Chapitre cinq. Les performers au travail
p. 235-268
Texte intégral
1Au début du troisième épisode de Nashville, Scarlett (Clare Bowen) et Gunnar (Sam Palladio) enregistrent une première chanson pour l’un des plus importants producteurs de la ville, mais placée face à la technologie du studio, la jeune femme perd ses moyens, oublie les paroles, et la session tourne court. L’échec subi par un interprète lors d’une séance d’enregistrement est un motif habituel des séries backstage, qui permet souvent de désigner l’ampleur des efforts restant à accomplir pour devenir un professionnel. Quelques jours plus tôt, les deux interprètes de Nashville ont chanté à la perfection, au Bluebird Cafe, « If IDidn’t Know Better », une chanson composée à partir d’un poème de Scarlett, mais pour prétendre enregistrer une maquette il devront encore fournir des efforts, répéter, tâtonner, nouer de bonnes alliances, surmonter des échecs et des épreuves, et mettre leur motivation et leur labeur à l’épreuve des difficiles conditions du succès à « Music City ». Les séries détaillent ainsi un long processus de répétitions, d’apprentissage et d’essais, qui a pour conséquence de minimiser l’effet de surprise des grandes représentations publiques : celles-ci ne sont que la suite logique des essais qui ont précédé, le fruit du patient travail d’interprètes qui inscrivent leur créativité et leurs performances dans un temps long de maturation plutôt que dans l’étincelle et le brio du coup de génie. Comme l’explique Laurent Guido :
« Les films musicaux ne semblent plus occulter systématiquement, comme le faisaient les musicals classiques, les divers aspects relatifs aux infrastructures économiques du spectacle [...]. Dans l’univers de l’entertainment, l’effort lié au travail n’est plus dévalorisé au profit du seul talent naturel. Bien au contraire, la sueur est désormais plébiscitée1. »
2Le changement est de taille : Jane Feuer a bien montré que le « mythe de la spontanéité » permettait dans la comédie musicale classique, en particulier (mais pas seulement) dans le cycle de backstage musicals produits par l’unité d’Arthur Freed à la MGM à la fin des années 1940 et au début des années 1950, de valoriser le « talent spontané » des uns et de dénigrer les « tentatives laborieuses »2 des autres. Dans ces films « de coulisses », l’essentiel serait de manifester une « attitude joyeuse et réceptive par rapport à la vie »3 permettant la réussite indéniable de numéros musicaux comme « Good Morning » ou « Make ’Em Laugh » (Singin’ in the Rain). À l’inverse, les interprétations prévisibles et manquant de simplicité paraissent toutes artificielles car elles « sentent l’effort »4, un reproche qui vaut pour les essais si laborieux de Lina Lamont (Jean Hagen) dans Singin’ in the Rain et les répétitions peu spontanées des spectacles de Jeffrey Cordova (Steve Buchanan) dans The Band Wagon, dont l’échec « est le fruit de son incapacité à rendre invisible la technologie de production, et par là même à donner le sentiment de facilité qui permet à tout divertissement de conquérir son public »5. On comprend dès lors que les musicals backstage – y compris des cycles antérieurs aux films spécifiques envisagés par Feuer, en particulier les films de Busby Berkeley produits par Warner Bros. – passent généralement sous silence le processus de répétitions diégétiques en vertu du « mythe de la spontanéité ». Au début de Gold Diggers of 1933, par exemple, une brève séquence donne bien un aperçu d’une répétition sur l’air de « Pettin’ in the Park », mais la routine présentée alors n’est pas reprise pour le grand numéro qui est l’acmé spectaculaire du film ; si l’accomplissement des performances doit beaucoup aux sacrifices d’interprètes qui vivent dans des conditions difficiles, on voit peu leurs efforts sur scène, lors des répétitions, pour perfectionner leurs compétences.
3Dans les séries backstage, à l’inverse, les répétitions sont nombreuses et nourrissent la dimension feuilletonnante, mais la réussite finale, dans des productions qui ne sont pas avares en paradoxes, est rarement liée au perfectionnement technique des compétences des interprètes : la performance chantée, le jeu et la présence scénique des deux héroïnes de Smash ne changent pas radicalement entre le pilote de la série et les derniers épisodes ; l’interprétation vocale de Scarlett et Gunnar, dès le pilote de Nashville, séduit tous les clients du Bluebird Cafe. Interprétées par des professionnelles de la scène (Megan Hilty dans Smash, Clare Bowen pour Nashville, Lea Michele pour Glee, Sarah Hay pour Flesh and Bone), les héroïnes des séries backstage livrent d’emblée des performances qui peuvent difficilement passer pour des ébauches demandant à être polies par un travail de longue haleine. Les fictions conjuguent ainsi les orientations les plus contradictoires : quelles séries mettent en scène de façon aussi systématique les errements, les échecs et surtout le labeur acharné dans le but de réaliser une performance admirable, mais aussi réduisent à néant ce travail en signalant immédiatement que des dispositions naturelles et une formation préalables sont responsables d’interprétations d’emblée parfaites ?
4Les séries backstage n’en présentent pas moins l’activité des performers (chanteurs, danseurs, instrumentistes) comme une occupation exercée à plein temps par des professionnels qui ne s’adonnent pas à un passe-temps d’amateur mais bien à un véritable travail. Tous engagent leurs ressources personnelles entièrement, à un niveau d’implication maximal, dans le but de produire des performances remarquables, à la hauteur de leur ambition, et tous tentent de se réaliser pleinement à travers leur labeur, leurs efforts et les performances qui en découlent. L’activité de ces interprètes correspond bien aux définitions fonctionnelles du travail, en combinant les deux facettes que sont valeur instrumentale et valeur expressive6.
La concurrence en spectacle
5L’une des dimensions paradoxales des séries backstage contemporaines consiste à souligner la solidarité et le sens du collectif qui peuvent exister dans les univers de l’entertainment, sans jamais cesser d’insister sur la concurrence qui y règne. C’est bien un antagonisme acharné que chaque série narrativise puis transforme en spectacle, en particulier dans les scènes d’audition qui constituent la matrice des attractions à venir. Les « underdogs » de la chorale doivent s’entraider et se serrer les coudes, comme le répète leur professeur (Glee) ; un guitariste chevronné sait aider une jeune star de la musique country dont la mère doit suivre une cure de désintoxication (Nashville – S01E05) ; une ballerine prend sous son aile la nouvelle recrue de la compagnie de danse (Flesh and Bone – E01) – et pourtant cette solidarité prépare le renversement (mélodramatique) que constitue le spectacle de la lutte de tous contre tous, un spectacle inexistant dans les séries musicales autres que backstage. En mettant ainsi en scène les contradictions entre les individus et le groupe – comme jadis les comédies musicales classiques qui faisaient, selon Richard Dyer, du sens du collectif un idéal en réponse aux imperfections et aux lacunes de la société capitaliste7 –, les séries mettent en lumière des tensions propres au Rêve américain et à la société états-unienne, tout en actualisant ces dynamiques en regard des enjeux spécifiques de la période contemporaine.
La matrice des scènes d’audition
6Lors des premières auditions, le spectacle de la concurrence module toutes les nuances de la précarité, du risque, de l’indécision et de l’arbitraire, en contrastant deux points de vue, dont l’alternance en vient souvent à occulter la performance proprement dite. Les plans de réaction des juges, tout d’abord, signalent par leur durée l’excellence d’une performance et partant la reconnaissance de la supériorité d’un talent unique (c’est le cas dans les pilotes de Flesh and Bone et Mozart in the Jungle, en particulier), mais aussi la mise en concurrence des talents dans une compétition dont les critères d’évaluation ne sont jamais clairement énoncés (dans ces séquences, les juges demeurent étonnamment silencieux). Les réactions en miroir des candidates, ensuite, déclinent toute une gamme d’émotions (crainte, larmes, détresse muette chez les jeunes danseuses de Flesh and Bone, rejetées les unes après les autres sans même avoir à danser) qui, pour demeurer fréquemment implicites lors des auditions ultérieures, n’en constituent pas moins l’envers des fantaisies d’authenticité, de créativité et d’expression de soi qui sont célébrées tant dans l’acte en soi de performance que dans les carrières dont rêvent les interprètes. La nature bifrons de la scène d’audition contient ainsi en germe une double contradiction que narrativisent les séries sans parvenir à l’expliciter pleinement. Avec l’audition, il s’agit, d’une part, tant de découvrir des talents et de valider des statuts d’artiste que de dévoiler nettement le système concurrentiel et la sélection qui constituent une donnée essentielle des spectacles, et également du monde du travail des interprètes. La prégnance du motif de l’audition affirme avec force, d’autre part, une injonction à l’originalité et à la créativité qui caractérisent l’univers diégétique des séries. Les interprètes sont cependant rassemblés dans des groupes et des communautés dont la seule existence légitime un lissage des spécificités individuelles – quand l’une des règles de ces groupes est toujours de s’exprimer librement et de cultiver son originalité, créant de facto les conditions d’un marché des talents. Comme le montre Pierre-Michel Menger, qui évoque le travail des artistes dans les sociétés contemporaines :
« Le principe d’originalité enjoint à chaque artiste de se différencier obstinément de tous les autres, mais cette injonction ne débouche-t-elle pas sur un système de concurrence qui ressemble à s’y méprendre à celui qu’a inventé l’organisation capitaliste des marchés, avec sa recherche perpétuelle du profit par l’innovation [...] ?8 »
7Si une audition décisive a souvent lieu dans les premières séquences du pilote (Glee, Flesh and Bone, Mozart in the Jungle, Smash, High School Musical : The Musical : The Series...), les séries se privent rarement de réitérer de telles péripéties dont l’issue, malgré les résolutions précédentes, est toujours incertaine. L’audition est une scène pivot du pilote des séries backstage, mais elle n’est en aucun cas cantonnée aux premiers épisodes. La première saison de Smash est ainsi une longue audition pour déterminer qui décrochera le premier rôle d’un musical de Broadway (la réponse n’est donnée que dans le dernier épisode de la saison). Le montage parallèle donne forme à cette compulsion d’auditions en juxtaposant et contrastant les performances de plusieurs interprètes et en créant imaginairement les conditions d’une audition entre deux performances qui peuvent n’être ni simultanées ni immédiatement successives (c’est le cas de « Let Me Be Your Star », la dernière chanson du pilote de Smash, interprétée dans une séquence en montage parallèle par les deux chanteuses qui se rendent séparément à une seconde audition). Les performances et les talents, comme l’affirment implicitement ces montages parallèles ressassés par toutes les séries backstage, ne peuvent être évalués que par comparaison. Il s’agit donc de les différencier en proposant aux publics de se substituer aux juges et d’évaluer les « auditions », en incitant les spectateurs au commentaire et à la prise de position, parfois de façon explicite (pour Smash, NBC a orchestré sur les réseaux sociaux le duel Ivy vs Karen, et les fans de la série, j’y ai déjà insisté, ont eu souvent recours, pour départager les deux interprètes, à de pseudo-expertises fondées sur une comparaison de leurs techniques vocales – voir chapitre 2). Cette mise en scène est généralement ancrée dans une pluralité de points de vue afin de laisser penser qu’une nouvelle audition/comparaison est toujours envisageable. Dans le dernier épisode de la saison 1 de Smash, Ivy contemple depuis l’ombre des coulisses la performance de Karen dans « I Never Met A Wolf Who Didn’t Like to Howl », et se remémore sa propre interprétation de la chanson : le choix de Karen n’est donc pas définitif, puisque l’alternative est toujours actualisée grâce à la figure du montage parallèle (dans la saison 2, le rôle est d’ailleurs finalement confié à Ivy) (fig. 55 à 57).
8Comment expliquer que l’audition puisse à ce point servir de matrice narrative et spectaculaire aux séries backstage contemporaines, alors que ce motif est au second plan des séries antérieures ? Le premier épisode de Fame, diffusé en 1982, est bien consacré aux auditions des futurs élèves, mais le but est moins de hiérarchiser les performances que de caractériser, grâce au prétexte de l’audition, les différentes personnalités. Et le test est si peu sélectif, et si peu pris au sérieux par les élèves comme par les professeurs, que les interprètes les plus fantaisistes sont finalement admis. La prégnance de ce motif est tout d’abord en lien avec la contiguïté (médiatique et culturelle) des nouveaux talent shows : la récurrence de ces scènes signale l’influence sur les séries fictionnelles de ces émissions qui ont fait de l’audition la clé de leur formule. Ensuite, ces scènes d’audition mettent au premier plan, dans un contexte social, économique et culturel marqué par la Grande Récession qui suit le krach de l’automne 2008, des valeurs individualistes (sens du travail et de l’effort, persévérance...) qui sont au fondement de l’identité américaine et qui sont présentées comme particulièrement cruciales par ces séries.
Fig. 55. Karen (K. McPhee) sur scène (Smash, S01E15).

Fig. 56.… observée depuis les coulisses par Ivy (Megan Hilty).

Fig. 57.… qui se rappelle son interprétation de la même chanson.

Prolifération des évaluations : une concurrence pure et parfaite
9Le backstage télévisuel, dans sa forme fictionnelle (les séries du corpus) ou « documentaire » (les talent shows ; la série documentaire My House), promeut ainsi la matrice de l’audition, dont la finalité est problématique : vise-t-elle à célébrer l’excellence de certaines prestations qui viennent couronner de nombreux efforts et sacrifices, ou bien l’enjeu est-il simplement de multiplier les évaluations, dans le but d’instaurer d’incessantes hiérarchies et d’établir des classements, au sein d’un système concurrentiel qui s’auto-alimente ?
10Les séries ne se lassent jamais des compétitions, concours et procédures de sélection, à la fois exogènes et endogènes. Les performances, souvent collectives, sont soumises à des jugements d’instances extérieures : critiques, jurys et comités ad hoc, professeurs d’écoles d’art prestigieuses, investisseurs, producteurs et mécènes potentiels ont pour mission d’établir des hiérarchies (sur le modèle des hit-parades professionnels), de classer en réalité moins les performances que les talents, de valoriser quelques-uns et de rejeter la plupart. Ces sélections procèdent par comparaison et par élimination : c’est en référence à une règle implicite (une performance accomplie) qu’une interprétation est acceptée ou rejetée, ou par comparaison avec d’autres candidats que certains sont élus et d’autres éliminés.
11Même si certains interprètes ne songent qu’à s’accomplir dans la maîtrise de leur art (dans Vinyl, par exemple, les Nasty Bits préfèrent jouer selon leur instinct plutôt que d’écouter les « professionnels » de toute sorte venus leur expliquer, précisément, comment jouer), ces évaluations sont incessantes dans les univers professionnels dans lesquels gravitent les interprètes des séries backstage, et prennent des formes extrêmement variées et diffuses : dans le pilote de Nashville, par exemple, une star de la musique country apprend que les ventes des places de son prochain concert sont insuffisantes, ce qui de facto constitue une évaluation défavorable de son talent et classe ses disques, ses performances en concert comme son talent dans une position d’infériorité vis-à-vis d’une jeune chanteuse ambitieuse qui n’a pas son expérience. Pour faire face à la dureté et à l’incertitude de ces évaluations, les premiers épisodes présentent souvent la formation de groupes plus ou moins soudés : la chorale (Glee), le duo (Nashville) ou le trio de chanteuses (Star), la compagnie ou l’école de danse (Flesh and Bone, Bunheads), etc. Pourtant, alors même que ces groupes sont presque toujours caractérisés comme des familles de substitution (« for some of us, this has become... family », expliquent Nini et Ricky dans High School Musical : The Musical : The Series), ce qui est d’ailleurs exactement le sujet des deux séries sur la culture du voguing que sont Pose et My House, en version fictionnelle ou documentaire, et alors qu’il s’agit d’unir les forces et les talents en vue des prochaines compétitions, les sélections et évaluations sont paradoxalement légion au sein même des groupes, et les occasions ne manquent pas de mettre en rivalité deux chanteuses ou deux danseuses qui devront pourtant par la suite collaborer dans le cadre d’une évaluation exogène. Il s’agit souvent, d’une part, de savoir qui aura le premier rôle dans une compétition ou une évaluation collective à venir, ou dans une production de prestige (par exemple, pour les grands rôles dans les musicals annuels du Glee Club), mais la plupart du temps la seule fonction de ces évaluations est d’établir des hiérarchies, une cote des talents et des compétences, de mettre en œuvre une concurrence qui se veut pure et parfaite : tous les membres du groupe sont compétents et peuvent donc entrer sur ce « marché concurrentiel » ; tous ont accès à la même information (parfois lacunaire) qui leur permet de concourir et les place dans une position d’égalité ; les talents sont en réalité homogènes (semblables en qualités et en caractéristiques). Cette loi de la concurrence, d’autre part, vient établir des distinctions de qualité au sein même de performances pourtant pensées comme collectives, rappelant tant la très forte individualisation des mondes professionnels de l’entertainment que la règle de l’« appariement par niveau de réputation » analysée par Pierre-Michel Menger : « pour obtenir d’un talent la meilleure valorisation possible, il importe de lui associer des professionnels de talent comparable dans les autres métiers nécessaires à la production et à la mise en circulation des œuvres »9. Dans les séries, ce principe vaut pour la sélection de collaborateurs de création (dans Nashville, Rayna James, en raison de son expérience et de son talent, sait s’entourer des meilleurs professionnels) et surtout pour la constitution d’ensembles de performers homogènes par le talent et les compétences. Dans les récits, cette conséquence de la concurrence a pour corollaire un dilemme professionnel particulièrement ressassé par de nombreux arcs narratifs : lorsqu’un producteur indélicat offre un pont d’or à l’un des membres d’une formation à condition qu’il se sépare de ses acolytes (le dilemme se pose à plusieurs reprises dans Nashville, par exemple lorsque Scarlett se voit proposer un contrat en solo, sans son partenaire Gunnar – S01E15), la fin justifie-t-elle les moyens et faut-il accepter le succès que l’on a tant recherché ? Ou bien doit-on rester fidèle à son art et à ses partenaires ?
Rêves américains, entre individualisme et sens du collectif
12Ce type de dilemme prouve bien que les séries musicales ne se contentent pas de mettre en jeu le seul choc des volontés, la seule concurrence des talents, la seule lutte de tous contre tous lors des auditions. La première saison de High School Musical : The Musical : The Series commence par un épisode qui d’emblée montre, lors des auditions, l’ambition sans retenue de certains concurrents, mais se termine par deux épisodes classiquement consacrés à une représentation à laquelle le groupe s’est préparé durant tous les épisodes précédents, et dans laquelle dominent les production numbers collectifs, en particulier « Stick to the Status Quo » et « Get’cha Head in the Game » (S01E09). Chacun de ces deux numéros met en scène des moments lors desquels c’est bien, même fugacement, la performance individuelle d’une « star » qui prime (Sofia Wylie/Gina dans « Stick to the Status Quo », et Joshua Bassett/Ricky dans « Get’cha Head in the Game ») – tout en soulignant combien ces moments ne peuvent exister que grâce au concours du groupe. Dans « Get’cha... », Ricky lévite au-dessus de la scène grâce à des câbles invisibles, et la séquence rappelle que ce sont les gestes experts de ses camarades qui permettent d’attacher et de sécuriser le jeune homme. Dans « Status Quo », Gina est portée et entourée par le groupe, et toute la fin du numéro met en lumière les figures chorégraphiques expertes de l’ensemble.
13Les séries musicales contemporaines sont ainsi fondées sur des récits mettant en jeu la tension fondamentale du Rêve américain entre individualisme et sens du collectif, entre volonté de chacun de réussir et de s’accomplir grâce à ses efforts, sa détermination et son travail, et valeurs collectives qui permettent le succès de tous à partir du moment où le groupe est soudé et possède des principes communs10. À partir de la fin des années 2000 sont ainsi produites des séries qui mettent en scène de façon récurrente cette dynamique sans insister de façon univoque sur un pôle de la ”contradiction (l’individualisme vs la collectivité). Les séries n’occultent guère la concurrence qui règne dans les secteurs du divertissement, et qui permet à certains de trouver l’énergie de travailler d’arrache-pied pour faire valoir leur talent et leurs compétences, en particulier lors des solos. Mais la nature sérielle de ces productions les conduit à mettre en avant non pas un individu unique, mais plutôt un groupe s’apparentant à un véritable « héros multiple », et ce même si les ensembles de performers des séries musicales sont rarement homogènes puisque certains personnages priment dans les séquences narratives comme dans les moments musicaux11.
14Les tensions entre l’individu et le groupe ne sont évidemment pas neuves dans le musical hollywoodien (voir en particulier le « mythe de l’intégration » de l’individu dans un groupe unifié, analysé par Jane Feuer12), mais la structure sérielle permet d’actualiser ce type de dynamique en regard du contexte économique, politique et culturel de l’Amérique d’aujourd’hui. High School Musical : The Musical : The Series reprend ainsi à plusieurs reprises (S01E02 et S01E10) une chanson emblématique qui terminait de façon quelque peu convenue le premier épisode de la franchise. Dans « We’re All in This Together », tous les interprètes chantent et dansent pour célébrer l’accord et l’apport de tous : « Together, together, everyone / [...] Everyone is special in their own way / We make each other strong / We’re not the same / We’re different in a good way / Together’s where we belong / We’re all in this together... ». Cette apologie du collectif et du nécessaire soutien du groupe, que plusieurs séries backstage formulent explicitement et mettent en pratique, rappelle la teneur des discours des responsables du parti démocrate, et tout particulièrement ceux de Barack Obama, qui tranchent sur les messages véhiculés dans les décennies antérieures. Lors de la campagne présidentielle de 2012, par exemple, face à un Mitt Romney qui se veut le chantre d’une société du mérite (merit-based society) et de l’effort, et vante le mythe traditionnel du self-made-man, l’éthique du travail et la prise de risque par les individus, Obama défend l’idée que le succès individuel ne saurait exister sans l’apport du groupe et sans le soutien public :
« Si vous avez réussi, vous n’y êtes pas arrivés seuls. […] Si vous avez réussi, c’est parce qu’à un moment donné quelqu’un vous a aidé. […] L’important, lorsque nous réussissons, c’est que notre succès découle de notre initiative individuelle, mais aussi du fait d’accomplir les choses ensemble. […] Depuis la fondation de ce pays, nous savons bien qu’il y a des choses que nous accomplissons mieux ensemble. [...] Vous n’êtes pas seuls ; nous faisons chemin ensemble13. »
15L’idée est répétée dans de nombreux discours, et ce jusqu’au discours d’adieu de 2017 qui en appelle aux idéaux des Pères fondateurs :
Quelle idée radicale, ce legs que nous ont laissé nos Pères fondateurs. La liberté de réaliser nos rêves personnels à l’aide de notre sueur, notre labeur et notre imagination – et l’impératif aussi de poursuivre nos aspirations ensemble, afin d’atteindre un bien commun, un bien plus grand encore. […] Ils savaient que la démocratie exige vraiment de posséder le sens de la
solidarité. C’est l’idée que, en dépit de nos différences apparentes, nous faisons chemin ensemble, nous réussissons ou nous échouons ensemble14. »
16L’équilibre à trouver entre valeurs individualistes et valeurs collectives fait donc écho au projet de société de la présidence Obama à partir de 2009, mais aussi à la pensée économique d’une administration qui cherche un juste milieu entre un keynésianisme inspiré du New Deal, et le néolibéralisme conservateur promu par les administrations républicaines précédentes. La présidence Obama se caractérise donc plutôt par un retour à une Troisième voie (Third Way) clintonienne et pragmatique : selon ce courant de pensée, le libéralisme du New Deal est désormais obsolète, et il faut laisser librement opérer les forces du marché en levant les barrières fiscales et les réglementations. L’accent est donc classiquement mis sur la responsabilité individuelle, sans négliger le rôle du gouvernement qui est notamment de s’assurer que le marché ne pose pas d’entraves à la réussite de certains groupes. Thomas J. Sugrue a bien montré comment le parcours du futur président à Chicago, dans les années 1990, l’a conduit, « au fur et à mesure que les liens entre Obama et la bourgeoisie noire de Chicago se faisaient plus profonds », à adopter « une position politique syncrétique appelant à la fois à davantage de responsabilité individuelle et à davantage d’intervention sociale ». Ce positionnement paradoxal, « à mi-chemin entre des principes sociaux-démocrates et paternalistes »15 s’exprime également dans les séries musicales de l’époque qui insistent elles aussi sur l’effort personnel et la responsabilité individuelle – mais sans négliger les ressources du groupe et du collectif.
17De fait, plusieurs numéros mettent en avant la nécessité de passer des alliances et de se rassembler, et ce surtout dans les moments difficiles où seule cette union permettra à des individus de franchir de redoutables obstacles. Dans High School Musical : The Musical : The Series, mise au pied du mur car elle a falsifié son CV pour être recrutée en tant que professeur d’art dramatique, Miss Jenn (Kate Reinders) est sauvée par une manifestation des élèves lors du conseil de discipline qui doit décider de son sort (S01E06). Pour ce grand numéro d’ensemble, un problème en apparence insoluble (comment convaincre le conseil de ne pas licencier une usurpatrice) va trouver une solution lorsque les élèves décident de chanter et danser ensemble, sans qu’aucun des interprètes ne cherche à s’accaparer le bénéfice de l’action. Alors que les épisodes précédents avaient insisté sur la concurrence au sein du groupe, tous se mettent ici au service de l’intérêt collectif (« the show can’t go on without her », clament-ils) et de la défense d’un individu (« she’s the show that must go on », poursuivent-ils) : l’union des danseurs et des chanteurs est en soi un spectacle saisissant, qui permet de convaincre les sceptiques. Comme l’explique bien Thomas J. Sugrue dans son commentaire du fameux discours de 2008 d’Obama, « Une union plus parfaite », pour le président « “l’union” est à la fois un moyen et une fin. […] L’union est à la fois téléologique, le résultat d’un long processus national de perfectionnement, et processuelle, le résultat de “discussions” […] ; mais en dernière analyse elle est une coalition, la mise en sourdine des différences au service d’objectifs nationaux communs »16.
18Dans un tel contexte, lorsque l’attention porte alternativement sur l’action et les réussites de l’individu, et sur la cohésion et les valeurs du groupe, comment concevoir le rôle des enseignants, metteurs en scène et autres coachs qui sont légion dans les séries ? Parce que les interprètes et les groupes font parfois des choix erronés qui les éloignent de leurs objectifs, ils ont besoin de « coups de pouce » (nudge) et de conseils qui les orienteront dans la bonne direction. Les managers de Nashville et Empire comme les professeurs de Glee et High School Musical : The Musical : The Series, dont les compétences musicales semblent parfois bien limitées, sont toujours prompts à dispenser à leurs protégés de véritables leçons de morale (Will Schuester) ou à formuler des prophéties autoréalisatrices (Miss Jenn), et se comportent volontiers de façon explicitement paternaliste : dans Nashville, Glenn Goodman (Ed Amatrudo), le manager de Juliette Barnes, a ainsi tout d’un père de substitution pour la jeune femme. Ces personnages de « facilitateurs » ne sont pas sans faire écho, dans le domaine économique, à la nudge theory qui influence les stratégies de certains tenants de la Troisième voie démocrate, en particulier lors des mandats d’Obama. Parce que les acteurs économiques n’agissent pas toujours conformément à leur propre intérêt, ils ont besoin d’être orientés dans la bonne direction par les « coups de pouce » prodigués par des « architectes du choix » (choice architects)17. Ce modèle de « paternalisme libertarien » (libertarian paternalism) correspond assez précisément au rôle assigné à des individus qui, finalement, transmettent bien peu un quelconque savoir aux artistes (Nashville, Empire, Smash...) ou aux élèves (Glee, Rise, High School Musical...), et préfèrent leur proposer une série d’options possibles, sans jamais limiter la liberté des individus comme du groupe.
Risques et inégalités des mondes de l’entertainment
Gagnants et outsiders
19La situation de concurrence, la prolifération des auditions et aussi les tensions entre individu et groupe créent les conditions d’un nouveau paradoxe, qui fonde l’une des spécificités idéologiques majeures de l’ensemble du corpus. Alors que le groupe semble afficher son unité, les évaluations auxquelles ses membres consentent engendrent d’importantes inégalités (« l’appariement par niveau de réputation » en est une) que les séries transforment en un double spectacle, celui du triomphe des gagnants et de l’humiliation des perdants. À partir d’un certain niveau de compétence, l’écart objectivable entre les performances est minime, très difficilement décelable, mais les séquences spectaculaires transforment cet écart infime en un véritable gouffre, qui est la source de toutes les inégalités.
20Comme le montre bien Menger dans son analyse de l’activité professionnelle des artistes contemporains, les « écarts de réussite » générés par la « cotation des qualités du travail par le talent » sont très importants, et ce « alors même que les professionnels des arts sont prompts à s’inquiéter des injustices sociales et des innovations destructrices du capitalisme et des systèmes marchands de cotation de toutes les espèces »18. Comme dans les talent shows, le moment du triomphe des gagnants est dans les séries un spectacle qui valide la supériorité des interprétations et du talent de certains, stoppe la progression du récit dans une stase d’euphorie collective et rassemble autour du vainqueur des spectateurs diégétiques conquis par de telles preuves d’excellence. Pour certains perdants, une performance de moindre qualité est un simple faux pas dans une vie professionnelle et une carrière qui ne sauraient être conçues comme des avancées rectilignes vers un accomplissement et un perfectionnement des performances, mais pour d’autres une défaite signe la perte des avantages acquis comme de l’estime des pairs. Dans Flesh and Bone, le triomphe final de Claire, la nouvelle étoile de l’American Ballet Company est à double détente, et la chute de sa rivale, Kira (la danseuse étoile en titre), rapide et sans appel. Un dernier duel oppose les deux danseuses lors de la tech rehearsal avant la première (E07). La prestation de Kira, tout d’abord, est attentivement observée par sa rivale, et de nombreux plans de cette dernière depuis les coulisses permettent d’établir ce premier point de vue. Malgré le succès de Kira, la performance de Claire, ensuite, suscite l’enthousiasme des chorégraphes. Durant cette seconde danse, les plans de réaction de Kira signalent son échec (un panoramique filé conduit à un plan de la danseuse défaite, seule, observant sa rivale). Désormais oubliée de tous, Kira ne peut que s’effacer définitivement, abandonnant sa carrière en raison de ce seul échec. Le triomphe de Claire est un moment spectaculaire singulier, à la fois universel (sa danse est observée et applaudie par tous, depuis la salle et les coulisses) et transformateur (les ralentis, les flashes sur le public et les voix qu’entend Claire soulignent combien la jeune femme s’apprête à subir une métamorphose du fait de son succès). Les mêmes caractéristiques sont à l’œuvre avec le ballet final (E08), qui permet d’observer une longue performance de Claire (la séquence dure 19 minutes, mais un montage alterné réduit cette durée de moitié environ), soumise à une évaluation décisive. Le triomphe public (des spectateurs de la salle comme des danseurs des coulisses l’acclament à sa sortie de scène) est préparé par une chorégraphie qui ménage une position centrale à la danseuse au sein d’un ensemble masculin, et multiplie les figures de portés triomphaux (fig. 58 à 60). La métamorphose autorisée par la victoire est à son comble : Claire a acquis un avantage décisif qui lui permet d’enfin dire « non » au directeur de la compagnie (c’est le dernier mot de la série).
21Le triomphe de Claire met en lumière une des caractéristiques les plus curieuses des mondes du travail de l’entertainment contemporain. Les inégalités de rémunération des compétitions sont telles, dans ces winner-take-all ou winner-take-the-most markets que sont ces univers professionnels, que des différences même minimes de performance/talent (en situation théorique de concurrence pure et parfaite, les « produits » échangés, ici les talents/ performances, sont absolument semblables en qualité) sont interprétées en termes de hiérarchie de talent, et entraînent des bénéfices importants pour les vainqueurs, et des pertes absolument dramatiques pour leurs concurrents (« de très gros lots pour les plus réputés, et, pour les autres, une distribution des gains qui s’échelonne selon une pente inégalitaire sans commune mesure avec les différences de capacité »19, comme l’explique Menger). Cette logique n’est pas forcément mise en branle dès les premières évaluations, finalement les moins sélectives et les moins spectaculaires (les premières auditions correspondent peu ou prou à une mise en fiction des phases éliminatoires des concours de talent comme American Idol, et non aux évaluations finales, qui mobilisent véritablement des mises en scène spectaculaires). Ce n’est que progressivement, et après plusieurs compétitions, que l’enjeu (gains possibles, pertes potentielles) est mieux compris par les uns et les autres :
Même une très faible différence de talent entre des professionnels soumis à de constantes épreuves comparatives peut suffire à concentrer sur ceux qui sont jugés au minimum légèrement plus talentueux un accroissement plus que proportionnel de la demande, et donc à leur procurer une réputation et des chances d’activité qui renforceront leur position dans cette concurrence monopolistique20. »
Fig. 58 à 60 – Claire (Sarah Hay) triomphe sur scène et en coulisses (Flesh and Bone, E08).

Flesh and Bone, anti Black Swan ?
Pour moira Walley-Beckett, la créatrice de Flesh and Bone, l’enjeu est moins de se complaire dans une évocation sensationnaliste des humiliations subies par les danseuses que de rectifier l’image erronée véhiculée, selon elle, par les films de danse antérieurs : « J’ai l’impression que de nombreux films [sur la danse classique] ont propagé l’illusion d’optique brillante et éthérée du ballet. Nous avons dissipé cette illusion ». La série a même été conçue pour être « l’anti Black Swan », car à l’inverse du film de Darren Aronofsky elle ne repose – selon sa créatrice – ni sur le fantastique ni sur des doublures, vu que les danseurs sont tous interprétés par des professionnels, en particulier l’héroïne jouée par Sarah Hay, à l’époque une soliste du Semperoper de Dresde, qui affirme même que la série correspond en tout point à son expérience du milieu de la danse. En dépit de ces signes extérieurs de réalisme, la série est rejetée avec virulence par les critiques de danse comme par de nombreux spectateurs qui, sur Internet, affichent leurs connaissances du monde de la danse pour vitupérer contre les représentations offertes par la série. En fait, parcequ’elles s’intéressent à une forme élitaire (la danse classique), les œuvres portant sur le ballet sont, bien plus que celles traitant d’autres formes de danse, renvoyées à des conventions et des clichés qui permettent à la critique « cultivée » de moquer l’ambition de ces séries et de ces films « d’auteur ».
22Lors du dernier duel entre Claire et Kira, seule la performance dansée de cette dernière est montrée, et le triomphe de Claire est médiatisé et filtré par les réactions des spectateurs et par des plans rapprochés de la danseuse, dont la performance n’est en réalité pas visible. Ce dispositif de mise en scène signale bien que la différence objectivable de qualité entre les deux prestations est minimale (les deux danseuses sont d’ailleurs interprétées par des professionnelles accomplies, Sarah Hay et Irina Dvorovenko), et qu’il est préférable de rabattre l’inégalité de « rémunération » des deux prestations sur les seules différences d’appréciation du public/juge.
23L’accent mis dans les séries contemporaines sur les bénéfices acquis par les « gagnants » (solos dans les comédies musicales du lycée, premier rôle dans une production de Broadway, etc.) est d’autant plus surprenant que les récits comme les chansons, surtout dans les séries mettant en scène des jeunes gens, vantent aussi les mérites des « underdogs », des outsiders et des perdants. Comme l’explique Miss Jenn à propos de ses élèves (High School Musical : The Musical : The Series, S01E03), « ils sont bizarres, atypiques et décalés, mais tout ce pour quoi on se moque d’eux en dehors de cette salle [de répétition] est ce qui leur permet de briller ici même »21. Les séries font ainsi écho à une tension culturelle particulièrement vive à une époque où les Nouveaux démocrates de l’administration Obama embrassent désormais les principes du néolibéralisme et le culte de la réussite individuelle, tout en s’efforçant de ne pas renier certains idéaux du Rêve américain, qui est aussi tourné vers le common man, ainsi que vers les petites gens et les opprimés, des catégories auxquelles le parti démocrate s’adresse traditionnellement.
Le consentement aux inégalités et au risque
24Ces inégalités sont si puissantes (le spectacle du triomphe des gagnants constitue souvent une attraction majeure, au même titre que les performances musicales) qu’elles pourraient freiner la prolifération des évaluations et compétitions. Comment comprendre que les performers puissent consentir à ces injustices criantes et continuer à participer à l’établissement de telles hiérarchies, quand la probabilité de l’échec est maximale ? C’est précisément la multiplicité de ces évaluations diégétiques qui assure le consentement des interprètes au système, en laissant espérer des changements dans les hiérarchies qui puissent conduire les outsiders à gravir les échelons des mondes de l’entertainment, de l’obscurité à la lumière (rags-to-riches), selon un modèle de réussite cher à la nation américaine.
25Les inégalités importantes qui sont le lot de ce marché du travail régi par la concurrence sont étonnamment bien acceptées, et donc très peu remises en question. Dans le Glee Club, par exemple, les représentants des minorités raciales et sexuelles se rebellent bien quelque peu contre les avantages dont dispose Rachel Berry, mais uniquement quand ceux-ci deviennent des privilèges qui ne sont pas le résultat d’une compétition et d’une évaluation. Personne ne conteste à Rachel le droit de chanter « Don’t Rain on My Parade » et « I’m the Greatest Star ». Mais la jeune femme semble juger que ses dispositions, son talent et ses succès lui donnent le droit de biaiser la concurrence et d’établir un monopole sur certains répertoires, un privilège régulièrement contesté par ses pairs qui, sans jamais remettre en cause le principe de la concurrence, souhaitent faire valoir leur droit de « libre entrée sur le marché ». C’est ainsi que Santana Lopez (Naya Rivera) se présente à une audition de Funny Girl et chante, devant sa camarade interloquée, la chanson fétiche de Rachel (S05E09) : la puissante performance proposée par la jeune femme rétablit les conditions d’une concurrence pure.
26Pour être acceptées, les inégalités de traitement doivent donc découler directement des auditions, concours et compétitions, et également ne jamais remettre en cause une caractéristique de ces winner-take-all markets : la réversibilité des places et la possibilité pour chacun, en vertu du Rêve américain, d’améliorer sa position. Les évaluations sont si fréquentes et l’incertitude si généralisée que les avantages acquis par les gagnants ne deviennent (presque) jamais des rentes de situation et sont remis en jeu à chaque audition. Les autres concurrents peuvent ainsi espérer rafler la mise en rivalisant d’ingéniosité, de créativité et de travail. Les arcs narratifs des séries se nourrissent d’une telle incertitude et de si nombreux changements qui offrent l’avantage d’éviter le découragement des perdants d’un jour. La succession des numéros permet rarement de montrer l’évolution d’une performance dans la durée, mais elle prend souvent en charge un véritable jeu de chaises musicales22 – une conséquence tant du processus de sélection et d’élimination constamment répété que de la dramatisation des numéros musicaux – qui rappelle les modifications paradigmatiques fréquentes dans certains genres sériels, tout particulièrement le soap opera23. Dans les dramas musicaux, les premiers rôles sont à plusieurs reprises attribués à de nouveaux interprètes ou aux mêmes personnes, et les revers de fortune sont légion. Lors de la grande représentation qui clôt la première saison de High School Musical : The Musical : The Series, certains rôles sont successivement attribués à deux interprètes (ainsi, parce qu’il est bouleversé par la séparation de ses parents, Ricky abandonne le rôle principal à son rival, avant de finalement revenir sur scène). À la fin de la première saison de Smash (S01E14), un clifthanger laisse planer une incertitude sur l’identité de la chanteuse choisie pour interpréter Marilyn lors des try-outs, et le dernier épisode maintient le suspense en présentant l’arrivée de la star en caméra subjective, avant le lever de rideau. Tout numéro réussi de l’une des deux héroïnes est ensuite quasi systématiquement accompagné de plans de réaction et/ou de séquences présentant la souffrance de l’interprète rejetée par le succès de sa rivale : d’incessants changements de point de vue, lors des numéros musicaux, empêchent l’identification à une figure unique, anticipent des revers de fortune et rappellent que l’univers sériel backstage est voisin de celui des soap operas décrits par Tania Modleski :
[Dans les soaps] tout le monde ne peut pas être heureux en même temps. […] Les soaps insistent constamment sur le caractère insignifiant de la vie individuelle. On peut à un moment demander à une spectatrice de s’identifier avec une femme qui est finalement réunie avec son amant, pour mieux briser cette identification dans un moment d’intensité et d’attention centré sur les souffrances de sa rivale24. »
27Les inégalités générées par les évaluations ne sont que l’une des facettes du risque auquel consentent les participants des mondes professionnels de l’entertainment, et qui les dépossède souvent de leur agency : n’importe quel interprète, quel que soit son niveau, peut ainsi à tout moment être privé de son rôle au profit d’un concurrent en raison d’une déficience physique (maladie, infirmité plus ou moins invalidante...) ou d’un changement arbitraire de distribution. Dans Smash (S01E06), Ivy commence à perdre sa voix en raison du stress provoqué par les répétitions et elle risque donc d’être remplacée par sa rivale pour une représentation décisive devant des investisseurs. À la fin de la première saison (S01E14), la star de cinéma qui a finalement obtenu le rôle tant convoité doit se retirer non en raison de ses piètres capacités vocales, mais à cause d’une allergie fulgurante (elle a été empoisonnée par l’assistant de la productrice). Dans Flesh and Bone (E05), une danseuse manque de précision et chancelle en répétition : il s’agit non d’une intoxication alimentaire comme elle le prétend alors, mais des premiers signes d’une sclérose en plaques. Un danseur est évincé par le chorégraphe dont il a refusé les avances au cours d’une « répétition privée » (E04) ; dans Smash (S02E15), une interprète est remplacée par une connaissance du metteur en scène, à qui il a promis un rôle en échange de relations sexuelles (elle a enregistré ses imprudentes promesses et le fait ainsi chanter)...
28Toutes ces péripéties signalent une nouvelle contradiction des mondes professionnels de l’entertainment. Lorsqu’ils ne sont pas validés par des auditions, les changements de distribution n’ont que peu à voir avec les compétences en musique ou en danse, et l’arbitraire comme le caprice viennent fausser la concurrence et démultiplier le niveau de risque encouru – mais sans que quiconque ne songe à abandonner ses « rêves » ou, plus prosaïquement, à changer de profession : ces changements sont exceptionnels, tout comme les abandons, et n’interviennent qu’en bout de course (voir l’exemple, déjà commenté, du personnage de Kira, dans Flesh and Bone). Face aux épreuves, une performance de power ballad (comme « I Won’t Give Up », chanté par Rachel Berry dans une situation difficile – S03E20) et le souvenir d’avanies subies par des interprètes fameux sont d’efficaces consolations, tant l’optimisme est ici de mise.
Le talent en jeu
29Une seconde caractéristique des compétitions permet de perpétuer l’attractivité du système, voire d’en faire l’apologie : l’incertitude qui pèse sur les critères de jugement et les compétences évaluées. Cette double indétermination est entretenue par la grande variété des situations d’évaluation (duel ou défi de divas, compétition, audition, concours local ou national, affrontement informel, etc.) comme des évaluateurs (enseignants d’écoles d’art et professeurs diversement qualifiés, directeurs de compagnie, chorégraphes ou chefs d’orchestre), parfois des arbitres ad hoc dont les profils tiennent de l’inventaire à la Prévert : lors de la première compétition de Glee, le jury est composé d’une finaliste du concours Miss Ohio, d’un présentateur de journal télévisé et d’une vice-contrôleuse des comptes de l’État (S01E13). Le cycle backstage présente ainsi les évaluations tantôt comme des jeux, tantôt comme des compétitions visant à apprécier des efforts et aussi un mystérieux talent, mais sans qu’il soit toujours possible de faire a priori le départ entre ces situations et entre ces objets d’évaluation.
30Cette incertitude généralisée, qui porte sur les compétences expertisées et sur les qualifications des juges stimule finalement l’inventivité et les efforts de tous : l’indécision de la formule de l’arbitrage est telle que chacun peut, d’une part, songer avoir sa chance, et ce d’autant plus que les évaluations ne sont, d’autre part, jamais seulement assimilables à des loteries, mais plutôt à des combinaisons qui les placent sur un continuum entre compétition et jeu de hasard (c’est la seule certitude). Le spectacle des évaluations est ainsi une attraction puissante pour les concurrents comme pour les spectateurs diégétiques car il transforme la lutte professionnelle de tous contre tous en des sortes de jeux, qui présentent plusieurs des caractéristiques des activités ludiques analysées par Roger Caillois : les participants sont libres de concourir (il n’y a aucune obligation de se soumettre à une procédure d’évaluation) ; le jeu/compétition donne lieu à une activité et/ou un spectacle séparés (l’espace et le temps des numéros spectaculaires sont circonscrits) ; l’incertitude pèse sur les résultats (jamais acquis d’avance), sur les critères de jugement, mais pas sur l’existence de règles du jeu ; l’activité est en effet éminemment réglée, et tout écart par rapport à ces règles sanctionné25. En revanche, les évaluations diffèrent des activités ludiques par leur caractère productif : la situation en fin de partie n’est pas identique à celle du début, car des inégalités (de richesse, de réputation) ont été créées. Il est enfin difficile de voir ces rituels comme des activités fictives (la dernière des six caractéristiques identifiées par Caillois). Loin de signer une différence franche par rapport à la vie courante, ou de signaler une coutume somme toute exotique devant être rapportée uniquement à l’idiosyncrasie des mondes de l’entertainment, l’évaluation propose un mode d’organisation du travail en réalité applicable à d’autres univers professionnels.
31Les discours et les attitudes des juges comme des concurrents confirment enfin que les évaluations se positionnent bien sur un continuum entre agôn et alea, mais sans qu’il soit par avance possible de savoir laquelle de ces deux caractéristiques primera in fine. Au début de Flesh and Bone, la compétition agonistique par excellence (une audition où les danseuses sont jugées par des professionnels reconnus) dévoile une part d’alea imprévue : l’assistante du chorégraphe rejette certaines concurrentes sans motif autre que de vagues préférences personnelles (« no no, hips too wide, I don’t like... »), et la crainte manifestée par certaines danseuses montre que ce qui devrait être l’occasion de distinguer des talents en testant quelques qualités bien précises singe en réalité les règles de l’agôn. L’égalité des chances semble assurée – voir les plans où les concurrents sont alignés avant une compétition (Flesh and Bone) ou après un concours, en l’attente du verdict (Glee) –, bien que la sélection n’ait pas vraiment pour objectif d’apprécier le mérite : les efforts et les qualifications ne sont pas reconnus, puisque les interprètes demeurent finalement très passifs (les performances sont très peu montrées, dans la première audition de Flesh and Bone).
32Même lorsque les spectres de la loterie et de l’alea s’effacent devant la reconnaissance du mérite promise par l’agôn, les compétitions des séries backstage instillent une nouvelle incertitude : s’agit-il de juger des efforts des concurrents pour acquérir certaines compétences, ou plutôt d’évaluer un mystérieux talent, grâce à des procédures peu objectivables ? Une réponse tranchée n’est évidemment guère possible puisque le doute contribue précisément à maintenir le prestige des compétitions, mais les efforts, l’application et le labeur des interprètes entrent nécessairement en ligne de compte : les séries backstage narrativisent l’éthique du travail et l’acharnement de tous à se perfectionner et à dépasser les échecs, et de nombreux arcs narratifs misent évidemment sur les arbitrages que certains ne devront pas manquer de faire entre efforts obligatoires pour s’améliorer et vie personnelle. Le modèle est ici un concours de talent comme Dancing with the Stars, qui met sur le devant de la scène les efforts, parfois couronnés de succès mais bien souvent vains, de stars qui travaillent d’arrache-pied pour réaliser de médiocres prestations. Dans cette émission, une performance réussie n’est liée ni à la renommée d’un candidat, ni à son aisance : elle est l’aboutissement des efforts consentis lors de l’apprentissage auquel se soumettent les célébrités. L’accent est logiquement placé autant sur les attractions que constituent les scènes de danse que sur les moments d’apprentissage, sur les séquences montrant le travail, les efforts émotionnels et physiques des stars, récompensées pour leurs sacrifices, ou au contraire blâmées pour l’insuffisance et la piètre qualité de leur investissement.
33Pourtant, la valeur des performances n’est jamais jugée uniquement en fonction de l’effort conçu comme seul levier de différenciation, comme unique facteur de compression des différences de qualité : dans Bunheads (E04), Bettina s’est préparée avec application pour une audition qui doit lui permettre de rejoindre un programme estival de danse, mais elle échoue lors de l’épreuve à laquelle elle se présente à plusieurs reprises, à l’aide d’un déguisement. Comme chaque année, c’est Sasha qui est choisie bien qu’elle n’ait pas consenti à autant d’efforts que sa camarade : Sasha est sélectionnée car elle possède un physique de ballerine, et également car les juges reconnaissent un talent dont elle est la seule, dans l’école de danse, à disposer. Si les séries n’accordent pas au talent inné, au don, une importance exclusive, c’est sans surprise que ces facteurs sont privilégiés par toutes les évaluations. L’argument d’une reconnaissance possible par les juges d’un talent un peu nébuleux confère aux activités promues par les séries backstage une forte attractivité (et contribue ainsi à assurer un important réservoir de concurrents pour les évaluations à venir), puisque le talent semble promettre aux heureux élus des activités se caractérisant par un fort degré de créativité et d’autonomie.
34La recherche effrénée du talent est à l’origine d’une nouvelle contradiction : parce que les critères d’appréciation ne sont jamais bien clairs – le talent est ce je ne sais quoi qui permet à certains d’effectuer une performance remarquable mais au-delà de cette conception générale les séries ne spécifient ni les caractéristiques du talent, ni les critères de jugement – et que les gains offerts aux interprètes talentueux sont importants, les évaluations par le talent transforment les interprètes en prédateurs. Innombrables sont les scènes, aux conséquences souvent (mélo) dramatiques, rs. ”où un concurrent tente de façon déloyale de se débarrasser d’un rival : dans l’ultime épisode de Bunheads, par exemple, une danseuse honnête rectifie l’information volontairement erronée donnée par une jeune femme à une autre danseuse qui s’enquérait du pas à effectuer, en situation de sélection. À la fin de Flesh and Bone, juste avant d’entrer sur scène lors de la première, Claire ingurgite comme par défi le verre pilé déposé dans ses chaussons, vraisemblablement par des rivaux malheureux.
35Pourtant, alors que le système concurrentiel met en danger la solidarité, la recherche du talent est effectuée au nom du groupe, de la communauté : les plans de réaction des juges transportés par les interprètes lors d’auditions valent autant reconnaissance de leur talent qu’anticipation des avantages qu’ils pourront en tirer, souvent dans le cadre d’une performance collective : dans Flesh and Bone, toujours, Claire est à peine recrutée que déjà le directeur de la compagnie anticipe la création d’un nouveau ballet qui servira au mieux le talent de la nouvelle danseuse comme les intérêts artistiques et financiers de toute la troupe. Comme le montre Menger, la contribution d’un interprète talentueux au succès du groupe est plus que proportionnelle à ce qui le distingue de ses concurrents, ce qui aide à expliquer les inégalités (de rémunération et de réputation) qui structurent les mondes professionnels de l’entertainment26. Loin d’être une notion mystérieuse et incertaine, le talent est plutôt, selon Menger, un « schème d’évaluation » qui désigne un différentiel et a pour fonction de marquer une distinction nette entre les individus. Le vocabulaire du talent est la plupart du temps utilisé a posteriori, afin de désigner ce qui ne saurait être mesuré : le talent « ne se laisse pas prédire, mais “rétro-dire” »27. C’est pourquoi la reconnaissance du talent d’une interprète lors d’une compétition (par exemple, Claire lors de sa première audition) laisse la porte ouverte à des échecs ultérieurs ou du moins à des incertitudes au moment des sélections (le choix par une chorégraphe invitée de danseuses pour son spectacle, par exemple, ou le duel final avec la précédente étoile), afin que le talent puisse toujours être affirmé et applaudi après la performance.
Images de la division du travail
36Les séries représentent la division du travail artistique d’une part en rappelant les hiérarchies déjà bien marquées par bon nombre de productions backstage antérieures (division verticale), et d’autre part en représentant, quoique de façon partielle, des évolutions récentes (division horizontale du travail). Ces nouvelles représentations viennent, dans le corpus de séries récentes, proposer une alternative à la traditionnelle occultation de la division du travail et de ses mécanismes, qui caractérise les cycles backstage classiques.
Persistance des hiérarchies
37Le haut degré d’autonomie dont semblent jouir les interprètes dans l’organisation de leur travail en général et de leurs performances en particulier (choix des répertoires, costumes et mises en scène), contraste avec l’affirmation récurrente de hiérarchies qui, bien que parfois contestées, sont immuables : les chefs d’entreprise (Empire, Vinyl, Nashville) et les professeurs (Lou dans Rise, Antoine dans Treme) ont beau être plus ou moins qualifiés, leurs avis sont respectés, leurs conseils écoutés, et leurs décisions toujours lourdes de conséquences. La contradiction n’est sans doute qu’apparente entre la liberté sans entrave des interprètes et l’insistance sur les relations verticales dans le travail : cette division marque moins un contrôle disciplinaire des uns sur les autres (y compris dans les séries se déroulant dans un cadre scolaire), que la nécessité de tâches de supervision et d’organisation du labeur des interprètes, même dans des activités dont l’exercice est très fortement individualisé. Ces hiérarchies rappellent tout d’abord celles bien présentées dans les films backstage de l’après-guerre, en particulier, et dans des productions patrimoniales récentes comme Fosse/Verdon, qui attribuent l’exercice du pouvoir aux seuls metteurs en scène et chorégraphes. Leur emprise est sans partage, même si ces relations verticales se sont adaptées à un nouveau contexte économique et culturel, notamment l’individualisation extrême des tâches : les détenteurs de l’autorité, dans les séries contemporaines, s’apparentent moins à des metteurs en scène démiurges (dont le modèle serait le « génie » Bob Fosse, saisi dans le premier épisode de Fosse/Verdon en pleine invention de « Big Spender »), qu’à des organisateurs/planificateurs, dont les missions possèdent une grande extension et un assez faible degré de spécificité ; le modèle est, une fois encore, celui des music supervisors ou bien des « architectes du choix » (choice architects)28 chers aux théories néolibérales du « coup de pouce » (nudge).
38Malgré cette évolution, les séries offrent un point de vue archaïsant sur la division verticale, en privilégiant le travail dans des structures imposantes, stables au point de paraître figées (les labels de Vinyl, Nashville et Empire, la compagnie et l’orchestre de dimension nationale de Flesh and Bone et Mozart in the Jungle) alors que toutes les études montrent que, si le travail dans les domaines artistiques se caractérise aujourd’hui par sa dimension fortement individualisatrice (ce que décrivent bien les séries backstage), c’est en raison notamment d’une activité par projet, au gré de collaborations qui s’inventent en fonction de chaque nouvelle situation de travail : Treme est l’une des rares séries à mettre en scène ces groupes d’interprètes qui se forment et se dissolvent au gré des projets ponctuels inventés par DJDavis, Antoine Batiste et leurs amis. Toutes les séries qui insistent sur le moment crucial que constitue l’enregistrement d’une performance en studio sous le regard implacable d’un producteur (Nashville, Vinyl, Empire...) valident une division verticale des responsabilités et du pouvoir, alors qu’une parcellisation des tâches et des spécialités (division horizontale) prime dans les mondes professionnels de la musique enregistrée – mais cette nouvelle organisation dépossède la performance de son rôle central, ce qui va évidemment à l’encontre de la formule narrative et spectaculaire des séries backstage, et du primat accordé à l’interprétation dans ces dramas musicaux. Empire met parfois en scène des processus de composition musicale qui évitent la forme du numéro musical pour se déployer sur plusieurs séquences, mi-narratives et mi-musicales, loin de l’espace du studio : lorsque son fils Jamal semble avoir perdu toute inspiration, Lucious Lyon se rend en prison pour enregistrer sur son téléphone portable une jeune rappeuse, dont la voix réveille l’inspiration de Jamal. Celui-ci conçoit ensuite son morceau dans son propre espace de travail, tantôt seul et tantôt avec d’autres musiciens, et plusieurs séquences montrent un processus de création qui consiste à enregistrer et aussi à modifier des fichiers audio (S02E18). Le modèle du grand studio d’enregistrement possédé par une major du disque est en effet depuis longtemps devenu obsolète, souvent remplacé par des structures indépendantes, de petite taille, qui sont la propriété de producteurs ou d’ingénieurs indépendants. L’enregistrement en studio a été dépassé par de nouvelles configurations d’organisation et de relations du travail, peu mises en scène dans les séries :
« Le statut du son comme événement acoustique auquel, à plus d’un titre, l’architecture des plus grands studios se prêtait encore, est essentiellement devenu hors sujet. Il ne s’agit pas de prétendre que l’enregistrement des sons, en tant que tel, n’est plus une activité importante dans le studio, mais plutôt [...] qu’il est devenu de plus en plus difficile de justifier la dépense que suppose le maintien de vastes installations dans le but d’obtenir ce qui est, en substance, seulement le point de départ d’un ensemble de pratiques de composition beaucoup plus longues et collectives29. »
39Dans les séries représentant des structures de production, l’insistance sur le motif du studio, dans lequel sont réunis de part et d’autre de la vitre les artistes (par exemple, dans Empire, Elle Dallas/Courtney Love) et les producteurs (par exemple, Cookie/Taraji P. Henson) permet de mettre en avant la créativité intense des uns, aiguillés par le sens artistique et le professionnalisme des autres, tout en concentrant tous les enjeux narratifs et spectaculaires lors des numéros musicaux dans le studio, bien circonscrits. Ces formules mettent en réalité en scène des modes de production obsolètes, mythifiés, tout en dramatisant lors de ces séquences attractionnelles l’injonction paradoxale adressée aux artistes : être libres, autonomes et créatifs, tout en obéissant aveuglément aux conseils et aux ordres des chefs de studio. Mais en personnalisant de façon extrême l’autorité qui s’exerce sur les interprètes, le backstage contemporain occulte, en le déplaçant sur le terrain des relations interpersonnelles, la fermeté de l’encadrement juridique qui bride aujourd’hui l’activité des artistes dans le secteur de la musique enregistrée. La spécificité industrielle de ce secteur est en effet largement liée à des conditions juridiques exceptionnelles, en raison de l’exclusion, depuis 1987, des artistes du disque de la protection offerte à tous les travailleurs californiens par la loi de 1872 qui limite les contrats de travail à une durée de sept ans30. En minimisant l’« esclavage » qui caractérise la condition de la plupart des artistes sous contrat avec un label – cet argument fut, dans le monde réel, mis en avant par les avocats de... Courtney Love, précisément, lors d’un procès de 2001 qui contestait la décision de 198731 –, le backstage contemporain perpétue, à sa façon, des fantaisies de liberté et de réalisation de soi dans la création qui paraissent indispensables à la formule spectaculaire du genre.
Formes de la division horizontale
40Les séries contemporaines se distinguent autant par la mise en scène d’une dimension verticale archaïque que par des représentations de formes plus contemporaines de la division horizontale des mondes de l’entertainment. Parce que c’est moins le résultat (le grand numéro final) que le processus et la durée qui importent, l’accent est davantage mis – dans une certaine mesure – sur la réalité du travail : dans Smash, les différentes étapes nécessaires à la création d’un spectacle de Broadway sont bien détaillées et fournissent la matière de nombreux épisodes : workshop (semaines de répétition sous forme d’atelier, permettant de rassembler les capitaux nécessaires à la future production), try-out (semaine de représentations qui a valeur de test), tech rehearsal (répétition pour mettre au point les aspects les plus techniques du spectacle), preview (avant-première), etc. concourent à donner l’illusion que le show final a pu tirer profit de ces différentes étapes et de la longueur du processus de création qui a été détaillé. Pourtant, la série n’est pas pour autant plus « réaliste » qu’un musical backstage hollywoodien, et dans l’un et l’autre cas l’attention des spectateurs est très rarement attirée sur les aspects techniques et concrets de la mise en scène. Le travail des machinistes, des électriciens, des ingénieurs et des ouvriers indispensables à une mise en scène est occulté au profit de celui des seuls interprètes : chanteurs (Smash), danseurs (Flesh and Bone) ou musiciens (Mozart in the Jungle), selon les séries. Les metteurs en scène, chorégraphes et chefs d’orchestre constituent un second cercle de métiers visibles, et dont la tâche principale dans les séries est une interaction avec les interprètes. Smash élargit le cercle à d’autres professions : productrice, compositeur, parolière et librettiste, même si une fois encore la réalité de leur travail est à peine effleurée. Ainsi, la présence fréquente du personnage de Julia Houston (Debra Messing), la librettiste, tient principalement à l’importance prise dans la série par ses relations amoureuses et familiales, et aucun livret n’a en réalité été rédigé pour Bombshell, la comédie musicale dont on voudrait nous faire accepter qu’elle occupe durant plusieurs mois l’activité professionnelle de Julia.
41En dépit de ces réserves (la performance semble tout devoir au labeur/ talent d’un interprète solitaire, à peine aiguillé par un « chef » souvent bienveillant, parfois autoritaire), la nature feuilletonnante des séries les conduit à multiplier le personnel professionnel gravitant autour des artistes, et ainsi à identifier de nouvelles formes dans les rapports de collaboration et de rivalité qui structurent les relations horizontales du travail. Cet aspect est particulièrement bien rendu dans Nashville et Empire, qui affichent frontalement une dette à l’égard du modèle structurel du soap opera (voir chapitre 6) et qui représentent un réseau important de professionnels gravitant autour des artistes, moins vus comme des individus inspirés que comme des professionnels aux prises avec d’incessantes négociations et de nombreuses relations de conseil, de coopération et de collaboration, qui déterminent et infléchissent la nature des performances. Les deux héroïnes de Nashville, en particulier, sont aussi éloignées que possible d’une représentation romantique de l’artiste inspirée, isolée et rebelle. Toutes deux sont d’efficaces interprètes et des parolières hors pair, mais la série pointe bien le caractère collectif de la création : bien qu’elles soient certes sous l’autorité d’un directeur de label impérieux, la série montre surtout que les deux femmes sont entourées de collaborateurs sans qui les performances ne seraient pas envisageables, tant dans la dimension organisationnelle du travail (managers, producteurs, personnels des labels, chargées de communication de crise) que sur le versant proprement technique et artistique (guitaristes, paroliers...). Les deux artistes s’opposent, dans la première saison de Nashville, par leur capacité plus ou moins grande à mobiliser selon les occasions l’activité de ces divers collaborateurs professionnels : la jeune Juliette Barnes (Hayden Panettiere) est un personnage hybride, partagée entre, d’une part, une représentation traditionnelle de la country (elle vient d’un milieu social très défavorisé, et pourrait être rapidement vue comme une « authentique » interprète32) et, d’autre part, une image de chanteuse pop qui rappelle des vedettes contemporaines (Taylor Swift, par exemple). En raison de sa jeunesse et du modèle ancien qui fonde partiellement sa persona, Juliette commet de nombreuses erreurs en refusant les conseils de collaborateurs avisés (son manager, ses chargés de communication) et en tentant de s’imposer par la vertu de son seul talent, de sa seule créativité. À l’inverse, Rayna James (Connie Britton) est une professionnelle accomplie, présentée par la série comme une légende vivante de la country (alors que ses origines bourgeoises lui retirent l’authenticité dont peut se targuer Juliette), et surtout capable de s’entourer des meilleurs collaborateurs, au gré de ses projets et des conditions que lui impose son label. Le talent de Rayna est certes musical, mais son sens de la division horizontale du travail et sa créativité dans la collaboration productive la rapprochent du modèle de l’entrepreneur.
Nashville, la série du Tennessee
Diffusée sur ABC puis sur CMT, Nashville diffère à plus d’un titre des autres séries « de coulisses ». Au-delà de la série, la franchise comprend des albums, des tournées de concert des principales stars, les épisodes spéciaux Nashville : On the Record dont certains ont été tournés dans le célèbre Ryman Auditorium de la ville du Tennessee. Surtout, chaque saison comporte un nombre impressionnant de chansons originales (64 pour la saison 2, par exemple, contre une moyenne de 150 chansons pour Glee, mais il s’agit uniquement de reprises, pour la série FOX). La série offre la particularité d’être tournée à Nashville et ses environs, profitant des incitations fiscales de la ville et de l’État du Tennessee. En retour, la ville et certains de ses lieux emblématiques (notamment le Bluebird Café) ont vu une augmentation significative des visiteurs venus sur les traces de Rayna James et de Juliette Barnes.
42Dans tout le cycle, les représentations archaïsantes d’une rigide division verticale renvoient à une certaine réalité de l’organisation du travail au siècle dernier (on pense à l’émergence, dans les années 1940, de la figure d’autorité du chorégraphe-metteur en scène), ainsi qu’à une forme de mythification de la création artistique, dans le domaine de l’entertainment, sous l’autorité d’un « génie créateur ». C’est donc plutôt la représentation de la division horizontale du travail qui différencie le backstage contemporain des représentations propres aux cycles antérieurs, ainsi que la mise à nu de rouages idéologiques du travail productif, auparavant occultés derrière la « spontanéité » et l’entrain bon enfant dont savaient faire preuve les interprètes. Mais lorsque ces séries musicales mettent en scène le spectacle des gagnants comme les efforts ou les déceptions des underdogs et des outsiders, et soulignent que les secteurs du divertissement promeuvent autant une concurrence acharnée qu’un sens de la solidarité à nul autre pareil, c’est moins pour attirer l’attention sur les impasses et les incohérences de ces activités artistiques que pour représenter des tensions culturelles qui ne sont sans doute pas propres à ces secteurs professionnels. Et en exacerbant les tiraillements et les contradictions entre individualisme et sens du collectif, ces productions télévisées ne se contentent pas de reprendre des motifs éculés du Rêve américain : elles les accommodent et les acclimatent plutôt aux évolutions récentes des discours politiques comme des pratiques économiques.
Notes de bas de page
1 Laurent Guido, « Le film musical : une fantasmagorie aux accents folk », in Marguerite Chabrol et Laurent Guido (dir.), Mythologies du film musical, Dijon, Les presses du réel, p. 32.
2 Jane Feuer, « Réflexivité et mythologie du divertissement dans la comédie musicale », in Marguerite Chabrol et Laurent Guido (dir.), Mythologies du film musical, op. cit., p. 67.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 68.
5 Ibid., p. 71.
6 Voir Pierre-Michel Menger, La Différence, la Concurrence et la Disproportion. Sociologie du travail créateur, Paris, Fayard/Collège de France, 2014, p. 19 ; « Selon [la valeur instrumentale], le travail est l’engagement de l’énergie individuelle dans des conditions plus ou moins pénibles d’effort physique et de charge mentale. Selon [la valeur expressive], il est la réalisation de soi dans l’agir productif. »
7 Richard Dyer, « Entertainment and Utopia » [1992], in Steven Cohan (dir.), Hollywood Musicals : the Film Reader, Londres et New York, Routledge, 2002, p. 19-29.
8 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil/La République des Idées, 2002, p. 22.
9 Ibid., p. 45 et 43-44 pour les deux citations.
10 Robert C. Rowland et John M. Jones, « Recasting the American Dream and American Politics : Barack Obama’s Keynote Address to the 2004 Democratic National Convention », Quarterly Journal of Speech, vol. 93 no 4, 2007, p. 425-448, voir p. 429-430.
11 Sur les « héros multiples », voir Sarah Sepulchre, « Le personnage en série », in Sarah Sepulchre (dir.), Décoder les séries télévisées, 2e éd., Bruxelles, de Boeck, 2017, p. 115-162.
12 Jane Feuer, « Réflexivité et mythologie du divertissement dans la comédie musicale », op. cit.
13 Barack Obama, « Remarks by the President at a Campaign Event in Roanoke, Virginia », 13 juillet 2012 ; « If you’ve been successful, you didn’t get there on your own. […] If you were successful, somebody along the line gave you some help. […] The point is, that when we succeed, we succeed because of our individual initiative, but also because we do things together. […] So we say to ourselves, ever since the founding of this country, you know what, there are some things we do better together. […] You’re not on your own, we’re in this together ».
14 Barack Obama, « Farewell Address », 10 janvier 2017 ; « What a radical idea, the great gift that our Founders gave to us. The freedom to chase our individual dreams through our sweat, and toil, and imagination – and the imperative to strive together as well, to achieve a common good, a greater good. […] They knew that democracy does require a basic sense of solidarity. The idea that, for all our outward differences, we’re all in this together, that we rise or fall as one. »
15 Thomas J. Sugrue, Le Poids du passé : Barack Obama et la question raciale, Paris, Fahrenheit, 2012 [2010], p. 88-90.
16 Ibid., p. 127.
17 Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, New Haven (CT), Yale University Press, 2008.
18 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, op. cit., p. 39.
19 Ibid., p. 40-41. Voir aussi Sherwin Rosen, « The Economics of Superstars », The American Economic Review, vol. 5, no 71, 1981, p. 845-858.
20 Ibid., p. 42-43.
21 « They’re weird, and unusual and quirky, but everything that they get made fun of for outside that room is what makes them shine inside it. »
22 Pour reprendre le titre d’un épisode de Smash, « Musical Chairs » (S02E07).
23 Dans les soaps, la modification paradigmatique est pleinement sollicitée pour introduire de la variation lors de péripéties récurrentes : dans The Bold and the Beautiful (1987-), par exemple, certains personnages se marient une dizaine de fois.
24 Tania Modleski, « La quête du lendemain dans les soap operas d’aujourd’hui : réflexions sur une forme narrative féminine », in Geneviève Sellier et Éliane Viennot (dir.), Culture d’élite, culture de masse et différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 173-184.
25 Sur ces six caractéristiques du jeu identifiées par Roger Caillois (le jeu comme activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive), lire Les Jeux et les Hommes (1967), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2014, p. 42-43.
26 Je synthétise ici et dans la suite de ce paragraphe des arguments développés par Pierre-Michel Menger dans l’introduction d’un cours donné au collège de France. « Introduction générale », Qu’est-ce que le talent ? Éléments de physique sociale des différences et des inégalités, 20 et 27 janvier 2017. URL : https://urlz.fr/adoH. Page consultée le 6 juin 2018.
27 Ibid.
28 Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, op. cit.
29 Paul Théberge, « The End of The World as We Know It : The Changing Role of the Studio in the Age of the Internet », in Simon Frith et Simon Zagorski-Thomas (dir.), The Art of Record Production : An Introductory Reader for a New Academic Field, Farnham, Ashgate, 2012, p. 77-90. Citation p. 89-90 ; « The status of sound as an acoustic event, to which, in many ways, the architecture of the larger studios still lent itself, has become largely irrelevant. This is not to say that recording sounds, as such, is no longer an important activity in the studio, but rather […] it has become increasingly difficult to justify the expense of maintaining large-scale facilities for the purpose of obtaining what is, essentially, only the starting point for a much more lengthy and engaged set of compositional practices. »
30 Sur cette question, voir Matt Stahl, Unfree Masters : Recording Artists and the Politics of Work, Durham (NC) et Londres, Duke University Press, 2013, p. 105-142.
31 Ibid., p. 143-182.
32 Joli Jensen, The Nashville Sound : Authenticity, Commercialization, and Country Music, Nashville et Londres, Vanderbilt University Press et The Country Music Foundation Press, 1998, p. 14 ; « La question des classes sociales hante la musique country. Les interprètes, les producteurs, les fans et les commentateurs luttent avec le problème de la légitimité sociale, sans pouvoir le résoudre » (« The issue of social class haunts country music. Performers, producers, fans, commentators struggle with, and can never fully resolve, the problem of social legitimacy »).
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Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020