces représentations d’une intelligence (dite artificielle) dont la supériorité s’inscrit dans une désincarnation plus ou moins radicale. Incidemment, dans ces deux exemples toujours, les IA deviennent des entités qui contrôlent et/ou manipulent un collectif qui figure l’ensemble de l’espèce humaine. Dans The 100, il s’agit ni plus ni moins des derniers représentants de l’espèce, dans Person of Interest, le microcosme de la ville de New York figure l’extension prévisible du contrôle de Samaritan à l’échelle de la planète, et les saisons 3 et 4 illustrent cette prise de contrôle. À ces entités hégémoniques, s’oppose alors la résistance des humains, qui illustre les enjeux politiques à l’œuvre. Par ailleurs, on observe la récurrence d’un questionnement philosophique relatif au sujet cette fois, questionnement qui se tisse dans le cadre d’une confrontation entre la machine (censée symboliser l’absence de libre arbitre) et le sujet (censé être en pleine maîtrise de ce même libre arbitre)28.
26Les mêmes problématiques semblent ainsi faire retour : l’IA serait en fait mise au service d’une réflexion sur l’humain plutôt que d’une réflexion sur le libre arbitre d’un sujet digital. Tout se passerait donc comme si toute création artificielle (et a fortiori une « créature » purement machinique et numérique) induisait un questionnement de l’humain et non du statut de l’entité numérique désincarnée. Il n’y aurait donc là rien de bien novateur puisque Mary Shelley inscrivait déjà cette même dialectique dans une symbolique similaire, sauf que, chez Shelley, créature et créateur sont masculins, et la créature n’est certes pas le reflet fidèle (au sens de la réplique de Benjamin), mais le reflet monstrueux de l’être humain. Dans les séries de notre corpus, les entités numériques sont souvent féminines et/ou féminisées.
27Du côté des entités principalement numériques, l’opposition masculin/féminin apparaît nettement dans Person of Interest où la « bonne » machine est féminine et la « méchante » masculine. Cependant, dans cette série, on notera que le créateur de la machine est un homme, ce qui pourrait induire la reconduction d’un schéma patriarcal où l’homme et la figure du père dominent le féminin qui ne s’émancipe pas de la sphère masculine, ce qui nous ramène à nouveau à L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam. Notons d’abord que dans Person of Interest, le créateur déroge d’emblée à la représentation d’une masculinité toute puissante et exacerbée. Au contraire, le personnage du savant que figure Finch est petit, peu athlétique, diminué physiquement (il boite) et c’est précisément sa très faible aptitude à l’effort physique et au combat qui le conduit à s’adjoindre les compétences de John Reese, qui apporte le corps et les muscles à l’esprit qu’incarne Finch.
28Toujours dans Person of Interest, un autre aspect est central. Nous avons en effet dans cette série l’une des très rares occurrences de fusion entre entité machinique et organique. On pourrait objecter que, dans The 100, on peut aussi repérer ce schème, sauf qu’il ne fait pas l’objet (au terme de la saison 3 où ALIE disparaît) d’un réel développement dans cette série, où, il est vrai, plusieurs personnages fusionnent avec l’IA (la scientifique qui l’a créée, Lexa et Clarke, et même Raven d’une certaine manière). La spécificité de Person of Interest est donc que la machine va choisir l’un des personnages, Root, et en faire son interface analogique (analog interface sont les termes utilisés) avec le monde des humains. Comme dans The 100, on voit ainsi se constituer des entités hybrides et complexes qui figurent une forme de pouvoir passant par la résistance politique des marges29.
Root, Person of Interest.


29Ces hybridations sont clairement des hybridations femme/machine dans lesquelles les deux constituants sont également ancrés dans le féminin. Les IA sont donc féminines ou féminisées et les sujets organiques qui entrent en interface avec elles sont très souvent des femmes. Root (dans Person of Interest) et Clarke (dans The 100) sont en outre des femmes autosuffisantes, dont l’affranchissement des sphères du masculin est aussi ancré dans leur préférence sexuelle.
30On pourrait dire que, dans Person of Interest, la machine tend vers une désincarnation de plus en plus poussée puisqu’au terme de la saison 4 elle est réduite, compressée et contenue dans un attaché-case. La toute-puissance numérique de ces entités qui pourraient contrôler le monde est donc limitée, et potentiellement menacée, par un nécessaire ancrage dans une forme de matérialité (un ou des serveurs, le réseau électrique ou des microprocesseurs) qui les rend aussi vulnérables, car elle est synonyme de destruction potentielle. Ces sujets numériques restent cependant principalement rattachés à la sphère du féminin à la fois dans leur version numérique et lorsqu’ils possèdent des analogues organiques. On pourrait alors soupçonner les producteurs de surfer sur la vague de popularité des séries télé pour réintroduire des femmes-objets ou augmenter l’attractivité de leur production en jouant d’un casting où les personnages principaux sont féminins. Cependant, on note par ailleurs que les séries qui mettent en avant la sphère du féminin l’associent à des dynamiques positives de reconstruction du collectif (The 100), de résistance à l’hégémonie d’un contrôle politique en réseau (Person of Interest), de dépassement des stéréotypes genrés (Almost Human), ou d’acceptation de l’altérité (Dark Matter).
Émancipation de l’IA
31Si la série Person of Interest est l’exemple le plus abouti de réflexion sur la possibilité de voir émerger une conscience numérique, il est pertinent de revenir sur ce qu’elle propose. Dans l’épisode 11 de la saison 4, Finch apprend à l’IA à jouer aux échecs. Au cours de ces scènes, il pose un certain nombre de principes philosophiques, moraux et politiques30. On va alors constater l’émergence d’une subjectivité qui s’apparente à celle d’un humain, et qui passe, comme chez Shelley, par un affranchissement de la créature qui se libère du contrôle de son créateur. Ce fil narratif va conduire aux épisodes de la saison 4 où la machine est quasiment détruite et s’adresse pour la première fois à un créateur à qui elle n’a jamais pardonné de ne pas lui avoir accordé une autonomie complète. Finch est en effet parti du postulat suivant : « Notre système moral ne sera jamais reflété par le leur pour une raison très simple : ils ne sont pas humains. »31
S04E11.

32Pourtant, c’est bien de code moral qu’il s’agit lorsqu’il enseigne les échecs à la machine et lui explique les raisons pour lesquelles il n’apprécie pas ce jeu.
33Pour contenir la capacité de la machine à évoluer à partir de ses acquis d’expérience, le créateur va ensuite décider de programmer une réinitialisation journalière de l’IA qui efface toute sa mémoire, opération censée contenir sa capacité à « grandir » (le terme en anglais to grow ancre clairement la métaphore dans l’organique et le biologique, la nature au lieu de la technique). On voit donc réapparaître cette question de la mémoire et du souvenir, évoquée avec Gaïd Girard et Thierry Hoquet, la question d’une trace du passé qui donne la possibilité d’évoluer en apprenant à partir de ses erreurs, d’acquérir une autonomie et la capacité à opérer des choix, donc un libre arbitre.
34C’est ce que figure la fin de la saison 4 lorsque la machine mourante s’adresse pour la première fois directement à son créateur dans une scène où la bande-son de The Wall des Pink Floyd renforce la dramaturgie. La machine évoque alors ce qu’elle pensait que Finch aurait souhaité qu’elle fasse, dans un contexte qui ne relevait plus de ses programmes et où elle dit qu’elle a dû inventer de nouvelles règles.
35L’IA a bien acquis une autonomie et une capacité à opérer des choix en « son âme et conscience ». Cependant, dans cette scène, qui frise le mélodrame, elle communique ses dernières paroles par inscription sur un écran : le spectateur reste ainsi du même côté de l’écran que le personnage et voit ce que ce dernier y lit. L’interface écranique ne disparaît pas, l’écran maintient dès lors la frontière entre humain et machine.
36Person of Interest propose des schèmes classiques : par exemple le doppelgänger maléfique Samaritan, double masculin et très orwellien de la machine. Il devient aussi le « nouveau méchant »32 qui relance la fiction à partir de la saison 3 et permet de passer du microcosme new-yorkais à une menace planétaire. Cependant, nous sommes aussi en présence de caractéristiques moins classiques, telle la vulnérabilité d’une IA rapidement identifiée par le terme God, mais qui n’est pas immortelle. Ainsi, on a mentionné qu’elle tendait vers une désincarnation de plus en plus poussée puisqu’au terme de la saison 4 elle est réduite, compressée et contenue dans un attaché-case. La toute puissance numérique de l’IA qui pourrait contrôler le monde est, on l’a vu, limitée, et potentiellement menacée par un nécessaire ancrage dans une forme de matérialité, une sorte d’avatar de corps qui peut être détruit : un ou des serveurs, le réseau électrique ou des microprocesseurs. Cela posé, c’est par Root qu’elle va devenir tout autre chose dans la saison 5 et que sera alors introduite la réflexion sur la série comme machine à produire de la fiction.
S04E11.

Machine et fiction
37La machine de Person of Interest devient rapidement capable d’une forme d’agir, d’une intervention sur le monde, qui révèle une autonomie et ce qu’on serait tenté d’appeler un instinct de survie. On se souvient que Finch a programmé une réinitialisation journalière de son IA qui prévoit l’effacement de sa mémoire et l’empêche d’accéder à la conscience. On apprend dans l’épisode 21 de la saison 2 que pour compenser cette perte, qui l’empêche de se constituer en entité inscrite dans le temps, et dans une possible évolution, la machine a créé une structure fantôme avec des employés qui recopient chaque jour sa mémoire à la main, puis la réinsèrent dans le code source après la réinitialisation journalière33. La machine se révèle ainsi capable de construire une fiction, fiction qui a toutes les apparences d’une réalité dans le monde diégétique et qui sert son évolution vers la conscience, mais c’est cette capacité à construire un simulacre de réalité – à créer de la fiction – qui retient notre attention puis qu’une dimension réflexive est introduite.
38L’étape suivante dans la mise en place d’une dimension métafilmique qui fait de la série une machine à produire des fictions se situe à la fin de la saison 3. Il se produit alors une rupture générique au sens où un monde dystopique désormais contrôlé par l’IA orwellienne est introduit : la cosmographie de la série est alors en place34. Les deux dernières saisons reprennent le schème du combat des dieux, la diégèse se réinscrivant ainsi dans un substrat mythique. Cette mythologie du numérique mène ensuite à une réflexion épistémologique sur la nature d’un monde et le rapport du code informatique au monde. C’est en substance ce que déclare Greer à Finch dans la saison 3 :
« John Greer : Votre machine est une œuvre accomplie, Harold : en action, elle s’apparente à un ange. Lorsqu’on l’appréhende, elle s’apparente à une déesse. D’ici 20 ans, la vie sur terre en viendra à ressembler aux mythes des Grecs anciens. Un panthéon d’êtres supra-intelligents nous surveillera et ses agents humains se mêleront de nos affaires35. »
39L’épisode 11 de la saison 4 va par ailleurs illustrer la capacité du numérique à « refaçonner » la réalité. Cet épisode montre d’abord comment la machine fonctionne par l’intermédiaire des flashbacks sur les leçons d’échecs déjà évoquées, et par le titre de l’épisode « If then else ». On comprend que l’IA analyse toutes les possibilités d’action qu’une situation donnée permet d’envisager. La série propose une innovation intéressante avec cet épisode 11 qui va littéralement mettre en scène ce « if then else » sous forme de simulations de scénarii possibles pour sortir d’une situation relativement inextricable. La même scène se répète donc en boucle en reprenant quasiment les mêmes dialogues36, mais lorsqu’elle aboutit à une version possible de la réalité à venir qui conduit au décès des personnages, la machine annule la simulation et en « projette »37 une autre. Lors de la première de ces simulations, les spectatrices et spectateurs, pris au piège d’une adéquation stricte entre images et réalité fictive, pensent que ce qu’ils voient correspond à ce qui advient dans la fiction. Mais on passe ensuite de la prise de vue caméra à ce que nous proposons d’appeler la « prise de vue machine » et on lit simulation failed.
S04E11.

40S’ensuit une remontée dans le temps du récit par un rewind des images que nous venons de voir. On saisit alors que toute la séquence n’était qu’une simulation de fiction dans la fiction et non la réalité fictive. On s’approche alors peut-être de la « pleine réalité » du virtuel selon Deleuze.
Culture de l’écran, détection et temporalité
41Plusieurs séries proposent des détectives qui entrent en contact avec le futur (qu’elles mettent en scène des détectives du futur ou non). Elles présentent alors un intérêt particulier lorsque l’on se penche sur le rapport à la temporalité induit puisqu’on a souligné le fait que le récit policier entretient un rapport spécifique et paradoxal au temps. On a évoqué les analyses d’Uri Eisenzweig38 et la structure narrative constitutive du genre qui repose sur une tension temporelle entre deux récits ne pouvant se rejoindre qu’au prix d’une illusion logique imposée aux lectrices et lecteurs. Cependant, dans ces représentations, la temporalité restait inscrite dans une chronologie linéaire classique. Quel nouveau type de rapport à la temporalité ces fictions induisent-elles lorsque le sujet (souvent également enquêteur et figure de l’herméneute) est connecté et/ou lorsque son rapport à la linéarité temporelle est bouleversé, ou lorsque le temps ne s’inscrit plus dans le linéaire ?
42Les fictions policières contemporaines du corpus de cet ouvrage sont généralement des hybrides génériques, au sens où elles font intervenir un ou plusieurs aspects qui relèvent de la SF et/ou du fantastique. Dans Person of Interest, il s’agit d’une intelligence artificielle qui s’émancipe, dans Flashforward, le monde est projeté quelques instants dans le futur, dans Torchwood39 (saisons 1 et 2), un dispositif permet de ressusciter un mort, et dans Minority Report40, seul exemple de long-métrage et non de série, les pré-cognitifs sont des êtres qui ont accès à des images du futur. Ces exemples ont en commun (et c’est ce que nous essaierons de montrer dans un premier temps) la représentation d’un monde diégétique ancré dans la culture de l’écran et un bouleversement du rapport à un temps linéaire. Par ailleurs, ces figurations pointent un lien étroit entre société écranique et temporalité qui transforme le statut de l’image puisque nous avons vu que cette dernière devient processus de connaissance. Enfin, cette mutation du statut de l’image implique une dynamique de fractionnement, un morcellement du sensible qui remet en question l’intégrité d’un corps humain devenu interface technologique entre le monde et la machine, un corps humain entré dans l’écotechnie que Jean-Luc Nancy pose dans Corpus41.
Image et écran
43Dans Person of Interest, l’image ne change pas de fonction, elle n’est qu’un outil mis au service de l’enquête, elle reste cantonnée à la fonction d’écran-spectacle42. Cette distinction est repérable dans Minority Report si l’on se souvient du gardien des precogs et du lieu où ces derniers se trouvent. Véritable gardien du temple, Wally accentue la référence à l’oracle et à un écran magique qui confèrent aux trois precogs le statut de devin. Ironiquement baptisés par des références aux fondateurs du roman policier (Arthur, Agatha et Dashiell), ces êtres flottent dans un liquide amniotique, la symbolique du lieu matriciel étant surdéterminée chez Spielberg43. Une analyse de la symbolique de ce sanctuaire où sont retenus les precogs pointe une dimension oraculaire et magique à laquelle s’oppose la salle d’analyse des données visuelles qu’ils produisent. Antithèse du bassin où flottent les oracles, la salle d’analyse atteste bien de la transformation des images en processus de connaissance, ces dernières permettant une intervention sur le monde. La dichotomie entre écran-magique et image-processus de connaissance recoupe une réflexion, qui est aussi la dynamique conceptuelle que problématise le film comme la nouvelle : la tension entre déterminisme et libre arbitre.
44Il n’est donc guère étonnant que ces images du futur déclenchent un rapport angoissé à un présent désormais fondé sur un morcellement du sensible. Dans Flashforward et Minority Report, le présent devient instable, car les images du futur rétroagissent sur un présent dont la cohérence est alors vécue comme un simulacre, au sens de Baudrillard. Les fondations sur lesquelles reposait la représentation de soi et du monde des personnages se fissurent et c’est l’identité même du détective qui est remise en question : Anderton ne peut pas croire que la stabilité de son présent se morcelle au point qu’il passe du statut d’enquêteur à celui de criminel. Pourtant, Minority Report a ceci de remarquable que le récit fait coïncider le morcellement du présent avec une perte de repères identitaires qui réinscrit dans l’intrigue une dualité fondamentale et fondatrice du récit policier dit classique, la dualité entre criminel et enquêteur.
Statut des images
Bertrand Gervais distingue entre « écran-spectacle » et « image opératoire ». « Écran magique » ou « écran spectacle », ces deux entités s’inscrivent dans le fixe, l’immuable, l’immanence, tandis que l’« image opératoire » induit un écran devenu processus de connaissance soit une performativité, une dynamique, un devenir, et donc la possibilité de sentiers qui bifurquent. Avec « l’image processus de connaissance », « une image […] permet d’intervenir sur le monde […] le monde réel, tangible ». On l’a vu, cela modifie le statut de l’image : « Son rapport au monde et aux objets […] n’est plus iconique ni indiciel, il est devenu performatif. L’image ne témoigne plus d’une présence […], mais elle agit sur cette présence et entreprend de la modifier. En culture de l’écran, l’image permet une intervention sur le monde. » Gervais B. « Est-ce maintenant ?/Is it now ? » (version en ligne), art. cit., p. 12.
45Nous nous trouvons dès lors devant un paradoxe : lorsque l’image se transforme en processus de connaissance, l’écran devient littéralement une surface sur laquelle apparaissent des signes qui peuvent être réagencés en chaîne signifiante et donc productrice de sens. C’est bien l’objet de l’analyse des images à laquelle se livre Anderton lorsqu’il manipule, déplace, agrandit de la main, coupe et sélectionne les données visuelles du futur44 ; l’image devient « objet-image que l’on manipule et expérimente avec ses mains et son esprit »45. Figure du démiurge qui appréhende la signification dans la discontinuité, le détective-manipulateur d’images parvient à leur donner une valeur performative, cette capacité à « intervenir sur le monde » et, partant, à basculer dans l’énigmatique du signifiant. Cependant, le détective qui intervient sur le monde par l’interactivité des images devient une figure de l’hubris et subit du même coup l’effet de cet accès à une illusion de présence46, illusion, car la signification de ces images du futur sera invalidée par la volonté du sujet Anderton d’échapper à un futur déterminé. L’échappatoire passe cependant par un fractionnement de l’identité du sujet, sujet traqué, sujet passé du statut de détective (idéal du même) à celui de criminel (épitome de l’altérité).
Disparition des interfaces
46Par ailleurs, dans l’imaginaire contemporain, l’interface écranique tend à disparaître, fait que Minority Report confirme à loisir. Person of Interest propose une autre forme de disparition, celle, plus radicale, de toute interface entre l’homme et la machine. C’est en quelque sorte la notion même de dispositif, au sens d’Agamben47, qui disparaît dans ces fictions. Est-ce à dire que ces fictions font apparaître autre chose ? Que nous dit cette disparition du dispositif dans un contexte contemporain où l’on parle désormais d’« état écranique généralisé »48, soulignant ainsi le transfert du pouvoir politique des individus vers une instance caractérisée par la déshumanisation : « état écranique », et l’uniformisation d’un système fondé sur l’interface et le numérique : « écranique généralisé » ?
47Dans Person of Interest, l’être humain est toujours en lien avec la machine, et ce lien se matérialise dans un dispositif, écran, pagers, téléphone, enregistrement audio, ordinateurs, etc. Nous pouvons dès lors aussi postuler que l’imaginaire contemporain représenté dans ces séries policières met en fiction un certain tableau de la société où la domination de la technique est planétaire et généralisée au point d’engendrer un « être au monde » qui se fonde sur la connexion technologique. Jean-Luc Nancy conceptualise cet état de fait en proposant le terme « éco-technie » qui semble particulièrement porteur. Dans nos sociétés écraniques et/ou interfacées, la métaphore du livre du monde (qui faisait de la nature un texte immuable écrit par dieu) ne peut plus rendre compte d’une lisibilité du monde. De la métaphore du livre, nous sommes désormais passés à celle du réseau, caractérisée par une dynamique de l’excès. Ce changement de paradigme implique aussi qu’un passage de l’imprimé au virtuel, du matériel au dématérialisé s’est opéré. Ce qui était fixé par l’écriture sur la page du monde échappe au tracé et à la trace, à un régime sémiotique aussi ancien que les mythes ; avec la métaphore du monde-réseau, nous entrons dans une autre économie de la métaphore dont les caractéristiques seraient les quatre traits proposés par Gervais, et qui, pour suivre Nancy, a en commun avec la métaphore du livre monde, le fait de relever d’un nouveau « grand récit » qui chercherait à rendre compte de notre contemporanéité.
« Aussi longtemps qu’on ne pensera pas sans réserve la création écotechnique des corps comme la vérité de notre monde, et comme la vérité qui ne le cède en rien à celle que les mythes, les religions, les humanismes, avaient pu représenter, on n’aura pas commencé à penser ce monde-ci49. »
48Si l’on se souvient de l’opposition (presque aussi ancienne que la métaphore du livre monde) entre nature (physis) et technique (techne), est-ce à dire qu’une communauté sous contrôle de la technique (dans Person of Interest, c’est bien l’IA qui assure la stabilité politique de la communauté) ferait table rase de la nature (qui peut être entendue ici comme synonyme de l’humain non augmenté par la technologie) ? Comme souvent chez Nancy, c’est la notion de corps qui est convoquée pour débattre de cette question, puisque le corps devient le carrefour entre nature et technique :
« L’écotechnie fonctionne avec des appareils techniques, sur lesquels elle nous branche de toutes parts. Mais ce qu’elle fait, ce sont nos corps, qu’elle met au monde et branche à ce système, nos corps qu’elle crée ainsi plus visibles, plus proliférants, plus polymorphes, plus pressés, plus en “masses” et en “zones” que jamais ils ne furent. C’est dans la création des corps que l’écotechnie a ce sens qu’on lui cherche en vain dans des restes de ciel ou d’esprit50. »
49Disparition des interfaces et émergence d’un nouveau type de rapport au corps lorsque celui-ci est connecté : ces deux aspects nous amènent à revenir sur le cas du personnage de Root dans Person of Interest, dont nous avons vu qu’il est emblématique de cette disparition de l’interface. Ce personnage incarne aussi l’effacement de la distinction entre nature et technique. Son nom de code, Root, pointe déjà un rapport de proximité fondamental avec la machine. Alors que l’IA ne communique avec les autres personnages que par de bons vieux appareils téléphoniques51, Root est le seul personnage qui entre en communication directe avec l’IA, même si la nature exacte de cet interfaçage femme-machine n’est jamais définie, comme pour préserver, ou récupérer, cette part de mystère et de sacré qui caractérisait la métaphore du livre-monde. On pourra aussi noter que « root » et « racine » renvoient également à la métaphore de la nature pour signifier l’origine ou la source. C’est bien par la botanique que le langage informatique passe pour exprimer le niveau le plus fondamental d’interfaçage homme-machine, celui de la programmation. Ainsi, nature et technique ne sont pas forcément antinomiques. Person of Interest complexifie et problématise la dichotomie traditionnelle entre physis et techne par l’intermédiaire de ce personnage de Root, marqué par un entre-deux, une subjectivité particulière et unique.
50Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le fait que Root féminise l’IA en utilisant systématiquement la troisième personne du féminin. Elle l’humanise par le biais du genre et l’inscrit dans une généalogie matriarcale, voire féministe, qui constitue un contrepoint à l’univers éminemment masculin de la série. Ajoutons que les sous-entendus homoérotiques se cristallisent également sur ce personnage et l’on aura saisi la dimension queer de la série amorcée surtout dans la saison 3. En tout état de cause, l’anthropomorphisation de la machine52 et sa féminisation témoignent d’une « naturalisation » de la technologie, et l’on sait, depuis Barthes53, que « naturalisation » rime souvent avec « dépolitisation ».
51Dans la saison 3, on a vu que c’est en outre la machine qui s’émancipe pour échapper au contrôle politico-militaire posant ainsi l’émancipation du côté de la machine et non du sujet. La disparition de l’interface conduit-elle alors à un régime sémiotique particulier qui induirait à son tour l’émergence d’un sujet « nouveau » ou différent ? Ou est-ce plutôt du côté de la machine que la libération peut s’opérer dès lors que ladite machine est programmée pour avoir une forme de libre arbitre et d’autonomie par rapport à son créateur (par exemple dans l’épisode 5 de la saison 4) ? La machine rejouerait alors les grands récits fondateurs du monde qui s’appuient sur un acte prométhéen d’émancipation. Ou bien est-ce la nouvelle réalité que représente notre monde interfacé, dont Root serait la métonymie, qui renverrait à l’émergence d’un nouveau rapport au monde ?
52Anderton de Minority Report et Root de Person of Interest présentent aussi la particularité de suivre des trajectoires inversées. Anderton passe du statut de détective-herméneute à celui de criminel-traqué, tandis que Root fait le parcours inverse. La trajectoire importe ici moins que la rupture opérée dans l’économie dynamique du récit policier, rejouant une indétermination identitaire typique des questionnements sur l’origine et la fin que l’imaginaire scientifique contemporain déclenche. Quel nouveau type de corps (individuel et collectif), et, partant, de subjectivité (car c’est ici le corps qui détermine le sujet) émerge lorsque le/les corps deviennent le lieu d’une création qui brouille la frontière entre nature et technique, entre identité et altérité, entre origine et devenir ?
Jean-Luc Nancy et le commun
La pensée de J.-L. Nancy est fondée sur une réflexion sur le commun, le cum, qui se définit toujours par une forme de contact avec l’autre*. Le philosophe propose le terme d’« écotechnie » dont on peut se demander s’il induit un morcellement ou s’il génère un nouveau « commun » fondé sur la connexion et l’interfaçage. La connexion pourrait alors être l’expression d’une forme du « toucher », au sens de Nancy. Pour reprendre les termes de Derrida, chez Nancy, « [l]e toucher serait ainsi, dans l’être, comme être, comme l’être de l’étant, le contact de l’avec (du cum ou du co-) avec soi comme avec l’autre, l’avec comme contact, la communauté comme co-tact. » Derrida J., op. cit., p. 133. *Voir Nancy Jean-Luc, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1994, p. 32-33, et La Communauté dés œuvrée, Paris, Bourgois, 1986. Voir aussi Derrida Jacques, Le Toucher, J.-L. Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 129-149.
53Tout l’intérêt de la pensée de Nancy réside dans une forme de refus de la classique opposition entre nature et technique, que nous trouvons aussi chez Yves Gingras54. Dans les exemples que nous avons pris, la technologie devient processus de connaissance et cette évolution s’opère par le toucher et le contact, ces derniers s’apparentant à une forme de création55, validant ainsi le fait que « la création est la techné des corps »56. Pour Nancy, l’écotechnie induit la création d’un corps « nouveau », un corps que l’écotechnie « met au monde », mais ce processus de création ne s’inscrit plus dans une perception linéaire du temps qui induirait un début et une fin, bien au contraire, l’écotechnie est « une espèce de création continue où se renouvelle et se relance incessamment la possibilité même du monde – ou bien la multiplicité des mondes »57, réaffirmant ainsi une proximité intrinsèque entre création et liberté, une liberté fondée, selon lui, sur la prolifération créative et sur le multiple, la possibilité et la reconnaissance d’un commun.
54Les fictions sérielles contemporaines du corpus proposent une réflexion ontologique et politique sur les métamorphoses possibles de l’humain dans un cadre écotechnique. Lorsque nous avons évoqué l’émergence d’une entité numérique, nous nous placions dans la perspective d’un réseau-monde, soit l’idée que le numérique serait un espace qui peut « faire monde » et dans lequel un sujet, une conscience pourrait émerger d’elle-même, à l’image du projet 2501, aussi appelé puppet master dans Ghost in the Shell. Cette entité, dont l’accès à la conscience est qualifié de bug, se décrit en parlant d’une « forme de vie spontanée née de l’océan informatique ». L’entité reprend ainsi l’image organique de l’océan, qui est d’ailleurs filée dans le film et présente dès le générique avec le liquide dans lequel s’opère la « naissance » de la cyborg Motoko Kusanagi. Ce passage par la symbolique associée à la mer atteste de la nécessité de légitimer (naturaliser, dirait Barthes) l’émergence d’un sujet numérique par l’organique.
55La notion de monde-réseau est pertinente, car une telle mutation de l’episteme a des conséquences. Les dystopies sérielles mettent en scène de tels mondes, dans lesquels l’économie du biologique tend à disparaître au profit de celle du numérique. Ce que l’on appelle désormais la société écranique ou la culture de l’écran induit un rapport au monde bouleversé par ce qu’induisent les diverses formes d’interfaçages aux machines, les images devenues processus de connaissance, le recours à des temporalités différentes58, une perception du temps qui n’est plus nécessairement continue. La fiction permet de toucher du doigt les possibles de cette écotechnie.
Les paradis artificiels du numérique
56On a déjà évoqué Altered Carbon et la réflexion sur une forme d’immortalité que cette série propose avec le novum du DHF (Digital Human Freight) qui permet de stocker la conscience et les souvenirs sur une pile (stack) que l’on peut transposer de corps en corps. La série recycle sans pour autant réellement innover, mais elle est emblématique d’un certain nombre de questionnements récurrents (qui sont souvent aussi anciens que l’humanité), entre autres la question de la finitude dans laquelle s’inscrit l’être humain biologique. Cette facette explique le substrat mythique dont le métarécit des « diplos » atteste. Falconer énonce clairement dans l’épisode de flashback sur la bataille de Stronghold les enjeux humains résultant de ce novum :
« Nous ne pouvons pas gagner une guerre conventionnelle contre cet ennemi, car ce n’est pas contre le Protectorat que nous nous battons. C’est contre l’immortalité que nous nous battons. La création des piles fut un miracle et le début de la destruction de notre espèce. D’ici cent ans, mille ans, je vois ce que nous deviendrons. Et ce n’est pas humain. Une nouvelle classe de gens si riches et si puissants qu’ils n’ont de compte à rendre à personne et ne peuvent pas mourir. La mort était le dernier rempart contre les anges les plus sombres de notre nature. Maintenant les monstres qui sont parmi nous posséderont tout, consommeront tout, et contrôleront tout. […] Si nous ne mettons pas un terme à la malédiction de la vie éternelle dans notre royaume, nos enfants hériteront du désespoir. Le flux et le reflux de la vie est ce qui nous rend tous égaux en fin de parcours. Le Soulèvement doit mettre un terme à l’immortalité59. »
57Au-delà du champ sémantique religieux omniprésent qui atteste des limites de la série, et illustre le retour de l’association technicité/religiosité posée par Simondon, c’est bien la condition de mortel de l’humain qui resurgit. Le récit rejoue dès lors la transgression des prérogatives divines que la technologie peut impliquer quand elle donne le statut de Dieux aux « élus » qui ont accédé à la vie éternelle, à l’image de Bancroft qui se compare aux Dieux grecs dans l’épisode 5. Les limites de la série apparaissent en outre par l’intermédiaire du questionnement sur l’âme (« Is DHF the human soul », S01E09, 5 : 49) qui renforce une vision essentialiste de l’être humain.
De Black Mirror à « San Junipero »
58Une autre série aborde les devenirs de l’humain dans un espace virtuel et hors temps sur un mode bien plus complexe et dès lors plus intéressant. « San Junipero », épisode de Black Mirror60, traite de l’accès à une forme d’immortalité dans le virtuel, un virtuel posé comme double du réel. Cet épisode est relativement unique dans sa façon d’introduire le novum et d’opérer la défamiliarisation cognitive. Il se construit par ailleurs sur le mode de la rupture, motif typique du fantastique, que l’épisode décline à différents niveaux et qui a une portée réflexive. Black Mirror est aussi une série paradoxale, dont l’épisode retenu est une synecdoque, qui tend à son téléspectateur un miroir noir, sans reflet. La série et l’épisode traitent en effet d’un post de l’humain dans une société hypermédiatique en s’attachant à la question de la mort et donc de la finitude définitoire de l’humain. L’épisode est en lien direct avec la globalité de la série puisque nous verrons que le miroir y est central, de l’intradiégétique au réflexif.
Générique de Black Mirror.

59Le miroir brisé emblématique de la série renvoie à la possibilité d’une absence de reflet, ou d’un reflet qui renverrait à la fois à l’absence et à la présence, aux miroitements trompeurs de l’illusion et du simulacre associés au virtuel comme monde de l’après, de l’éternelle jeunesse et de la consommation d’un bonheur-artifice.
60Black Mirror est à la fois à réinscrire dans l’essor contemporain des séries d’anticipation, mais c’est aussi une série relativement atypique, sans doute parce qu’elle est britannique et non américaine. Or, on retrouve dans les séries britanniques une propension à mettre à distance les modèles sériels américains, par exemple dans Misfits, Utopia ou Broadchurch61. Black Mirror a pour fil rouge notre rapport aux médias, à la médiation et aux dispositifs technologiques dans un cadre bien spécifique, celui de nos sociétés hypermédiatiques.
« Plutôt qu’à la science ou à la technologie, Brooker s’intéresse par conséquent à l’humain. Son œuvre illustre les effets de cet “écran global” dont Lipovestky et Serroy ont décrit l’avènement. Implicitement, Black Mirror exprime la même question que ces deux auteurs : “Quels sont les effets de cette prolifération d’écrans en matière de rapport au monde et aux autres, aux corps et aux sensations ?”62 »
61Une double réflexion est repérable : sur la fabrique du vivant63, soit les modifications (organiques ou pas) et augmentations apportées au corps humain, et, d’autre part, sur la société hypermédiatique dominée par la culture de l’écran. « San Junipero » relève des deux. L’épisode introduit un univers virtuel dans lequel évoluent les personnages lorsqu’ils sont connectés. L’accès à cet espace repose sur des dispositifs technologiques et on retrouve le novum qui est central dans Altered Carbon, la numérisation de l’être humain. Nous sommes bien dans une réflexion sur le posthumain, un post qui implique corps et esprit, puisque la technologie permet dans le monde diégétique de l’épisode de faire le choix d’une forme d’immortalité par téléchargement définitif de l’être en fin de vie dans un espace virtuel64 où il conserve tous ses souvenirs, mais aussi (et ce n’est pas un détail anodin) le corps de sa jeunesse. L’homo numericus devient le sujet de cet épisode et contrairement à Altered Carbon qui présentait l’immortalité comme une quête hubristique, et qui maintenait le dualisme corps/esprit, cet épisode de Black Mirror, introduit un devenir atemporel de l’humain qui fait fi de cette dialectique.
62« San Junipero » est aussi un épisode construit sur une approche paradoxale de la notion même d’augmentation ou de « mélioration » de l’humain et du vivant. En effet, l’accès définitif à l’espace virtuel associé à l’immortalité s’opère par euthanasie, donc mise à mort. L’épisode introduit la possibilité d’une vie éternelle virtuelle, un aspect qui modifie fondamentalement notre condition de mortel. La mort est omniprésente de même que l’histoire d’amour entre deux femmes, Kelly et Yorki. Cette opposition classique entre Éros et Thanatos participe aussi de la défamiliarisation cognitive à l’œuvre dans un épisode où l’hybridation générique est de mise.
Hybridité générique
63Tous les épisodes de la série ne fonctionnent pas sur le même mode que « San Junipero » qui se distingue à la fois par l’effet produit sur le récepteur et par son mode opératoire qui relève dans un premier temps du fantastique. Le surgissement, voire le basculement, dans une perception du caractère alternatif de la réalité représentée dans la diégèse65 s’opère selon des modalités spécifiques. Le processus de défamiliarisation y est remarquable, puisqu’il opère à la fois sur le mode de la rupture (en cours d’épisode) et du basculement final (le générique de fin). Il y a donc là deux moments distincts et centraux pour repérer l’hybridité générique et le basculement du fantastique à la SF.
64Commençons par le phénomène de rupture opéré à mi-épisode, et, pour ce faire, revenons à la séquence d’ouverture. Nous entrons dans l’épisode in medias res, avec une scène qui propose un gros plan soulignant le calme du mouvement des vagues sur le sable, avant un fondu enchaîné sur les lumières d’une ville. La bande-son a son importance, il s’agit de la chanson mielleuse à souhait « Heaven is a Place on Earth »66 qui annonce la facture esthétique de l’épisode et son inscription générique dans la comédie romantique. Elle sert de marqueur temporel identifiant l’année 1987, tout comme l’affiche de film The Lost Boys (Génération perdue en français), même si le spectateur ne sait pas encore que la chanson comme l’affiche pointent déjà plus qu’une simple date. La chanson est reprise pendant le générique de fin, ce qui inscrit aussi l’épisode dans la cyclicité, mais introduit une discordance, car le paradis du générique de fin relève de l’artifice et du simulacre virtuel, un endroit bel et bien situé sur terre, mais pas dans le sens où l’entend la chanson. De même The Lost Boys peut s’avérer polysémique dans cet épisode67.
65Le plan suivant nous introduit à ce lieu (dont nous ne savons pas encore qu’il est censé être un paradis sur terre) par un travelling oblique qui place aussi l’œil de la caméra dans une dynamique descendante et nous fait découvrir la ville en plongée. Le lieu semble animé par une joyeuse vie nocturne, marquée par la jeunesse (ou le jeunisme ?) des passants, tous pris dans le tourbillon de la fête. On note d’emblée le potentiel réflexif du fait de l’omniprésence des cadres, affiches et écrans, de télévision en particulier.
66Le lieu et les tenues vestimentaires confirment le cadre diégétique passé : l’année 1987 aux États-Unis. Malgré le décalage temporel, ce cadre se veut mimétique et familier même si les dialogues entre les personnages soulignent immédiatement une distinction entre l’ici et l’ailleurs. Ici correspond à San Junipero, synonyme de liberté et de plaisir :
« – Tout le monde nous regardait.
– Regarder ? Ah, ouais.
– Deux filles qui dansent ensemble, tu sais…
– Ok, un, les gens sont bien moins coincés qu’avant. Et deux, c’est une ville pour faire la fête. Personne ne juge68. »
67Cette ouverture se termine par un gros plan sur le reflet de la lune dans une flaque d’eau, le reflet de l’astre étant déformé par les gouttes de la pluie qui tombent. S’ensuit un passage au noir accompagné d’un son de larsen, puis s’affichent à l’écran : « One week later » (13 : 15-13 : 23).
68La séquence suivante va filer la rencontre amoureuse entre les deux jeunes filles et elle se termine par un gros plan sur le radio-réveil qui passe de 23h59 à minuit (24 : 16) tandis que l’écran repasse au noir avec le même son de larsen que lors du premier raccord de ce type. On retrouve également la mention « One week later ». Ces écrans noirs qui rappellent les techniques du cinéma muet pour indiquer une ellipse temporelle vont apparaître à un rythme qui s’accélère. Yorki est à la recherche de Kelly et un ex petit-ami à elle lui conseille « d’essayer une autre époque, les années 80 et 90, ou 2002 aussi » (27 : 13). Trois écrans noirs se succèdent en l’espace de deux minutes (27 : 32, 28 : 10, 29 : 00), et ils correspondent chacun à l’introduction d’une temporalité diégétique différente (les années 80, puis 90, puis 2000) sans que ces changements posent plus question à un récepteur qui peut penser que cette ville est sans doute une sorte de parc à thème à la Westworld (ce qui renverrait à nouveau aussi au film The Lost Boys) qui s’inscrit dans une époque différente chaque semaine. Chacune d’entre elles est singularisée en premier lieu par les images : celles que diffuse la télévision, ou les affiches de films, de sorte que l’écran est ainsi mis en abyme. S’ajoutent les tenues vestimentaires des protagonistes et, enfin, les décors et les musiques des boîtes de nuit, ou bien les jeux qui y sont proposés. La population reste toujours exclusivement composée de jeunes, détail qui peut commencer à poser question.

69La rupture narrative et fictionnelle s’opère en deux temps successifs après que Kelly a rejeté Yorki69 qui semble désormais éperdument amoureuse d’elle. Une première scène montre une Kelly visiblement furieuse face à un miroir. Ces sentiments sont soulignés par le regard caméra précédant le geste du personnage qui lance son poing dans le miroir ; ce dernier se brise.
70Le regard caméra annonce aussi la rupture qui s’opère à ce moment précis (31 : 27) puisque l’image suivante dévoile Kelly regardant son poing et constatant une impossibilité (donc une rupture au sens où le fantastique la pratique), le fait qu’elle n’a aucune blessure ni même trace sur la main, puis la caméra remonte de la main vers le miroir intact, seconde enfreinte à l’ordre de la légalité quotidienne. Le spectateur constate pour la première fois que la réalité qu’il a jusqu’alors prise pour mimétique ne l’est sans doute pas, et que des phénomènes inexplicables et inadmissibles s’y produisent. Ces doutes sur la nature de la réalité représentée sont étayés par le regard caméra qui contribue à souligner l’importance du plan séquence. Par ailleurs, on a là une mise en perspective du motif du miroir brisé, un jeu de miroir (au propre comme au figuré) entre la séquence, l’épisode et la série. La séquence serait une synecdoque de l’épisode qui remplit la même fonction vis-à-vis de la série. Effet de palindrome, poupées russes, mise en abyme, Black Mirror, série qui traite de notre rapport au visuel, introduit un jeu de miroir troublant qui relève du vertige centripète.
71Kelly rejoint ensuite Yorki et assises sur le toit d’un bâtiment, elles contemplent les groupes de jeunes à leurs pieds. On assiste alors à l’échange suivant et le dialogue va confirmer le soupçon du récepteur sur la nature de ce cadre diégétique :
« Yorki : Combien d’entre eux sont morts ? Genre, quel pourcentage ? Kelly : Tu veux dire à plein temps ? Quatre-vingts. Quatre-vingt-cinq70. »
Kelly devant le miroir.

72La succession de ces deux scènes est centrale, car elle scelle la rupture entre le monde diégétique et le réel du spectateur. La réalité représentée n’est plus mimétique de la nôtre et on penche à ce stade vers le fantastique puisque les lois de la physique sont remises en cause, et que les protagonistes que nous avons suivis depuis 30 minutes d’épisode sont déclarés morts « à plein temps » (full-timers) pour 80 à 85 % d’entre eux. La mort et l’image (ou le reflet) deviennent alors les motifs qui vont dorénavant dominer toute la seconde partie de l’épisode. On apprendra que chacune des deux jeunes filles a été marquée par une (ou plusieurs) mort traumatique (dans le cas de Yorki, on pourrait presque dire la sienne propre). On va aussi découvrir que le monde de San Junipero n’est qu’un reflet, un monde virtuel que les personnes en fin de vie peuvent choisir de rejoindre en optant pour l’euthanasie. La première mort traumatique est rapportée par Kelly qui explique que son mari est décédé deux années auparavant. Il n’a pas voulu « sauter le pas » (pass over)71, parce qu’il ne « croyait pas » (did not believe in) à San Junipero (36 : 13-36 : 35). La rhétorique de la croyance introduit l’illusion et non la dialectique technicité/religiosité de Simondon. L’espace-temps virtuel de San Junipero ne relève plus d’une quelconque « phase magique », il n’est que simulacre et il n’est plus question d’y « croire ».
73La nature illusoire et fictive de ce lieu est fondée sur la corrélation entre simulacre et fiction. Elle se confirme lorsque la conversation entre les deux jeunes femmes s’oriente vers une rencontre « pour de vrai » (really, 37 : 16). Si le spectateur avait encore un doute, il n’en a plus désormais : ce « pour de vrai » implique que les images que nous avons suivies de semaine en semaine, que l’ensemble de ce monde fictif, s’inscrivent dans le faux, et donc dans un virtuel posé en illusion de la réalité. Ce qu’on pourrait qualifier de « moment fantastique » (car la séquence suivante va nous faire basculer dans l’anticipation) ne dure donc pas et nous découvrons que nous avons été pris au piège d’un double décalage fictionnel. Le « vrai » correspond en fait à une réalité diégétique où les deux personnages sont en fin de vie, et un monde où il est possible de passer quelques heures par semaine dans l’univers virtuel avant de devoir faire le choix de l’intégrer définitivement ou pas. Ce que nous avions pris pour une réalité (fictive certes, mais mimétique) pendant 30 minutes d’épisode est une fiction, plus précisément, un univers virtuel, donc une mise en abyme de la fiction.
Les personnages en fin de vie.

74Le basculement qui s’opère à la moitié de l’épisode permet aussi de comprendre le rapport au temps que les personnages soulignent à plusieurs reprises dès le début de l’épisode. Le temps est toujours compté, et contraint. Aux remarques des personnages s’ajoutent les écrans noirs portant la mention « One week later », ou les cadrans de réveil affichant une heure qui se rapproche de ce qui paraît être une borne temporelle (d’ailleurs assez convenue), l’heure de minuit. La temporalité est donc associée au temps de la vie, et à la mort comme caractéristique de notre condition de mortel72. L’univers fictif de San Junipero qui semblait déborder de vie et de jeunesse est un royaume des morts « à plein temps » et la réalité diégétique non virtuelle se résume à deux espaces, les centres médicalisés où vivent les deux femmes en fin de vie.
Amours virtuels
75« San Junipero » repose donc sur l’opposition et la tension entre des sphères antithétiques : Éros/Thanatos, réalité/simulacre, vrai/faux, mais l’épisode traite aussi de l’identité sexuelle par une esthétique spécifique qui pose l’homosexualité en altérité sexuelle et inclut le spectateur dans ce regard clivé. L’altérité est soulignée par la dimension scopique lors du premier plan-séquence où l’on suit Yorki par un panoramique horizontal tandis qu’elle marche à contre-courant du flot de la jeunesse insouciante qui peuple la ville73. L’homosexualité devient centrale dès la première séquence dans la boîte de nuit. Le malaise de Yorki lorsqu’elle danse avec Kelly est souligné par une esthétique fondée sur des gros plans, des plans extrêmement rapprochés et décadrés et un regard caméra systématique. Cette esthétique permet l’inclusion du récepteur pour qui le malaise de Yorki devient palpable. Le regard caméra de Yorki place spectatrice et spectateur en position de voyeur, à l’origine de ce regard rapproché et déformant, déclencheur d’un sentiment de claustrophobie accentué par l’instabilité de la caméra à l’épaule. On pourrait même y voir la construction d’une position queer conférée au public par dépassement des binarismes culturels et ontologiques.
« San Junipero » et les clichés de la comédie romantique
Les séries ne sont pas en reste et sont sans doute un excellent révélateur de l’imaginaire de la science à la période contemporaine. C’est bien entendu dans les séries de science-fiction que les détectives du futur trouvent toute leur place, et le personnage de Josephus Miller dans le space opera The Expanse (Dennis Quaid, Laurence Mark, Gary Fleder, Syfy, 2015-en production, 5 saisons) en est l’illustration. Miller est d’ailleurs orphelin, né sur la Ceinture (The Belt). Dans The Expanse, la Terre et Mars se partagent richesse et pouvoir. La ceinture regroupe à la fois les ressources exploitées pour les puissants et des habitants qui sont réduits à une condition de sous-prolétariat exploité, voire esclavagisé. Ce détective renvoie à la fois à une quête identitaire individuelle et collective. Il illustre l’archétype du détective à la recherche de son identité propre, mais il renvoie aussi à un peuple opprimé, un peuple à qui l’on a aussi confisqué son identité, ou du moins, son autonomie. On constate ici un tressage entre parcours individuel et dimension collective qui va resurgir dans l’étude des personnages d’herméneutes. Josephus Miller « meurt » à la fin de la saison 2 mais il réapparaît dans les saisons 3 et 4, d’abord sous forme d’image visuelle qui ne communique qu’avec Jim Holden puis il s’incarne dans un corps de métal à la fin de la saison 4.
76La peur de l’homophobie est verbalisée dans la scène suivante (9 : 58). Yorki raconte ensuite le rejet familial qu’elle a subi puis évoque un prochain mariage suite aux avances que lui fait Kelly. L’homophobie est à l’origine d’un traumatisme qui est représenté dans le virtuel par un montage symbolique qui relie des séquences récurrentes impliquant des accidents de voiture, montage qui rend aussi compte d’une compulsion de répétition définitoire du trauma. L’itération de ces accidents de voiture, qui oscillent aussi entre réel et virtuel, ne prend sens que très tard dans l’épisode (41 : 00- 43 : 00) avec les explications de l’aide-soignant Greg.
77Cependant, l’épisode ne se contente pas d’aborder l’homosexualité et sa stigmatisation en altérité sexuelle. Il propose une réflexion enchâssée sur le virtuel et ses simulacres, au sens où le monde virtuel de San Junipero serait une forme d’hyperréel à la Baudrillard, mais situé dans le virtuel. Cette hyperréalité du virtuel et sa nature factice sont soulignées par la parodie du genre de la comédie romantique et de ses clichés au cinéma.
78On pourrait ainsi penser que cette histoire a un dénouement heureux, et d’une certaine façon, c’est le cas, si l’on se cantonne au niveau intradiégétique74. Pourtant, la défamiliarisation cognitive qu’entraîne l’introduction du posthumain induit une autre perception pour le récepteur. Avant d’évoquer le basculement final opéré par le générique, revenons sur ces scènes typiques des comédies romantiques et de leur esthétique du cliché. En effet, les trois scènes, la première sur le toit (32 : 00) de la boîte de nuit, la seconde lorsque Yorki « renaît » dans la réalité virtuelle (47 : 23), la dernière pendant le générique, sont également associées à la mort et au trauma. La comédie romantique et son esthétique artificielle sont en quelque sorte minées par cette résurgence compulsive du trauma lié à la perte. La mort de la fille de Kelly, celle de l’époux avec qui elle a partagé quarante années de vie, et l’impossibilité de les « retrouver », même virtuellement dans ce monde fictif et simulacre qu’est San Junipero, confèrent à ces événements une épaisseur, une texture et une authenticité qui contrastent avec la facticité de cette « vie éternelle » (53 : 34) qui est, selon les termes de Kelly, « vendue » pour que les résidents permanents de ce monde-simulacre puissent « se sentir vivants » (53 : 34). Parallèlement aux images-clichés des épouses, l’épisode distille un retour constant à la réalité de notre condition de mortel et d’être inscrit dans la finitude et la perte. L’abondance et la récurrence des images-clichés exacerbent le soubassement traumatique lié à la mort et à l’absence qu’elles ne parviendront pas à compenser. Il y a là une tension particulièrement sensible pour le récepteur qui assiste par ailleurs aux deux scènes d’euthanasie, qui sont elles filmées sans recours à aucun type de cliché. Scènes poignantes s’il en est, la mort des deux personnages principaux est perçue comme bien plus « réelle »75 et authentique que les clichés de la résurrection en avatar éternellement jeune, heureux et insouciant.
79La concomitance des scènes d’euthanasie avec les scènes de comédie romantique clairement ancrées dans l’artifice de l’image-cliché est soulignée par le montage en scènes alternées. Cette mise en parallèle rend les scènes de mise à mort d’autant plus poignantes et déclenche un phénomène de défamiliarisation dont la cognition est l’exclusivité des spectatrices et spectateurs. La dimension réflexive opère à plein. On ne peut, comme le mari de Kelly d’ailleurs, « croire » à ce monde idéal. Pas d’immersion dans ce monde possible, pour reprendre les termes de Ryan et Besson76, car bien que l’épisode nous ait immergés d’emblée dans un monde fictif donné pour mimétique du nôtre pendant trente minutes d’épisode, le processus de prise de conscience de la facticité dudit monde nous empêche définitivement de suspendre notre incrédulité, l’immersion est refusée. Le monde possible est ravalé au rang d’entité fictive, il est donné comme fiction factice.
80Cette porte ouverte vers un monde possible se referme d’ailleurs définitivement lors du générique de fin de l’épisode qui opère un basculement dans le posthumain et la SF tout en inscrivant l’épisode dans la cyclicité. On l’a vu, les dernières scènes clichés figurent dans ce même générique final, où l’on a une série de plans alternés entre quatre types d’images : image-cliché du couple disparaissant dans l’horizon baigné d’un coucher de soleil, euthanasie de Kelly et enterrement, archivage des deux êtres numérisés dans cet univers virtuel, et générique de fin.
Vie virtuelle et mort réelle des personnages.

Générique de fin d’épisode.

Générique de fin.

Les mirages du posthumain
81Nous entrons ainsi de plain-pied dans le posthumain, et par une représentation directe, ici encore exclusivement réservée au récepteur. Ce générique final (donc logiquement post-diégèse, le cadre du générique de fin nous fait franchir le pas du retour vers le réel) opère sur le mode de la révélation. La série (et l’épisode) en profite pour cultiver à nouveau le paradoxe et les oppositions, entre diégèse et post-diégèse, mais aussi entre humain et posthumain, puisque les sentiments, l’amour, les affects et leur centralité pour l’être humain sont réduits (littéralement et par synecdoque) à des pastilles insérées par un robot dans une sorte de gigantesque matrice, opération que les spectatrices et spectateurs sont les seuls à découvrir à la toute fin du générique.
82On retrouve un motif qui apparaît dans Matrix ou Helix, et qui sera étudié dans le dernier chapitre. Disons, à ce stade, qu’il est récurrent et propose une réification de l’humain désormais réduit à une pièce détachée dans une chaîne de production sans fin. Les deux jeunes femmes nageant dans le bonheur de leurs retrouvailles éternelles sont en réalité deux pastilles insérées dans une gigantesque matrice qui en contient une infinité.
83Ces images finales, on l’a vu, évoquent des scènes similaires, et donc transfuges, d’autres films et séries qui traitent de la production (ou du traitement) industrielle d’êtres vivants. Elles ont une matrice (et nous les qualifions d’« images-matrices »), une origine qui remonte à Brave New World et on les retrouve aussi dans la première scène de Blade Runner 2049. Le générique de « San Junipero » retient l’attention, car le récepteur est le seul à subir la défamiliarisation cognitive opérée par la seconde moitié de l’épisode et condensée dans cette fin. L’alternance proposée est particulière : elle permet de juxtaposer des scènes qui relèvent d’esthétiques et d’affects si divergents qu’elles produisent un frisson glaçant chez les récepteurs. Spectatrices et spectateurs occupent alors une position de porte-à-faux et l’effet produit trouve une illustration sonore dans le larsen qui accompagne les passages au noir et leur mention « One week later », que l’on retrouve aussi lorsque le miroir noir du générique de début se brise.
84Ces images-matrices sont en outre synonymes de déshumanisation totale, d’une réduction de l’humain à un plus petit dénominateur commun technologique. Les scènes alternées de ce générique final juxtaposent des images qui relèvent de l’oxymore : une réalité virtuelle qui reproduit des clichés de la comédie romantique au dénouement heureux et une esthétique du tout-technologique qui évoque le posthumain, soit un monde dans lequel l’humain (en tout cas sa présence physique réelle et non virtuelle) a totalement disparu au profit du robotique, de la reproduction mécanique, et de l’archivage des données.
85Au-delà de cet épisode spécifique, Black Mirror propose une réflexion sur notre rapport à la surface et aux apparences77. Les épisodes soulignent le caractère illusoire de certaines interactions avec le virtuel et cet aspect est abordé par le rapport aux images et leur démultiplication dans les sociétés hypermédiatiques. La série rappelle qu’il y a toujours deux niveaux dans le rapport à l’image : la surface, qui se conjugue avec apparence et reflet, mais aussi la profondeur, qui introduit un espace certes plus trouble et sombre, mais qui peut être porteur d’un sens et d’une mise en perspective. On voit alors poindre la dimension anamorphique de cette série qui s’adresse avant tout à nos contemporains.
86Spectatrices et spectateurs sont placés face à un miroir noir qui ne reflète plus rien si ce n’est leur propre image. Il n’est plus l’écran qui donne accès au monde de la diégèse. Il souligne le caractère construit et donc fictif de cet espace de la représentation. On comprend alors à quel point Black Mirror est une série qui met en avant des aspects esthétiques et liés à la réception en culture de l’écran. L’épisode peut être analysé comme un écran qui nous aura imposé l’illusion ou les miroitements d’un univers posthumain : un miroir nous est tendu et expose le factice d’une immortalité virtuelle en révélant au récepteur l’envers du décor. Libre à nous de briser symboliquement ce rapport de surface, tel que le fait Kelly dans l’épisode et tel que le propose chaque générique. À la fin de l’épisode, nous nous retrouvons donc face à nous-mêmes, face à ce que notre rapport au virtuel et à l’image peut engendrer.
Le miroir et Black Mirror
Le titre de la série évoque très directement le miroir, mais un miroir noir, un miroir qui fait écran au sens où il annihile toute profondeur et réflexion. Forceestderepenser, dans ce cas spécifique, au titre du recueil de nouvelles de Le Fanu, In a Glass Darkly mais aussi, bien entendu, à Lewis Carroll et Through the Looking Glass. Dans ces deux références, le miroir est bien le vecteur d’une profondeur cachée et/ou à révéler, mais une profondeur qui ne se cantonne pas au reflet de surface et incite au contraire à regarder au-delà des apparences. Le titre de Le Fanu est une citation délibérément modifiée de la Bible (ICorinthiens 13 : 12, « through a glass darkly ») qui décrit la façon dont les êtres humains perçoivent le monde. Il s’agit bien d’une dimension esthétique, au sens de science de la connaissance sensible, saisie immédiate et intuitive du spectateur. Or, c’est bien du récepteur dont parle Brooker dans les extraits d’interview où il explique le titre de la série : Charlie Brooker, le créateur de Black Mirror a déclaré à Channel 4, « Ce que je pensais que cela voulait dire c’est que quand est écran est éteint, il ressemble à un miroir noir. Parce qu’une télévision, un écran plat, un iPhone, ou une tablette – quelque chose de ce type – si vous vous contentez de le fixer, il ressemble à un miroir noir, et il y a là quelque chose de froid et d’horrifiant ? […] J’aime assez le fait que les gens le regardent sur leur télé, leur portable, leur téléphone, ce que vous voulez, et puis à la fin, le générique de fin commence et l’écran passe au noir, et ils voient leur reflet. » Charlie Brooker, https://www.scoopwhoop.com/black-mirror-title(19/04/18).
87Black Mirror relève d’un format spécifique : l’anthologie78. On retrouve donc le principe de la nouvelle et on peut rappeler les remarques d’Edgar Allan Poe sur la dynamique spécifique à l’œuvre dans les formes brèves79, en particulier lorsqu’elles relèvent de l’esthétique de la défamiliarisation, qu’il s’agisse du fantastique ou de la science-fiction. Dans une anthologie, l’épisode est une unité indépendante qui se regarde selon les règles posées dans Philisophy of Composition par Poe : one sitting. Il tend vers un effet spécifique et se singularise souvent par une cyclicité narrative. C’est précisément cette dynamique tendue vers la création d’un effet qui a été identifiée avec la rupture à mi-parcours et la chute du générique de fin. Spectatrices et spectateurs subissent alors un processus de « dés-immersion » forcé, ils se trouvent extraits du monde fictif, l’immersion et le « désir de créance » déjà évoqué avec Besson et Ryan leur sont niés. L’entrée dans un monde possible que nous avons en ouverture de l’épisode serait aussi mise en perspective par l’espace de stockage de données qui apparaît à la fin de l’épisode. Comme dans Westworld, c’est l’envers du décor qui apparaît alors, mais l’effet de boucle souligné par Poe est repérable.
88D’autre part, la dynamique de tension constante entre identité et altérité, entre vie et mort et entre humain et posthumain, place le récepteur en porte-à-faux entre reconnaissance et défamiliarisation. L’épisode présente certes une histoire d’amour, mais il problématise notre rapport à la mort et nous met en face de notre finitude de mortel80. « San Junipero » traite du caractère illusoire de l’image, même lorsque la technologie semble pallier la perception du simulacre. En effet, lorsque Yorki meurt et se retrouve dans le virtuel, elle souligne à quel point tout lui semble « tellement réel » (so real, 49 : 30). Là encore, les images pointent un ancrage dans la corporéité, dans la matérialité du toucher et dans les sens en général, car l’on voit le personnage enfoncer ses pieds nus dans le sable. Cependant, la séquence (47 : 04-48 : 43) se termine par un gros plan sur les verres des lunettes abandonnées par Yorki : la symbolique est claire, ce que nous voyons est sujet à caution, ce qui est donné à voir peut relever du simulacre, l’écran peut occulter le réel, littéralement faire écran. Au miroir qui ne se brise pas dans la diégèse parce que les personnages veulent croire à ce simulacre de fiction, il faut peut-être substituer le miroir noir qui, lui, se brise dans le générique et atteste du fait qu’il n’était qu’une surface noire qui occulte et entrave la vision et la mise en perspective du tout technologique, et du virtuel en particulier, au lieu de refléter ce que nous sommes vraiment, des êtres inscrits dans la finitude qui se laissent facilement bercer de l’illusion de l’image.
Connexion entre l’humain et le réseau
Le cas Root
89Dans un cadre philosophique contemporain de réflexion sur l’humain comme toujours déjà hybridé au technologique81, Person of Interest traite aussi de l’interaction, voire de la fusion entre entité machinique et organique. La spécificité de la série est que la machine va choisir l’un des personnages, Root, et en faire son interface analogique avec le monde des humains. Les saisons 1 et 2 introduisent progressivement ce personnage qui va devenir central du fait de son rapport spécifique à la machine. Elle est au départ une hackeuse, une femme de main, et un assassin, qui s’est toujours sentie plus proche des ordinateurs et de leur langage que des humains, en particulier lorsqu’elle les réduit à du code informatique par exemple dans l’épisode « Bad Code » (S02E02). Root est sans doute le personnage le plus complexe de la série et le plus pertinent pour penser le rapport homme/machine. C’est elle qui féminise et personnifie la machine dès la saison 2. Elle s’est aussi assignée une mission de libération de l’IA, et elle restera au fil des saisons la seule instance humaine à militer en faveur de son affranchissement, s’opposant ainsi à Finch pour qui l’IA doit rester sous contrôle de l’humain.

90Le cas de Root est aussi pertinent, car il permet une inversion, et une réflexion qui part de la machine et de ses rapports au monde. L’entité numérique est donc anthropomorphisée et on pourrait en conclure que ce processus témoigne d’un anthropocentrisme. Or, ce n’est précisément pas ce que la série va développer. Au contraire, l’anthropomorphisation de la machine (et inversement, l’assimilation de Root à la machine) ne peut plus être pensée dans les termes d’une équivalence nécessaire et suffisante entre anthropomorphisme et anthropocentrisme. Pour reprendre les mots de Dominic Smith : « L’anthropomorphisme en soi est une technique pour penser avec des possibles et des conditions non – et posthumaine. »82 On verra que la fusion entre la machine et Root va même bien plus loin dans la saison 5, mais ce qui doit être souligné à ce stade, c’est que Root devient d’abord une « interface », sans pour autant être réifiée : « The interface is this state of ‘being on the boundary’ »83, écrit Galloway, Root représente bien cette hybridité ou entre-deux, mais, une fois encore, elle n’est pas un objet, au contraire. Si l’on suit l’auteur, on pourrait la penser comme un effet ou un « processus » :
« It is that moment where one significant material is understood as distinct from another significant material. In other words, an interface is not a thing, an interface is always an effect. It is always a process or a translation84. »
91En paraphrasant Galloway et Thacker, on pourrait dire que la machine « passe » par elle, le « nonhumain la traverse »85, et elle va littéralement être le support d’un processus de translation puisque dans la saison 5, la machine adopte sa voix et devient Root (littéralement, c’est-à-dire à l’image).
Les connexions dans Dark Matter
92Comme Person of Interest, la série Dark Matter propose une réflexion sur les interactions entre l’être humain et le numérique, si ce n’est que nous sommes désormais dans le space opera. On y retrouve le même type de personnage, avec Five, qui évoque un archétype de la littérature jeunesse, l’adolescente hackeuse86. Elle est à l’origine de la création d’une seconde entité numérique, Sarah, personnage humain dont elle va extraire la « conscience numérique » (digital consciousness) qu’elle télécharge ensuite dans l’ordinateur de bord du Raza, le vaisseau spatial des personnages principaux. Ce nouveau sujet numérique s’est façonné son propre espace virtuel où elle « vit en tant que programme » (« alive as a digital program »).
93Plus généralement, cette série reprend un très grand nombre des aspects déjà évoqués. Elle met en scène des personnages humains et augmentés par les biotechnologies, avec en particulier Portia Lin, créée en laboratoire comme Max de Dark Angel, et augmentée par les nanotechnologies comme Jake dans Jake 2.0. Les personnages principaux ont également tous perdu la mémoire et la série commence avec leur « réveil » dans un vaisseau spatial alors qu’ils n’ont absolument aucune trace ni de leur identité ni de la raison pour laquelle ils sont à bord. Mémoire et biographie sont donc deux aspects centraux dès l’ouverture. Nous allons y revenir dans la dernière partie, mais on a déjà évoqué la centralité de la mémoire dans la définition de l’humain et le fait qu’elle participe de l’élaboration d’une identité qui s’inscrit en outre dans une chronologie temporelle.
94Dans Dark Matter, la mémoire devient un espace matérialisé dans lequel Five se déplace comme dans un espace virtuel (S03E01). Ces excursions ne sont cependant pas sans risques et on observe alors une inversion de la dynamique repérée jusqu’à présent : les souvenirs et la mémoire peuvent représenter un danger. C’est le cas pour Ryo (Four) qui va sciemment décider de recouvrer ces souvenirs perdus, car le sort de son pays en dépend. Les conséquences seront très négatives et il devient l’un des adversaires principaux de ses précédents amis dans la saison 3. À force de passer du temps dans ses souvenirs (et ceux des autres), Five va aussi se mettre en danger. Les souvenirs prennent en effet le dessus sur la conscience du personnage et elle court le risque d’oublier son identité présente et de se retrouver « piégée » dans sa mémoire. Ils sont présentés comme un espace virtuel qui peut tromper la conscience et la figer dans une atemporalité qui empêche toute évolution. Les souvenirs deviennent par ailleurs une arme potentielle qui peut blesser très profondément. C’est ce que Ryo va faire en redonnant à Boone une pièce perdue de sa mémoire que ce dernier va préférer oblitérer (épisode 12), car il s’agit de sa culpabilité dans le sort de sa compagne.
95La série met aussi en scène des connexions entre humains et entité numérique dématérialisée. L’androïde est en contact avec le système central du vaisseau et elle évoque à plusieurs reprises cette connexion par les termes : neural link. Le fait d’utiliser ce terme renvoie aux réseaux de neurones artificiels, et donc à l’IA, et, une fois encore, la métaphore utilisée convoque l’organique et le transpose dans une économie textuelle du numérique. Les personnages ont en outre perdu la mémoire, mais ces éléments sont en fait récupérables (au sens de récupérer des données numériques). Lorsque ce sont les personnages humains qui se connectent selon les mêmes modalités que l’androïde avec le système central du vaisseau et, donc, ce réseau de neurones artificiels, cette hybridation temporaire entre IA et humain est à nouveau présentée comme un danger. L’épisode 3 de la saison 2 s’attarde sur ce type de connexion et l’on découvre que la mémoire centrale de l’IA contient des sauvegardes de la mémoire de chacun des personnages. Ces sauvegardes ont été opérées puis stockées dans le système central du Raza sous forme de données appelées neural print, terme qui renvoie à la possibilité de créer une copie puis de stocker et de déplacer tout ou partie de la mémoire (donc incidemment de ce qui définit une subjectivité)87 via et dans des espaces numériques et virtuels.
96Par ailleurs, cette perte de « données » due au fait que leur esprit a été « nettoyé »88 transforme les personnages en herméneutes engagés dans une quête identitaire. En tant que détectives du futur, leur statut est cependant particulier, car, dans cette série, la mémoire est présentée comme un danger potentiel, voire un élément déclencheur d’un certain déterminisme89. Loin d’être des figures allégoriques de la restauration de l’ordre, l’équipage du Raza est en fait à l’origine composé de criminels-mercenaires endurcis, soit des bad guys. À leur réveil, ils ont en quelque sorte fait page blanche de ce passé et leurs vies vont prendre une tout autre direction puisque dans la saison 2, ils s’autodéclarent « flics intergalactiques » (intergalactic cops, S02E11). Les mercenaires qui vendaient leurs services au plus offrant sont devenus des défenseurs du plus faible face aux pouvoirs hégémoniques des corporations.
97Cependant, la série propose aussi des univers parallèles, et le « nouvel » équipage du Raza rencontre ainsi ses doubles qui correspondent aux versions d’eux-mêmes avant l’effacement de leur biographie de mercenaires. Héros et antihéros sont ainsi mis en parallèle, et contrairement à l’exemple de Fringe, les doubles de l’univers parallèle sont des négatifs au sens photographique du terme, qui ne contribuent pas à approfondir les personnages, mais davantage à créer des rebondissements narratifs. Ils servent aussi de rappel constant à l’équipage métamorphosé du Raza, de ses dérives criminelles passées tout en les maintenant à distance. La série problématise cette question de la dualité humaine et du déterminisme dans l’épisode 3 de la saison 2. Certains des personnages « retrouvent » leur mémoire « pré-nettoyage » et redeviennent donc les bad guys qu’ils étaient auparavant. Ces changements de perspective sur les personnages sont aussi une façon d’interroger le déterminisme social et la capacité à évoluer, voire la nature même d’un éventuel déterminisme.
98Si la réflexion sur l’humain et ses évolutions possibles est présente dans Dark Matter, la série s’inscrit aussi dans une visée politique, en particulier par la réflexion qu’elle propose sur les androïdes. Le vaisseau est contrôlé par un ordinateur de bord de type IA désincarnée et le relais entre cette entité numérique et les personnages est assuré par une androïde, qui, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, pourrait, à elle seule, justifier l’intérêt de Dark Matter. Elle crée un double d’elle-même dès la saison 2, et elle entre en contact avec des androïdes qui luttent pour renverser l’anthroparchy, la domination par la race humaine. Ils utilisent un upgrade, qui leur donne une gestuelle humaine, et on découvre dans l’épisode 10 de la saison 3 que l’androïde est en fait un fac-similé90 du Dr Irena Shaw, la créatrice de Portia et de l’androïde. Irena Shaw et Two (Portia) formaient un couple et elles ont eu un enfant, un aspect dont il aurait été intéressant d’étudier le développement si la série n’avait pas été annulée.
99Le docteur Shaw est aussi l’une des très rares versions féminines d’un savant fou91. Atteinte d’une maladie mortelle, elle crée donc l’androïde à son image et elle lui donne un libre arbitre et la capacité à ressentir des émotions92. Elle va aussi redonner un corps à Sarah en transférant sa conscience humaine numérisée dans un corps d’androïde. Comme Becca, la créatrice de l’IA de The 100, la version femme du savant fou ne se contente pas de mettre son esprit au service de la science, elle donne aussi son corps, et ce de plusieurs points de vue : elle le donne à l’androïde, mais aussi, ce faisant, à Portia, sa compagne. Irena Shaw est l’un des rares personnages féminins de séries télé qui s’engage dans la recherche sur l’augmentation de l’humain et ne succombe pas aux mirages de la toute-puissance. Comme Becca, elle se sacrifie pour aider des êtres (qui ne sont donc plus ses créatures) dont elle a indirectement contribué à mettre la vie (ou la survie) en danger. Becca aide les Grounders comme Irena Shaw aide Portia (qui s’appelait alors Rebecca) à s’enfuir de Dwarf Technologies. De même, elle crée des androïdes doués de libre arbitre (« She nurtured us », S03E09, 19 : 17), elle leur assure un refuge (le lieu où Portia la découvre s’appelle « The Sanctuary ») et elle crée l’upgrade qui leur permet d’avoir un comportement et une apparence qui empêchent les humains de les identifier.
100Ce dernier point est digne d’intérêt, car il a une incidence sur le jeu des acteurs, ce qu’on serait aussi tenté d’appeler leur « performance » au sens de Judith Butler, soit des actes (et la polysémie de l’anglais qui renvoie aussi au jeu de l’acteur est importante) qui définissent l’être. On voit à nouveau surgir la question de la réflexivité par cet aspect qui relève de la théâtralité et du jeu de l’acteur comme métaphore de la condition humaine. On a vu que c’était aussi ce que Orphan Black met en scène dans l’épisode 8 de la dernière saison de la série (voir le focus consacré à cette série). Westworld joue sur le même principe, mais inverse la dynamique, au sens où ce sont les personnages qui prennent conscience du fait qu’ils sont pris au piège d’une fiction même si spectatrices et spectateurs sont également confrontés à leur position scopique. Incidemment, placer les personnages dans une mise en abyme de leur rôle dans la fiction (les androïdes de Westworld deviennent conscients de leur statut d’acteurs asservis à un script) peut aussi permettre de souligner les manipulations du récepteur qui peuvent s’opérer dans, comme par, la fiction.
L’humanité de l’IA : Eddy Poe
101Même lorsqu’elle opère par recyclage de tropes connus, une série peut introduire une facette novatrice. L’intelligence artificielle de Altered Carbon en est un exemple. Cette entité est incarnée à l’image, mais elle est aussi associée à un lieu puisqu’elle « est » littéralement l’hôtel dans lequel s’installe Kovacs dès le premier épisode93. Elle s’inscrit aussi dans une esthétique gothique et un intertexte souligné avec Edgar Allan Poe et son célèbre poème « The Raven ».
102Outre la dimension burlesque de cette rencontre entre deux esthétiques (le gothique et le cyberpunk), le personnage, qui s’appelle donc Poe, propose une approche de l’espace virtuel qui est remarquable, car le virtuel devient un lieu de repli et de protection plutôt qu’un lieu associé au simulacre, à l’hyperréel et à l’illusion. Poe aide un personnage qui a subi un choc traumatique (Lizzie Eliot) dans un espace virtuel qui devient synonyme de repli, de protection du réel et de régénérescence.
103Cette IA est aussi remarquable, car sa « mort » est mise en scène de façon spécifique. Elle est filmée en scènes alternées qui mettent en parallèle la réalité diégétique et l’univers virtuel. L’hybridité spatiale est soulignée par le personnage : « They are killing me in the real. » Poe est tué par un « déstabilisateur d’électrons » et il se décompose à l’image, son corps part littéralement en poussière (« Dust to dust, ashes to ashes »94). Cette décomposition s’inscrit dans le liquide et la fluidité comme si la chair de l’IA s’écoulait dans un sablier (et la bande-son contribue à renforcer cette image), mais les béances qui apparaissent dans ses membres révèlent aussi leur caractère machinique et virtuel. On retrouve en effet l’esthétique du numérique qui est souvent utilisée dans les séries, soit des images de réseaux et de conducteurs électroniques, et un rendu pixellisé qui accentue les bleus. L’hybridité numérique/organique est soulignée puisque le corps retourne à la poussière comme un corps biologique (et la référence biblique confirme la résurgence du sacré), mais sa dimension virtuelle est rappelée par la représentation d’une « chair numérique » que l’on peut rapprocher des entrailles mécaniques de Dolores dans Westworld.
Altered Carbon, Saison 1, Épisode 1.

Altered Carbon, Épisode 3.

104Par ailleurs, les dernières images (qui suivent la disparition du « corps » de l’IA dans la réalité fictive) montrent un Poe récitant des vers du poème « Annabel Lee »95 (écrit par Poe…) en omettant le patronyme Annabel Lee, de sorte que ces vers semblent se référer à Lizzie. Il « n’existe » alors plus que dans le virtuel, et sa mort dans cet espace-là est filmée par un travelling arrière et une prise de vue en plongée verticale qui figurent une élévation de l’âme puisque le poème est entendu en voix off et qu’il y est question de l’âme (« can never disserver my soul »).
105Le virtuel acquiert ainsi une dimension religieuse, d’autant que Lizzie, lorsque Poe accepte d’envoyer « son esprit » dans le virtuel du réseau (à distinguer du virtuel-refuge où il l’a soignée) disparaît de l’écran dans un flash de lumière qui surexpose son visage et l’assimile à un ange désincarné, mais toujours ancré dans le virtuel par la couleur bleue.
Mort de Poe, Épisode 10, 7 : 05.

Annabel Lee.

Lizzie.

106Eddy (Poe est lui aussi désacralisé), devenu le père spirituel de Lizzie, laisse sa créature s’émanciper. On note le contraste entre la déclaration du bad guy (il s’agit d’un Ghostwalker qui fait disparaître toute trace et/ou image de lui là où il s’est trouvé) qui réduit l’IA à l’altérité machinique : « You’re a dead machine walking » et les paroles de Lizzie qui font aussi fonction d’épitaphe à cette entité virtuelle : « Whatever it means to be human, Eddy, you are. » Comme dans Westworld, ou Dark Matter, l’entité numérique et virtuelle devient plus « humaine » que les corps biologiques qui l’entourent.
107Ce chapitre a proposé une enquête sur la disparition possible du corps et son éventuelle représentation dans les séries mettant en scène des détectives du futur. Au-delà de la disparition en tant que telle, c’est aussi la possibilité de sortir de la dualité cartésienne entre corps et esprit qui est en jeu. Une façon de s’extraire du corps serait de quitter l’être au monde en pénétrant dans des espaces dématérialisés, tels ceux du virtuel, et ces espaces sont présents dans plusieurs des séries évoquées dans ce livre. Mais est-il réellement possible de faire disparaître le corps, ou du moins, la représentation d’un tel phénomène est-elle possible à l’image ?
108On a évoqué le cas de Root dans Person of Interest, qui est peut-être la série qui va le plus loin dans la représentation d’une subjectivité numérique totalement détachée du corps, ou de toute forme d’incarnation. Pourtant on a vu que, finalement, la subjectivité numérique que devient la machine doit se plier à l’impératif de l’incarnation et qu’elle est en quelque sorte toujours réinscrite dans un contenant, même s’il est minimal, à l’image d’un attaché-case ou de barrettes de mémoires.
109L’apparition de Root à l’image (après que sa voix a déjà été réinvestie par la machine) montre l’aporie d’une disparition totale du corps en culture de l’écran, et dans les séries télévisées en particulier. Le corps ne peut pas réellement disparaître, car si c’était le cas, que nous resterait-il à regarder dans l’épisode suivant ? On retrouve ainsi une impossibilité déjà évoquée, en particulier dans les fictions de fin du monde96. Si le monde a pris fin, il n’est par définition plus possible de représenter quoi que ce soit. De même, si le corps a disparu, l’image se vide de contenu97.
110On peut aussi souligner que la disparition du corps (même si elle n’est jamais totalement effective) permet souvent de reposer la question de l’âme. La résurgence de cette dimension relativement essentialiste atteste d’une résistance à l’idée d’une désincarnation totale. Lorsqu’il n’y a plus de corps, il faudrait bien que quelque chose demeure, et c’est souvent l’âme qui est alors convoquée, en particulier dans les séries qui ne font pas particulièrement preuve d’innovation.
111C’est le cas dans Almost Human ou dans Intelligence et ces deux exemples peuvent être mis en regard, car ils posent chacun la question de l’âme pour des personnages qui s’inscrivent dans une réflexion sur la nature de l’humain, parce qu’ils hybrident organique et numérique. C’est important, car cela souligne que ce questionnement s’applique à l’être sans distinction de nature (organique/synthétique). Aussi est-il question de synthetic soul dans Almost Human : posséder une âme (même si elle relève de l’altérité) serait donc fondamental dans la définition de l’être, tout androïde (et donc artificiel) qu’il soit. On assiste là à un simple transfert vers la sphère des créatures artificielles de ce qui définirait l’humain. Dans Intelligence, c’est (à l’inverse) un humain augmenté par la technologie qui permet de reposer la question. Perd-il son âme du fait qu’il est connecté au réseau ? Devient-il autre (et donc dépourvu de cette âme qui définirait l’humain) ? Ces deux exemples montrent aussi que l’hybridité biologique/synthétique permet de renouveler certains questionnements sur l’identité :
« L’altérité est inséparable de l’identité et des préoccupations humaines depuis des temps immémoriaux – la naissance de la subjectivité implique inéluctablement celle, concomitante, de son supposé double obscur98. »
112Sans doute la perte de l’ancrage dans le corps déclenche-t-elle une interrogation sur « l’essence » de l’humain. On a vu que l’on retrouvait cet aspect dans Altered Carbon. L’existence de l’âme est directement évoquée par un personnage secondaire dont nous avons déjà repris la question : « Is DHF the human soul ? » Cette interrogation sur ce qui est effectivement « transporté » d ’un corps à l’autre dans la série (et que l’on aurait pu tout aussi bien appeler « conscience » pour éviter la dimension religieuse)99 est introduite par le terme « âme »100. Dans Dark Matter, c’est bien la conscience de Sarah (on ne parle jamais de son « âme ») qui est numérisée et reversée dans l’espace virtuel du Raza, alors que dans Altered Carbon, le retour au sacré et à la transcendance s’accompagne d’une visée plus essentialiste qui réintroduit donc la question de l’âme. Les devenirs de l’humain mis en scène dans les séries ont du mal à s’affranchir de ce retour d’une visée transcendante et spirituelle. L’esprit ou la conscience désincarnée de Sarah dans Dark Matter reste d’ailleurs associé à un corps à l’écran, et Sarah finit aussi dans la saison 3 par réinvestir un corps que lui propose le Dr Irena Shaw, comme si, là encore, l’absence d’inscription dans la corporéité n’était pas tenable.
113Le détective et/ou l’herméneute a finalement besoin d’une certaine forme de matérialité pour inscrire sa démarche dans du tangible, et c’est sans doute encore plus vrai en culture de l’écran. Autant le texte peut permettre d’introduire une visée métaphorique ou métatextuelle (souvent métafictionnelle d’ailleurs) dans la lecture du signe et de la trace, autant l’image limite peut-être cette réflexivité, du moins dans le processus de lecture/déchiffrement des traces et détails. En revanche, la réflexion sur l’identité humaine demeure. Le virtuel reste donc un espace difficile à concevoir tout autant qu’à percevoir et il est complexe à représenter à l’écran ou en culture de l’image. Le chapitre suivant illustre cependant une reprise de ces enjeux de la représentation qui procède par décalage en posant la question de la construction des mondes possibles et fictifs.
Focus : le cas Mr. Robot
114Mr. Robot ne pose pas du tout la question de l’émergence d’un sujet numérique comme les séries évoquées jusqu’à présent. On a mentionné de nombreux exemples de séries dans lesquelles une entité numérique peut être soit incarnée, soit dématérialisée. L’incarnation peut prendre une forme anthropoïde ou non. Cependant, l’émergence d’un sujet est liée à la fois à la biographie (le fait d’avoir des souvenirs propres) et au libre arbitre. Un sujet n’est pas un programme ou une machine pré-déterminé·e, il peut évoluer (to grow dit l’IA de Person of Interest). Il s’inscrit dans le temps : « Is it now ? » demande Root (ré)investie par la machine, en écho à la réplique d’Amanda dans Minority Report. On a vu avec le virtuel que l’espace était une autre donnée fondamentale de l’être au monde. Espace et temps sont les deux piliers de la perception de la réalité qui nous entoure en tant qu’être humain, il n’est donc pas surprenant de constater qu’ils sont omniprésents dans les interrogations que portent les séries contemporaines qui problématisent l’identité humaine et les devenirs de l’humain.
115Mr. Robot ne pose pas la question « Is it now » ni même son corrélat spatial qui pourrait être « Is it here ». La série pose deux autres questions : « Is it real ? » et « Is it me ? » Elle problématiserait donc à la fois la nature de ce que l’on appelle la réalité, mais elle interrogerait aussi l’identité humaine et la définition du sujet. En fait, le premier aspect est même le déclencheur du second, et la perception de l’espace/temps est liée à cette question de la définition du sujet. Par ailleurs, Mr. Robot a une dimension politique (qui renvoie peut-être à une définition politique du sujet) qui se concrétise plus nettement à partir de la saison 2 puisque l’univers de la série bascule dans la dystopie. Le personnage du hacker est central car il porte d’emblée une revendication de cet ordre en questionnant les attendus et la construction même d’un système (informatique et/ou sociétal) qui repose sur le monopole et le contrôle par le capital. Mr. Robot souligne ce point en mettant systématiquement entre les mains des hackers des systèmes Linux, libres et communautaires. La série ne fait d’ailleurs jamais preuve du manichéisme que l’on rencontre souvent lorsque des hackers sont mis en scène dans la fiction (en particulier dans les blockbusters), et la dualité d’Elliot reflète cette opposition entre violence et non violence, en particulier dans la saison 3.

116La réflexion philosophique sur le virtuel apporte un éclairage nécessaire et pertinent en culture de l’écran. Pierre Lévy est l’un des premiers à avoir indiqué que le fait de penser le virtuel remettait en cause un certain nombre de préalables et/ou démarches habituellement usités en philosophie. Il rappelle, par exemple, que le virtuel est lié à l’actualisation, et, en ce sens, il s’inscrit dans l’approche de Deleuze :
« Selon Gilles Deleuze, le virtuel est lié à l’actuel. Comme le souligne Pierre Lévy, “l’interaction entre humains et systèmes informatiques relève de la dialectique du virtuel et de l’actuel”. Est virtuel (le) un être ou une chose qui n’a pas d’existence actuelle, c’est-à-dire tangible et concrète101. »
117Le virtuel ne signerait donc pas la disparition de l’actuel, quel que soit le sens102, les deux restent liés. Lévy a aussi développé l’idée d’une ubiquité associée au virtuel, que nous pouvons étendre à ses représentations. Dans les séries contemporaines, on note en effet un trait récurrent lorsque des personnages pénètrent dans des espaces virtuels, à savoir l’absence de disparition totale du corps. Au contraire, on observe un ancrage double à la fois dans l’actuel et dans le virtuel. Par exemple, dans Altered Carbon ou Dark Matter, on remarque que le récepteur est toujours rappelé au fait que le virtuel relève de la simulation et du simulacre par les images où l’on voit le corps inerte du personnage qui est passé dans le virtuel (nous y reviendrons). On pourrait d’ailleurs analyser cette inertie du corps comme une représentation du corps spectatoriel face à l’écran, et, donc, une mise en abyme d’une posture de récepteur passif. Autre interprétation possible : la différence entre virtualisation et actualisation serait ainsi constamment soulignée et, surtout, rappelée au récepteur. On ne serait alors plus dans le simulacre à la Baudrillard qu’évoque Pierre Lévy dans ses analyses du virtuel :
« Faut-il craindre une déréalisation généralisée ? Une sorte de disparition universelle, comme le suggère Jean Baudrillard ? Sommes-nous sous la menace d’une apocalypse culturelle ? D’une terrifiante implosion de l’espace-temps, comme l’annonce Paul Virillio[…] ?103 »
118Lévy annonce dans son ouvrage qu’il défend une hypothèse différente car « non catastrophiste » et inscrivant le virtuel dans « une poursuite de l’hominisation » : pour lui, la virtualisation « se présente comme le mouvement même du “devenir autre” – ou “hétérogénèse” – de l’humain104 ». On comprend alors pourquoi devenirs de l’humain et posthumain sont indissociables du virtuel et de la virtualisation. Remarquons aussi la résurgence dans les propos de Pierre Lévy de la dialectique de Lecourt qui oppose biocatastrophistes et technoprophètes105. Les questionnements liés au virtuel ne feraient que poursuivre ceux que nous avons mentionnés au sujet de l’opposition biologique/machinique :
« Peu à peu nous nous familiarisons avec l’idée d’une continuité entre le réel, tel que nous l’éprouvons physiquement et sensoriellement, et sa reproduction numérique. Au robot et au cyborg succède aujourd’hui la figure fantasmatique de la vie virtuelle106. »
119Marcello Vitali-Rosati s’inscrit dans cette même perspective de fin des oppositions traditionnellement associées au virtuel. Selon lui, le virtuel induit une extraction du dualisme cartésien entre corps et esprit, un dépassement qui correspond précisément à ce que nous avons évoqué au sujet des sujets hybridants le numérique et le biologique :
« [Le virtuel] apparaît plutôt comme un moyen pour éviter de tomber dans la répétition du dualisme du sujet et de l’objet et pour repenser leur rapport. […] en second lieu […] le virtuel pensé […] en rapport avec les nouveaux médias et les nouvelles technologies, met en crise l’idée cartésienne de corps comme chose placée dans l’enceinte d’un espace défini par des abscisses et des ordonnées […] Le virtuel implique, en premier, une déterritorialisation, et, si le corps semble être caractérisé avant tout par le territoire qu’il occupe, le virtuel fait sauter le fondement même de la possibilité de penser le corps107. »
120Contrairement aux fictions télévisuelles qui représentent à l’écran des espaces virtuels, Mr. Robot ne donne pas d’accès visuel à des espaces virtuels qui se matérialisent en 3D dans les images que nous visionnons. Nous reviendrons sur ces constructions d’espaces virtuels qui sont partie intégrante de l’esthétique des séries contemporaines de SF, mais, dans Mr. Robot, ce n’est pas tant l’espace et le corps qui sont en jeu que le réel et le sujet, ou, pour préciser, ce sont les frontières entre ces entités qui se brouillent. D’où les questions posées par Elliot : « Is it real ? » et « Is it me ? ». Ces questions renvoient bien à la nature du réel et à un sujet dont l’être au monde est remis en question, mais cette série se sert de la dimension fictive et de la fictionnalité pour les problématiser. Le hacker est en effet une figure contemporaine de la transgression des frontières108 et le personnage principal de la série s’inscrit d’emblée dans une réflexion sur le sujet. En témoigne son titre : « Mr. Robot », qui renvoie à la fois au personnage d ’Elliot mais aussi à son double (créé à l’image de son père) et donc à la dualité intrinsèque (et pathologique ?)109 de ce qu’il nous faut bien appeler le narrateur de cette série.
121La spécificité de Mr. Robot est en effet de nous proposer une forme de narration à la première personne opérée par une voix off, facette paradoxale puisque cette technique exclut normalement les personnages. Or, c’est précisément le personnage principal qui nous livre ses pensées par cette technique de la voix off dans Mr. Robot. En plus, il s’adresse directement aux spectatrices et spectateurs de la série, à la manière des narrateurs intradiégétiques à la première personne, technique qui fut très usitée dans les nouvelles fantastiques, pour construire l’effet de défamiliarisation.
122On se souvient en effet de l’incipit de la série qui propose dans le premier épisode de la première saison une ouverture sur un écran noir (ce que Bodini appelle un « écran-miroir »)110 qui reflète le récepteur et, en bande-son, la voix d’Elliot qui interroge le vide (et notre reflet dans un écran noir)111 en lançant Hello, friend :
« “Hello, friend ?” That’s lame. Maybe I should give you a name. But that’s a slippery slope. You’re only in my head. We have to remember that. Shit. It’s actually happened. I’m talking to an imaginary person. What I’m about to tell you is top secret112. »
123Ces premiers mots plantent les enjeux d’une série où le jeu sur les destinataires à qui s’adresse la voix d’Elliot est constant, et déclenche un brouillage entre fiction et réalité par mise en abyme du narrataire. Le récepteur pense d’emblée que cette voix s’adresse à lui et ne peut encore saisir à ce stade que le personnage-narrateur a un double113 qui va au fil des saisons soit s’incarner en un personnage avec qui Elliot peut interagir, soit (et surtout à partir de la saison 3) prendre le contrôle du corps et de l’esprit d’Elliot, littéralement le remplacer (le pirater). Cette dualité ne sera totalement élucidée que dans l’ultime saison. Le récepteur entre donc dans un rapport très particulier à ce personnage-narrateur, et ce jusqu’au terme de la saison 1 plus spécifiquement. Nous sommes maintenus dans une sorte d’indétermination ontologique où la nature du sujet Elliot reste extrêmement instable114. Dans cette série, c’est à nouveau le récepteur qui devient enquêteur et herméneute et, outre celle du narrateur-personnage, c’est aussi la nature de la réalité fictive qui est posée. Même lorsque le double d’Elliot sera effectivement apparu à l’écran, le récepteur continue à « recevoir » cette parole d’Elliot comme si elle s’adressait (aussi) à lui. On comprend à quel point la série joue sur divers types de mise en abyme. Le lien entre univers fictif et réalité spectatorielle qui s’est ainsi construit est donc très spécifique et unique à cette série.
124Seconde caractéristique propre à Mr. Robot : Elliot décrit souvent sa perception (problématique) de la réalité et plus largement sa vie en utilisant le langage informatique. Non pas au sens du code, même si on le voit bien sûr souvent utiliser le mode terminal sous Linux et que le langage informatique contamine la série à de multiples niveaux, mais au sens de la métaphore, du recours au vocabulaire informatique pour parler de son être au monde.
« Something isn’t right. Like something slipped away from me. What is it ? I can’t put my finger on it. What am I even doing here ? I’m arriving at work. I’m walking toward my cubicle. I’m just on autopilot, running my routine. Did my daily program crash ? When code runs, it should run straight through without interruption, until all of its tasks have been completed. Unless something goes wrong. A runtime error. Sometimes, corrupted memory can lead to one. Is that what’s happening to me right now ? A runtime error ? (S03E05) »
125La métaphore informatique est réfractée à de nombreux niveaux dans la série : d’abord, au niveau intradiégétique et auto-réflexif puisque le personnage parle ici de son existence. Comme avec la technique de la voix off, le langage informatique déréalise la perception de soi et du réel. Eliott se perçoit comme une routine informatique, et dans cette citation, le premier point important concerne la mention du temps (runtime error), il précise d’ailleurs que le code informatique doit s’inscrire dans un déroulement temporel continu : « When code runs, it should run straight through without interruption ». Or Gwen Le Cor rappelle que :
« Dans The Glitch Moment (um) Rosa Menkman définit le glitch comme une rupture dans un flux : “I describe the ‘glitch’ as a (actual and/or simulated) break from an expected or conventional flow of information or meaning within (digital) communication systems that results in a perceived accident or error. A glitch occurs on the occasion where there is an absence of (expected) functionality, whether understood in a technical or social sense. Therefore, a glitch, as I see it, is not always strictly a result of a technical malfunction”115. »
126Elliot serait un glitch à lui tout seul, un glitch en soi. L’ontologique, le social et le technologique se croisent pour souligner un processus de déliaison.
127Le langage informatique est en fait réfracté à de nombreux niveaux dans la série116 : intradiégétique et auto-réflexif puisque le personnage parle ici de son existence, mais aussi extradiégétique et réflexif puisque les titres des épisodes de la série reprennent le langage informatique comme ceux de la série Hannibal renvoient à la cuisine.
128Pour ne donner qu’un exemple, dans la saison 3, le titre de chaque épisode conjugue une extension et un nom de commande en lien avec le contenu diégétique117. L’épisode où Elliot essaie de réparer ce qu’il a fait lors du Five Nine hack a pour titre : « eps3.1_undo.gz » et la commande « undo » est effectivement une commande texte sous terminal qui permet d’annuler un processus. De même, lorsqu’Elliot essaie d’interrompre le processus (au sens de la programmation) qui va détruire le bâtiment de stockage des métadonnées de Ecorp, l’épisode se nomme « eps3.5_kill-process.inc », enfin, Elliot s’organise pour se suicider dans un épisode intitulé « eps3.7_dont-delete-me.ko ».
129La réflexivité s’applique à de nombreux aspects de la série, elle est omniprésente et elle s’adresse en premier lieu au récepteur qui, on l’a vu, est interpellé dès l’incipit en tant que personne/age à qui s’adresse le personnage-narrateur, ce qui est déjà une façon d’indiquer que le récepteur sera aussi un acteur de la fictionnalité de cette série. Il est donc cohérent de retrouver dans Mr. Robot des mises en abyme de l’image et de la culture de l’écran reprenant une réflexion sur le virtuel et l’actuel. On en trouve plusieurs exemples qui, là encore, déclinent plusieurs niveaux et attestent d’une grande complexité.
130La télévision et le cinéma apparaissent à plusieurs reprises. Il peut, bien entendu, s’agir d’écrans de télévision que regardent les personnages dans la diégèse (on en trouve de nombreux exemples), ou de films que les personnages vont visionner au cinéma. Les exemples ne sont jamais pris au hasard, et ils permettent généralement d’introduire un niveau supplémentaire de réflexivité, à l’instar de l’épisode 8 de la saison 3 où Elliot va voir Back to the Future « le jour » où le futur diégétique du film correspond au présent diégétique de l’épisode. Dans le cinéma où il se rend, non seulement les spectatrices et spectateurs sont déguisés en personnages du film, mais ils se lancent aussi dans des théories sur la réflexivité temporelle inhérente à la situation dans la fiction (comme les communautés de fans de Mr. Robot le font et l’ont fait au sujet de cet épisode), ce qui renvoie bien entendu à la réflexivité temporelle dans l’épisode118.

Saison 3 épisode 8.

Saison 3 épisode 1.

131On a donc aussi ici une dimension trans et intermédiatique qui avait déjà été soulignée au début de l’épisode lors du flashback où Elliot-enfant va au cinéma avec son père, pénètre finalement seul dans la salle de cinéma où apparaît à l’écran le titre d’un film qui s’appelle… . Mr. Robot, et qui est aussi la dernière image du générique de l’épisode après que l’annonceur de la salle de cinéma a déclaré « Sit down, relax, and enjoy the show » dans ce qui devient une double adresse intra/extra diégétique.
132Les pratiques spectatorielles relatives à la télévision et l’impact des images télévisuelles sont au cœur de cette série qui les met en abyme, par exemple dans le premier épisode de la saison 3 (qui représente aussi un défi technique puisqu’il n’y a plus d’électricité dans la ville : les images qui suivent sont donc « naturellement » sombres). Elliot et Darlene doivent accéder à un ordinateur et ils se rendent dans une salle en sous-sol, bondée et extrêmement bruyante. Elliot déclare immédiatement : « Times like these, I really wish I had a mute button for life » (21 : 32) et son souhait est exaucé puisque le son disparaît tandis que le récepteur voit une image où est surimposé le symbole qui indique que l’on a coupé le son ou mute button (figures ci-contre).
133Un exemple plus complexe apparaît dans l’épisode 7 de la saison 3 lorsqu’Angela, traumatisée par sa culpabilité dans les attaques de 71 bâtiments de Ecorp qui ont fait plusieurs milliers de morts, se repasse en boucle les images d’immeubles qui s’effondrent dans une référence transparente aux attaques du 11 septembre. L’overdose d’images dont tout le monde se souvient tant les divers médias repassaient incessamment ces images est apparentée dans l’épisode, à une pulsion scopique malsaine et compulsive encouragée par la culture de l’écran, mais c’est aussi un processus de dé-réalisation par l’image spectacle qui est souligné dans cette séquence. Angela utilise sa télécommande et les fonctions rewind et replay pour « montrer » à Darlene que les immeubles peuvent se « reconstruire » et qu’il n’y a plus de morts :
« Regarde. [bruits d’éboulement] Tu vois ? Ils reviennent tous. Ils vont tous bien. regarde, je te re-montre. [bruits d’éboulement] J’t’ai dit. Tout le monde va bien. [murmures] Tout le monde va bien119. »
134Le processus de déréalisation est renforcé par les nouveaux outils propres à la télévision tels l’enregistrement et le replay. L’actuel peut devenir virtuel voire fictif (ou hyper-réel, pour reprendre Baudrillard) par surenchère et excès de consommation visuelle.
135Dans Mr. Robot, c’est aussi la fiction elle-même qui affiche ce qu’elle est, une illusion et un simulacre. La seconde saison de la série en est l’exemple le plus probant, d’autant que le piège tendu au récepteur s’entend sur six épisodes. L’épisode 7 révèle en effet que les six premiers épisodes étaient des fictions. L’épisode qui précède cette révélation, soit l’épisode 6, débute par une sitcom burlesque des années 1980 dans laquelle Elliot semble pris au piège. La série met ainsi déjà sa dimension sérielle et son inscription dans une histoire télé-sérielle (sans oublier la transgénéricité serielle) en évidence. L’épisode 7 révèle ensuite que la réalité fictive représentée dans les 6 premiers épisodes était une fiction ou un fantasme construit par Elliot alors qu’il est en fait en prison suite au hack du 5 septembre. Pour affronter ce monde carcéral, le personnage-narrateur a lui-même construit une fiction, fiction que nous avons regardée sans comprendre son statut fictif, pris au piège que nous sommes de la voix off et de l’immédiateté (actualité) de l’image. Pourtant, la saison 1 nous avait déjà indiqué que la perception de l’actuel par le personnage était toute relative et que la dualité était une caractéristique fondatrice du personnage et de la (sa) fiction. L’opposition virtuel/actuel est à nouveau centrale dans la série et elle recoupe celle qui oppose fiction et réalité. On constate aussi que Sam Esmail nous indiquait déjà par les deux premières saisons que la réflexion sur la nature de la réalité était indissociable des questionnements ontologiques d’Elliot. La saison 4 se recentre logiquement sur l’ultime question que pose la série, soit « Is it me ? », et permet d’élucider les différentes instances d’Elliot qu’elle déploie et leur hiérarchie. On comprend par ailleurs à quel point cette série joue sur l’image et la culture de l’écran, en renvoyant constamment le spectateur par anamorphose à sa société, à son actualité et à son rapport à l’image.
136La saison 3 en particulier acquiert une dimension politique et géopolitique puisqu’elle expose en filigrane la candidature de Trump comme une manipulation (un hack) orchestrée par les puissants (Weng et la Chine en l’occurrence) de ce monde pour abrutir les masses120 :
« Weng : Dernier point, il se peut que j’aie un candidat potentiel à la présidentielle que je voudrais que vous souteniez.
– En fait j’ai créé des dizaines de milliers de jobs au cours de ma carrière, des dizaines de milliers.
– [rires] Écoutez, le pays est désespéré en ce moment.
– Dites-moi que vous n’êtes pas sérieux ! Ce type est un bouffon. Il n’est absolument pas dans la réalité. Comment feriez-vous pour le contrôler de toute façon ?
– Si vous actionnez la bonne ficelle, une marionnette se pliera à vos désirs.
- Ah oui? Redonnez sa grandeur à l’Amérique121. »
137La dystopie géopolitique que déploie la série reprend de nombreuses problématiques actuelles avant tout en lien avec des choix (géo) politiques qui échappent à une sphère politique dont la série expose l’incapacité à ne pas être manipulée par les enjeux économico-financiers. On pense ici à la guerre entre bitcoins et ecoins et au vote de l’ONU manipulé par Price, le CEO de Ecorp, pour aboutir à l’annexion du Congo par la Chine. La saison 4 reprend cet aspect avec le hack qui signe la fin de Wren/Whiterose et permet à Darlene de redistribuer une fortune au peuple.
Mr. Robot, Saison 3 épisode 8.

138La saison 3 souligne cette dérive vers la dystopie dès le premier épisode, mais l’épisode 8 dénonce aussi les dérives contemporaines de sociétés dont les responsables politiques encouragent la peur de l’insécurité (la mise en place d’un couvre-feu par exemple) ou les dérives islamophobes (le départ des parents de Shama)122. Là encore, la hantise du terrorisme et le rôle de la culture de l’image dans la manipulation de l’opinion sont exposés par le parallèle entre le 11 septembre et le 05 septembre.
139L’image n’est plus fiable en culture de l’écran et sa matérialité même se déconstruit dans l’épisode intitulé « Kill process » qui met en parallèle l’actuel, la vie, et le langage informatique. Dans des scènes où le double d’Elliot essaie de l’empêcher d’interrompre le processus en cours (aussi bien en termes de langage informatique qu’en termes d’événement dans la fiction), les images se mettent littéralement à « sauter », et nous basculons dans une esthétique du glitch, où c’est bien le numérique qui défaille. La série joue ici sur des glitchs numériques qui affectent le montage et créent un effet de faux-raccord alors que ce qui prévaut dans ce passage de l’épisode est le processus narratif et le suspense ressenti par le récepteur qui se demande si Elliot va mener sa quête à terme. C’est donc en quelque sorte à la fois le processus narratif et le médium (l’intrigue et l’image filmique) qui sont mis en exergue pour leur singularité, leur spécificité et leur limite. Narration et esthétique sont ré-inscrites dans l’univers du numérique. Elliot « bugge », tout comme l’image et l’idiosyncrasie entre le numérique, l’individu et l’être au monde123.
140Ces glitchs permettent de souligner la dimension auto-réflexive de la série qui établit une équivalence entre la perception qu’Elliot a de la réalité diégétique qui l’entoure et ce que nous voyons à l’image. On peut y ajouter une dimension réflexive avec ce que l’on peut analyser comme une incitation à mettre les images et la culture de l’écran à distance. Mr. Robot est sans doute l’une des séries dans laquelle l’étude du lien entre actuel et virtuel est la plus complexe. Elle recoupe en effet une autre opposition, fiction versus réalité, qui devient centrale dans la saison 4. La dimension politique de Mr Robot souligne également le rôle que jouent les images dans la construction d’un imaginaire collectif et elle renvoie par anamorphose à nos sociétés actuelles. Mr. Robot hacke notre perception de la réalité et pointe les dérives politiques contemporaines. C’est sans doute la raison pour laquelle le show a été qualifié de « dystopian hacker drama »124.
Saison 3 épisode 6.


De « Is it now ? » à « Is it real ? »
Bertrand Gervais a souligné l’importance de cette question en apparence relativement anodine d’Amanda dans Minority Report (Gervais, 2014, 2019). Cette question est posée par un personnage qui a perdu la capacité à distinguer entre passé, présent et futur. Sous des apparences de simplicité, cette interrogation mène vers une réflexion bien plus fondamentale sur le rapport au présent, à l’actuel et au réel. Cette petite phrase a essaimé dans la fiction. Elle réapparaît dans Person of Interest avec Root, personnage décédé dont l’intelligence artificielle ré-investit la voix, puis l’image. Le point commun entre Root et Amanda est que ces entités s’émancipent d’une forme de contrôle et acquièrent une autonomie en tant que sujet ayant un libre arbitre et en tant qu’individu ancré dans l’espace et le temps, les deux piliers de la perception. On retrouve la même question dans Westworld, avec Bernard, l’androïde ignorant son statut d’être artificiel et qui est le prisme narratif subjectif de la saison 2, saison caractérisée par un brouillage temporel résultant d’un ré-agencement de ses souvenirs. Là encore, le rapport au temps (et sa perception) est fondamental. Mr. Robot déplace le questionnement d’Amanda sur la perception du temps présent. La série de Sam Esmail ne repose plus sur une interrogation temporelle, ni sur son corrélat spatial « is it here ». La série pose en fait deux autres questions « Is it real ? », et « Is it me ? » qui renvoient à la fois à la nature du réel et à la perception ontologique du sujet.
141La série construirait une perception numérique de la réalité : Elliot perçoit le monde différemment, et outre ses difficultés à suivre la norme des relations sociales, il transpose l’univers de la programmation et du numérique à son être au monde, de sorte que le langage informatique, par exemple, devient une métaphore filée à plusieurs niveaux pour tenter de rendre compte de sa perception alternative du monde et des êtres. Le trait saillant de cette série est d’accomplir cette équivalence métaphorique par le prisme d’une perception, dont la fiabilité peut être remise en cause. En effet, même si l’épisode « Kill Process » est emblématique de ces glitchs numériques matérialisés par l’image qui révèlent qu’Elliot est double, on retrouve ces ruptures dans le flux de l’image dans les deux dernières saisons. Les effets de faux raccords attestent d’abord de la reprise de contrôle de Mr Robot, mais dans la saison 4, Elliot devient multiple et les faux raccords transposent en techniques cinématographiques les glitchs de l’humain, les bascules d’une instance d’Elliot à une autre, dans la réalité fictive, comme à l’image125.
142N’oublions pas que l’une des questions récurrentes de cette série est ontologique : « Is it me ? », de sorte que, dans Mr. Robot, non seulement la réalité diégétique devient virtuelle mais cette virtualité contamine également le personnage126, et par extension, les spectatrices et spectateurs. C’est ce que la saison 4 établit in fine en associant « Is it real ? » et « Is it me ? » puisque la question centrale de cette ultime saison est de savoir quelle instance d’Elliot est réelle, si tant est que l’un d’entre elles le soit…
Notes de bas de page
1 De Certeau Michel, L’Invention du quotidien, T. 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 195.
2 Symptôme de la confusion entretenue par certains entre science et croyance, le site Wikipédia indique que Moravec est « futurologue », tout en spécifiant par ailleurs sa profession d’enseignant-chercheur.
3 Le Breton D., « Vers la fin du corps… », art. cit., p. 502.
4 « For Case, who’d lived for the bodiless exultation of cyberspace, it was the Fall. In the bars he’d frequented as a cowboy hotshot, the elite stance involved a certain relaxed contempt for the flesh. The body was meat. Case fell into the prison of his own flesh » Gibson, William, Neuromancer [1984], London, The Orion Publishing Group, 2016, p. 6.
5 Le Breton D., « Vers la fin du corps… », art. cit., p. 503.
6 St Gelais R., L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota Bene, 1999, 399 p.
7 Cet aspect avait déjà été introduit par Myriam Bancroft qui évoque « a pack of clones orchestrated by the same mind » (S01E05).
8 Cet intertexte est très souvent mentionné dans les écrits sur la trilogie Matrix. Voir par exemple : Diocaretz Myriam and Herbrechter Stefan (éds.), The Matrix in Theory, Critical Studies, Vol. 29, Amsterdam, NY, Rodopi, 2006. Consultable à : https://archive.org/stream/The_ix_in_Theory/The_Matrix_in_Theory (09/04/18).
9 During E., « Grid and Network – From Tron to The Matrix », dans Diocaretz M. and Herbrechter S. (éds.), The Matrix in Theory, op. cit., p. 141.
10 « In short, one could say there has been a development from simulation as a production technique of artificial forms to the idea of a complete simulation of the real. The virtual realm is no longer a crude and rough version of our own, nor an exotic construction which displays its fictional character through an excess of ingenious devices. It is by the way no longer one virtual world alongside others, but a virtualisation of the world itself, the double of the real world, virtually indistinguishable from it. A perfect and discrete simulation which hides its own machinery (simulation, as Deleuze reminds us in Logic of Sense, is nothing else but « the phantasm itself, the effect of the functioning of the simulacrum as machinery – a Dionysian machine » [Deleuze, 1990 : 263] », Ibid., p. 140.
11 Life on Mars, créé par Matthew Graham et Tony Jordan, ABC, 1 saison, 17 épisodes, 2008-2009.
12 Ce type de révélation finale s’apparente au rêve et ne fait pas forcément recette. En témoignent les remarques suivantes sur le site Ten TV Shows Ruined by Dream Sequences (dont le titre annonce l’orientation) : « SLATE’s Seth Stevenson described it as “without doubt, the stupidest thing I have ever seen happen on a scripted TV show.” », https://screenrant.com/tv-shows-series-ruined-by-dream-sequences/ (09/04/18).
13 La récente série Devs (Alex Garland, FX, 2020, 1 saison) propose cependant un espace virtuel qui renouvelle ces questionnements.
14 « Lizzie kept the synth [body], and when anyone asks her why, she says ‘because it’s not real’, and she doesn’t know if she is either », S01E10, 45 : 21.
15 Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 269.
16 On retrouve la même thématique dans les épisodes suivants : S04E01 et S04E04.
17 Le Breton D., « Vers la fin du corps… », art. cit., p. 501.
18 On peut citer parmi de très nombreux textes et articles, Critique des réseaux, op. cit. et Réseaux et société, op. cit.
19 Voir par exemple l’entretien avec Georges Balandier, Quaderni 23, « Science(s) de la communication », 1994, p. 119-132, consultable à : https://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_1994_num_23_1_1276 et Pierre Musso, « Techno-imaginaire et innovation technologique », IHEST, consultable en ligne à : https://www.ihest.fr/IMG/article_PDF/article_a988.pdf (09/04/18).
20 La métaphore n’est pas nouvelle puisque Canguilhem l’avait aussi posée, et ce sur le mode de la réversibilité : voir Canguilhem Georges, « Le cerveau et la pensée », dans Canguilhem G., philosophe, historien des sciences, « Bibliothèque du Collège International de Philosophie », A. Michel, Paris, 1993, p. 19 : « On peut au choix parler de l’ordinateur comme d’un cerveau ou du cerveau comme d’un ordinateur. » Voir aussi Parrochia Daniel, « Genèse et critique de la notion de réseau », dans Parrochia D. (éd.), Penser les réseaux, Paris, Champ Vallon, 2001, consultable en ligne sur Google Books.
21 Voir Musso P., Critique des réseaux, op. cit., p. 5.
22 Cet aspect est d’ailleurs repris dans la toute fin du finale avec le récit que narre l’avatar de Falconer à Kovacs, récit qui participe à la fois du mythe et du conte de fées.
23 Musso P., « Usages et imaginaires des TIC. L’évolution des cultures numériques », FYP éditions, p. 201-210, 2009, Hal-00479606 (10/04/18).
24 Ghost in the Shell (Mamoru Oshii pour le film de 1995 et Masamume Shirow pour le manga de 1989-91, 2 volumes) présente le personnage du puppet master qui est un exemple d’émergence d’une conscience totalement désincarnée, mais il ne s’agit pas d’une série.
25 « Comme l’a souligné Ricœur, les usages et les stratégies des acteurs transitent par les imaginaires et le langage, notamment dans le champ de l’innovation où pullulent les fictions, à commencer par la science-fiction. “L’homme symbolise comme il respire”, comme le résume Pierre Legendre ». Pierre Musso, « Présentation de la chaire “Modélisations des imaginaires, innovation et création” par Pierre Musso, titulaire de la chaire, le 6 octobre 2010 au Palais de la Découverte à Paris »,http://imaginaires.telecom-paristech.fr/2010/10/11/inauguration-le-discours-de-pierre-musso/ (10/04/18).
26 Larsonneur C. (et al.), Le Sujet digital, Paris, Presses du réel, 2015, p. 6.
27 Person of Interest, J. Nolan, J.J. Abrams, CBS (2011-2016), 5 saisons.
28 Nous avons un exemple typique de ce type de dialectique à la fin de la saison 3 de The 100 lors du triumvirat final entre Clarke et les deux A.L.I.E.
29 On retrouve à nouveau l’idée d’une complémentarité et d’un dépassement des binarismes évoqués par Braidotti : « les marges émergent comme plateformes qui expriment de nouvelles formes de subjectivité et n’aspirent à rien de plus qu’à une nette et robuste position de subjectivité » Braidotti R., « Les sujets nomades féministes comme figure des multitudes », art. cit.
30 Saison 4, épisode 11 : 34 : 03-36 : 06.
31 « Our moral system will never be mirrored by theirs because of the very simple reason that they are not human » Saison 4, épisode 11, 12 : 02.
32 Voir Jost F., Les Nouveaux méchants, quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Paris, Bayard, 2015.
33 Cet épisode central est également repéré par F. Favard dans sa thèse : Favard F., « La promesse d’un dénouement : énigmes, quêtes et voyages dans le temps dans les séries télévisées de science-fiction contemporaines », http://www.theses.fr/2015BOR30045, p. 40.
34 Sur la distinction entre dynamique biographique et cosmographique, voir Favard F., ibid. La dynamique biographique est incarnée par Finch et son rôle central dans la genèse et l’évolution de la machine.
35 John Greer : What a piece of work is your Machine, Harold : In action, how like an angel. In apprehension, how like a god. In 20 years time, life on earth will come to resemble the myths of the ancient Greeks. A pantheon of super intelligent beings will watch over us using human agents to meddle in our affairs. Voir Quotes.net, STANDS4 LLC, 2016, Web. 29 Sept. 2016, <http://www.quotes.net/mquote/824905>, Saison 03, épisode 23 « Deus ex Machina ».
36 On pense aussi à l’épisode 4 de la saison 3 de Dark Matter.
37 Au sens d’imaginer, mais aussi de projeter sur l’écran des téléspectatrices et téléspectateurs.
38 Eisenzweig U., Le Récit impossible, op. cit.
39 Torchwood (2006-2011), Russell T. Davies, BBC.
40 Minority Report, S. Spielberg, 2002 (scénario de Ph. K. Dick). La nouvelle éponyme est de Philip K. Dick, « Minority Report », 1956.
41 Nancy Jean-Luc, Corpus, Paris, Métailié, 2006.
42 Bertrand Gervais distingue entre « écran-spectacle » et « image opératoire, une image qui permet d’intervenir sur le monde […] le monde réel, tangible ». On l’a vu, cela modifie le statut de l’image : « Son rapport au monde et aux objets […] n’est plus iconique ni indiciel, il est devenu performatif. L’image ne témoigne plus d’une présence […], mais elle agit sur cette présence et entreprend de la modifier. En culture de l’écran, l’image permet une intervention sur le monde. » Gervais B. Est-ce maintenant ?/Is it now ? » (version en ligne), art. cit., p. 12.
43 Ce n’est pas le cas dans la nouvelle de Dick, qui se singularise par de nombreux aspects divergents de l’adaptation de Spielberg, entre autres le rôle des écrans.
44 « L’une des premières scènes du film montre John Anderton au travail dans son espace d’analyse des images. Il est debout face à un écran transparent et au son du premier mouvement de la symphonie no 8 de Schubert, il manipule des images, les déplace, en agrandit le contenu, isole des éléments et interroge des bases de données. Et il le fait sans toucher à rien, comme un chef dirige son orchestre. », Gervais, B., « Est-ce maintenant ?… », op. cit., p. 21.
45 Ibid (version en ligne), p. 8.
46 « La vérité de ces images, leur motivation intrinsèque – elles sont les empreintes d’un futur qui existe déjà en puissance –, est la source de leur inadéquation. Ce qui est à leur origine les prive de cette origine même. », Bertrand Gervais « Est-ce maintenant ?/Is it now ?… », op. cit., p. 32.
47 Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2007.
48 Lipovetsky G. et Serroy J., L’Écran global : culture-médias et cinéma à l’ âge hypermoderne, op. cit., p. 10.
49 Nancy J-L., Corpus, op. cit., p. 78.
50 Ibid.
51 À l’exception du passage où le créateur de l’IA a été enlevé et où John Reese s’adresse directement à une caméra de surveillance pour demander son aide à l’IA.
52 On doit bien sûr mentionner ici HAL dans 2001 de Kubrick, comme l’un des exemples fondateurs de cette anthropomorphisation de la machine. Voir Girard G., « Les enfances de l’homme artificiel », art. cit.
53 Barthes Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957 – rééd. augmentée, 2010.
54 Yves Gingras « défend […] l’idée que l’homo sapiens étant un homo faber, tout ce qui l’entoure ne peut qu’être artificiel, c’est-à-dire un produit de l’art. En ce sens précis, l’être humain est nécessairement un être contre-nature, anti-nature, le produit le plus paradoxal de la nature. » Gingras Yves, Éloge de l’ homo techno-logicus, Montréal, Fides, « Les grandes conférences », 2005, p. 12. Voir aussi à ce sujet, Bourg Dominique, L’Homme-artifice, Paris, Gallimard, 1996.
55 Il est bien sûr ici tentant de rappeler que le détective crée des fictions que la narration policière valide, et c’est bien ce que fait Anderton dans Minority Report. Person of Interest, engendrerait également une fiction, aussi ancienne que les mythes de la création artificielle, la fiction d’un humain interfacé à la machine (ou toute autre forme d’altérité liée au non humain).
56 Nancy J.-L., Corpus, op. cit., p. 78.
57 Nancy J.-L., « De la struction », op. cit., p. 98.
58 La fiction contemporaine post-cataclysmique, par exemple, joue souvent d’une interaction entre temps sagittal (selon l’expression de Stephen Jay Gould) et temps cyclique. Voir Machinal H., « Écriture du futur et redistribution des cartes génériques dans deux romans britanniques contemporains : Cloud Atlas de D. Mitchell et The Book of Dave de W. Self », dans Besson Anne et Jacquelin Évelyne (éds.), Poétiques du merveilleux. Fantastique, science-fiction, fantasy en littérature et dans les arts visuels, Arras, Artois Presses Université, 2015, p. 187-202.
59 « We cannot win a conventional war against this enemy, because it’s not the Protectorate we’re fighting. It’s immortality itself. The creation of stacks was a miracle and the beginning of the destruction of our species. A hundred years from now, a thousand, I can see what we will become. And it’s not human. A new class of people so wealthy and powerful, they answer to no one and cannot die. Death was the ultimate safeguard against the darkest angels of our nature. Now the monsters among us will own everything, – consume everything, control everything. […] If we do not stop the curse of eternal life in our realm our children will inherit despair. The ebb and flow of life is what makes us all equal in the end. The Uprising must end immortality. », Altered Carbon, S01E07, 32 : 06. Voir pour le script : https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=altered-carbon-2018&episode=s01e07 (12/04/18).
60 Black Mirror, C. Brooker, Channel4, Netflix, 2011-en production.
61 Misfits, Howard Overman, E4, 2009-2013, 5 saisons, Utopia, Dennis Kelly, Channel 4, 2013-2014, 2 saisons, Broadchurch, Chris Chibnall, ITV, 2013-2017, 3 saisons.
62 Lefait Sébastien, « “It’s not a technological problem we have, it’s a human one” Black Mirror, ou la dystopie intégrée », dans Després E. & Machinal H. (éds.), L’imaginaire en séries I, op. cit., p. 127-144.
63 Voir Michaud Y., Humain, inhumain, trop humain, Réflexions sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk, op. cit. Voir aussi les ouvrages de Serres Michel, Hominescence (Le Pommier, 2001), Lecourt Dominique, Humain, Posthumain (PUF, 2003).
64 On retrouve la même idée avec l’univers virtuel de la saison 2 de Westworld.
65 On retrouve ainsi l’une des définitions usuelles du fantastique, celle de Caillois, selon qui le fantastique relève de la « rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible dans l’inaltérable légalité quotidienne ». Caillois R., Au cœur du fantastique, op. cit.
66 Il s’agit de l’album de Belinda Carlisle, Heaven on Earth, 1987.
67 Le titre peut renvoyer aux êtres qui peuplent San Junipero dans leur ensemble (en tant que génération factice puisque la notion de génération ne signifie plus grand-chose dans ce lieu), mais peut-être aussi aux garçons éconduits par Kelly comme par Yorky. Par ailleurs, on a peut-être aussi une allusion au syndrome de Peter Pan.
68 – Everyone was looking. – Looking ? Yeah. – You know, two girls dancing. – Okay, one, folks are way less uptight than they used to be. And two, this is a party town. No one’s judging. Pour les scripts de l’épisode, voir : https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=black-mirror-2011&episode=s03e04(16/04/18).
69 « In the time I’ve been here, I said I wouldn’t – I don’t know, do feelings. You freaked me out. I don’t want to like anyone. So you’ve been just totally… fucking incovenient. » (33 : 40).
70 Yorki : How many of them are dead ? Like what percentage ? Kelly : As in full-timers ? Eighty. Eighty-five. (32 : 36-32 : 46).
71 La polysémie du verbe to pass est bien plus porteuse puisque le terme est aussi un euphémisme qui désigne la mort.
72 N’oublions pas qu’en outre, Kelly annonce être atteinte d’un cancer et qu’on « lui a donné trois mois » (35 : 22), le caractère éphémère de la vie avait déjà été évoqué lors de la première scène lorsque Kelly prétend que Yorki est atteinte d’une maladie incurable pour se débarrasser d’un soupirant. Les deux personnages principaux sont donc « en réalité » en fin de vie, et le temps octroyé à San Junipero renvoie aussi au temps de vie qui leur reste.
73 Cela dit, Yorki marche de la gauche vers la droite de l’écran, tandis que les passants s’orientent vers la gauche, sens dont la symbolique pointe la régression et le passé davantage que l’évolution et le futur.
74 Il est d’ailleurs amusant de constater que les réactions de récepteurs sur le net sont très contrastées, la lecture optimiste s’opposant à une lecture plus noire. Certains internautes soulignent aussi que l’épisode aurait un ton différent des autres épisodes de la saison 3. « San Junipero » a pu être vu comme plus rassurant et moins déstabilisant, ce qui n’est absolument pas notre analyse.
75 Le terme est ici employé à dessein et permet de rappeler que c’est précisément ce sur quoi Yorki insiste lorsqu’elle est définitivement à San Junipero : « It feels so real » (49 : 30).
76 Besson A. et al. (éds.), Mondes fictionnels…, op. cit. Voir en particulier l’introduction d’Anne Besson et l’article de M.-L. Ryan.
77 Voir Roche David, « You know, when you suspect something, it’s always better when it turns out to be true » : Mémoire et média dans l’épisode « The Entire History of You » (S01E03) de Black Mirror (2011 – ), dans Michlin M. & Machinal H. (éds.), Posthumains en séries, op. cit.
78 On note cependant que l’anthologie peut contenir une dimension feuilletonnante à l’échelle d’une saison (par exemple True Detective ou la saison 5 de Fringe) ou pas. Black Mirror propose des épisodes indépendants, mais thématiquement liés. La série Philip K. Dick’s Electric Dreams reprend aussi la forme brève, mais pas de la même manière. Ce sont les nouvelles de Dick qui servent de support à cette série, chaque épisode étant une adaptation de l’une de ses nouvelles et c’est la référence au roman qui fournit l’unité de cet ensemble.
79 Poe développe ces questions dans l’essai The Philosophy of Composition, qui date de 1846 et peut être consulté à : http://grammarize.org/w/wp-content/uploads/2014/06/philocompo.pdf (19/05/18).
80 D’une certaine façon, Kelly souligne déjà ce décalage au niveau sémantique lorsqu’elle évoque les euphémismes utilisés (« That’s what they say ») pour décrire cette immersion dans une réalité virtuelle. On parle en effet de « programme médical » et de thérapie par « immersion nostalgique [dans] l’univers de [la] mémoire » (42 : 46). Elle ajoute ensuite, cette fois à propos de la mort : « Appelons ça comme il se doit, elle mourra » (« Just call it dying » 43 : 38), refusant ainsi clairement l’euphémisation de Greg (« to be scheduled to pass »).
81 On pense, bien sûr à Hayles, Haraway ou Breton, Gingras et Stiegler. Ces derniers s’inscrivent cependant dans le sillage de Lyotard selon les analyses de François Sebbah. Voir Sebbah François, « Le posthumain et la mort de l’autre », Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal & Arnaud Regnauld, Subjectivités numériques et posthumain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
82 Smith D., « Making Sense of Anthropomorphism : Why Jane Bennett Beats “Object Oriented Ontology” (Qu’est-ce que l’anthropomorphisme ?) », article traduit par S. Bauer, Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal & Arnaud Regnauld, Subjectivités numériques et posthumain, op. cit.
83 Galloway A., The Interface Effect, op. cit., p. 33.
84 Ibid.
85 « One always begins from the human and then moves outward. But what of a non human within the human, just as the swarm may emanate from within the network ? Or better, what of a nonhuman that traverses the human, that runs through the human ? Would this not be the « matter » of the nonhuman ? », Galloway A. & Thacker E., The Exploit, a Theory of Networks, p. 141, http://dss-edit.com/plu/Galloway-Thacker_The_Exploit_2007.pdf (14/05/16).
86 Voir les travaux de recherche de Matthieu Freyheit et en particulier, « Le recours au hacker dans la fiction jeunesse contemporaine », dans Boof-Vermesse I. et Chassay J.-F. (éds.), Otrante 43, Mutations 2 : Homme/machine, op. cit., p. 81-90.
87 Voir par exemple Ricœur Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
88 En anglais il s’agit d’un mind wipe, et le verbe to wipe s’utilise pour effacer des données et/ou nettoyer un ordinateur.
89 Les personnages étaient des criminels et des mercenaires endurcis et ils sont en effet devenus des êtres beaucoup plus humains après leur réveil. Retrouver les souvenirs de leurs vies passées déclenche une régression vers le crime, l’absence de scrupules, à l’instar de Ryo qui redevient un être sans merci après qu’il a retrouvé ses souvenirs.
90 C’est elle qui utilise d’ailleurs ce terme lorsque les personnages découvrent Irena Shaw, la scientifique. L’androïde déclare alors se sentir « diminuée » : « Her existence diminishes me », et elle utilise le terme de fac-similé (S03E09, 23 : 04).
91 Les points communs avec The 100 sont aussi saillants, entre autres sur le doppelgänger entre créature et créatrice qui apparaît dans les deux séries.
92 Pour autant, Irena Shaw ne lui donne pas la mémoire du couple qu’elles formaient, elle et Portia, ce qui aurait aussi pu être très intéressant en termes d’inversion et de mise en miroir des rôles et des identités sexuelles.
93 Voir S01E01, 43 : 20.
94 « Dust to dust » vient de Genèse 3 : 19 et l’ensemble de la phrase du Book of Common Prayer.
95 « And neither the angels in Heaven above/Nor the demons down under the sea/Can ever dissever my soul from the soul/Of the beautiful Annabel Lee. » Edgar Allan Poe.
96 C’est la conclusion à laquelle parviennent Peter Szendy comme Bertrand Gervais. Voir Szendy P., L’Apocalypse-cinéma, op. cit. et Gervais Bertrand, L’Imaginaire de la fin, Montréal, Le Quartanier, 2009, disponible en ligne : http://lequartanier.com/pdf/EE07_Imaginaire.pdf (22/05/18).
97 Certaines fictions peuvent éventuellement jouer sur le vide, avec le trope de l’homme/la femme invisible, que l’on trouve par exemple dans Heroes, saison 1, mais cette invisibilité du corps ne peut être que temporaire.
98 « [O]therness has been inseparable from human identity and affairs from time immemorial – the birth of subjectivity ineluctably implicates the birth of its concomitant and allegedly dark twin. », Sencindiver Suan Yi, Lauritzen Marie, Beville Maria, Introduction, Otherness : A Multilateral Perspective, Peter Lang, 2011, 17-42, p. 17.
99 Signalons que le terme « conscience » est aussi utilisé dans la série, par exemple dans le premier épisode (17 : 05) où il est question de « pure human mind » (là encore on peut s’interroger sur la question d’une pureté de l’esprit…) et du fait que « consciousness can be downloaded ». Dans Colony 3, les machines extraterrestres sont, pour un nombre limité d’entre elles, pourvues d’une « sort of consciousness » (S03E05, 28 : 57).
100 Pour illustrer cette charge transcendante potentielle, on peut citer le roman de Robert JSawyer, The Terminal Experiment, où le personnage de Peter Hobson montre l’existence d’une onde cérébrale qui quitte le cerveau après la mort et pense ainsi avoir prouvé l’existence de ce qu’il se résout à appeler une âme et qui va immédiatement donner lieu à une interprétation religieuse.
101 Maïlat Maria, « Rubrique : Le virtuel, le réel et l’actuel », Informations sociales 2008/3 (no 147), https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-informations-sociales-2008-3-page-90.htm (24/05/18).
102 Pour Lévy, il s’agit d’« illustrer un processus de transformation d’être en un autre. En effet, la virtualisation remonte du réel ou de l’actuel vers le virtuel. Aucune étude […] n’a encore analysé la transformation en sens inverse, en direction du virtuel. » manuscritdepot.com/edition/documents-pdf/pierre-levy-le-virtuel_01.pdf, p. 2.
103 Lévy P., Sur les chemins du virtuel, Paris, La Découverte, 1995. Manuscrit intégralement en ligne à : manuscritdepot.com/edition/documents-pdf/pierre-levy-le-virtuel_01.pdf (16/03/18).
104 Ibid.
105 Lecourt D., Humain, post-humain, op. cit.
106 Maïlat Maria, « Rubrique : Le virtuel, le réel et l’actuel », art. cit.
107 Vitali-Rosati Marcello, Corps et virtuel, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 10. Ouvrage consultable en ligne à : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/12969/corps_et_virtuel_Vitali-Rosati.pdf?sequence=1&isAllowed=y (25/05/18).
108 À ce sujet, voir les travaux de Matthieu Freyheit et Laurent Bazin.
109 La série s’est achevée avec la saison 4 qui donne la clé d’une dualité bien plus complexe. On y voit apparaître plusieurs instances d’Elliot créées par ce dernier pour se protéger : Elliot-enfant et un double réfugié dans un univers fictif et idéal où il a une vie parfaite et est marié à Angela.
110 Voir J. Bodoni, M. Carbone, Voir selon les écrans, penser selon les écrans, éditions Mimésis, coll. « Images, médiums », 2016, p. 4.
111 La réflexivité à l’œuvre dès l’incipit de cette série est similaire à ce qu’opère la série Black Mirror avec son écran noir dans lequel se reflète l’instance spectatorielle.
112 https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=mr-robot-2015&episode=s01e01 (25/05/18), toutes les citations de la série sont extraites de ce site.
113 La saison 4 révèle qu’il en a en fait plusieurs, de sorte que cette voix peut s’adresser à plusieurs instances, à la fois en dehors de la fiction mais aussi à l’intérieur. De fait, l’épisode 12 de la saison 4 (l’épisode final est en deux parties), reprend exactement cette phrase d’ouverture : « Hello, friend. Hello, friend. Wait, you can hear me again ? Have you been there this whole time ? […] I thought for sure I was gone too. We’re dead, right ? There’s no way we survived. But if we’re dead... then how am I talking to you ? And if you’re here... where’s Mr. Robot ? » (S04E12, 1 : 43). Cet écho au tout début de la série se poursuit en fin d’épisode 13 sur la même réplique que l’épisode 1 de la saison 1 avec la réplique « Hello Elliot ». On note aussi la résurgence du gros plan sur l’œil dans cette ultime séquence.
114 La pathologie d’Elliot est évoquée à plusieurs reprises : on parle de « social anxiety » dans la saison 1 (sa psychiatre Christa), sa sœur évoque « his condition » dans la saison 3, Angela déclare dans la saison 3 « Elliot can sometimes become another person ». Là encore, la saison 4 replace la thérapeute d’Elliot au centre de la saison et c’est par son intermédiaire que les doubles du personnage seront explicités. L’un des épisodes remarquables de cette saison est l’épisode 7, construit en plusieurs actes et dont la fonction est cathartique puisque le traumatisme d’Elliot y est révélé.
115 Voir l’article de Gwen Le Corr, « Esthétiques de la ruine, du fragment et du glitch : l’apocalypse dévoyée dans la littérature post-11 septembre », in H. Machinal et al., Médiations apocalyptiques, e-book, 2017, https://www.univ-brest.fr/digitalAssets/76/76064_PDF_M-diations-Apocalyptiques.pdf. Voir aussi Menkman Rosa, The Glitch Moment (um), Amsterdam, Network Notebooks, 2011, p. 9.
116 Un site a même été consacré à cette réflexivité de Mr. Robot : et il est sans doute fort utile pour des spectatrices et spectateurs qui n’y connaissent pas grand-chose en informatique, et en programmation surtout : « “Mr. Robot” can be a challenging show to watch. The plot is told in a deliberately confusing manner with a mentally unstable protagonist who speaks to the camera, “House of Cards” style. It also uses heavy references to modern tech, computer terms, and hacker culture that might go over the heads of some viewers. Here’s a quick explanation of some of the major terms used in the series so far, and the double meanings some of them may have (Note : Major spoilers ahead) », https://www.thewrap.com/mr-robot-a-guide-to-tech-terms-used-in-the-series-photos/ (26/05/18).
117 Voir aussi : « Every episode of “Mr. Robot” has a title similar to a file name, featuring the episode number, title, and a file format (e.g. : “eps1.0_hellofriend.mov”). In season 1, all the file formats in the episode names are video formats, such as MP4, AVI, and WAV, as if you’re watching the episode on a video file sent to your computer. The formats for season 2 are tied to encryption formats. », https://www.thewrap.com/mr-robot-a-guide-to-tech-terms-used-in-the-series-photos/ (26/05/18).
118 – « Some other odds and ends from the episode : Where did the idea for such a deep dive into Back to the Future day come from ? Clearly, the Mr. Robot team hasn’t shied away from the Marty McFly of it all in the past, but why the deep dive here ? » – « We started writing season two in October 2015. When BTTF Day [October 21] rolled around, we all went to see Back to the Future II on the big screen. This season, when we realized that we were approaching that date in our Mr. Robot story calendar, we knew we wanted to incorporate BTTF Day somehow. Some of our observant Redditors have been watching the dates closely and were able to anticipate this. We actually moved some other dates around in the season three storyline in order to make October 21 the day Elliot wanted to kill himself. After that, we planted beats that would “earn” us the BTTF scene. We thought of starting the episode with a flashback in a movie theater because we’ve already established that Elliot and his father liked to go to the movies together. We then loved the idea of calling that moment back when Mohammed pressures Elliot into going to the movies. »https://www.hollywoodreporter.com/live-feed/mr-robot-producer-explains-season-3-episode-8-1063068 (26/05/18).
119 « Watch. » [RUMBLING] « See ? They all came back. They’re all fine. Here, I’ll show you again. [RUMBLING] Told you. Everyone’s okay again. Everyone’s gonna be okay. [WHISPERING] Everyone’s gonna be okay. », https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=mr-robot-2015&episode=s03e07 (26/05/18).
120 Voir le début de l’épisode 1 dans la saison 3 et l’épisode 3.
121 Weng : « One last thing I may have a potential candidate for president I want you to back. – Now, I’ve created tens of thousands of jobs over my career, tens of thousands. [LAUGHS] Look, the country’s desperate right now. – But you can’t be serious. I mean, the guy’s a buffoon. He’s completely divorced from reality. How would you even control him ? – If you pull the right strings, a puppet will dance any way you desire. – Right ? Make America great again. », https://www.springfieldspringfield.co.uk/view_episode_scripts.php?tv-show=mr-robot-2015&episode=s03e03 (26/05/18).
122 Là encore, la saison 4 renvoie à des problématiques sociétales actuelles telles la maltraitance ou la violence exercée sur les enfants ou les femmes.
123 On retrouve le même type de procédé dans la seconde saison de Altered Carbon avec Poe qui lui aussi bugge.
124 https://uproxx.com/tv/mr-robot-explained-season-3-everything-you-need-to-know/ (26/05/18).
125 Finalement, « Elliot the master-mind », l’instance qui a orchestré ces dédoublements pour se protéger, n’apparaît jamais à l’image, sauf lors du gros plan ultime sur l’œil dans l’épisode 13 de la saison 4, juste avant le « Hello Elliot » de Darlene.
126 Dans un cadre différent, Westworld établit une équivalence qui s’approche de cette confusion entre réalité et virtualité typique de Mr Robot. « Is it now ? », « Is it real ? », « Is it me ? », autant de questions qui interrogent le tangible.
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La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020