Conclusion. Paradoxes américains
p. 299-305
Texte intégral
1 « Même les films narratifs, écrit Tom Gunning, sont très loin de ne faire que raconter des histoires, et le plaisir, les stimulations que nous éprouvons à voir des films et à y réfléchir, sont très loin de se limiter à suivre l’histoire »1. Même les séries TV contemporaines, pourrait-on ajouter, sont très loin de se contenter de nous raconter de fastueuses histoires – et ce en dépit de leurs nombreux épisodes et de leurs réseaux de personnages si élaborés –, et notre plaisir est loin de se limiter à suivre l’avancée de l’intrigue. Les séries musicales, notamment, montrent bien que le récit est très loin d’être le seul horizon de la sérialité d’aujourd’hui.
2Cette exploration du cycle contemporain de séries musicales « de coulisses » a tout d’abord permis de souligner un système d’interdépendance des médias, mis en évidence dans les formes spectaculaires, mais aussi dans les stratégies industrielles et les pratiques spectatorielles. Avec Nashville, Empire, Treme et les autres fictions backstage d’aujourd’hui, les frontières entre les médias semblent moins rigides, moins franches, parfois presque poreuses... L’examen des modalités des performances musicales, en particulier, révèle l’influence du live dans la construction d’une impression d’authenticité, et celle du théâtre musical dans la modélisation des formes attractionnelles et la conception des différents publics. La référence principale demeure pourtant celle des concours de talent télévisuels, qui déterminent la nature même des performances de chant et de danse (le choix des répertoires et des styles musicaux ou chorégraphiques, et de leur mise en scène), les figures narratives (la systématisation des auditions et des compétitions) ainsi que les constructions idéologiques (des fantaisies de réalisation de soi dans un milieu professionnel extrêmement concurrentiel).
3L’analyse a ainsi permis de souligner la place centrale occupée dans la formule de ces séries par les séquences spectaculaires, misant essentiellement sur la musique et la danse pour élaborer des attractions qui constituent, pour les spectateurs, des objets d’attachement privilégiés, le point de départ de véritables pratiques de participation, comme de stratégies industrielles qui visent à établir des collaborations entre les secteurs de la musique enregistrée, et ceux de la production et de la diffusion des séries. Il ne s’agit bien entendu pas de nier l’évidence, à savoir l’importance des récits et des innovations narratives qui caractérisent les séries contemporaines, mais plutôt de souligner que le genre spécifique du backstage, dans lequel narration et attractions sont moins en opposition qu’en interaction, confirme l’existence d’un véritable spectaculaire télévisuel qui se manifeste pleinement dans les séries TV de fiction. Les séries contemporaines sont conçues comme des machines particulièrement raffinées à raconter des histoires ; elles sont aussi, dans le cas des séries musicales, des machines à produire et à présenter des attractions élaborées.
4Les formes contemporaines du spectaculaire télévisuel ont été étudiées dans d’autres corpus : Helen Wheatley, notamment, a examiné le « spectacle colonial » des documentaires animaliers et des reportages sur la vie sauvage, et Linda Williams, dans le domaine de la fiction, a analysé les attractions mélodramatiques propres à The Wire2. Dans le détail, il reste à s’intéresser à d’autres formules spectaculaires, qui permettent à des séries de concilier séquences narratives et scènes à sensation, figures narratives et véritables moments paroxystiques qui, sans franchement interrompre la narration, la commentent, la soutiennent et parfois la perturbent. Les numéros musicaux des fictions backstage constituent une variante possible de ce type de spectaculaire spécifiquement télévisuel, dont l’étude pourrait être prolongée en examinant d’autres corpus de séries télévisées (séries de fantasy ou séries en costumes, par exemple), et en mettant au premier plan d’autres problématiques (l’impact des évolutions technologiques récentes et la conception des effets spéciaux, notamment).
5 L’étude des attractions les plus remarquables a également montré combien le cycle backstage actuel amendait les « mythes » liés aux univers de l’entertainement jadis identifiés par Jane Feuer pour les comédies musicales hollywoodiennes classiques, notamment le « mythe de la spontanéité » et son invisibilisation du travail et des technologies de production. À l’inverse, les séries contemporaines mettent en scène des changements récents dans la condition d’artiste et/ou d’interprète, et enseignent aussi quelque chose de moins spécifique sur les meilleurs moyens de solliciter talent, imagination et engagement dans le travail. Le succès de fictions qui, sans relâche, présentent la performance comme un travail, tout d’abord, suggère un intérêt qui dépasse la simple fascination pour les parcours de formation et les expériences professionnelles de jeunes artistes. Les mécanismes mis au jour par les séries backstage, ensuite, ne sont pas fondamentalement différents des rouages exposés dans les nombreuses séries TV portant sur des univers professionnels voisins, suggérant qu’aujourd’hui « l’organisation en réseau des activités créatrices et des relations de travail et de communication entre les membres des mondes de l’art fourni[ssan]t un modèle d’organisation pour d’autres sphères »3. Loin de simples cas d’espèce, les conditions socio-économiques exposées dans les séries musicales donnent plutôt l’exemple de pratiques généralisées dans d’autres univers professionnels et dans d’autres séries, en particulier la culture de l’évaluation sous toutes ses formes et la libre concurrence que l’on retrouve dans des activités plus ou moins créatives, parfois mises en scène comme des spectacles visuels : l’agence de communication de Mad Men, par exemple, ne rassemble pas un groupe de jeunes artistes, mais tous les projets sont, comme ceux des performers des séries « de coulisses », retenus et validés après des « auditions » systématiques qui donnent lieu à de véritables moments de virtuosité narrative et attractionnelle.
6Reste enfin la question des fonctions sociales et idéologiques du genre. Ces séries, qui semblent promouvoir une éthique du travail et de l’effort, ont-elles une fonction d’encadrement idéologique, qui tend à maintenir le statu quo social, ou le genre vise-t-il plutôt à mettre en scène des problèmes et des tensions sociales et culturelles propres à la société américaine des années 2010 ?4. Les séries musicales ne s’intéressent plus guère, à l’évidence, à de simples amateurs se livrant à d’aimables bricolages (comme le faisait le musical classique), et encore moins à des artistes solitaires, rebelles et inspirés. Elles mettent plutôt en avant des professionnels hautement flexibles, prêts à subir un niveau élevé de risque et d’inégalité pour s’accomplir dans une activité, prêts aussi à s’engager dans un travail dont la division et l’organisation sont bien particulières. Mais voir dans les séries musicales une forme d’écho des politiques néolibérales qui, dans les années 2010, prônent les vertus du libre marché et la nécessité pour chacun de se « prendre en main » énergiquement, ne peut se faire qu’en occultant une partie de leur discours, et en passant à côté des contradictions idéologiques et culturelles qu’elles ne cessent d’exposer.
7Un peu comme la Troisième voie politique et économique de la présidence Obama, qui tente d’encourager les efforts et la responsabilité des individus, tout en aspirant à une « union plus parfaite » pour vaincre les difficultés économiques et sociales les plus pressantes, les séries savent mettre en scène des univers compétitifs et les efforts acharnés des uns et des autres, mais aussi l’influence bénéfique de la chorale et de la troupe de danseurs, la nécessaire solidarité au sein du groupe et de la communauté. Les paradoxes qui agitent les séries musicales sont particulièrement évidents dès lors que l’on considère les dynamiques raciales qui les parcourent, et qui sont en phase avec les tensions contradictoires qui traversent la société américaine : plusieurs séries brossent le tableau de groupes d’interprètes censés offrir un refuge à des opprimés, des parias et des membres de minorités, mais les numéros musicaux maintiennent des hiérarchies qui invisibilisent les interprètes noirs. L’exaltation de la réussite individuelle et l’appel à la responsabilité personnelle sonnent étrangement quand certaines fictions, Empire et Pose en particulier, dénoncent pourtant des formes de discrimination systémiques... Pour tenter d’apaiser, sinon de résoudre, ces tensions et ces paradoxes proprement américains, le cycle contemporain de séries backstage a besoin de toutes les ressources offertes par les moments de « pyrotechnie » spectaculaire des moments de danse et de chant, de tous les effets de surprise et de choc de séquences musicales mises en scène en fonction de traditions (musicales, chorégraphiques...) que les séries contribuent à redéfinir et à renouveler.
Notes de bas de page
1 Tom Gunning, « Rendre la vue étrange : l’attraction continue du cinéma des attractions », in Viva Paci, La Machine à voir : à propos de cinéma, attraction, exhibition, Lille, Septentrion, 2012, p. 19.
2 Helen Wheatley, Spectacular Television, Londres et New York, I.B. Tauris, 2016 ; Linda Williams, On The Wire, Durham et Londres, Duke University Press, 2014.
3 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil/La République des Idées, 2002, p. 7.
4 Sur les fonctions sociales et idéologiques des genres audiovisuels, voir Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma, Paris, Nathan, 2002, p. 67-78.
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La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020