Chapitre deux. La fin du monde et le « post »

p. 101-151


Texte intégral

« […] la catastrophe n’est pas l’interruption aberrante d’une histoire-progrès, elle est l’histoire elle-même qui ne nous offre jamais à contempler que des ruines1. »

1Les devenirs de l’humain ou de l’espèce humaine sont souvent situés dans des espaces-temps qui représentent également un futur cataclysmique de la planète, voire de l’univers. Les détectives du futur sont donc parfois campés dans des diégèses qui figurent par ailleurs une fin du monde et/ou son après.

2Dans ces contextes de l’après-catastrophe, les figures de détective ne sont plus aussi clairement définies. Elles restent souvent associées à l’ordre mais le monde qui les entoure ne permet plus forcément de faire sens de quoi que ce soit, et les détectives deviennent alors des personnages emblématiques d’un effacement de l’humain. Les vestiges du monde qui les entourent ne font qu’attester d’une disparition imminente et définitive.

3Les fictions mettant en scène une catastrophe de très grande ampleur ou un cataclysme dont les répercussions sont planétaires, voire interplanétaires2, ne se comptent plus, particulièrement sous forme de séries télé. Une nouvelle fin de siècle (celle du xxe), les attentats du 11 septembre puis la montée du terrorisme, un contexte de réchauffement climatique, un début de xxie siècle marqué par une résurgence des extrémismes politiques de tous bords, des entités politiques qui s’appuient sur les ressorts traditionnels de la peur et de la menace extérieure, une montée du populisme, des responsables gouvernementaux élus sur des programmes qui attisent toutes les formes de binarismes et en particulier les oppositions entre identité et altérité3 : tous les ingrédients sont réunis pour un retour des fictions de fin du monde.

Les « Post »
Le « post » estunpréfixequi, depuis le postmodernisme, s’applique un peu dans tous les domaines. Dans le cadre de notre étude, les devenirs posthumains de l’espèce sont souvent mis en scène dans des univers post-cataclysmiques, même si ce n’est pas toujours le cas. Le « post » est alors étendu au-delà de l’humain et s’applique à son environnement : on parle de post-cataclysme ou de post-apocalypse, selon que l’on accepte de garder la dimension eschatologique ou que l’on souhaite la maintenir à distance. La critique a cependant eu tendance à garder le terme post-apocalyptique, voire postapo dans les écrits les plus récents.

4Les hantises et les peurs qui donnèrent lieu à tout un corpus de fictions similaires à la fin du xixe siècle sont remplacées par de nouvelles menaces que la littérature de l’imaginaire reprend également. Ce n’est plus la mort du soleil, mais la fonte des banquises, la menace sur la couche d’ozone ou la disparition du Gulf Stream ; le principe de l’entropie en thermodynamique a laissé la place aux problématiques liées aux déchets nucléaires, aux conséquences réelles de Tchernobyl ou aux causes de Fukuyama. On constate d’ailleurs avec ces deux derniers exemples que la responsabilité des états, voire des pays ou parties du globe dits « les plus évolués » est désormais engagée. En conséquence, la fiction s’accompagne d’une dimension politique et collective à bien plus grande échelle qu’à la fin du xixe, d’autant que l’information et la communication ne circulent absolument plus de la même manière ni à la même vitesse. Il suffit de mentionner le succès et la prolifération des morts-vivants4 dans les séries contemporaines (et dans la fiction contemporaine plus largement) pour constater que la période est effectivement hantée par des univers mettant en scène les conséquences d’un cataclysme à très grande échelle et qui entraînerait une annihilation des structures et principes sur lesquels reposent les sociétés occidentales (entre autres le capitalisme). Ce n’est pas non plus un hasard si les enjeux politiques sont remis en exergue dans ces fictions de zombies, d’autant qu’il s’agit aussi souvent d’un héritage de la fiction source. Ainsi, les bandes dessinées à l’origine de l’adaptation sous forme de séries télé de The Walking Dead5 ont un contenu politique bien plus marqué que l’adaptation télévisuelle.

Fredric Jameson et la fin du capitalisme
« Someone once said that it is easier to imagine the end of the world than to imagine the end of capitalism. We can now revise that and witness the attempt to imagine capitalism by way of imagining the end of the world/Il a été dit qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. » Cette première citation, souvent attribuée à Jameson, est en fait une citation reprise d’un article de H. Bruce Franklin, intitulé « What are we to make of J.G. Ballard’s Apocalypse ? » (1979, http://www.jgballard.ca/criticism/ballard_apocalypse_1979.html). « It seems to be easier for us today to imagine the thoroughgoing deterioration of the earth and of nature than the breakdown of late capitalism ; perhaps that is due to some weakness in our imagination/ Il est, semble-t-il, plus facile d’imaginer de nos jours la détérioration complète de la terre et de la nature que la chute du capitalisme tardif ; peut-être est-ce dû à une faiblesse de notre capacité à imaginer. » Fredric Jameson, The Seeds of Time, 1994.

5Ces fictions nous invitent par ailleurs à oublier la distinction entre une SF qui relèverait du mineur et des textes dits majeurs, et sortent la fiction post-cataclysmique du « ghetto de la science-fiction »6. En revanche, on retrouve un nombre certain de tropes – en particulier temporels – et de figurations qui problématisent une tension entre l’avant et l’après et une attention spécifique portée à l’événement qui constitue la rupture entre ces deux états du monde. On remarque enfin que la période dite du « post » permet de problématiser les enjeux politiques d’une reconstruction qui s’articule souvent à la complexité à « faire monde », pour reprendre les termes de Michaël Fœssel7.

6Avant quelque perspective de reconstruction que ce soit, et donc la réintroduction d’enjeux politiques, la fiction du cataclysme représente souvent ce qu’il reste de la planète et de ses occupants sous forme de vestiges, de résidus et de traces. Là encore, on part d’un état parcellaire (du monde) pour peut-être reconstruire une cohérence, comme dans un roman policier où les fragments épars vont être réagencés et devenir moteur d’une restitution du sens. On retrouve alors le paradigme indiciaire de Ginzburg8, sauf que cette dynamique fonde le récit policier tandis que les fictions postcataclysmiques ne s’inscrivent pas forcément dans cette visée positive, voire positiviste. En fiction post-cataclysmique, le fragment est une trace d’un passé qui n’est plus intelligible. Le paradigme indiciaire n’opère plus.

Image

7 Symbole de cette disparition d’un rétablissement possible du sens, le cataclysme s’accompagne souvent d’une disparition du signe, d’une fin du verbe, de ce que nous appellerons une apocalypse sémiotique, phénomène que l’on croise dans plusieurs fictions de ce type, en particulier The Handmaid’s Tale (plus spécifiquement dans la série). Que reste-t-il quand le signe même a disparu, et comment peut-on représenter l’apocalypse si elle s’accompagne réellement d’une fin du monde et de la représentation ? A priori, l’entreprise est impossible, si le monde est détruit, plus aucun médium ne peut en rendre compte9. La fiction du cataclysme à strictement parler n’existerait donc pas car elle repose sur une aporie médiatique. En revanche, le simple fait de lui adjoindre un « post », réintroduit un devenir, permet d’envisager un après qui peut ne pas être des plus riants mais reste néanmoins la trace à la fois de ce qu’un avant a existé et de ce qu’un après pourra peut-être se reconstruire. Les fictions postcataclysmiques introduisent une sorte de temps suspendu entre l’avant qui n’est plus mais reste l’image de référence des personnages (et de la spectature, qui, elle, est inscrite dans cet espace-temps qui a disparu dans la réalité fictive) et l’après qui est toujours en devenir dans la diégèse ou n’a pas encore acquis la stabilité d’une organisation sociétale reconstruite durablement.

8Les personnages qui peuplent ces fictions postcataclysmiques sont encore souvent des détectives ou des figures d’herméneutes qui cherchent à refaire sens du monde et d’eux-mêmes dans les univers diégétiques. Le monde ne donne plus à voir d’indices, il est au contraire rempli de vestiges qui, parfois, permettent au détective de réintroduire du sens. Un détour par deux séries postcatalysmiques va nous permettre d’en souligner les traits saillants avant de considérer la façon dont l’enquête, ou l’exploration herméneutique du monde, peut encore opérer dans ce type de diégèse. C’est plus spécifiquement le statut des indices ou des signes qui nous intéressera, mais aussi le rapport au temps et à la temporalité.

9 The 100 10 et The Leftovers sont des exemples relativement typiques de la quête du rétablissement d’une signification. Les tentatives visant à « refaire monde » butent en fait souvent sur une disparition ou un anéantissement du signe et du symbole, ce qui pose a priori un problème aux détectives qui transforment détails et indices en signes vecteurs de sens. On peut ainsi aboutir à une désémiotisation du monde, qui apparaît, par exemple dans The Handmaid’s Tale. Pourtant, le rapport au signe est indispensable pour tenter de réintroduire du sens, une signification de l’être et du monde. Ce « faire sens » qui s’applique à l’histoire (au sens d’histoire individuelle) prend une dimension différente lorsque l’on considère l’histoire comme une synecdoque de l’Histoire. Reprendre le contrôle de la fiction qui les prédéfinit est de fait l’enjeu de la quête des androïdes de Westworld. Ainsi, se réapproprier un sens correspond souvent à reprendre le contrôle de la fiction.

Résidus et vestiges : la trace de l’humain dans The 100 et The Leftovers

10Commençons par une divergence radicale entre les deux séries : l’enjeu politique fondamental qui est central dans les fictions de la fin. Jean-Paul Engélibert pose en effet que : « si la [fiction] peut nous aider, c’est sans doute en imaginant des fictions qui restituent à notre temps, dans la confusion des discours et des imaginaires de la fin, la part politique que la pensée politique elle-même est peut-être incapable de formuler »11. Les deux séries ont cependant pour point commun de représenter les temps qui suivent la rupture causée par un cataclysme : elles construisent un après.

Image

HBO
Tout en s’inscrivant dans les logiques commerciales contemporaines, HBO s’est en fait construit une image très spécifique qui repose en grande partie sur la transgression du « politiquement correct », le refus d’une approche manichéenne et stéréotypée des grandes questions sociétales (The Wire) pouvant aller jusqu’à s’inscrire dans le contre-courant commercial dominant (on pense par exemple à la série True Blood dans le contexte économico-éditorial de la bitlit). Dans les séries de notre corpus, Westworld relève d’une science-fiction relativement classique. La série est pourtant remarquable pour la réflexivité qu’elle met en exergue, peut-être à outrance, d’ailleurs. HBO propose aussi une recherche esthétique affichée (True Detective saison 1, Leftovers saison 3). Très récemment, HBO s’est aussi fait remarquer avec la production de Chernobyl (2019). Le titre de l’ouvrage de Benjamin Campion sur cette chaîne est révélateur : LeConcept HBO, élever la série télévisée au rang d’art, PUFR, 2018.

11The 100 est une série récente, diffusée sur CW Television Network, dont les personnages principaux sont de jeunes adultes et qui s’adresse avant tout à un public de cette tranche d’âge. Elle a donc d’emblée pour caractéristique un marché de diffusion que le monde économique de l’édition a déjà circonscrit. The Leftovers s’inscrit dans une tout autre dynamique. Série HBO, et donc diffusée sur cette même chaîne, qui se définit comme n’étant pas de la télévision…12

12On peut donc considérer ces exemples comme deux extrêmes et pourtant, on pourrait immédiatement ajouter qu’ils participent du commun d’une culture, dans l’acception de Henry Jenkins lorsqu’il aborde les études culturelles en mettant en avant le lien intrinsèque entre culture et politique : « Pour être populaire, le texte doit évoquer des sentiments largement partagés. […] ceux qui touchent à des conflits, des angoisses, des fantasmes et des peurs intrinsèques à la culture. »13 Cet aspect est d’autant plus central que les séries télé s’inscrivent par ailleurs dans le modèle économique de production d’une culture de masse (éventuellement) conditionnée par une industrie capitaliste pour le moins hégémonique. Les séries peuvent-elles dès lors échapper à ces tensions et réellement proposer une réflexion politique que cette dernière prône la résistance ou pas ? Cet enjeu politique explique qu’il soit nécessaire de prendre avant tout en compte l’émergence ou non d’« une énonciation collective »14, d’un positionnement par rapport à une communauté à venir, et, éventuellement d’une posture à valeur revendicative en faveur d’un « commun » au sens de Nancy15.

Cataclysmes et H/histoires

13Avec The 100, nous sommes dans la représentation d’un post-cataclysme très classique, où la catastrophe fut nucléaire, rendit la planète Terre inhabitable, et signa la disparition de l’humanité. Mais (bien entendu) l’humanité est parvenue à assurer sa survie en tant qu’espèce en lançant une Arche dans l’espace interstellaire. D’emblée, the Ark, composée de 12 colonies, induit l’intertexte biblique, agrège l’Ancien et le Nouveau Testament par la symbolique du chiffre 12, et réinscrit la diégèse dans le space opera. L’espoir passe par l’espace mais on notera que les premiers épisodes de la saison 1 soulignent cependant immédiatement la nature despotique du pouvoir qui s’est mis en place sur l’arche16. Le Conseil décide d’envoyer sur terre une centaine de délinquants mineurs, qui, précisément parce qu’ils sont mineurs, ne peuvent être exécutés avant leur majorité. Le statut social des personnages est d’emblée pertinent puisqu’ils sont en sursis, dans l’attente d’avoir l’âge d’être éliminés, floated into space pour reprendre le terme idoine. Gardons donc à l’esprit leur statut de marginaux, de laissés-pour-compte, expendable, dit la langue anglaise.

14Ces jeunes adultes sont le prisme par lequel le spectateur découvre deux autres versions (outre le microcosme de l’arche) d’un monde post-cataclysmique. La première est une figuration d’un retour brutal au passé caractérisé par des organisations claniques et tribales, le classique retour à un stade précivilisationnel et préindustriel que l’on observe souvent dans les fictions de ce type. Ces tribus se sont adaptées à la radioactivité qui a détruit le monde antérieur. Cette version d’un monde post-apocalyptique s’inscrit par ailleurs dans une cyclicité de l’Histoire telle que Jean-François Chassay la rappelle dans Dérives de la fin17. Une seconde entité va venir compléter ces déclinaisons d’un monde du post : le bunker de Mount Weather. Ancien abri antinucléaire, cet espace clos et souterrain a permis à une partie de l’humanité précataclysmique de refonder une microcommunauté figée à un stade d’évolution antérieur au cataclysme. Cette dernière est cependant cantonnée à l’espace clos du bunker car elle n’a pas développé d’immunité à la radioactivité. Cette nouvelle déclinaison d’un monde post-apocalyptique permet aussi la conjugaison de deux intertextes fondamentaux en matière de projections dystopiques, Brave New World et 1984, ou pour le dire autrement, la rencontre d’un eugénisme fondé sur la sélection et la manipulation génétiques, et un monde de la surveillance globale et généralisée. Dans la réalité fictive tripartite que proposent les premières saisons de la série, nous sommes donc bien en présence d’un monde sans dieu, mais non d’une fin du verbe ou d’une fin de l’Histoire.

15La dimension politique à l’œuvre via la réfraction entre trois systèmes sociétaux et stades d’évolution des espèces, la dynamique du bildungsroman, celle de la quête, et le motif de la refondation communautaire par sacrifice rituel d’un bouc émissaire réinscrivent la série dans une chronologie narrative et une Histoire. The 100 ne met pas en scène des exclus, des vestiges de l’humanité figés dans une fin de l’Histoire, mais réaffirme au contraire la nécessité d’une refondation communautaire et n’exclut pas une forme de salut ultime, perspective eschatologique que la saison 2 file par le motif de la quête entreprise par Thelenious Jaha. Ce personnage, qui est l’une des déclinaisons de la figure du chef que propose la série, est à la recherche d ’un « royaume », appelé dans la série « the City of Light », et qui demeure un mirage indéfini jusqu’au terme de la saison 2 où Thelenious découvre effectivement un lieu qui diffère totalement des projections mythiques dont il a fait l’objet jusqu’alors. Loin d’un royaume de type « royaume des cieux », il s’agit d’une sorte de bunker ultra-technologique où une IA attend Thelenious, et la Cité des Lumières s’avère être un espace virtuel dont nous reparlerons en évoquant les intelligences artificielles. Nous retrouvons cependant le cadre que rappellent Jean-Paul Engélibert comme Michaël Fœssel, celui que définit Günther Anders : « […] la fin du monde est devenue l’horizon du présent parce que les objets techniques définissent désormais, à la place des hommes, ce qu’il est souhaitable de faire »18.

16The Leftovers est une série post-cataclysmique sur un mode peut-être plus fondamental (et peut-être aussi plus subtil) que The 100. Nous avons bien dans cette fiction une rupture qui se produit le 14 novembre d’une année (au départ) indéterminée et qui va définir un balisage chronologique entre un avant et un après. Ce 14 novembre, donc, 2 % de la population mondiale, soit 140 millions d’individus, disparaît, c’est-à-dire s’évanouit, littéralement, sans laisser la moindre trace. Trois ans après ce cataclysme, aucune explication rationnelle ou irrationnelle au phénomène n’a été trouvée, divers modes de réaction, de gestion et d’exploitation de ce dernier ont émergé, qui peuvent se décliner comme autant d’approches d’un travail de deuil ou de manifestations du stress post-traumatique. La diégèse de la saison 1 se concentre sur Mapleton, New York, bourg de taille modeste où la population appartient majoritairement à la classe moyenne, et plus spécifiquement sur Kevin Garvey, chef de la police locale, et les différents membres de sa famille via lesquels sont déclinés diverses réactions et modes de gestion du cataclysme. Kevin a en outre des fonctions qui lui confèrent un rôle spécifique dans la collectivité et il est l’un des pivots diégétiques de la gestion de la crise traumatique dans le microcosme que représente Mapleton. La saison 2 nous emmène à Miracle, Texas, ville dont la spécificité est de ne compter aucun disparu. La ville est dès lors devenue un lieu de pèlerinage qui figure par ailleurs l’exploitation économique du phénomène. La saison 3 se déroule également trois ans plus tard, se passe en grande partie en Australie, et introduit le déluge qui est censé se passer 7 années après the rapture.

Image

17La dimension eschatologique est omniprésente dans The Leftovers. Ce sont alors les personnages qui essaient de trouver une explication au phénomène, et si l’on se souvient qu’à l’origine l’herméneutique est l’interprétation des textes religieux, ces personnages sont littéralement des figures d’herméneutes cherchant à réintroduire un sens par une transcendance divine. Ainsi, différentes croyances et confessions19 attestent et expliquent ce « ravissement » tandis que les Guilty Remnants (ou GR) prônent au contraire l’absence d’espoir et de tout salut ainsi que la nécessité de faire face à la fin définitive et imminente de l’humanité : « They believe the world ended. »20 On notera aussi que dans la saison 2, nous retrouvons la trace de l’intertexte biblique du déluge et de l’arche de Noé (qui annonce aussi la saison 3), mais inversée par le personnage de Nora. En effet, ce sont les departed, les disparus, qu’elle compare aux animaux sauvés par dieu sur l’arche de Noé ; ceux qui – littéralement – ne sont plus là deviennent ainsi les élus, et ceux qui « restent » sont les « résidus », les leftovers21. Cependant, cette dimension eschatologique (qui expliquerait le phénomène de la fin du monde par la croyance) est remise en cause au seuil de la saison 2 par une ré-inscription dans le temps long de la Préhistoire, qui nie les représentations de l’origine du monde véhiculées par la mythologie chrétienne. Enfin, la saison 3 file ironiquement la quête de Kevin Senior en Australie pour stopper le déluge, celle de Matt Jamison, John et Michael Murphy pour retrouver Kevin Garvey qu’ils pensent être le nouveau messie (second coming). La saison 3 s’ouvre, comme la saison 2, sur une séquence qui nous fait remonter le temps, et nous ramène mi-xixe dans une communauté religieuse qui attend une fin du monde dont la date (calculée par le pasteur) est constamment reculée. Si la dimension eschatologique reste omniprésente dans la saison 3, elle est en grande partie traitée par l’absurde, comme dans les épisodes focalisés sur Matt Jamison.

18Leftovers traite de la perception du temps par une remise en cause de la linéarité de l’histoire : par exemple, l’enchâssement de scènes souvent extrêmement courtes qui figurent des analepses ramène toujours la spectature et les personnages au moment du cataclysme. Les secondes précises au cours desquelles les « défunts-disparus » se sont littéralement évanouis de la réalité mais aussi les traumatismes liés au passé de Kevin (par exemple la supposée folie de son père), sont ainsi réintroduits dans la narration filmique sous forme de flashs post-traumatiques (qui, du point de vue narratif, sont aussi des flashbacks). Ce schéma est repris au niveau de la structure de la saison 1 dont le premier épisode met en scène le moment T du cataclysme avant l’ellipse de trois ans. L’avant-dernier épisode (ép. 9) revient sous forme d’analepse à la journée du 14 du point de vue de la famille de Kevin. L’ultime épisode propose une véritable mise en scène (dans la diégèse) du retour des disparus orchestrée par les « Coupables Survivants ». Cet acte symbolique qui entend réaffirmer le caractère définitif de l’apocalypse déclenche émeutes et destruction. La saison 1 se termine donc littéralement par des scènes de violence et de mise à mort22 qui permettent au personnage de Nora Hurst d’évoquer « the dead ruins of a civilisation » (S01E10, 46 : 48). Elle souligne par cette tautologie non seulement que la ruine ne fait plus sens dans le présent mais aussi que c’est la difficulté à re-faire monde qui est au cœur de la diégèse. Le motif d’une circularité qui s’oppose à la linéarité du temps newtonien réapparaît au début de la saison 223 lorsque Kevin est mis en scène dans une laverie automatique avec un bébé hurlant à pleins poumons, scène qui déclenche immédiatement l’anamnèse puisqu’elle pointe, une fois encore sur le mode de l’analepse une réitération du cataclysme tel qu’il est figuré dans l’épisode 1 de la saison 1.

Le seuil de la saison 2 dans The Leftovers
On peut s’interroger sur les deux cataclysmes qui sont mis en parallèle au seuil de la saison 2. Le premier tremblement de terre tue la communauté puis l’individu avant que le nouveau-né soit sauvé d’une mort également certaine. Le second tremblement de terre introduit une disparition des eaux qui peut rappeler le déluge, l’arche et, à nouveau, les différentes théories qui visent à expliquer les origines du monde avant la théorie darwinienne. En ce sens, Kevin serait implicitement comparé à l’un de ces fossiles que le déluge était censé expliquer dans les théories fixistes pré-évolutionnismes. L’importance du créationnisme aux États-Unis pourrait légitimer cette dimension et nous aurions ainsi une critique implicite du retour de ces théories fixistes. De fait, le personnage d’Evie réintroduit de ce point de vue une vision cyclique de l’histoire par les scènes alternées (puis les éléments diégétiques que nous aurons ensuite sur la naissance d’Evie) qui proposent au spectateur d’inscrire ce personnage dans la continuité et la circularité des événements décrivant le destin du bébé qui vient d’être sauvé.

19The Leftovers met donc en scène la difficulté à « refaire » monde après le cataclysme. Laurie Garvey revient sur les événements de la saison 1 lors de l’épisode 7 de la saison 2 et évoque cette difficulté à faire face au deuil, à la perte24, et, surtout, à la culpabilité liée au statut de celui qui « reste » : « Parce que leurs esprits préfèrent adopter l’explication par la magie plutôt que de faire face à la peur, l’abandon et la culpabilité. »25 C’est en quelque sorte une fracture qui a ébranlé le monde lors du cataclysme, une fracture qui correspond à une rupture temporelle, on l’a vu, mais également une fracture épistémologique, où le monde, ne relève plus du commun mais rappelle quotidiennement une perte du sens que Michaël Fœssel rattache à l’incapacité à « faire monde »26. Laurie Garvey souligne ensuite que dans une telle période de « détresse émotionnelle »27, l’esprit a besoin de se raccrocher à une croyance (belief), quelle qu’elle soit. De ce point de vue, la saison 2 peut paraître un peu décevante, d’une part parce qu’elle semble valider à la fois l’existence d’une sorte de « royaume des morts » revisité en hôtel 5 étoiles de type purgatoire (voir l’épisode 8), et donc atténuer l’inquiétante étrangeté qui caractérisait la saison 1. D’autre part, la toute fin du dernier épisode propose une grande réunion de la famille Garvey dans sa forme recomposée avec Nora accueillant Kevin à son retour du royaume des morts (et donc potentiellement libéré de ses fantômes) par un très américain You’re home qui semble temporairement remettre à l’honneur une image de la famille que l’ensemble de la série malmène par ailleurs.

20Pour autant, la saison 3 reprend cet univers parallèle que serait le monde des morts puisque Kevin y retourne dans un épisode 7 tout aussi surréaliste que l’épisode 8 de la saison 2. Contrairement à l’épisode de l’hôtel des morts, qui mettait fin au potentiel effet fantastique, l’épisode de la saison 3 qui nous replonge dans ce monde alternatif affiche d’autant plus son ancrage dans l’absurde que l’ensemble de la saison aborde la dimension eschatologique par le prisme de l’ironie dramatique et de l’absurde, à l’image de l’épisode 3 qui file le road trip de Kevin Senior en Australie ou de l’épisode 5 qui suit l’odyssée de Matt à bord du ferry qui le ramène à Melbourne en compagnie des adeptes de Frazier. La « grande réunion » de la fin de la saison 2 est par ailleurs invalidée par la saison 3 où Kevin est toujours aussi seul face à ses démons, Nora se débat avec ses propres traumatismes liés à l’enfance et à ses enfants disparus, Laurie s’est remariée, et Matt ou Kevin Senior s’isolent dans leurs quêtes respectives.

Image

21Dans Leftovers, le 14 novembre marque bien un effondrement du monde commun fondé sur la perte tel que Michaël Fœssel l’a décrit : « […] la seule acception philosophique sérieuse de la fin du monde est celle qui l’envisage sous l’horizon de sa perte ». Cette « perte en monde »28 se double d’un second phénomène : « la défaite ou plutôt l ’effondrement de l’ordre », que Jean-Paul Engélibert rattache à la dimension politique inhérente aux fictions de la fin.

« Politiques, les fictions de la fin du monde le sont encore en un autre sens. Souvent la catastrophe y apparaît comme une rupture de l’ordre ordinaire sous l’effet d’une menace violente et à grande échelle sur la vie humaine. C’est dire que la catastrophe est le contraire de la révolution : c’est non pas une émergence politique, mais la défaite ou plutôt l’effondrement de l’ordre. La catastrophe est non pas une invention politique, mais une violence aveugle, frappant sans discernement, qui détruit une part significative du monde commun29. »

22La saison 1 de Leftovers met très clairement en scène cet effondrement de l’ordre sans émergence d’un horizon commun. La saison 2 illustre une rupture qui n’a pas conduit à une résurgence du politique puisqu’à Miracle (lieu qui renvoie aussi aux politiques protectionnistes et aux communautés fermées), seul le père d’Evie réintroduit un substitut d’ordre, mais tout à fait contestable dès lors qu’il s’agit d’une justice privée fondée sur la violence, la peur et les propres traumatismes passés du personnage. L’ordre, dans ses représentations collectives symboliques traditionnelles, est donc remis en cause dans les deux premières saisons qui se terminent de façon identique : la polis s’effondre, les forces de l’ordre sont totalement débordées et terrassées par une population qui se transforme en foule incontrôlable et déchaînée30.

23Au contraire, The 100 peut sembler proposer une dynamique de reconstruction qui permettrait de « réinventer la communauté »31. On pense aux tentatives d’alliance et de reconstruction communautaire entre les différentes tribus constituant les Grounders et les 100 criminels, mais la diégèse illustre dans le même temps la propension des humains à « reconstitu[er] des mécanismes de domination »32. Nous serions donc plus distinctement avec l’exemple de cette série pour jeunes adultes dans la dynamique que décrit Jean-Paul Engélibert lorsqu’il évoque « une résignation fataliste à la restauration de l’ordre »33.

Image et réflexivité

24Le personnage de Kevin dans Leftovers est le prisme d’un brouillage des frontières entre rêve (ou cauchemar) et réalité, et ce plus spécifiquement dans la saison 134 (où le royaume des morts n’a pas encore été introduit). Leftovers joue aussi de l’ellipse et de la porosité entre réel et fantastique, toujours par la focalisation de Kevin. Ce dernier voit en effet des animaux, ainsi qu’un tueur de chiens, et il est visiblement victime de « trous noirs » au cours desquels il se livre à des actions qu’il oublie totalement par la suite, phénomène qui va aller en s’accentuant au fil des deux premières saisons. Diverses explications sont avancées, mais on remarquera qu’elles introduisent plus de confusion qu’autre chose : de la folie (attestée ou non) de son père et des voix que ce dernier entend – et donc d’un héritage génétique –, au somnambulisme, aucune n’est jamais légitimée. Le sentiment sur lequel reste le récepteur relève alors davantage de l’inquiétante étrangeté et d’une défamiliarisation cognitive, d’autant que les scènes où Kevin bascule dans une perception « autre » du réel ne sont souvent pas balisées par des ressorts diégétiques clairs. Ainsi, les spectatrices et spectateurs sont manipulés par des images dont on ne peut déterminer le statut mimétique ou non dans la réalité fictive.

25Ces images n’introduisent cependant pas une « post-histoire »35, ou la fin de la narrativité. Elles contribuent plutôt à une dimension réflexive (que The 100 ne propose pas), d’où la question d’une recherche esthétique spécifique à cette série. Pour la spectature, c’est la frontière entre fiction et réalité qui est ainsi évoquée. Les « trous noirs » de Kevin introduisent en effet l’expression possible d’une surnature ou de l’inconscient, mais la série ne valide aucune de ces explications possibles et s’inscrit de ce fait dans la rhétorique de l’effet fantastique jusqu’à l’épisode 8 de la saison 1. Au cours de cet épisode, Kevin « revient » au réel (celui de la réalité fictive) et découvre qu’il vient de kidnapper et de maltraiter Patti, chef de file des « Coupables Survivants ». Même schéma dans l’épisode 2 de la saison 2 où Kevin semble manquer une tentative de suicide qu’il n’a aucun souvenir d’avoir engagée lorsqu’il reprend conscience dans un lac qui s’est vidé de ses eaux, un parpaing attaché à la cheville. Ces deux microépisodes (où fiction et réalité se mêlent) problématisent également les enjeux d’une tension entre responsabilité et culpabilité, qui sont centraux dans The Leftovers, et qui transcendent les instances du processus narratif puisque la dimension réflexive de la série implique le récepteur, qui s’interroge sur le statut (réel ou non) des événements proposés.

26C’est donc dans The Leftovers que nous pouvons repérer une mise en abyme de l’image en tant que signe iconique présenté dans la diégèse comme vecteur éventuel de restitution du sens. On pense ici plus spécifiquement au numéro de la revue National Geographic de mai 1972. Ce numéro hante plusieurs épisodes de la saison 1, semble faire retour de façon quasi systématique via divers personnages, dans la réalité diégétique, mais aussi dans les images oniriques ; il assaille littéralement Kevin, comme un signe qui reviendrait le narguer encore et encore. Nous avons là un exemple pertinent du statut de leurre d’une image qui aurait valeur de signe. Aucune explication ne sera fournie dans les trois saisons pour légitimer ou invalider le lien entre ce numéro du magazine (qui n’a rien de fictif, d’ailleurs) et le phénomène cataclysmique. Renvoie-t-il déjà au leurre du signe, qu’il soit iconique ou non ? Il est en tout cas le vecteur d’une porosité entre réalité et fiction (que l’on peut par ailleurs repérer dans d’autres séries)36, il a donné lieu à de multiples analyses, questionnements et hypothèses sur le net et témoigne de la propension des spectatrices et spectateurs à adopter une démarche herméneutique, à chercher à faire sens du monde, diégétique ou non, et à reconstruire un monde qui reposerait à nouveau sur des fondements (rationnels) où le signe fait sens et raison, attestant ainsi également de la force métafictionnelle à l’œuvre dans cette série. La réflexivité confère donc au public le rôle de détective du futur.

27Il reste à considérer l’éventuelle fonction politique de l’image dans ces séries. The 100 n’est certes pas dénuée d’une réflexion d’ordre politique sur la reconstruction. Au terme de la saison 4, c’est la perspective individuelle de la quête, ou les tensions entre construction de soi et réalité collective qui prédominent. En revanche, la dimension nettement métafictionnelle de The Leftovers introduit une correspondance entre fiction et réalité. Aussi, on pourrait dire que The Leftovers tend à représenter « l’histoire comme achevée, l’agir humain dépassé, rendu impossible ou inopérant, [et] invente […] une forme de tragédie contemporaine qui place l’humanité non sous l’œil de Dieu, mais sous son propre regard critique et (fictivement) rétrospectif »37. On pense en effet au générique de la saison 1 qui renvoie aux fresques de la Renaissance sous la forme d’un leurre puisque la transcendance est par ailleurs clairement niée dans la série jusqu’à l’épisode 8 de la saison 2. Les images des deux génériques (saison 1) des deux séries doivent être rapprochées car elles relèvent de la même dynamique mais inversée : les « disparus » de Leftovers montent vers des cieux qui n’existent plus tandis que les cent criminels tombent sur une Terre décimée par la catastrophe nucléaire et déchirée par des tensions claniques métonymiques de la difficulté à établir un commun culturel et politique.

28Dans The Leftovers, le personnage du pasteur Matt Jamison illustre sur le mode tragi-comique cette disparition effective de « l’œil de Dieu », mais l’être humain reste bien hanté par un substrat mythique qui n’en finit pas de faire retour : on pense aux voix que le père de Kevin entend dans la saison 1 puis, dans l’épisode 8 de la saison 2, au cadre magique associé aux aborigènes australiens, qui va devenir central dans la saison 3. On peut aussi mentionner les visions de Kevin lui-même, puis la découverte du passage entre le monde des morts et celui des vivants (qui reste inscrit dans une forme de tradition mythique et ancestrale, dans un premier temps). Rappelons la figure du passeur de la rivière Styx, la citation (traduite) d’Épictète « Know first who you are », ou Virgil et l’intérieur de son mobile home qui évoque le vaudou et l’Afrique.

Génériques.

Image

29Pourtant, chacun de ces échos d’une tradition mythique est réinscrit dans un cadre dont la facture contemporaine est soulignée par une référence à l’image et/ou à la culture de l’écran. Ainsi, dans l’hôtel des morts, le père de Kevin apparaît dans un gigantesque écran de télévision qui dysfonctionne38. Dans l’hôtel-purgatoire où se retrouve Kevin, on peut repérer un jeu intertextuel et métafictionnel avec la référence filmique puisque Kevin adopte la persona du tueur à gages international et doit faire face à des attaques d’autres tueurs qui apparaissent comme des acteurs dérivés (des leftovers ?) d ’autres scénarii que celui dans lequel il se débat. Le microrécit de cet épisode parmi les morts suit également le scénario de The Godfather (explicitement nommé dans l’épisode), ce qui nous conduit à nouveau à interroger la fonction de l’image, d’autant que cet épisode est sans doute celui dans lequel l’influence de LOST se fait le plus sentir39. L’image servirait donc dans The Leftovers à figurer la hantise sur le mode du retour du même, un mode cyclique où le substrat mythique renvoie à notre « besoin » (vital ?)40 de fiction (au sens du mythos), surtout lorsque l’Histoire s’arrête. Ce sont alors les histoires (individuelles) qui prennent le relais, des histoires qui placent bien l’humanité sous « son propre regard critique et (fictivement) rétrospectif ».

30The 100 est une série qui s’inscrit davantage dans le modèle économique de la production d’une culture de masse généralement dénuée de toute réflexion politique41. La série surfe en effet sur la vague de la dystopie jeunesse et des marchés éditoriaux visant la catégorie des jeunes adultes. Au contraire, The Leftovers semble sciemment s’inscrire en faux par rapport à ce marché, proposer une fiction qui se construit précisément par une rhétorique de la déviance et du décalage, que son titre souligne immédiatement. Autant The 100 peut impliquer l’idée d’élus, autant The Leftovers fait de ceux qui n’ont pas disparu des laissés-pour-compte, des vestiges, des égarés dans une réalité qui ne fait plus sens, des êtres humains qui ne se distinguent plus que par leur capacité ou non à gérer la fin dans une perspective bien spécifique, celle de la « petite puissance de l’agir humain »42.

The Leftovers : histoires et trauma
Le récit (au sens d’une histoire individuelle) peut atténuer le trauma. Ce désir de récit est mentionné par Laurie Garvey dans la diégèse lorsqu’elle explique à son ex-mari, et incidemment à la spectature : « The whole world needed to feel better, and the reason I know this, Kevin, is because Tommy and I used it […] We convinced people that he could take their pain away just by hugging them. We had a story*/Le monde entier avait besoin d’être réconforté, et si je sais cela, Kevin, c’est parce que Tommy et moi nous en sommes servis […] Nous avons convaincu les gens que nous pouvions les débarrasser de leur peine par une simple accolade. Nous avions une histoire. » L’ensemble de la saison 3 poursuit cette réflexion : plusieurs « histoires/stories » dontles statuts sont différents y sont développées, celle de Kevin « turned […] into a damned scripture/transformé en une putain d’écriture »** et ainsi associée à l’objet livre (ici la bible), celle de Kevin Senior et du déluge, celle de Grace Playford, celle de Matt et des Murphys, qui sont présentées comme des versions ou des interprétations de la fiction, bref, des histoires. *S02E07, 38 : 22-38 : 35. Voir aussi la remarque de Patti en réponse aux interrogations de Kevin sur ce qui relève de la réalité ou non : « Very interesting family, these Murphys. Hard to tell if they are part of your story or if you’re part of theirs », S02E02. **S01E05, 9 : 13.

Image

31Pas de focalisation sur la rupture elle-même, pas d’explication, pas de réel élément de réponse, même si Nora présente finalement (S03E08) « l’autre côté du monde » comme un envers du décor où le même phénomène aurait eu lieu, mais inversé. Retenons plutôt l’injonction que nous propose le générique de la saison 2 : « Que le mystère demeure », car si l’une des séries montre que « […] la fiction de la fin du monde donne lieu à une critique des formes contemporaines de la complaisance esthétique et politique »43, c’est bien The Leftovers qui le fait en posant la question suivante : quels enjeux pour quelles histoires, ou quelles interactions entre histoires et Histoire, entre histoires individuelles et grand récit ? “Hard to tell if they’re part of your story or if you’re part of theirs”, déclare Patti à Kevin dans l’épisode 2 de la saison 2. Kevin incarne le difficile apprentissage de l’humilité inhérente à ce « rôle minime que l’homme joue dans l’univers »44. Prisme de la porosité entre raison et folie, fiction et réalité, sacré et profane, il illustre la difficulté à faire monde lorsque la tentation est celle de l’effacement. La saison 3 souligne, entre autres, le leurre du grand récit totalisant (et souvent mythique) puisque la saison déconstruit par l’absurde ces tentatives d’explications surplombantes et la tendance à mythologiser (ou la tentation du mythe et du retour au sacré) des êtres humains, à l’image de Kevin Senior. C’est bien par la parole que Nora va rendre ses morts à l’histoire dans le dernier épisode de la saison 3 et s’ouvrir à nouveau aux autres. The Leftovers correspond en fait parfaitement à l’une des fonctions de la fiction selon l’approche de Jean-Paul Engélibert : « Le miracle de l’agir commence avec la fiction qui fait du présent le temps de parole où rendre les morts à l’histoire et rouvrir le temps. »45

Apocalypse du signe

32Les personnages qui peuplent ces fictions post-apocalyptiques ne sont souvent plus des détectives au sens strict car le monde dans lequel ils évoluent n’a plus grand-chose de commun avec le cadre de la légalité quotidienne qu’ils ont connu. Ils ont cependant été en contact avec l’ordre et/ou la loi avant le cataclysme à l’image de Rick dans The Walking Dead ou de Kevin dans The Leftovers. Ils restent des figures d’herméneutes qui cherchent à faire sens, à réintroduire une image cohérente dans un cadre diégétique marqué par le chaos. Le désordre associé au cataclysme et à son après se concrétise souvent dans la fiction par une disparition du signe, ou, comme on l’a déjà indiqué, de toute valeur iconique.

Perte de sens

33Ces personnages ne sont d’ailleurs plus réellement non plus des herméneutes du futur, au sens où ils sont déjà plus qu’occupés à refaire sens du présent diégétique. L’exemple de Kevin est pertinent de ce point de vue : le futur n’a que peu d’importance dans la série et c’est davantage la nécessité de refaire sens du présent qui est au cœur de Leftovers.

34La tautologie que nous avons évoquée et qui permet de souligner l’absence d’espoir (dead ruins) contribue aussi à ancrer la temporalité de la saison 1 dans un présent figé par les conséquences de l’événement de nature cataclysmique46. La disparition de 2 % de la population mondiale n’est certes pas un cataclysme au même sens que celui qui détruit la planète dans The 100 mais cette disparition déclenche une angoisse de la fissuration (de soi comme du monde), elle met en place un monde lacunaire dont l’incomplétude ne sera pas comblée.

35Cette angoisse de la fissuration s’applique aussi au personnage principal de la série, Kevin Garney, le détective, dont l’isolement est de plus en plus patent au fil des épisodes, et souvent souligné par la caméra, par exemple dans l’épisode 9 de la saison 1, lorsqu’il est filmé en longue focale47. Le détective n’est dès lors plus l’agent d’une stabilité et d’un maintien de l’ordre. L’angoisse de la disparition, de l’isolement et de la perte semble même contaminer le monde des objets à l’image du bagel de Kevin qui apparaît et disparaît dans l’épisode 2 de la saison 1, du cerf ou du numéro du National Geographic. La fissure est là, elle a laissé une marque indélébile dans le présent, et l’on s’y heurte épisode après épisode.

36Le monde ne fait plus sens non plus pour un autre personnage de The Leftovers, le pasteur Matt Jamison, dont nous avons dit qu’il incarne dans cette série les conséquences de la disparition du signe divin. La série propose en fait dans chacune des saisons un épisode consacré à la religion par l’intermédiaire de ce personnage. Il est sans surprise l’un de ceux qui essaient le plus de faire sens du présent par la dimension transcendantale. En effet, au début de la saison 1, la disparition de 2 % de la population commence à être interprétée religieusement : il s’agirait de l’enlèvement (en anglais on parle de rapture) annoncé par la Bible (1 Thess 4, 17)48. Matt Jamison cherche donc désespérément à prouver que ce n’est pas le cas car, parmi les departed, figurent des criminels et/ou des délinquants. Il déclare ainsi : « Car si nous ne pouvons plus distinguer les innocents des coupables, tout ce qui nous est arrivé, toute notre souffrance n’a aucun sens »49 (S01E03). Paradoxalement, le révérend s’illustre d’abord par une démarche de réfutation de l’interprétation divine de l’événement. Cependant, le personnage incarne aussi la quête du signe à tout prix et il reprend ainsi le rôle de l’herméneute. Il représente donc toute la contradiction à l’œuvre dans un monde où l’absence d’explication et la disparition du sens figent le présent dans la référence constante à l’avant et dans l’impossibilité d’envisager un après, en particulier sous la forme d’un au-delà.

Saison 1, finale.

Image

Illustration DVD de la saison 1.

Image

37Sa démarche d’herméneute, et n’oublions pas que le terme s’applique au départ aux textes religieux, va prendre toute sa dimension lorsqu’il apprend qu’il est sur le point de perdre son église qui sera vendue s’il ne trouve pas 135 000 dollars dans les 24 heures. Aussi va-t-il commencer à interpréter la présence récurrente de pigeons comme un signe divin. L’épisode travaille admirablement cette question du signe et du leurre qu’il peut représenter. Matt Jamison va jouer à la roulette au casino, se faire agresser et voler ses gains (qui atteignent la somme requise pour sauver son église), avant de battre violemment le voleur à son tour, puis de s’arrêter sur le chemin pour aider des Coupables Survivants qui se sont fait attaquer et être à son tour blessé. Il se réveille à l’hôpital, pense être dans les délais pour éviter la vente, mais en arrivant à la banque, il comprend qu’il est resté inconscient trois jours et que la vente a déjà eu lieu. Comble de l’ironie, les acheteurs sont les Coupables Survivants qu’il s’était arrêté pour aider ! Les péripéties de Matt Jamison soulignent à la fois le désir incontrôlable qui anime la quête de sens et de signe, mais aussi sa futilité dans un monde où l’œil de dieu aurait disparu. Le lien entre le divin et l’humain auquel Jamison veut continuer à croire est ainsi traité sur un mode ironique qui souligne sa dimension pathétique et dérisoire. Lorsque Matt apprend qu’une enfant qui était dans le coma depuis 9 jours et pour laquelle sa congrégation a prié est miraculeusement sortie du coma, il annonce fièrement à l’infirmier : « Ma paroisse, ce matin, nous avons prié pour elle », et ce dernier rétorque : « Ah, elle s’est réveillée hier soir. »

Image

38La saison 2 comporte aussi un épisode focalisé sur Jamison : l’épisode 5, qui s’inscrit encore davantage dans la rhétorique de l’absurde, en particulier lorsque Matt fait écho à Sisyphe. La saison 3 généralise ce désir de signe, puisque le road trip de Kevin Garney Senior en Australie s’opère en suivant ce que le personnage pense être des « signes »50. Toute la saison 3 présente des personnages en quête de signes, et Grace Playford parle de « message ». Un nouvel épisode est consacré à Jamison (S03E05) et il accentue la rhétorique de l’absurde, en particulier lors du dialogue entre Matt et « Dieu ».

39The Leftovers décrit donc un univers dans lequel la lecture du monde n’est plus possible, qu’elle soit biblique ou séculaire. Les herméneutes sont des figures de l’absurde qui, à la manière des personnages de Beckett, ne savent même plus ce qu’ils attendent. La métaphore du texte-monde n’opère pas dans la diégèse et le signe à interpréter en a disparu, de sorte que les personnages tournent en rond dans une quête absurde qui ne peut aboutir, absurdité illustrée par les propos de Grace puis ceux de John Murphy, qui renvoient le signe au statut d’illusion ou de fiction : « all just a story, a stupid story », déclare Grace51.

Signes et fragments

40Une autre série, The Handmaid’s Tale, propose un monde fictif désémiotisé, mais cette fois-ci littéralement, puisque la société imposée par la république de Gilead interdit la lecture à la grande majorité de la population et en particulier aux femmes. Plus de livres, plus de magazines, plus de papier ou de stylo pour écrire, les mots sont des signes bannis, voire dangereux, car la peine encourue en cas de transgression de la règle est extrême. Nous pourrions donc, dans cette série, parler d’apocalypse sémiotique52.

41Pour Umberto Eco, l’homme est un animal symbolique et la désémiotisation du monde dans The Handmaid’s Tale rappelle des romans comme Fahrenheit 451 ou 1984. Lorsque signes et symboles disparaissent, le monde représenté tend souvent vers la dystopie et des régimes totalitaires et sectaires. C’est bien le cas à Gilead où les femmes n’ont plus accès au signe et à la connaissance, ni à l’émancipation et à l’évolution qu’ils permettent. Dans ce monde où le signe a disparu, on voit cependant émerger la prévalence du fragment, repérée par Denis Mellier53 dans les univers post-apocalyptiques. Ici, la désémiotisation du monde ne s’oppose même plus à un retour du sacré par la force transcendantale de l’écriture, en fait, c’est le sacré qui est à l’origine de cette annihilation du signe.

Image

42Le motif du fragment apparaît dans The Handmaid’s Tale, avec la découverte de quelques mots latins gravés dans le bois du bas de la penderie du personnage-narrateur dans l’épisode 4 de la saison 1. Au-delà du signe, ces lettres représentent un acte transgressif fondateur perpétré avant l’arrivée de la servante chez les Waterford, elles permettent une rencontre virtuelle entre celle qui les a écrites et celle qui les lit, toutes deux sont réunies par la dimension transgressive à l’œuvre. Elles assurent une forme de transmission et vont contribuer à construire une entité plurielle (le « us/nous »)54 dans un univers où les servantes doivent être cantonnées à l’isolement. Il s’agit donc bien littéralement de retrouver une valeur symbolique par la réintroduction du signe dans The Handmaid’s Tale. Il n’y a plus de totalité dans un tel monde : tout y est réduit au fragment, et la fragmentation entre les êtres permet aussi leur contrôle. Comme les êtres humains qui sont contrôlés et assujettis par l’isolement et la peur, seuls quelques fragments du monde d’avant le cataclysme demeurent et cet état de fait leur confère une valeur très particulière. L’inscription découverte par June dans le bas de la penderie, Nolite te bastardes carborundorum55, prend la valeur d’une allégorie, au sens où elle souligne l’écart entre une réalité où le signe existait, et celle des personnages où il ne refait surface que sous forme de fragment parcellaire. Cette inscription représente une main tendue, une amitié qui ne restera qu’une possibilité, le conseil d’une morte à un être vivant, un passage de flambeau également en termes de résistance, elle s’inscrit donc bien à la fois dans l’absence et la présence :

« L’allégorie est fragment car elle ne renvoie pas, pour Benjamin, à un texte ou un récit complet et transparent, mais creuse l’écart entre ce qu’elle exprime et l’ensemble absent, inaccessible, qu’elle fait cependant entrevoir56. »

43La série Hulu va plus loin dans la désémiotisation du monde en montrant des formes de résistance par ce que l’on peut appeler la désobéissance sémiotique57. Il s’agit bien pour les servantes écarlates de « refaire » du signe, de se réapproprier ainsi à la fois une individualité et un sens du collectif. De ce point de vue, la série diffère cependant du roman car le dernier épisode de la saison 1 complète ce processus de resémantisation par un acte de désobéissance civil collectif lorsque les jeunes femmes refusent de lyncher Janine. La saison 1 va à l’encontre du texte d’Atwood dans lequel, au contraire, les Historical Notes qui concluent la fiction remettent en question l’authenticité du témoignage de la servante éponyme (nous allons y revenir).

44La réappropriation du signe est aussi l’un des enjeux de l’émancipation des androïdes de Westworld, à la différence que dans cette série, il s’agit également de reprendre le contrôle de sa propre histoire, ce qui équivaut au contrôle du récit, et donc de la fiction. Nous reviendrons sur ces aspects, mais la scène de l’épisode 6 où Maeve découvre que toutes ses répliques sont écrites par les ingénieurs témoigne aussi d’une usurpation du signe par ceux qui la contrôlent. Cette scène est d’autant plus troublante que lorsque Felix lui révèle qu’elle peut improviser quelque peu mais que la plupart de ses répliques ont été conçues au niveau supérieur (« You can improvise a little, but most of what you say was designed upstairs »), Maeve ne peut y croire et on l ’entend déclarer : « This is just a cheap trick. I’ve run a brothel for ten years and if there is something I know it’s when I’m being fucked with », alors que l’on lit à l’écran par-dessus son épaule la réplique qu’elle est en train d’énoncer. Lorsqu’elle découvre ses propres mots qui s’inscrivent à l’écran au fur et à mesure qu’elle les énonce, Maeve répète plusieurs fois I can’t, puis bredouille et n’arrive plus à émettre que des sons indistincts avant de « bugger » et de s’éteindre. Il ne s’agit plus ici de dé-sémiotisation ou de désobéissance sémiotique mais d’une confrontation inassimilable (que nous partageons par la caméra subjective) avec le script qui atteste d’un contrôle absolu de toute pensée ou parole. Maeve ne contrôle donc aucun signe. Le système des signes, que l’on appelle donc aussi sémiotique, la contrôle. Cette scène est cruciale car elle expose à la fois un moment clé de la prise de conscience de sa condition d’esclave par Maeve, mais aussi le glitch qui s’ensuit, comme si nous avions là l’aporie sémiotique ultime, la machine elle-même ne pouvant supporter la confrontation avec sa propre limite machinique.

Maeve S01E06 .

Image

Futur et temporalités

« La trace est le “ça a eu lieu” du film, la survivance […] Le cinéma est le simulacre absolu de la survivance absolue. Il nous raconte ce dont on ne revient pas, il nous raconte la mort. Par son propre mirage spectral, il nous désigne ce qui ne devrait pas laisser de trace. Il est donc deux fois trace : trace du témoignage lui-même, trace de l’oubli, trace de la mort absolue, trace du sans-trace, trace de l’extermination58. »

45Les analyses de Derrida sur le cinéma soulèvent une question pertinente pour les récits de fin du monde. En effet, le « simulacre absolu » ne serait-il pas de prétendre représenter la fin, alors qu’elle ne devrait effectivement pas laisser de trace puisque, si la fin est effective, il n’y a plus de médium ni de médiateur pour la représenter. La seule série qui illustre ce paradoxe ultime d’une représentation après la fin de toutes choses est la minisérie Childhood’s End59 où l’on voit le personnage de Milo, dernier homme filmé après la destruction de la vie sur la planète par les aliens et qui laisse donc un enregistrement, une trace attestant d’une survivance qui s’inscrit dans le temporaire puisqu’après ses habitants, la Terre va aussi être détruite. Ce message est en fait présenté en deux temps au spectateur, la première partie (épisode 1) est une prolepse qui ouvre la minisérie, et la fin de ce message conclut l’épisode 3. En abyme, le récepteur a alors l’illusion que le contenu de la minisérie est également l’ultime trace, le dernier témoignage d’une vie terrienne sur une planète désormais disparue sans laisser de trace.

46L’impossibilité de représenter l’apocalypse en soi est cependant aisément palliée par l’introduction du « post » déjà évoqué. Il y a donc toujours nécessité d’un après pour que le temps ne s’arrête pas et que la fin du monde ne signe pas la fin inéluctable de toute expression. Dans plusieurs séries qui jouent de ces questions de temporalité, on assiste aussi à des voyages dans le temps (passé ou futur) qui ont ensuite une incidence sur le temps présent. Ces séries permettent souvent une réflexion sur le temps historique et sur la perception du temps au niveau individuel. Ainsi, Timeless propose des voyages temporels aux moments clés de l’Histoire (principalement l’Histoire américaine) et une réflexion sur le déroulement temporel, et les conséquences possibles en cas d’intervention sur les événements du passé. Frequency reprend une thématique similaire mais l’inscrit dans une visée plus individuelle, celle de l’histoire d’un père et de sa fille, tous deux détectives. On pourrait aussi citer ici Stitchers ou Torchwood, qui montrent des détectives se servant de l’accès au passé immédiat des victimes d’un meurtre pour reconstruire le récit du crime60.

Contrôler l’espace-temps
Dans des registres totalement différents, on peut penser au personnage de Hiro dans Heroes qui contrôle l’espace-temps, peut modifier le passé et, par voie de conséquence, établir un présent différent. L’autre série que nous pouvons mentionner ici est 12 Monkeys, série qui propose aussi des déplacements dans le temps et un futur post-pandémie. Cette série s’inscrit par ailleurs dans l’ensemble que composent le film de Marker, La Jetée et le film éponyme de la série. On retrouve cette dimension dans d’autres séries, par exemple Fringe ou Dark Matter, mais dans ces dernières, l’accès au futur concerne l’un des personnages à un ou plusieurs moments précis alors que dans les exemples évoqués, ces accès au futur ont un effet rétroactif sur le présent qui fonde l’intrigue. Cette caractéristique que l’on croise dans de nombreuses séries permet un jeu parfois complexe sur des futurs ou des passés alternatifs. On peut aussi consulter le numéro de la revue Otrante, « Lesparadoxes de l’espace-temps » (2019).

Paradoxes temporels

47L’autre façon de résoudre le paradoxe de la représentation de la fin consiste à introduire une temporalité qui soit elle-même paradoxale. Par exemple, Kevin dans Leftovers, n’est pas un détective du futur mais du présent. Il cherche à faire sens, à retrouver une image cohérente de la réalité qui l’entoure (alors que nous avons par ailleurs souligné qu’il oscillait entre rêve et réalité), sans parvenir à toujours avoir conscience du passage de l’un à l’autre. Sa perception du présent, ses propres capacités cognitives sont ainsi remises en question. L’angoisse de la fissuration et de la fragmentation déjà évoquées le fige dans une temporalité présente et dans la nécessité d’essayer de refaire sens dudit présent. Dans son cas, le futur n’a plus de sens tant que l’événement passé qui conditionne désormais toute perception du temps n’a pas été réinséré dans une temporalité newtonienne, dans une chronologie dont la dynamique suit la flèche du temps. Les laissés-pour-compte de la série sont ainsi bloqués dans un présent figé par l’éternel retour traumatique des conséquences du passé.

48On pourrait repérer le phénomène inverse en termes de temporalité dans Flashforward ou dans le film Minority Report61 (S. Spielberg, 2002). Ce n’est plus tant un événement passé qui fige le présent des personnages, mais davantage l’accès à des images du futur qui modifie la perception du présent. Le film et la série mentionnés fonctionnent sur le principe d’un accès possible (même si limité et/ou temporaire) au futur. Ces deux cas sont particulièrement pertinents du fait qu’ils mettent aussi en scène des détectives du futur mais ces derniers s’inscrivent dans une dynamique différente. Ainsi, dans Minority Report, l’accès aux images du futur que produisent les pre-cogs détermine les actions menées par Anderton dans le présent pour éviter des actes criminels. La structure temporelle du récit policier est ainsi retravaillée puisque le récit du crime n’est plus à reconstruire : il est donné d’emblée et devient même le déclencheur de ce que l’on ne peut plus réellement nommer une enquête mais davantage une intervention immédiate sur le présent avant qu’il ne puisse devenir un futur préétabli par les visions des pre-cogs. Dans Flashforward, l’accès temporaire au futur, qui concerne cette fois l’ensemble de la population, introduit une réflexion plus vaste sur le déterminisme, mais il a aussi une valeur spécifique pour le détective qui s’est vu à un stade ultérieur du développement de l’enquête sur les causes de ce flashforward. L’intérêt de cette série est donc de donner un accès au récit de l’enquête à un stade ultérieur de son déroulement et de problématiser la rétroaction qu’entraîne cet accès temporaire à des images du futur.

49La perception du futur62, qu’elle soit brève et temporaire (a glimpse) comme dans Flashforward, ou brève mais récurrente, comme dans Minority Report, a donc un effet rétroactif sur le temps présent de la diégèse pour les personnages. Un tel effet peut aussi s’appliquer exclusivement aux spectatrices et aux spectateurs comme dans The Handmaid’s Tale (le roman, puisque la série est en cours)63 dont le récit se conclut par un texte d’un tout autre ordre que le témoignage à la première personne que nous venons de lire. Les Historical Notes évoquées plus haut et qui concluent l’ouvrage induisent en effet une déstabilisation radicale pour la lectrice ou le lecteur. De fait, le statut du récit individuel qui précède y est totalement remis en cause, non seulement en termes de validité historique mais aussi d’authenticité individuelle en tant que témoignage et biographie.

Temporalité et fiction de la fin
Denis Mellier a souligné ce caractère paradoxal de la temporalité dans les fictions de la fin, tout comme Bertrand Gervais avant lui. Le e-book Médiations apocalyptiques(https://www.univ-brest.fr/hcti/menu/Publications/Ouvrages_recents/E-book-Mediations-apocalyptiques) permet de consulter ces analyses, de même que l’ouvrage L’ imaginaire de la fin. La distinction entre un récit policier et un récit post-apocalyptique vaut alors la peine d’être reposée. Le récit policier se fonde sur une structure impossible, car à la fois tendue vers la clôture narrative et vers la représentation de l’origine. Le récit post-apocalyptique reposerait lui aussi sur une forme d’impossibilité ou de paradoxe qui consiste à donner accès à un passé qui a disparu (le monde d’avant le cataclysme, qui correspond aussi généralement au monde de la spectature) et à un futur qui est promis à la disparition, « synonyme de devenir vestige », et qui constitue un novum pour le récepteur. On retrouve donc cette temporalité paradoxale dans les deux genres et il va de soi que la forme sérielle en joue d’autant plus facilement qu’elle s’inscrit dans la répétition et la variation, comme nous le développerons dans le dernier chapitre.

50L’accès à une période temporelle qui n’est plus l’hic et nunc a donc toujours des conséquences dans le présent de la diégèse ou sur le processus de perception spectatoriel64. Les ruptures dans la continuité temporelle ont une incidence dans le présent et peuvent avoir pour conséquence de le figer. L’événement (passé ou futur) auquel on a eu accès devient un facteur surdéterminant qui peut fissurer la perception du présent de l’être humain et rompre la progression chronologique, souvent pour y substituer une perception cyclique du temps désormais inscrit dans l’éternel retour du même. C’est la tendance de la saison 3 de The Leftovers qui s’inscrit dans une résurgence du récit et du temps mythique.

51Le caractère paradoxal de la perception du temps est d’autant plus complexe lorsque la fiction conjugue policier et SF, en particulier pour le récepteur. Ainsi, dans Handmaid’s Tale, les images du passé constituent un danger pour la narratrice, danger de la nostalgie et de la perte. L’image et le souvenir deviennent des espaces dans lesquels on peut se perdre parce qu’ils sont désormais coupés du temps et surtout du temps présent. Ces images du passé sont cependant celles dans lesquelles le récepteur reconnaît le monde de sa propre réalité, ce qui a pour conséquence de créer un effet très spécifique dès lors que notre présent spectatoriel est relégué au rang d’un passé que l’on ne doit même plus se donner l’illusion d’imaginer. Cela accentue sa dimension irréelle et son caractère illusoire. Si l’on veut aller plus loin, on pourrait ajouter que le futur projeté dans le roman (au contraire de la série) est aussi synonyme de devenir vestige puisque les Historical Notes le relèguent au passé antérieur de l’Histoire tout en lui ôtant sa valeur de témoignage en tant qu’histoire (au sens de récit). Le récepteur fait donc face à une double aporie : un passé-trace qui n’est plus qu’un artéfact dangereux, un futur-vestige qui n’est peut-être qu’un simulacre.

Apories sémiotiques

52L’aporie sémiotique est un motif qui apparaît dans plusieurs séries. Dans les séries policières, cela peut paraître paradoxal tant la dynamique herméneutique est indissociable de la lecture et du déchiffrement d’un signe, quel qu’il soit. On l’a vu avec Irène Adler dans Sherlock, mais cet exemple est particulier car il s’agit en réalité d’une démarche volontaire de la part du personnage qui annihile ainsi les capacités herméneutiques du déchiffreur. Le monde de la série Sherlock n’est d’ailleurs pas pour autant vide de signes et de sens, bien au contraire. On pourrait d’ailleurs citer l’exemple de Mary qui, elle, présente une surcharge sémiotique à Sherlock qui se trouve confronté à un excès de données qui crée la confusion.

Mary, Sherlock BBC.

Image

53Le signe peut encore s’avérer être un leurre, un élément que l’on peut manipuler pour tromper l’adversaire, et c’est aussi ce que fera Moriarty dans la saison 2. L’aporie (ou la surcharge) sémiotique s’applique dans ces cas-là à un personnage, ce qui est totalement différent d’un monde qui serait vidé de tout signe faisant éventuellement sens. Si le monde (représenté) est vide de tout signe, alors même que nous sommes dans un univers représenté, le monde ainsi suspendu, hors de tout espace sémiotisé, échappe aussi à la signification. C’est le cas dans The Leftovers saison 3 qui propose une extraction hors du temps newtonien, soit hors d’une temporalité inscrite dans une chronologie.

54Westworld saison 2 convoque aussi une figure d’herméneute (Bernard) qui tente de faire sens à partir de signes (en l’occurrence des fragments de souvenirs) qui ne sont plus dans leur ordre chronologique. Mais le monde de Westworld saison 2, même dans l’état de chaos qui y est proposé, n’est pas vide de sens puisqu’un personnage de « grand ordonnateur » y reste omniprésent, caché dans the cradle, comme le révèle la fin de l’épisode 6 où l’on voit Bernard arriver au saloon de Westwater. Le piano n’est plus mécanique et le pianiste n’est pas non plus un être artificiel, même si son statut reste énigmatique à ce stade. Il s’agit en effet de Ford qui est censé avoir été exécuté par Dolores dans le finale de la saison 1. Cette énigme est soulignée par un effet d’encadrement et de reflet, le visage de Ford apparaissant dans le vernis noir de l’instrument. Cette ekphrasis constitue par ailleurs un cliffhanger visuel (figure ci-contre).

55Comme Kevin dans la saison 3 de Leftovers, Bernard est un personnage perdu dans un monde où les signes ne semblent plus faire sens. Son cas est particulièrement pertinent car il ne sait pas exactement ce qu’il cherche et qu’il tente de rétablir du sens à un niveau personnel également. La saison 2 est en effet construite sur le principe du flashback (principalement sur les actes de Bernard en amont du dénouement de la saison, mais pas uniquement). Cette structure narrative est complexifiée par le fait que les souvenirs de Bernard ne sont plus dans l’ordre chronologique (on apprend par la suite qu’il est à l’origine de cette « désindexation » et qu’il a chamboulé sa chronologie mémorielle pour cacher le choix qu’il a fait).

Image

56Bernard se rapproche du personnage d’Œdipe dans cette seconde saison, au sens où il occupe, lui aussi, une fonction tripartite d’enquêteur, de victime et de criminel. Ce n’est guère étonnant car la saison joue sur l’ambiguïté de l’identité et les binarismes. La traditionnelle opposition entre us and them, la dialectique binaire entre identité et altérité (qui ici se résume à host vs guest, analog vs digital ou human vs androïd) devient de plus en plus indistincte. Via les fils narratifs de divers personnages (l’Indien Ake, ou Emily) mais principalement James Delos, un renversement est opéré et ce sont les humains qui vont être réduits à des données, stockés dans un lieu similaire à celui où se trouvent les sauvegardes des androïdes (the cradle/the forge). On apprend en effet dans cette saison que deux projets secrets ont été menés dans le parc. Le premier consistait à faire de James Delos un hybride entre l’humain et l’artificiel (épisode 4). Le second est une entreprise massive de détournement de données personnelles de tous les invités (humains, donc) qui ont un jour visité le parc.

57Plus généralement, la métaphore des données est utilisée de façon récurrente au sujet des humains. Ford hante Bernard sous la forme d’un paquet de données (data package), l’homme en noir/William est trahi par son profil (« I read your profile », lui dit sa fille dans l’épisode 9) qui se résume à une carte magnétique. On pense aussi aux nombreuses descriptions du comportement humain en termes de codage informatique, à l’instar de la remarque de Nolan « The best they can do is live up to their code » (S02E10, 30 : 35). Dans un univers qui relève du posthumain, l’aporie du signe se transforme en primauté du code. Dans Westworld saison 2, il n’est plus possible de faire sens du monde, que ce dernier soit réel ou artificiel. The valley beyond abrite la porte vers le nouvel Éden virtuel laissé par Ford, mais c’est un lieu où seul l’esprit digital des androïdes peut migrer. Leurs corps y sont donc obsolètes et seules les données persistent. Dolores le qualifie d’ailleurs de fausse promesse (« another false promise »), et de contrefaçon du monde (« counterfeit world » S02E10). En outre, le retour à la scène du test entre Dolores, la créatrice, et Bernard, sa création, et la citation de Minority Report, dont nous reparlerons, soit « Is this now ?/ Est-ce maintenant » introduisent une interrogation sur la nature du réel qui renforce l’effet déjà produit par les flashbacks systématiques, soit une perception du temps qui devient problématique pour le personnage comme pour les spectatrices et spectateurs. La saison 1 reposait sur la boucle narrative, le cycle et le retour du même que venait contrecarrer l’émergence de la conscience par le retour du souvenir. La saison 2 de Westworld retravaille la question du souvenir en faisant de ce dernier la matière de l’enquête et le principe fondateur de la structure narrative. L’arc narratif de la saison 2 pose en fait la fin dès le début puisque la scène d’ouverture fait l’objet d’une répétition dans plusieurs épisodes et revient à la fin du dernier épisode de la saison ; de même, l’épisode 1 montre déjà le massacre des androïdes qui va être exécuté tout au long de cette saison que l’on pourrait comparer à une destruction progressive de Westworld. Une apocalypse qui s’étend en fait sur toute la saison, et qui se clôt sur ce que Jean-Paul Engélibert65 appelle une « attente sans promesse », au sens où le « royaume » du monde virtuel est un paradis artificiel, et « l’autre monde » que parviennent à atteindre Dolores et Bernard à la fin de l’épisode 10 n’est pas du tout présenté comme un royaume, loin s’en faut.

Le parc de Westworld
Ce lieu fait office de laboratoire d’expérimentation sur l’humain, comme l’indique ce dialogue entre Bernard et Ford :
Bernard : « The park is an experiment, a testing chamber, the guests are the variable and the hosts are the controls, the guests come to the park, they don’t know they’re being watched, we get to see their true selves, their every choice reveals another part of their cognition, their drives, so that Delos can understand them, so that Delos can copy them. »
Ford : « Every piece of information in the world has been copied, backed-up, except the human mind, the last analog device in a digital world. »
Bernard : « We weren’t here to code the hosts, we were here to decode the guests. »
Ford : « The humans are playing at resurection. They want to live forever, they don’t want you to become them, they want to become… You. » (S02E07, 14 : 24 à 15 : 33).

Image

58Poser la fin dès le début est aussi une manière de suspendre le temps et ce temps suspendu évoque le temps du délai de Anders. La saison 2 de Westworld met en scène une forme d’apocalypse du monde du parc, une extermination massive de tous ceux qui n’ont pas l’étoffe pour survivre (« what it takes to survive ») mais cette destruction s’effectue en l’absence de toute promesse d’un espace-temps de l’après (où qu’il se situe d’ailleurs, dans un espace virtuel ou dans le monde des humains). Le monde virtuel est même qualifié de « fausse promesse » faite par un homme qui se prend certes pour un démiurge mais reste un homme mort à la fin de la saison 1. Toute la saison 2 est en fait prise dans ce temps suspendu ou temps du délai qui empêche aussi toute dimension mythique de se mettre en place. Le retour du mythe traité sur le mode de l’absurde dans Leftovers saison 3 est abordé comme une aporie dans Westworld saison 2. Le signe a disparu dans un monde où le temps est suspendu. Plus de temps linéaire, plus de cycle non plus et même si Dolores conclut la saison sur la notion de maîtrise du récit (« We are the authors of our stories now »), c’est aussi Ford qui dit à Bernard qu’il a écrit un épilogue, et ce sont davantage les interrogations sur le libre arbitre qui hantent le récepteur.

59Dans les diégèses postcataclysmiques, les personnages de séries gardent une fonction d’herméneute mais ils cherchent avant tout à refaire sens du présent. On perçoit alors le rôle joué par la rhétorique temporelle dans ce type de récit, et ses conséquences sur le statut du signe, un signe qui est central dans le récit policier pour reconstruire un sens et une image cohérente de la réalité. En fiction post-cataclysmique, le moment de la rupture n’en finit pas de se réinscrire dans le présent sur un mode de fonctionnement très similaire au trauma, marqué par la compulsion de répétition. Le signe ne fait plus sens car il résiste à une réinscription dans une H/histoire : le temps du délai suspend le sens et la chronologie temporelle. Le symptôme de cet état de fait réside sans doute dans la transformation du signe en vestige, terme qui indique clairement qu’aucun retour n’est possible, ni d’un point de vue temporel (on ne peut pas revenir à l’avant du cataclysme), ni d’un point de vue sémantique (le sens ne peut plus se construire sur les mêmes bases).

60Cette aporie du signe qui est récurrente dans Leftovers, Handmaid’s Tale et Westworld permet aussi d’introduire une autre dimension qui va être au cœur des deux chapitres qui suivent : la primauté du code. Quelle que soit la nature de la rupture qui marque un changement radical du monde et un basculement dans un « après », la question des devenirs de l’humain est centrale dans ces séries. Ce devenir prend une dimension eschatologique dans Leftovers, une dimension politique et genrée dans Handmaid’s Tale, et une dimension biotechnologique dans Westworld. Les signes n’existent plus ou ne font plus sens dans Leftovers ou Handmaid’s Tale, tandis que Westworld propose une réinvention du monde où l’humain s’inscrirait dans le monde, non plus par la langue et le signe mais par le numérique et les biotechnologies : les nouveaux modes de codage de l’humain. C’est au possible devenir posthumain de l’espèce que les détectives du futur sont alors confrontés.

61Ces devenirs posthumains s’inscrivent aussi dans une réflexivité soulignée par les mises en abyme de la posture de spectateur. Le paradoxe temporel des fictions de l’après-cataclysme est de figurer un futur antérieur pour le public. Ces temps futurs fictifs renvoient en fait à l’état présent du monde des spectatrices et spectateurs et à ce qu’il pourrait devenir. La dimension politique prend alors tout son sens car c’est en agissant dans ce temps présent que le récepteur pourra (peut-être) éviter les dérives de la fin que projettent ces séries. La dimension anamorphique des fictions postcataclysmiques témoigne enfin du rôle joué par l’image et de la portée esthétique de ces séries. La réflexivité qui les caractérise sera explorée dans le dernier chapitre.

Focus : Flashforward et le paradigme de la mosaïque

62Dans Flashforward, le 6 octobre 2009, l’ensemble de l’humanité perd connaissance et a accès à une vision du futur tel qu’il se déroule le 29 avril, soit 6 mois plus tard. Cet événement entraîne réellement une catastrophe, au sens où plus de 20 millions de personnes trouvent la mort au cours de ce black-out qui touche l’ensemble de la population mondiale. Par ailleurs, la dimension post-cataclysmique de la série se cristallise dans le fait que cet accès temporaire au futur va fondamentalement changer l’appréhension du temps, de l’espace mais aussi les comportements des êtres humains. Comme dans The Leftovers, l’après-catastrophe, la perte et les traumatismes créés par l’événement (ou la rupture) sont l’objet de la réflexion.

63Lorsque l’ensemble de l’humanité perd connaissance, les conséquences sont effectivement de l’ordre du cataclysme (« worldwide devastation » 26 : 51 E02) et le phénomène est comparé au 11 septembre et au cyclone Katarina dès l’épisode 04.

64Ces premières images (dont l’intertextualité avec LOST a été soulignée par Monica Michlin) indiquent cependant d’emblée qu’un personnage va avoir une importance cruciale dans la gestion de cette crise. En effet, l’agent du FBI, Mark Benford, se voit dans son bureau pendant le flashforward. Il est devant un tableau couvert d’indices plus ou moins connectés les uns aux autres qui symbolise donc l’état d’avancement de l’enquête à un stade ultérieur à l’événement qui correspond au crime dans la structure du récit policier. Il voit une représentation graphique de l’enquête en cours alors qu’elle n’a pas commencé.

65La correspondance entre l’individu et la collectivité est ainsi soulignée puisqu’en tant que détective, Mark Benford est le personnage clé, le seul qui a vu l’état d’avancement de l’enquête baptisée « Mosaic » 6 mois plus tard que le temps diégétique de l’intrigue : « The entire investigation hinges on what’s in your head. »66 Sa mémoire contient donc des images révélatrices d’indices et de liens entre ces derniers qui sont encore inconnus au stade du début de l’enquête. Le détective acquiert alors un statut unique : il est le prisme central et exclusif du travail de reconstitution du crime à partir de sa vision du futur. Cette vision est cependant sujette à caution : les images y sont floues, parcellaires, fragmentées car Mark est un ancien alcoolique et le soir du 29 avril, il a rompu ses 7 années d’abstinence67. Le prisme d’accès à l’avancement de l’enquête n’est pas totalement fiable et la vision de Benford est littéralement brouillée et fractionnée. Elle se termine cependant par des images d’hommes masqués attaquant son bureau au FBI.

66À la manière de Kevin dans Leftovers, Mark Benford est un détective faillible et sa perception de la réalité (de même que sa vision du futur) est sujette à caution. Il déclare d’ailleurs ne pas être capable d’y faire face (« I can’t deal with what my future might be » – 32 : 40), et il lui faudra subir un traitement pour retrouver l’intégralité de certains passages de son flashforward qu’il a occultés.

67Benford est donc un prisme dont la fiabilité est remise en cause mais il reste le seul (dans un premier temps) qui puisse se souvenir d’un futur bien spécifique : celui de l’enquête sur les causes et les responsables du blackout. Ce sont ces fragments qui vont permettre de lancer l’enquête sur cette catastrophe. Le détail a donc la même fonction que dans un récit policier classique à ceci près qu’au lieu de renvoyer au temps diégétique passé, il est littéralement un fragment du futur. Cette exclusivité du prisme d’accès aux événements futurs est nuancée dans la série. En effet, d’autres personnages ont connaissance de ce tableau de l’enquête, entre autres Gabriel (un personnage qui a fait l’expérience de multiples flashforwards) qui l’a reproduit dans son cahier.

S01E01 : la catastrophe.

Image

Le flashforward de Mark Benford.

Image

68C’est d’ailleurs grâce à lui que la date du second flashforward sera découverte. À bien plus grande échelle, le jardin aux chemins qui bifurquent de Dyson Frost, propose une représentation graphique de tous les événements qui peuvent se produire dans le futur à partir de l’événement zéro qu’est le premier flashforward. On passe alors d’une représentation du déroulement de l’enquête à une perspective plus large qui inclut plusieurs futurs possibles, donc des possibles de la fiction. Ce tableau indique aussi la possibilité de « bifurcations », soit d’un futur qui ne serait pas totalement déterminé. La référence à Borgès et aux possibles de la fiction met en place « le jeu de la bifurcation et de la conjecture »68 et propose une représentation non linéaire du temps qui tend au contraire à embrasser toutes les possibilités69. Cette approche du temps comme une infinité de possibles permet par ailleurs de souligner la tension entre destin et libre arbitre qui alimente l’intrigue. Elle atteste aussi du fait que le modèle séculaire du texte demeure omniprésent dans Flashforward mais que c’est avant tout le rapport au temps qui est central.

69L’enquête menée par le FBI et Benford reçoit donc un nom : « mosaic », nom qui vient du site internet créé dès le second épisode70. Janice Hawk a l’idée de collecter tous les récits de flashforward qui y seront déposés. L’objectif est de reconstituer à partir de ces fragments narratifs une image aussi complète que possible des événements qui devraient se dérouler le Jour J du 29 avril. Les agents du FBI se proposent aussi de repérer des patterns, ce qui rappelle Fringe où cette même image est utilisée. Ce que l’on est tenté d’appeler un paradigme de la mosaïque émerge ainsi. Ce paradigme permet à la fois de dire la fragmentation fondamentale qui caractérise notre perception contemporaine de l’episteme mais aussi de pointer un dépassement du « morcellement du sensible » par une technique qui fait de la fragmentation l’essence d’un tout. Le paradoxe de la mosaïque est en effet d’afficher sa construction qui repose sur le fragment mais dans l’optique de produire néanmoins une image qui fait sens : la construction d’une cohérence est fondée sur le morcellement. On trouve d’ailleurs dans Flashforward une autre image, celle de la tapisserie, qui, à nouveau, évoque les penseurs de la réflexivité, Borgès, mais aussi Henry James et le motif dans le tapis. Pour le dire avec Denis Mellier, ces « fictions deviennent l’espace d’incarnation en des formes représentables pour elles-mêmes des paradoxes attachés à la nature de la fiction, du livre, de la littérature »71. Ainsi, le fragment et le tout, l’individu et le collectif, le récit et la fiction sont liés, à l’image du texte et de la texture selon Barthes, par ce motif de l’assemblage, ou plus précisément de la mosaïque, qui permet à la fois de figurer la fragmentation et l’ensemble : « Chacun de nous est unique, mais nous sommes liés par des points qui forment une tapisserie… Faites un pas en arrière pour voir l’ensemble. »72 Mosaïque, tapisserie, récit collectif, la partie et le tout sont récurrents pour tenter de dire la rupture fondamentale qu’occasionne ce face-à-face avec le futur et l’énigmatique qui s’ensuit.

Gabriel McDow.

Image

70La métaphore du récit est sans surprise utilisée dans Flashforward, d’une façon similaire à ce qu’on a déjà vu avec Leftovers. Le besoin vital de fiction est bien là, un besoin de récit pour tenter de faire sens tel qu’évoqué par Laury Garvey dans Leftovers. On retrouve la même rhétorique dès l’épisode 2 : « everybody’s got a story ». Chacun a une histoire, et l’ensemble de ces histoires pourrait reconstituer l’Histoire mais son statut est remis en cause par la rupture de la temporalité chronologique et linéaire déclenchée par l’événement-cataclysme. Ce dernier signe l’arrêt du déroulement normé d’un temps de l’Histoire. Les fragments narratifs contribuent ainsi à élaborer « the mosaic collective », l’espoir d’un « grand-récit » qui permettrait de rétablir du sens dans un monde en suspens.

71Les agents du FBI en charge de Mosaic sont littéralement des détectives du futur. Ils sont peut-être l’expression la plus aboutie d’une enquête sur le devenir de l’humanité alors que le récit policier traditionnel, on l’a dit, propose une confrontation avec l’origine. Nous sommes dans un rapport paradoxal au temps dès le départ. En effet, le crime (le déclenchement du flashforward) se déroule au début de la série, dès les premières minutes du premier épisode. Or, ce crime consiste précisément à projeter l’ensemble d’une humanité rendue inconsciente dans un futur proche. Les destinées individuelles apparaissent alors littéralement à chaque individu.

72Cette facette unique pour sa centralité dans la série entraîne deux traits spécifiques. D’abord, d’un point de vue formel, elle remet en cause le fonctionnement traditionnel du récit policier selon le modèle de sa structure paradoxale, ensuite, elle conduit à des réflexions sur la destinée et le caractère inéluctable (ou pas) du futur visionné. Les indices à partir desquels Mark Benford va faire progresser l’enquête ne sont plus récoltés sur la scène du crime sous forme de traces laissées dans le passé par le criminel au moment de son forfait. Au contraire, les choix concernant l’enquête sont opérés à partir d’indices visuels situés dans le futur, auxquels Benford a eu un accès temporaire (2 minutes 17) et fragmenté. C’est donc grâce à ce « souvenir » d’images du futur que le détective opère, ce qui constitue un paradoxe en soi73. Il exhume de sa mémoire des images du futur, plus précisément des images qui sont aussi des fragments d’un tout qui ne peut pas encore faire sens mais dont la visée signifiante est symbolisée par les brins de laine rouge qui relient certains événements entre eux. Ces brins de laine sont cruciaux car ils vont réapparaître avec Gabriel74 et permettre de déchiffrer l’heure et le jour du second flashforward.

73Ce schéma va se complexifier dans un second temps avec l’entrée en scène de Dyson Frost, l’une des figures de savant fou de cette série75. En effet, ce dernier a eu accès à de multiples versions du futur et c’est lui qui introduit la référence à Borgès et aux chemins qui bifurquent. Frost est un personnage qui mériterait plus ample développement mais c’est surtout le paradoxe temporel qu’il met en place en tant que criminel qui est intéressant. Sachant que les agents du FBI vont finalement découvrir que l’expérience d’un premier blackout (ou version bêta du black out) a déjà été menée à petite échelle en Somalie, il laisse sur place une cassette VHS à leur intention. Cette cassette enregistrée en 1991 s’adresse donc aux agents qui la découvrent en 2009 (E14) et conduit ensuite le directeur du FBI, Stanford Wedeck, à déclarer : « Find me Dyson Frost… Yesterday. »76

Mark Benford découvrant l’heure du second flashforward.

Image

74La complexité temporelle de cette série s’intensifie encore lorsque les agents comprennent qu’ils n’enquêtent pas uniquement sur ce qui s’est passé mais sur ce qui « va se passer », si tant est que le futur visionné soit inéluctable. C’est l’une des grandes questions philosophiques que pose cette série. Le contenu des visions est-il prémonitoire ou juste indicatif (et là encore, on pense à Minority Report) ? Le futur est-il écrit ou pas, comme veut le prouver l’agent Al Gough qui se suicide pour empêcher son futur de se réaliser : « And know that the future is unwritten », déclare-t-il avant de sauter du toit du bâtiment du FBI dans l’épisode 7. L’individu doit-il toujours être rattrapé par ce que plusieurs personnages appellent les « forces de l’univers »77 ? Peut-il changer son futur (« I changed the future », pense Mark dans l’épisode 8 après qu’il a tué l’un de ses assaillants du 29 avril) ? Ou faut-il suivre Olivia qui déclare dans le dernier épisode qu’en dépit de tous ses efforts le futur est « s’est produit » (« the future happened »)78 ? Et le simple fait d’accéder à ce futur change-t-il la donne ? (« Seeing our future might change our future. »)79

75La tension entre destin et libre arbitre reste omniprésente jusqu’au terme de la série, mais c’est aussi le paradoxe temporel déclenché par cet accès au futur et l’impact qu’il a sur la capacité à vivre dans le présent qui sont centraux : « Le futur est ce pour quoi nous vivons tous, maintenant, c’est ce par quoi nous vivons. »80 Ce point rappelle d’ailleurs le « Is it now/ Est-ce maintenant ? » de Samantha dans Minority Report ou de Root dans Person of Interest. Le rapport à la réalité et à l’hic et nunc est d’autant plus complexe que le temps présent est désormais vécu comme un temps du délai (« We’re all prophets now », dit Aaron)81. Ce temps du délai définit d’ailleurs les bornes temporelles de la structure narrative de cette série puisque l’événement cataclysmique pose le début d’un véritable compte à rebours temporel qui s’étend jusqu’au D Day du futur aperçu dans les visions. La série s’ouvre ainsi sur l’événement et se termine à l’épisode 22 avec la journée du 29 avril. Les derniers épisodes proposent une élongation du temps (dans sa représentation) avec un épisode 19 qui se déroule une semaine avant le DDay, l’épisode 20 la veille et les deux derniers épisodes le jour même, mais heure par heure, à la manière de 24h.

76Sans surprise, Flashforward est une série à narration complexe puisqu’elle s’appuie d’emblée à la fois sur une remise en cause de l’appréhension linéaire et chronologique du temps et sur les possibles de la fiction. La réflexivité de la série est évidente et on pourrait presque considérer que son annulation est une ironie du sort au sens où c’est l’un des seuls possibles de la fiction qui puisse être rattrapé par le réel et la rentabilité économique d’une production sérielle ! On a donc de multiples occurrences de flashbacks, des flashforwards car le principe même de la série est l’accès au futur, mais aussi à ce qu’on pourrait considérer comme des hypothèses de flashsideways82, avec Gabriel qui évoque à plusieurs reprises des futurs alternatifs dans lesquels Olivia Benford et Lloyd Simcoe forment un couple. Cette éventualité est d’ailleurs mentionnée dans l’épisode 10 lorsque les personnages envisagent un univers parallèle dans lequel ce pourrait être le cas.

77Les mises en abyme de la fiction abondent dans cette série qui ne se départit pas du « modèle séculaire de la lecture ». C’est par une formule, certes écrite sur un miroir et apparaissant sous forme de diptyque, donc des signes, que Simcoe comprend la nature du phénomène. On a déjà mentionné la VHS où Frost s’adresse aux agents du FBI par un autre média dans la série, exactement à la manière de Walter Bishop dans la dernière saison de Fringe. Pour autant, le signe et le texte demeurent centraux dans Flashforward. Les énigmes et leur déchiffrement abondent, en particulier celles mises en place par Dyson Frost, champion d’échecs, et maître du codage. Les références au Sphinx et à Œdipe, les codes couleurs donnés à Charlie et qui permettent de désamorcer la chaise piégée sur laquelle est retenu l’agent Noh, le message laissé dans la fi n d’une partie d’échecs, tous ces éléments attestent du fait que le modèle de l’écriture demeure. Lectrices et lecteurs prennent donc en abyme ce rôle de sémiologue, que la réflexivité du récit policier permet.

78Ce sont aussi les possibles de la fiction qui sont mis en abyme par le tableau de Frost. Ce tableau est le seul moment où l’on a une vision d’ensemble des événements possibles, ce qui pourrait permettre de rendre compte et de faire sens du présent mais aussi du futur. Cependant, ce tableau propose « des sentiers qui bifurquent » et on a vu que cette référence introduit d’emblée une absence de stabilité des événements et de leur temporalité. Par ailleurs, ce tableau sera symboliquement effacé par de l’eau, de sorte que l’on retrouve l’image du flux, de la fluidité et du liquide. Le tableau devient ainsi une sorte de leurre de l’image complète, d’une représentation enfin cohérente du monde et des événements qui vont s’y dérouler. La trace qu’il propose est éphémère et la reconstruction cohérente d’une image de la réalité du monde n’est pas possible. Soit les fragments ne font pas sens entre eux car ils ne s’inscrivent pas dans un tout, soit ils s’effacent avant d’avoir pu livrer le moindre sens.

S01E17 : le tableau de Frost.

Image

79Le dessin de Frost nous intéresse car il illustre aussi symboliquement le travail d’écriture et de création de la fiction où tout est envisageable. Les possibles développements d’une fiction peuvent en effet rester à l’état d’ébauche ou de piste, mais une multiplicité d’histoires peut être construite en fonction des choix opérés par l’auteur. Le cahier de Gabriel ne propose qu’un dessin du tableau de Mark Benford même s’il permettra de décoder une date. Le schéma de Hellinger, lui, propose aussi des bifurcations mais elles mènent toutes à la même issue fatale pour Benford (voir E21). On peut cependant envisager ces différents parcours de Mark le jour qui est censé être celui de sa mort comme autant de scénarii possibles livrés au public (sur un mode certes cryptique car toutes les indications ne sont pas forcément compréhensibles).

80Évidemment, la série joue de ce suspense et dramatise la question de la fin, ce que Florent Favard appelle « la promesse d’une fin », et qui échappe en partie dans cette série. En effet, le tableau de Frost propose aussi une date ultime, celle du 12 décembre 2016 (figure ci-contre).

81Ce type de procédé, qui inscrit la série dans une fin, nous intéresse plus particulièrement dans les séries inachevées (comme nous le verrons avec Dark Matter). Cet élément du tableau impose un bornage temporel dans la diégèse, et, à nouveau, contribue à faire de la temporalité un temps du délai. D’ailleurs le second flashforward projette l’humanité dans deux temps futurs distincts (2011 et 2015) mais ne dépasse pas cette date butoir. Cette « FIN », ces lettres qui marquent l’histoire du cinéma, ne s’afficheront en fait jamais et ne mettront pas un terme à cette série, mais la fin reste projetée, sous forme de futur possible, dans une série où les jeux et enjeux temporels sont centraux et renvoient à la fois aux possibles fictionnels et au fait qu’il est difficile de mettre un terme à la créativité dans les multiples déclinaisons spatio-temporelles que permet la forme sérielle, même si ce temps est suspendu, même s’il relève du délai (suspension et délai qui peuvent aussi être imposés par la chaîne ABC).

Le schéma de Hellinger, E21.

Image

E17 : la fin.

Image

82En dépit de la persistance du « modèle séculaire de la lecture », les indices ne sont pas uniquement textuels dans Flashforward, puisque la plupart d’entre eux apparaissent sous forme d’images. La fragmentation des indices visuels est centrale de plusieurs points de vue. D’abord parce que, dans le cadre de l’enquête, et du flash de Mark Benford, nous avons vu que son état d’ébriété rendait les images partielles et floues. Esthétiquement, cet aspect est rendu à l’écran par des images surexposées et baignées d’une lumière jaune. On retrouve le paradoxe de « l’impossibilité filmique » du récit policier83 : les indices sont bien montrés à l’écran, mais cette exposition ne s’opère pas au détriment de la démarche herméneutique puisqu’ils sont difficiles à repérer et surtout à identifier visuellement. Il faudra d’ailleurs que Benford se soumette à une thérapie pour retrouver certaines de ces images et en particulier une conversation téléphonique cruciale avec Lloyd Simcoe qui révèle qu’un second black out va avoir lieu. D’une « énigmatique confrontation avec le texte »84, nous passons à une tout aussi énigmatique confrontation à l’image.

83On peut noter que les flashforwards sont plus généralement filmés sur un mode parcellaire avec de faux raccords, des images pas toujours nettes, souvent décadrées et/ou (lorsque plusieurs personnages étaient dans le même flash) des images qui jouent du champ-contrechamp, comme la vision qui terrorise Charlie Benford car elle pense apprendre la mort de son père : « Mark Benford is dead », entend-elle un homme déclarer. L’indice est ici auditif et pertinent car il montre que ces indices visuels sont parfois partiels et trompeurs car extraits de leur contexte. Ainsi Charlie n’entend pas l’intégralité de ce que dit l’agent Vogel qui n’annonce pas ici la mort effective de son collègue mais qu’il estime que Benford n’a aucune chance de survie lorsqu’il décide de rentrer à nouveau dans les bâtiments du FBI alors que ces derniers sont sur le point d’exploser. L’indice visuel et/ou audio peut s’avérer tout aussi difficile à déchiffrer que l’indice textuel classique. Les paroles de Vogel ne prennent un sens différent que le jour J du 29 avril lorsqu’il les prononce en entier et en contexte. L’indice peut être le résultat d’une perception partielle ou plus ou moins fiable (un agent en état d’ébriété, une enfant qui s’inquiète pour son père), d’un point de vue incomplet et qui ne prend sens que s’il est complété par un autre point de vue. On pourrait aussi mentionner l’intrigue secondaire du triangle Bryce Varney, Nicole et Keiko, où l’on retrouve ce leurre potentiel qui résulte d’une perception partielle de l’événement.

84Du point de vue esthétique, les indices visuels sont aussi repérables dans chaque générique qui comprend une image en lien avec l’épisode, indice métatextuel s’il en est, et qui ne peut être décodé par les spectatrices et spectateurs que rétrospectivement. On remarque aussi l’esthétique à l’œuvre lorsque, dans l’épisode 19, on voit pour la première fois un flashforward au moment où il se produit. On peut alors identifier des travellings avant très rapides pour figurer l’accélération temporelle qui introduit les images du futur. Ces dernières apparaissent ensuite sous forme de cadres, mais cette fois en travellings arrière toujours aussi rapides, une multiplicité d’encadrements qui représentent ces fragments que propose chaque vision et que la mosaïque tente de reconstituer en une image cohérente de la réalité du 29 avril.

85Contrairement à Leftovers qui problématise la possible restitution du sens par le signe iconique, Flashforward propose des images qui attestent de la rupture que constitue l’événement par l’apparition incongrue d’un kangourou, à trois reprises dans la série85. La première fois, seul Mark Benford semble le remarquer, la seconde, il est accompagné d’Aaron et de sa fille pendant Halloween, et la dernière occurrence du kangourou le montre en mouvement pendant le second black out où seuls ceux munis de la bague QED (Quantum Entanglement Device) ne perdent pas conscience. Cependant, ce(s) kangourou(s) reste (nt) des détails incongrus qui ne se réinsèrent dans aucune chaîne causale, il cristallise une interrogation en suspens, tout comme la fin de la série.

Épisode 19, 3 : 55-4 : 30 : images du futur.

Image

S01E01 : le kangourou.

Image

Notes de bas de page

1 Engélibert Jean-Paul, Apocalypses sans royaume, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 19.

2 On peut ici penser à la série The Event qui met en scène l’arrivée sur terre d’une population d’extraterrestres dont la planète est en cours de destruction. The Event, créée par Nick Wauters, NBC, 2010-2011, 1 saison. The Expanse saison 3 se termine sur des révélations de ce type.

3 Voir en particulier la série Years and Years, qui propose une projection à court terme des conséquences de cette montée des populismes. Years and Years, Russell T. Davies, BBC, 2019-en production, 1 saison.

4 L’exemple le plus évident est bien entendu la série The Walking Dead, mais elle est loin d’être la seule. Voir Poétiques du zombie, Archibald Samuel, Dominguez Leiva Antonio & Perron Bernard (éd.), Otrante 33-34, Paris, Kimé, 2013.

5 The Walking Dead, Frank Darabont & Robert Kirkman, AMC, 2010-en production, 9 saisons.

6 L’expression est de J.-P. Engélibert, Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 22.

7 Fœssel Michaël, Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012, p. 7.

8 À ce sujet, lire aussi Mellier D., « Nostalgies écraniques et vestiges du texte : entre DIY et neo-Antiquarians, la culture de l’après », in Machinal H., Michlin M., Mullen E., Regnauld A., Thornborrow J., Médiations apocalyptiques, p. 239-270, e-book, https://www.univ-brest.fr/hcti/menu/Publications/Ouvrages_recents/E-book-Mediations-apocalyptiques.

9 Voir aussi Szendy Peter, L’apocalypse cinéma, Paris, Capricci éditions, 2012.

10 The 100, The CW TV Network, Jason Rothenberg, 2014-2020, 7 saisons. http://www.imdb.com/title/tt2661044/ (14/01/17).

11 Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 13.

12 On pense ici à la devise de la chaîne : « It’s not TV, it’s HBO ». Voir aussi : http://biiinge.konbini.com/series/its-not-tv-its-hbo-histoire-dune-chaine-sans-complexes/ (14/01/16) et Leverette Mark, Ott Brian L., Buckley Cara Louise, It’s Not TV : Watching HBO in the Post-Television Era, London and NY, Routledge, 2007.

13 « […] to be popular, the text has to evoke broadly shared feelings. […] the ones that hit on conflicts, anxieties, fantasies, and fears that are central to the culture », Jenkins Henry, The Wow Climax : Tracing the Emotional Impact of Popular Culture, New York, NYUPress, 2006, p. 4.

14 Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 24.

15 Nancy Jean-Luc, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1994, p. 32-33.

16 Le pouvoir est systématiquement décrit de cette manière, et les saisons 4, 5 et 6 ne font pas exception.

17 Chassay J.-F., Dérives de la fin, op. cit.

18 Fœssel M., Après la fin du monde, op. cit., p. 12.

19 Voir par exemple le récit second qui concerne Wayne the Saint dans la saison 1. On notera aussi la centralité du personnage de Matt Jamison, auquel chaque saison consacre un épisode spécifique qui thématise la présence/absence d’une intervention divine. Voir S01E03, S02E05 et S03E05.

20 S02E03, 45 : 02.

21 Nora expliquera à la fin de la saison 3 et après son voyage dans le monde des morts : « Over here we lost some of them, over there, they lost all of us. »

22 Ce passage renvoie aussi au lynchage de Gladys dans l’épisode 6 de la saison 1. La mort de Gladys annonce la fin de la saison et constitue un exemple où « la catastrophe-événement est la métaphore d’une catastrophe immanente » (Engélibert J.-P., Apocalypse…, op. cit., p. 181).

23 Voir S02E02, 8 : 31.

24 C’est également la notion de « perte » que souligne Craig Zobel dans une interview donnée à Variety : « It’s a show about loss, but really about the emotions that surround loss and how they’re different for different people and how that comes out differently. », http://variety.com/2015/tv/news/the-leftovers-recap-season-2-episode-8-international-assassin-1201646182/ (13/02/18).

25 Voir S02E07, 38 : 00-39 : 46. « Because their brains would sooner embrace magic than deal with feelings of fear, and abandonment and guilt. »

26 Fœssel M., Après la fin du monde, op. cit., p. 7.

27 Le terme utilisé est « emotional distress ». Voir S02E07, 38 : 05.

28 Fœssel M., Après la fin du monde, op. cit., p. 15.

29 Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 18.

30 De ce point de vue, la saison 3 diffère, même si l’épisode 7 se termine sur une fin du monde des morts suite à une attaque nucléaire.

31 Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 179.

32 Ibid. On peut aussi mentionner la saison 5.

33 Ibid.

34 On retrouve aussi cet aspect dans la saison 3, en particulier épisode 4 lorsque Kevin pense voir Evie Murphy et que Laurie devra lui révéler qu’il est en crise de psychose et que ce qu’il voit n’est pas réel « This isn’t real » (37 : 40).

35 Flusser Vilém, (Nancy Ann Roth tr.), Into the Universe of Technical Images, Electronic Mediations, vol. 32, Minneapolis, MN, et Londres, University of Minnesota Press, 2011, p. 57. Document consultable à :muems.com/excap/readings/flusser-into-the-universe-of-technical-images-excerpts.pdf.

36 Cette porosité entre fiction et réalité est repérable dans d’autres séries, on l’a vue avec la série Sherlock de la BBC, et le phénomène mérite une étude plus approfondie (voir dernier chapitre) puisqu’il est indissociable de notre nouvelle culture de l’écran et de l’usage des médias sociaux.

37 Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 10.

38 Il est bien entendu tentant de lire dans ce détail une figuration du retour du substrat mythique dans la société du tout numérique et de la culture de l’écran. On retrouve cette facette avec Nora dans la saison 3 (épisode 2) et avec Kevin dans l’épisode 4.

39 LOST, J. J. Abrams, Damon Lindelof et Carlton Cuse, ABCStudios, 2004-2010, 6 saisons. Lindelof est très connu en tant que créateur de LOST. Voir http://www.imdb.com/name/nm0511541/ (27/02/16). On peut d’ailleurs aussi lire l’arrivée de Kevin dans le royaume des morts dans la saison 3 comme un autre clin d’œil à cette série.

40 Voir le titre de l’ouvrage de Sarah Hatchuel sur LOST : Sarah Hatchuel, Lost : Fiction vitale, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Série des Séries », 2013, 152 p.

41 Ce n’est pas tout à fait le cas dans The 100. La série thématise la dimension politique de la reconstruction sociétale par la mise en regard de différents modèles sociétaux, celui de Mount Wheather dans la saison 2, l’organisation néo-tribale des Grounders dans la saison 3, ou les artifices de la City of Lights que propose ALIE, l’intelligence artificielle qui a causé le cataclysme nucléaire. Les saisons 4 à 6 reprennent ce motif, en particulier la saison 6 avec « Sanctum ».

42 Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit., p. 182.

43 Ibid., p. 181.

44 Ibid., p. 182.

45 Ibid., p. 183.

46 Cette série a aussi été analysée comme une allégorie de la reconstruction après le 9/11.

47 Voir à ce sujet Lifschutz Vladimir, communication à la Journée LOST/Leftovers de Rennes 2, https://www.youtube.com/watch?v=rzTs3HZTthw (27/02/18).

48 Ce terme mériterait développement car il a aussi associé au dispensationalisme, fondé par John Nelson Darby en 1830, et a donc une portée spécifique aux États-Unis. Voir : https://cathobiblique.wordpress.com/2009/03/09/lenlevement/ (26/02/18).

49 « Because if we can no longer separate the innocent from the guilty, eveything that happened to us, all of our suffering is meaningless. »

50 Lorsqu’il raconte son odyssée australienne à Grace, il déclare plusieurs fois « It’s got to be a fucking sign » (S03E03, 21 : 00). Grace quant à elle : « So, I thought you were sent by God […] a message just for me », S03E03, 55 : 16). N’oublions pas que la séquence qui ouvre la saison 3 s’inscrit aussi dans cette visée eschatologique.

51 S03E03, pour John Murphy, voir S03E06, 30 : 42.

52 On retrouve cette facette dans plusieurs romans post-cataclysmiques contemporains, par exemple Vox, roman de Christina Dalcher (2018).

53 Mellier D., « Nostalgies écraniques et vestiges du texte : entre DIY et neo-Antiquarians, la culture de l’après », art. cit.

54 Voir Saison 1, épisode 2 sur l’opposition « us » et « them » (6 : 12 à 7 : 18), et la scène de désobéissance collective de l’épisode 10.

55 Qui peut se traduire par « Don’t let the bastards grind you down ». Voir https://www.vanityfair.com/hollywood/2017/05/handmaids-talenolite-te-bastardes-carborundorum-origin-margaret-atwood (27/02/18).

56 Mellier D., « Nostalgies écraniques et vestiges du texte : entre DIY et neo-Antiquarians, la culture de l’après », art. cit.

57 « Just as previous discussions of civil disobedience focused on the need to challenge existing laws by using certain types of public and private property for expressive freedoms, today’s generation seeks to alter existing intellectual property by interrupting, appropriating, and then replacing the passage of information from creator to consumer », Katyal Sonia K., Semiotic Disobedience, p. 493, en ligne : https://openscholarship.wustl.edu/law_lawreview/vol84/iss3/1/ (11/01/19).

58 Derrida Jacques, Écrits sur l’art, texte consultable sur Google Books : https://books.google.fr/books.

59 Childhood’s End, créée par Matthew Graham, Syfy, 2015, 1 saison, 3 épisodes.

60 La saison 1 de Fringe reprend cette spécificité lorsqu’Olivia a accès à la mémoire de son ancien partenaire. Stranger Things l’exploite aussi avec le personnage d’Eleven/Elf qui a accès aux souvenirs de sa mère dans la saison 2.

61 Il existe aussi une série, Minority Report, Max Borenstein, Fox, 2015, 1 saison. Nous ne l’utiliserons pas car elle n’apporte rien de nouveau.

62 On pourrait aussi citer Paradox, Lizzie Mickery, BBC, 2009, 1 saison, Star Trek Discovery, Brian Fuller, Alex Kurtzman, CBS, 2017-en production, 1 saison et Farscape, Rockne S. O’Bannon, Sci-Fi Channel, 2009-2013, 4 saisons, voir S01E05 « Back and Back and Back to the Future ».

63 Cette série est intéressante car elle adapte le roman sur la première saison mais la seconde se présente davantage comme un sequel à la fois du roman et de la saison 1.

64 Nous reviendrons sur ces questions métafictionnelles dans le dernier chapitre de l’ouvrage.

65 Voir Engélibert J.-P., Apocalypses sans royaume, op. cit.

66 Flashforward, 33 : 01 E13.

67 Cette faillibilité du détective, alcoolique qui plus est, évoque immédiatement les détectives des romans policiers contemporains, de ceux de Jo Nesbo à ceux de Deon Meyer.

68 Mellier D., « L’énigmatique contemporaine du récit policier », dans Mellier D. & Ruiz L., Dramaxes, de la fiction policière, fantastique et d’aventures, op. cit., p. 109.

69 « À la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités », Borgès, Fictions, « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », Paris, Folio-Gallimard, 1983, p. 100.

70 « the mosaic collective », 9 : 07, S01E02.

71 Mellier Denis, Les écrans meurtriers : essais sur les scènes spéculaires du thriller, Liège, Éditions du Cefal, 2002, p. 176.

72 « Each of us is unique but we are stitched together to form a tapestry… Step back to see the whole thing », l’approche qui est développée ici est celle d’un laveur de vitres qui a eu une révélation divine et prêche la bonne parole. Quel que soit le message implicite à cette dimension religieuse, l’insistance sur la dimension collective est ici renforcée par la technique du voice over et l’adresse directe à un destinataire (you) qui, en abyme, est l’entité spectatorielle. Voir épisode 11.

73 On peut aussi mentionner la remarque de Gabriel sur la raison des expérimentations menées sur lui et d’autres, atteints du syndrome du savant, ou savantisme, et donc dotés d’une mémoire exceptionnelle : « We were special because we could remember the future » E18 : 32 : 56 et suivantes.

74 On les voit dans l’image qui précède, et on remarque que c’est l’une des rares occurrences de contrechamp sur ce tableau. La prise de vue adopte en quelque sorte ainsi le champ des événements.

75 Il y a trois personnages de savants dans cette série mais l’objet n’est pas ici d’approfondir ce point. Simcoe et Campos relèvent davantage de la science folle, d’ailleurs.

76 E15, 6 : 13.

77 Par exemple, E19, 6 : 10.

78 E22, 20 : 51.

79 E19, 6 : 10.

80 « The future is what all of us are living for now, it’s what we are living by » E03, 29 : 40.

81 E02, 5 : 08.

82 On pense ici à LOST et cet intertexte a été souligné par Monica Michlin (« More, more, more… . », art. cit.).

83 Mellier D., « L’impossibilité filmique de l’énigme policière », art. cit.

84 Mellier D., « L’énigmatique contemporaine du récit policier », art. cit., p. 110.

85 Épisode 1, 16 : 35, épisode 6, 17 : 24 et épisode 22, 40 : 33.


Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.