Chapitre deux. Les paradoxes de la culture du musical
p. 93-138
Texte intégral
1Juste avant la diffusion par le réseau FOX du pilote de Glee, un article du New York Times, intitulé « Not That High School Musical »1, note l’inscription de la nouvelle série dans la filiation générique de comédies musicales backstage mettant en scène des adolescents qui unissent leurs forces pour monter un spectacle. C’est un genre ancien à Broadway remontant au moins au Babes in Arms (Shubert Theatre, 1937) de Richard Rodgers et Lorenz Hart, qui contribua à lancer une veine de comédies musicales qui gagna aussi Hollywood. Ce genre bien identifié de musical backstage est toujours aussi populaire à la télévision, aujourd’hui, avec plusieurs séries du studio Disney – High School Musical : The Musical : The Series ou encore Hannah Montana –, comme avec des séries de networks qui ciblent parfois des publics plus âgés : Rise, à l’ambition plus réaliste que Glee, et certaines séries qui adaptent le format en mettant en scène des spectacles créés par des adultes, professionnels (Smash) ou amateurs (Perfect Harmony).
2Si Glee, High School Musical : The Musical : The Series, Smash et Rise adoptent ainsi une trame narrative voisine de celle de films, séries et téléfilms contemporains (Disney a produit pour Disney Channel plusieurs franchises sur ce modèle), tout en demeurant assez proches de certains récits de l’âge d’or de Hollywood et de Broadway, c’est bien parce que les séries s’inscrivent naturellement dans l’histoire de la fiction populaire, et que si leur production est essentiellement un phénomène économique et social, celui-ci s’inscrit dans l’héritage des genres narratifs développés, quel que soit le média, depuis le début du xixe siècle2. Dans le cas de ces quatre séries – qui dessinent les contours d’un genre qui est en quelque sorte le cœur des fictions backstage –, cette filiation se traduit par un programme narratif mais aussi par le transfert d’un nombre important de figures spectaculaires, de modes de performance et de numéros issus de comédies musicales de Hollywood ou de Broadway.
3En interrogeant la façon dont ces séries interprètent des modèles spectaculaires, et transfèrent des représentations dans des contextes générique, culturel et médiatique différents, je verrai comment elles adaptent un répertoire de musicals scéniques et cinématographiques, mais aussi une mythologie à un média et à des publics particuliers (ceux de la télévision). L’analyse de la façon dont les séries recyclent de façon répétée des pans entiers de la culture américaine permet de mieux situer ces fictions dans une histoire des formes et des représentations, et de saisir les constructions culturelles qu’elles élaborent à partir de musicals de Broadway – qui en retour doivent composer avec leur succès, comme avec celui des talent shows télévisés.
Les séries TV face à Broadway
4La plupart des séries backstage s’appuient sur des chansons et plus largement sur la culture du théâtre musical, bien que ce choix puisse paraître paradoxal : si le répertoire des show tunes de Broadway, aujourd’hui, rassemble des chansons dont les styles musicaux sont hétérogènes, la facture des chansons patrimoniales de Broadway diffère de celle des titres pop/rock entendus dans la plupart des séries non musicales, et les publics des théâtres musicaux peuvent, de prime abord, sembler bien peu compatibles avec ceux des networks de la télévision. De fait, si des chansons de musicals scéniques ou cinématographiques, récentes ou anciennes, sont reprises dans les séries, elles sont transférées dans un nouveau contexte avec prudence, à l’aide de tactiques complémentaires : mash-ups mêlant show tunes et chansons pop3 ; juxtaposition, dans le même épisode, de chansons dont le genre musical est différent ; arrangements tendant à lisser les spécificités culturelles, stylistiques et vocales des morceaux4. Quoique le choix de ce répertoire singulier ait parfois été présenté comme la conséquence de décisions mal avisées (plusieurs articles ont signalé combien les goûts personnels de Robert Greenblatt, à l’époque président de NBC Entertainment, ont été décisifs dans la mise en chantier de Smash5), ce chapitre montrera au contraire que le recours aux show tunes6 et à la culture du musical fait partie de stratégies industrielles visant à rassembler, autour des séries backstage, des cibles spectatorielles complémentaires.
Des répertoires hétérogènes
5La comédie musicale7 occupe une place de premier plan au sein de la série Glee, bien que paradoxalement cette forme semble de prime abord peu adaptée aux objectifs d’audience d’une série diffusée sur un network. Même si le répertoire chanté de la série puise dans des styles musicaux variés (pop, rock, country, R & B, etc.), ce sont les titres récents des stars de la pop américaine qui tiennent le haut du pavé, c’est-à-dire des morceaux connus dont la reprise par les jeunes chanteurs de Glee est susceptible d’amener les internautes à télécharger les fichiers musicaux sur la plate-forme iTunes, juste après une diffusion dans la série. Pour la saison 6, par exemple, 17 chansons (sur 73) sont des reprises de chansons récentes, dont la version originale est sortie après 2008. Il n’est donc guère surprenant qu’un article du Los Angeles Times, en décembre 2011 (durant la diffusion de la saison 3), puisse noter que « les ventes de la musique de Glee ont plongé quand le groupe a pioché dans le répertoire de Broadway plus tôt cette année »8. Dans les trois premiers épisodes de la saison 3, en effet, Glee avait misé de façon inédite sur la comédie musicale, en proposant dès le premier épisode des reprises de musicals patrimoniaux des années 1930 et 1940 (The Wizard of Oz, Anything Goes ou encore Annie Get Your Gun) et en accordant une étonnante primauté à cette forme (dix titres sur les quinze de ces trois premiers épisodes). Si les choix musicaux de Glee furent rarement aussi tranchés, l’ensemble de son répertoire confirme l’importance et la stabilité de cet héritage de la comédie musicale : au cours de la saison 1, par exemple, Glee procède à la reprise de 21 titres de musicals (sur un total de 131 chansons), et dans la saison 4 ce sont 21 chansons de comédies musicales qui sont interprétées (sur 136 chansons). Ce chiffre baisse légèrement dans les deux dernières saisons (17 titres sur 120 morceaux dans la saison 5, et 7 chansons sur les 73 titres que compte la saison 6, plus courte que les cinq précédentes), suggérant qu’il est nécessaire de réorienter le répertoire vers la pop contemporaine à un moment où le public s’écarte de Glee – sans toutefois bouleverser l’identité musicale de la série.
6La même prudence est à l’œuvre dans Smash, une série de network qui tente de conjuguer show tunes (au sens le plus traditionnel du terme) et chansons populaires. Alors même que Smash est plus encore que Glee ancrée dans la culture du musical – la série raconte la difficile création, à Broadway, d’une comédie musicale sur la vie de Marilyn Monroe –, les chansons ne sont pas toutes des titres originaux écrits pour l’occasion par Marc Shaiman et Scott Wittman (le compositeur et le parolier de la version scénique de Hairspray de John Waters, entre autres). Deux premiers albums furent distribués dans le sillage de la série par Columbia Records : en février 2013 Bombshell, qui reprend tous les titres composés par Shaiman et Wittman pour le biopic musical fictif sur Monroe répété dans la série, et un an auparavant, en mai 2012, The Music of Smash qui sur 13 titres ne comporte que cinq créations du duo. Le reste de l’album fait la part belle aux reprises de genres musicaux divers (pop, country...), entendues dans la série. Ainsi, dans le premier épisode, lors de l’audition qu’elle passe à Broadway pour le rôle de Monroe, Karen Cartwright (Katharine McPhee) fait un choix iconoclaste : plutôt qu’un standard de Broadway ou une chanson du répertoire de Marilyn, elle chante une reprise de Christina Aguilera (« Beautiful »), dont les paroles sont certes adaptées à la circonstance, mais dont le style coïncide assez peu au type de voix attendu pour une interprète de Broadway. La chanson correspond en revanche parfaitement à la persona de l’interprète, puisque McPhee avait déjà interprété un titre d’Aguilera, « The Voice Within », lors d’un épisode d’American Idol en 2006. La première chanson interprétée par McPhee dans la série, « Over the Rainbow », présente pareillement l’avantage d’être à la fois un classique de comédie musicale, un titre dont la popularité a traversé les époques – et une chanson précédemment reprise par McPhee (lors du dernier épisode de la cinquième saison d’American Idol). Les premiers épisodes de Smash sont ainsi sur la corde raide, en combinant le récit d’une création de spectacle de Broadway avec des choix musicaux hétéroclites : les show tunes traditionnels qui sont la marque des spectacles de Broadway, mais aussi des reprises de chansons pop et country afin de permettre aux spectateurs d’organiser leur système d’attente en fonction de Broadway (la spécialité de Megan Hilty, qui interprète Ivy Linn, la rivale dans la fiction de Karen Cartwright) et également du répertoire d’American Idol (une émission qui a permis à Katharine McPhee de se faire connaître).
7Dans Rise, série également diffusée par NBC, la quasi-totalité des chansons diégétiques sont des reprises de Spring Awakening (Eugene O’Neill Theatre, 2006-2009), un musical que le theatre department du lycée tente de monter en fin d’année. Toutefois, la promotion de la série fut en partie adossée à des morceaux d’un répertoire différent. NBC utilisa abondamment un clip dans lequel les acteurs de la série proposent une reprise de « Glorious » de Macklemore, alors même que cette chanson de 2017 n’est interprétée dans aucun épisode, et que le rap – un style musical qui n’est plus incompatible avec Broadway, comme le prouve en particulier le succès, depuis 2015, de Hamilton (Richard Rodgers Theatre, 2015-) – n’est que très rarement utilisé dans la bande originale de la série. La compilation Rise Season 1 : The Album commercialisée par Atlantic en mai 2018 comporte ainsi plusieurs chansons de Spring Awakening mais aussi des reprises de titres, pour la plupart très récents, qui permettent de contraster le répertoire de Broadway par des choix musicaux pointus, empruntés à des chanteurs ou des groupes confidentiels, dans une stratégie qui rappelle celle de séries du début des années 2000 comme The O.C. (2003-2007)9. Mais alors que Glee et Smash optent pour de franches solutions de continuité et une forme de parataxe (musiques patrimoniales de Broadway vs chansons pop ou country au sein d’un même épisode), Rise affirme sa singularité en ancrant toutes ses reprises (Spring Awakening comme les chansons préexistantes) dans un son pop/rock alternatif homogène qui correspond assez bien au style de nombreux spectacles de Broadway, aujourd’hui. À la fin de l’épisode 6, par exemple, la chanson « On Our Way » de The Perennials (une ballade folk de 2017) est suivie sans rupture par une reprise de « Mama Who Bore Me » de Spring Awakening, la transition étant facilitée par la facture rock/folk des chansons composées par Duncan Sheik pour le musical de Broadway.
Des publics antagonistes ?
8Il est surprenant que plusieurs séries de network puissent miser sur des chansons (et parfois des récits) inspirés par les formes et la culture du théâtre musical, tant les publics respectifs des networks et des musicals du « Great White Way » sont éloignés. Cette démarche relève-t-elle d’une pure contradiction – difficile à admettre en raison du mode de production industriel de la télévision américaine – ou d’une approche empirique qui tenterait de cibler, parmi d’autres, les publics traditionnels du théâtre de Broadway ? Ou bien ce rapprochement marque-t-il la reconnaissance par les networks de l’existence de nouveaux publics du théâtre musical, entièrement compatibles avec ceux des séries ?
9Les études sur la fréquentation des théâtres de Broadway marquent bien la différence avec des séries qui tentent de se positionner sur la tranche d’âge des 18-49 ans, et qui ne peuvent se contenter d’un public de niche, à l’inverse de certaines chaînes du câble. Toutefois, si les spectacles de Broadway en général drainent un public assez âgé, les musicals scéniques attirent tout de même, à partir du XXIe siècle, un public plus jeune que le théâtre non musical : les plus de 50 ans comptent alors pour près de 56 % du public du théâtre non musical, et pour seulement 34,5 % de celui du théâtre musical. Et les 18-49 ans, pour la saison 2008- 2009, représentent environ 54 % des spectateurs des pièces ”musicales10. Bien que les musicals de Broadway aient avant tout un public blanc (les ¾ des spectateurs), féminin (plus de 66 % du public pour la saison 2008-2009), et composé de nombreux touristes (plus de 62 % des spectateurs sont des visiteurs américains ou étrangers)11, le public du théâtre musical ne se limite pas, aujourd’hui, à ces catégories privilégiées, ce qui tient tant à des traditions culturelles bien ancrées qu’à des évolutions récentes. Comme les musicals du XXe siècle font partie d’un patrimoine commun, ils sont connus et repris bien au-delà des représentations de Broadway et des théâtres des grandes villes : « parce que la comédie musicale est une forme commerciale et populaire, les spectacles sont largement produits dans des community theaters, des dinner theaters, des lycées, et constituent aussi un mode de représentation fréquent dans les églises et les festivals locaux »12. La série de téléréalité Encore !, produite par Disney depuis 2017, est le signe de cette popularité : il s’agit de réunir d’anciens camarades de lycée qui ont dans le passé monté une comédie musicale, et qui se retrouvent pour une dernière représentation.
La comédie musicale : scènes et disques
Dans un article sur Hamilton, Stacy Wolf rappelle qu’à partir des années 1950, des millions d’Américains ont été initiés à la culture de la comédie musicale non pas en assistant à des spectacles de Broadway (les théâtres sont trop éloignés et les places trop chères pour la plupart des Américains), mais en écoutant les cast albums des spectacles, qui permettent encore aujourd’hui de prendre part à la culture musicale de shows comme Wicked (Gershwin Theatre, 2003-) et Hamilton bien au-delà des représentations des théâtres de Manhattan. Si le cast album a connu son heure de gloire dans la seconde moitié du XXe siècle, cette tradition est perpétuée aujourd’hui avec les succès de quelques albums : en août 2018, Billboard note ainsi que le cast album de Hamilton figure depuis 150 semaines à son palmarès « Billboard 200 »*. La grande majorité des fans de Hamilton n’ont pas vu le spectacle mis en scène au Richard Rodgers Theatre, mais la plupart ont pu écouter l’album « Original Broadway Cast » ou même The Hamilton Mixtape (un album distribué en 2016 par Lin-Manuel Miranda, dans lequel les chansons du spectacle sont reprises par de nombreux artistes dont certains, comme Kelly Clarkson et Jimmy Fallon, ne sont pas des interprètes habituels de Broadway).
* Keith Caulfield, « Billboard 200 Chart Moves : Hamilton Cast Album Reaches Top 40 Longevity Milestone », Billboard, 28 septembre 2018.
10Plus que la prégnance du musical dans la culture populaire américaine, les séries valident en réalité la place occupée par une poignée de musicals – mais une poignée seulement – qui conservent la capacité de fédérer largement, et il est nécessaire de faire la différence entre ces shows exceptionnels (Wicked, Hamilton...), appréciés par un public de masse, et la majorité des spectacles de Broadway qui ne concernent que des publics de niche, bien caractérisés par les enquêtes démographiques de la Broadway League. Comme le montre l’exemple de Hamilton, dans les dernières décennies plusieurs spectacles culte ont permis d’opérer un rajeunissement sinon du public des théâtres de Broadway, du moins de la culture du théâtre musical, et de compléter le traditionnel public de touristes par des communautés de fans, jeunes et passionnés par les spectacles. Pour la saison 2016-2017, l’enquête de la Broadway League note ainsi que l’âge moyen des spectateurs de Broadway est de 41,7 ans, contre près de 44 ans la saison précédente13. Et les spectateurs de moins de 18 ans et de la tranche d’âge des 25-34 ans atteignent des niveaux jamais égalés depuis 1997 (année du début des sondages menés par l’organisme).
11Stacy Wolf a montré combien la superproduction Wicked, toujours jouée depuis sa création en octobre 2003 au George Gershwin Theatre, a marqué une étape cruciale. Wicked doit en effet une partie de son succès fulgurant à l’activité d’un public de fans (essentiellement composé de spectatrices adolescentes et préadolescentes) qui s’expriment abondamment sur Internet – sans d’ailleurs avoir toujours pu assister à une représentation du musical. Les journaux les plus importants du pays, rappelle Wolf, ont tous, à partir de 2005, écrit des articles sur l’extraordinaire popularité du spectacle, de ses personnages et de ses chansons auprès des jeunes filles14, ainsi que sur le rajeunissement (relatif) du public de Broadway. Cette communauté de jeunes spectatrices actives et impliquées correspond à l’une des cibles démographiques intéressant les responsables des networks, les sociétés de production de séries télévisées pour adolescents, et aussi les annonceurs publicitaires, dont l’une des ambitions est de cibler des spectatrices jeunes, voire très jeunes15. Depuis 2015, le spectacle Hamilton créé par Lin-Manuel Miranda connaît lui aussi un succès important auprès de très nombreux jeunes gens16, en raison notamment de ses choix musicaux (rap, mais aussi rock, jazz, show tunes...), et de l’interprétation de personnages connus de l’histoire américaine par des acteurs noirs et hispaniques. Dans l’une des premières séquences de Rise, Lou Mazzuchelli (Josh Radnor) annonce à sa famille sa décision de reprendre la section théâtre du lycée. Il discute avec son épouse des conséquences pratiques qu’entraînera un tel choix, et on entend en fond la musique écoutée par ses deux filles (la séquence s’ouvre d’ailleurs par un gros plan du titre de la chanson sur le smartphone de la jeune fille) : la chanson titre de Hamilton, dont Lou, heureux du soutien de son épouse, peut murmurer les paroles si adaptées à sa situation, en même temps que ses filles, de l’autre côté de la vitre : « Alexander Hamilton / My name is Alexander Hamilton / And there’s a million things I haven’t done / But just you wait, just you wait... ». Le choix de cette chanson en début de série ne doit rien au hasard : il s’agit de lier d’emblée la fiction à un phénomène culturel récent et à une chanson qui, au théâtre, déclenche l’enthousiasme du public17, tout en laissant supposer que l’on retrouvera chez Lou la passion juvénile et l’opiniâtreté de Hamilton.
Quand les musicals ciblent les jeunes
Dès les années 1990, les musicals de Disney – par exemple Beauty and the Beast (Palace Theatre, 1994-1999) – ont montré que le public des enfants et des adolescents pouvait être important pour assurer le succès d’un spectacle. Depuis le triomphe de Wicked et de séries musicales comme Glee, les campagnes de marketing des spectacles visent les jeunes spectateurs, tandis que se multiplient les personnages d’adolescents sur scène, dans de nombreux musicals comme Matilda (Shubert Theatre, 2013-2017), School of Rock (Winter Garden Theatre, 2015-2019) ou Dear Evan Hansen (Music Box Theatre, 2016-). Bien que les jeunes spectateurs soient importants pour lancer un spectacle, ce public particulier demeure toutefois insuffisant sur le longterme, car le coût de production des spectacles – surtout depuis la veine de megamusicals initiée par les productions d’Andrew Lloyd Webber et Cameron Mackintosh dans les années 1980, et Disney dans les années 1990* – impose de viser des cibles diversifiées et de ne pas négliger les segments démographiques qui composent le public habituel des théâtres**.
* Jonathan Burston, « Recombinant Broadway », Continuum, vol. 23, no 2, 2009, p. 159-169.
** Campbell Robertson, « Tweens Love Broadway, but Can’t Save It Alone », The New York Times, 2 octobre 2007.
Agréger des cibles spectatorielles
12Dans chacune des séries backstage du corpus, la référence à Broadway passe avant tout par la « validation, valorisation, et célébration du désir de chanter, danser, et donner vie à un numéro de théâtre musical »18, c’est-à-dire par l’apologie de la performance et de l’interprétation. En outre, en contrepoint de l’évolution des personnages et des intrigues, Broadway – le lieu, la mythologie, les performances – contribue à modeler le noyau immobile des séries en fournissant un réservoir de situations narratives et aussi d’interprétations corrélées au système d’attente générique des spectateurs, tout comme aujourd’hui Broadway doit compter avec le succès de Glee, c’est-à-dire avec l’« intertexte lowbrow de la série télévisée FOX »19 – mais aussi avec celui des talent shows.
13Parce que l’univers de Broadway (ses théâtres, ses répétitions, ses chansons, ses divas...) imprègne fortement la diégèse des séries, celles-ci imposent d’autant plus facilement des situations « type » : rassemblée dans la salle de répétition ou dans le théâtre, la chorale ou le theatre department assistent à un duo ou à la prestation d’une « diva » (Glee, Rise, Perfect Harmony, High School Musical : The Musical : The Series) ; la productrice, le metteur en scène, et le chorégraphe organisent la répétition d’une chanson en vue d’un futur spectacle (Smash, Fosse/Verdon). Ces effets d’itération et d’écho sont accentués par la nature même des morceaux repris, et par le caractère transmédiatique de la comédie musicale américaine. Ainsi, avant d’être l’une des chansons de l’épisode de Noël de la saison 4 de Glee et de contribuer aux procédés de répétition propres à la série, « Have Yourself a Merry Little Christmas » est chantée par Judy Garland dans Meet Me in St. Louis (1944), puis intégrée aux spectacles et aux disques de chanteurs d’hier (Frank Sinatra, Ella Fitzgerald) et d’aujourd’hui (Christina Aguilera, Katharine McPhee).
14En raison de la présence diffuse de la comédie musicale dans la culture américaine, les références à Broadway, dans les séries, dépassent largement la simple reprise de chansons. Glee a ainsi recruté deux stars de Broadway pour des rôles récurrents, Kristin Chenoweth et Idina Menzel (elle joue le rôle d’une coach de chant qui est aussi la mère de l’héroïne, Rachel Berry). Le choix de Menzel est judicieux : la chanteuse a participé à la création de deux comédies musicales importantes, Rent en 1996 et surtout Wicked en 2003, spectacle dans lequel elle a créé le rôle d’Elphaba aux côtés précisément de Chenoweth. Comme l’explique Stacy Wolf, la star est aujourd’hui l’objet d’un véritable culte auprès d’un vaste public de jeunes filles20, et une série qui ne cesse de miser sur l’attrait de la mythologie de Broadway ne peut que bénéficier de la présence épisodique de l’une des plus grandes stars du musical, dont le noyau de fans correspond bien aux publics cibles de la série. Lea Michele elle-même, avant d’interpréter Rachel Berry dans Glee, a créé à Broadway le personnage de Wendla dans Spring Awakening. La mythologie de la comédie musicale imprègne ainsi profondément une série dont plusieurs personnages ont pour ambition première de devenir eux-mêmes des acteurs de comédie musicale. À partir de la saison 4, Rachel Berry est élève dans une école de comédie musicale de Manhattan, et elle décroche rapidement le premier rôle dans une importante production de Funny Girl.
15Parce que Smash narre les aléas de la production d’un spectacle fictif, la série est profondément imprégnée de la culture de Broadway et de la scène alternative (dans la seconde saison, certains sont impliqués dans la création d’un spectacle nommé Hit List, dans le cadre d’un workshop). Smash s’efforce de relater les différentes étapes de la production d’un spectacle (l’écriture des chansons et du livret, la recherche de financements, les auditions pour les financiers les plus importants, les tech rehearsals, etc.), et multiplie donc, tout autant que Glee, les apparitions de guest stars appartenant au monde de Broadway, comme Liza Minnelli (S01E25) ou Jonathan Groff (qui a créé le rôle de Melchior dans Spring Awakening, et qui par ailleurs joue un rôle secondaire dans Glee). Tout comme dans Glee, une star de Broadway, Bernadette Peters, interprète la mère de l’une des deux héroïnes, et plusieurs comédiens importants au théâtre (Christian Borle, Brian d’Arcy James) jouent certains des personnages de la série, souvent dans des rôles non musicaux.
16Dans ces séries, les chansons sont donc une part seulement de la mythologie de Broadway qui imprègne les valeurs et les rêves des personnages. Dans Glee en particulier les références à des personnages de musical ou à des vedettes de Broadway, à « Barbra » ou à « Patti », sont incessantes et contribuent pleinement à la réflexivité comme à l’esprit camp du musical. Certains épisodes dans leur ensemble sont des références indirectes à Broadway, comme l’épisode « Extraordinary Merry Christmas » (S03E09), un pastiche de l’épisode de Noël du Judy Garland Show (1963). Cette présence diffuse de la culture du musical, une forme qui n’est pourtant plus au cœur de la culture de masse américaine, permet de cibler plusieurs catégories distinctes de publics. Tout d’abord, il faut rappeler que ces séries de networks sont destinées à un public très large, principalement le segment des 18-49 ans mais pas seulement : avec Glee, Rise, Smash et Empire, les réseaux comptent avant tout sur l’immense réservoir de spectateurs des talent shows. Dans ce contexte, l’intérêt du théâtre musical est double : il permet de cibler plus spécifiquement les jeunes spectatrices, et ensuite une audience d’adultes plutôt urbains, progressistes et éduqués. En effet, à partir des années 1990 et en raison notamment de la concurrence des chaînes câblées et des exigences des annonceurs publicitaires, les networks ont dû abandonner leur stratégie de « public de masse » pour offrir des programmes destinés à des segments de population définis en fonction de l’âge, de la classe sociale, du genre et de l’appartenance raciale (narrowcasting)21. C’est à cette époque que les réseaux commencent à tenter de cibler spécifiquement un public d’adultes urbains grâce à de nouvelles séries dont les thèmes et le contenu plus adulte (violence, sexualité...) s’inspirent dans une certaine mesure des recettes déjà testées sur les chaînes câblées. Dans les séries musicales en particulier, l’univers du théâtre musical est presque toujours associé à un humour et des thématiques camp, ainsi qu’à la présence de plusieurs personnages gays et lesbiens. Comme le rappelle Steven Cohan, « le lien étroit entre la comédie musicale et la sensibilité gay est un tel cliché qu’un film ou une série télévisée peut en faire le signe automatique de l’identité gay d’un personnage »22. Il serait toutefois erroné d’imaginer que les networks ont souhaité cibler spécifiquement les spectateurs gays et lesbiens avec ces séries diffusées en première partie de soirée. Si certains créateurs profitent à l’évidence de ces séries pour améliorer la visibilité de certains sujets (par exemple la condition des homosexuels et transsexuels noirs et latinos, dans Pose), la culture de Broadway et les thématiques queer qui y sont attachées font surtout partie d’un ensemble de sujets et de thématiques permettant de toucher des cibles bien plus larges :
« Les sujets gays ont été utilisés pour cibler une audience considérablement plus vaste composée de professionnels citadins et progressistes. Le fait que ces sujets pouvaient aussi être particulièrement efficaces auprès d’un segment gay hautement lucratif de cette audience “de qualité” était un bénéfice collatéral qui, de toute façon, n’était pas quantifiable23. »
17Parce que la comédie musicale (de Broadway comme de Hollywood) a toujours été populaire auprès d’un public gay et lesbien24, et que plusieurs séries backstage adoptent un ton camp et une perspective queer, elles peuvent sembler cibler explicitement les publics gays et lesbiens. Mais la culture du musical qui imprègne les séries backstage est à la fois diffuse et incohérente ; elle englobe des spectacles patrimoniaux comme des megamusicals, des références pointues et des chansons de shows produits par Disney. Cette extension contribue à éclairer les contradictions idéologiques d’une série comme Glee ; elle a surtout pour ambition de concilier des cibles spectatorielles complémentaires et non exclusives.
Transferts entre théâtre musical et séries backstage
18Quel est le lien entre une source (une chanson ou un numéro musical, ou également plusieurs chansons d’un même musical) et une reprise dans un épisode télévisuel ? Pour reprendre l’utile typologie élaborée par Gérard Genette25, l’opération relève de la transposition, et elle s’effectue selon un régime sérieux – mais l’autre pratique envisagée par Genette, l’imitation, n’est pas à exclure, loin s’en faut, surtout lorsque sont transposés des numéros du cinéma hollywoodien : l’adaptation dans Glee de « Cheek to Cheek » (S05E07), un numéro très célèbre de Top Hat (1935), dansé pour l’occasion par les deux ennemis que sont Will Schuester et Sue Sylvester, est un pastiche (donc une imitation en régime ludique), tout comme l’adaptation de « Make’ Em Laugh » (S02E07), l’un des grands moments musicaux de Singin’ in the Rain. S’il est clair que, la plupart du temps, les reprises du théâtre ou du cinéma musical sont bien des transpositions, les échanges d’un média (théâtre ou cinéma) à l’autre (télévision) nécessitent des ajustements. Dans son analyse des adaptations de pièces (non musicales) de Broadway par les studios hollywoodiens à l’époque classique, Marguerite Chabrol étudie le processus de « remédiatisation »26 à l’œuvre dans de telles transpositions :
« l’importation de spectacles théâtraux ne se traduit pas systématiquement au cinéma par une démarcation et une surenchère spectaculaire : il ne s’agit pas tant d’une adaptation, au sens courant d’une transformation de la source pour l’acclimater aux caractéristiques du cinéma, que d’une remédiation, dans la mesure où le cinéma s’efforce souvent de reproduire avec ses moyens propres les effets développés sur les scènes27. »
19À la différence de ces adaptations de l’époque du cinéma classique, les transpositions que j’envisage ne désignent pas des processus d’adaptation de pièces sous forme audiovisuelle, mais généralement des transpositions partielles. Les séries musicales contemporaines n’en proposent pas moins des transferts de formes, de codes esthétiques, culturels et génériques typiques du théâtre musical, et la transposition/ « remédiatisation » est rendue nécessaire tant par l’écart entre les conventions spectaculaires scéniques et télévisuelles, qu’en raison de conceptions bien différentes des publics de la télévision et des autres médias, ce qui permet d’interpréter une grande partie des différences.
La diva entre camp et teen
20Dans Glee, les représentants des minorités ont peu accès aux grands solos de comédie musicale, en particulier la jeune lycéenne noire Mercedes Jones, qui ne chante seule que le grand air du personnage (noir) d’Effie White dans Dreamgirls (« And IAm Telling You I’m Not Going ») : les rôles de divas sont l’exemple par excellence des discriminations raciales et sexuelles perpétuées par les séries musicales. Mercedes Jones ne participe jamais à un duo sentimental de comédie musicale avec un partenaire masculin, et ses duos ont plutôt pour fonction de mettre en scène sa rivalité avec la diva (blanche) du Glee Club, Rachel Berry, qu’il s’agisse d’un véritable duo (« Take Me Or Leave Me » de Rent, S02E13) ou d’un montage alterné de deux performances en réalité successives, afin de souligner les différences d’interprétation mais aussi la commune puissance vocale des deux rivales, lors de « Out Here On My Own » (S03E03) de Fame, ou même « Defying Gravity » de Wicked (en réalité un trio avec Kurt Hummel, S05E12). Si ces « diva-off » entre Rachel et Mercedes débouchent souvent sur un statu quo (les deux rivales se rendent compte, en chantant « Take Me Or Leave Me », qu’elles sont toutes deux très douées), Mercedes Jones est largement perdante en raison du faible nombre de ses solos. À l’inverse, Rachel Berry ne chante pas moins de onze solos de show tunes de comédie musicale dans les six saisons de Glee, essentiellement des grands airs du répertoire féminin – « Don’t Rain On My Parade » (S01E13) et « I’m the Greatest Star » (S05E17) de Funny Girl, « What I Did For Love » (S02E01) de A Chorus Line – souvent chantés par les divas que Rachel admire, comme Barbra Streisand. Ces emplois sont cohérents avec la caractérisation d’un personnage qui rêve dès les débuts de la série de devenir une chanteuse de comédie musicale, mais contribuent, en pérennisant le stéréotype racial de la diva blanche, à la marginalisation vocale des minorités raciales. Pourtant, Rachel participe en réalité, dès les premiers épisodes de la série, du stéréotype de la « Jewish American Princess » (JAP), qui permet de mettre au premier plan son altérité, son affiliation à une minorité religieuse, afin de pouvoir légitimer sa participation au Glee Club, refuge de tous les parias28. La nature comique et carnavalesque de la série tend à exacerber le stéréotype : l’appartenance à la classe moyenne, la présence d’un père très indulgent (Rachel possède en fait deux pères gays qui idolâtrent leur fille), le caractère névrotique de la jeune femme sont autant de traits typiques de la JAP, comme le montre Rachel Dubrofsky. Pour autant, la comparaison avec Mercedes Jones et avec les interprètes des minorités raciales montre que, dans la série, la judéité de Rachel ne l’empêche absolument pas de bénéficier de tous les privilèges de la blanchitude, comme le montre sa capacité à interpréter des répertoires extrêmement variés, sans restriction aucune. Comme le résume bien Dubrofsky, dans Glee « Juif veut dire “blanc”, et noir veut dire “noir” »29.
21Plus que Mercedes Jones, c’est Kurt Hummel qui est identifié comme le vrai rival de Rachel Berry par son répertoire de solos de show tunes, bien qu’il soit en réalité disqualifié à deux reprises face à sa camarade en chantant « Defying Gravity », une première fois en raison de sa piètre performance (S01E09), et une seconde fois car personne ne songe à voter pour lui (S05E12). Dans la dizaine de solos de Kurt qui sont tirés de musicals, la plupart sont des airs dramatiques de divas, très souvent de véritables eleven o’clock numbers (les grands numéros de fin du deuxième acte), comme « Rose’s Turn » de Gypsy (S01E18). Ce sont fréquemment des chansons I Am/I Want, c’est-à-dire des moments musicaux qui visent à définir l’identité et/ou le désir et les objectifs d’un personnage féminin, comme « As If We Never Said Goodbye » (S02E18) de Sunset Boulevard ou « Some People » (S02E21) de Gypsy. Plusieurs chansons expriment la volonté d’une évolution (« I Am Changing » de Dreamgirls, S05E13) ou la nostalgie de temps heureux et la difficulté de prendre un nouveau départ (« Memory » de Cats, S05E19). Les séquences se caractérisent presque toutes par une théâtralité affirmée : représentation scénique, visibilité de l’orchestre sur scène, mouvements de danse excentriques ou shimmies inspirés du théâtre burlesque, costumes spectaculaires... La tenue portée par Kurt pour « Le Jazz Hot » de Victor Victoria (S02E04), un smoking masculin pour la moitié gauche du corps, et un vêtement féminin à franges pour la moitié droite, rend explicite ce qui n’est montré, dans Victor Victoria, qu’à l’issue du numéro, lorsque Victoria révèle sa coiffure – et son identité – masculine. Tous les numéros de Kurt soulignent ainsi une altérité foncière (« Not The Boy Next Door », S03E18), rapportée au genre (les costumes, l’interprétation de rôles féminins), alors même qu’il s’agit en réalité toujours de singulariser le personnage en le renvoyant à une altérité sexuelle (son homosexualité), traitée sur un mode tragique (il a des rôles de diva vieillissante) : ce transfert/remédiatisation de la figure de la diva sous les traits d’un jeune homme gay qui chante plusieurs airs d’une voix de fausset est typique du style camp de la série, tant la diva demeure une figure plébiscitée par les publics gays et lesbiens du musical, quel que soit le média.
22Les interprétations de Kurt et Rachel, tout comme celles de Karen et Ivy dans Smash, ne se réduisent pourtant pas à des transpositions camp plus ou moins mises au goût du jour des performances emblématiques de divas comme Ethel Merman, Barbra Streisand ou Carol Channing. Dans son analyse du pouvoir de fascination des nouvelles divas de Broadway (le personnage de certains musicals comme diva, et aussi certains interprètes comme divas) sur de très jeunes spectatrices, notamment celles de Wicked, Stacy Wolf montre que cet archétype présente de nombreuses similitudes avec les adolescents, quel que soit leur sexe : « comme les divas, les adolescents sont passionnés, capricieux, exigeants ; ils sont à la fois masculins et féminins. Et l’adolescent, comme la diva, est en évolution »30. Ces rapprochements permettent de mieux comprendre la place des grands airs de Broadway dans le transfert opéré par les séries backstage, tout comme la présence de nombreux « double divas » – l’expression est employée par Wolf au sujet du couple formé par Glinda et Elphaba dans Wicked –, c’est-à-dire des duos qui proposent une relecture queer des couples hétérosexuels typiques des musicals scéniques de Rodgers et Hammerstein du milieu du xxe siècle31. Smash est ainsi rythmé par la rivalité professionnelle, musicale et amoureuse de Karen et Ivy, les deux chanteuses, qui s’exprime musicalement dans les nombreux « faux » duos de la série (des chansons où le montage alterne entre les performances de l’une et l’autre), avant que le numéro final « Big Finish » (S02E17) ne vienne sceller l’amitié entre les deux femmes. Glee exploite plus encore cette figure du couple de divas : Rachel Berry/Lea Michele correspond parfaitement au stéréotype de la diva comme « femme extraordinaire, [qui] naît souvent de la conjonction d’un physique “laid” et d’une voix belle et puissante »32. Comme Elphaba, Rachel incarne la diva qui brise les règles, notamment de l’amitié (ses camarades lui reprochent souvent d’être prête à tout pour sa carrière), qui « est condamnée pour sa force et sa détermination »33, mais la série, tout comme les musicals d’aujourd’hui, « injecte une sensibilité contemporaine qui transforme la diva de Broadway typique, une force plus grande que nature, en une fille banale »34. Les performances de Kurt Hummel/Chris Colfer correspondent plus directement aux caractéristiques queer des divas, qui « troublent et transgressent les espaces qui leur ont été culturellement assignés en matière de sexe, de genre, de sexualité, de classe sociale, d’identités nationale, ethnique et raciale »35. Dans le cas de Kurt, cette identité queer de diva consiste moins à reprendre de grands solos féminins de Broadway qu’à déplacer les normes masculines du chant, comme le montre son interprétation de « Defying Gravity », le grand duo de Wicked.
Des transpositions queer ?
23Plus encore que le public adolescent, le dialogue avec les formes du théâtre musical permet de viser un public gay et lesbien, des spectateurs traditionnels de ces spectacles, et surtout une cible assez large de professionnels urbains et progressistes, comme nous l’avons vu précédemment. Pour autant, il ne s’agit bien entendu ni de greffer ni de transposer des représentations queer inventées pour d’autres médias (théâtre ou cinéma) qui auraient pour finalité de s’adresser magiquement à des spectateurs tant recherchés, mais bien d’envisager un dialogue entre les formes, les normes et les cultures propres aux différents médias, de conduire des sortes de négociations (culturelles et formelles) nécessairement mixtes, mouvantes et singulières, comme le montrent les exemples suivants.
Wicked, explicitation d’une fable queer
24Les reprises de Wicked occupent une place particulière dans Glee, dans la perspective de créer un « queer diva couple ». Implicitement présent grâce aux personnages épisodiques joués par Idina Menzel et Kristin Chenoweth, le musical de Stephen Schwartz et Winnie Holzman donne lieu à quatre séquences chantées, avec toujours Colfer et Michele dans les rôles d’Elphaba et Glinda. Dans l’épisode « Wheels » (S01E09), tout entier consacré à l’exploration de différences liées au handicap et à la sexualité, un « duel » oppose Rachel et Kurt qui tous deux souhaitent chanter « Defying Gravity ». Le jeune homme, qui rêve d’interpréter cette chanson pourtant conçue pour une voix de femme, échoue délibérément lors de ce duel en terminant sa prestation par une fausse note : peu de temps auparavant, son père a reçu un appel téléphonique homophobe, et Kurt craint qu’il ne s’effondre si son fils décide de chanter « Defying Gravity » en public. Cette chanson est d’une importance cruciale dans la comédie musicale de Schwartz et Holzman : à la fin du premier acte, Elphaba, la sorcière incomprise à la peau verte, vient d’avoir la révélation que le Magicien d’Oz est un simple imposteur qui ne possède pas de pouvoirs magiques. Elle décide alors de s’envoler loin du palais d’Oz et d’utiliser ses pouvoirs pour lutter contre les machinations du Magicien, tandis que son amie Glinda refuse de l’accompagner, préférant rester à Oz. Pour Stacy Wolf, il s’agit d’un numéro éminemment spectaculaire :
[La performance] contribue, dans le théâtre musical de Broadway, au répertoire de fins de premier acte chantées à pleins poumons par des femmes qui s’affirment par ce chant. Ce répertoire comprend, par exemple, le “Don’t Rain on My Parade” de Fanny Brice dans Funny Girl, “Before the Parade Passes By” de Dolly Levi dans Hello, Dolly!36. »
25Si la chanson de Wicked exalte l’empowerment d’Elphaba, un esprit d’indépendance et des valeurs qui, en raison de sa différence, la conduisent en exil, il ne s’agit pas pour autant d’un solo : parce que Glinda et Elphaba possèdent des personnalités radicalement différentes, Glinda ne s’enfuit pas avec son amie mais pourtant continue à chanter avec elle jusqu’à la toute fin de l’acte 1. Pour Stacy Wolf, « cette performance est celle d’un couple »37.
26Dans Glee, la chanson est interprétée sans aucun des effets spectaculaires qui ont fait de ce numéro le climax de Wicked sur la scène de Broadway : maquillage, costumes sophistiqués, décors baroques, grandioses et envahissants d’Eugene Lee (le décor déborde dans le vestibule du théâtre), fumées, mouvements de foule, effets spéciaux, machinerie permettant à Elphaba de léviter, projections et éclairages flamboyants, complexes et colorés de Kenneth Posner et Elaine J. McCarthy (fig. 17 et 18). À l’inverse, dans Glee, Kurt et Rachel, debout et immobiles, reprennent la chanson devant leurs camarades, dans la salle de répétition. Vidée du spectaculaire qui caractérise la mise en scène du Gershwin Theatre, la séquence met plutôt en avant l’émotion qui unit le chanteur et les spectateurs diégétiques, montrés à l’occasion de contrechamps réguliers. Les nombreux gros plans et le spot lumineux qui isolent le visage du chanteur, les crispations de son visage qui contrastent avec la facilité apparente de la performance, notamment pour atteindre les notes les plus aiguës, misent sur un mode d’implication et de participation des spectateurs bien différent du style spectaculaire du théâtre de Broadway : la sobriété de la mise en scène et du spectaculaire télévisuel, notre connaissance des résonances des paroles de la chanson pour Kurt, l’implication physique du jeune homme dans la performance, permettent de partager le point de vue intime d’un lycéen gay qui chante pour affirmer sa différence. Alors que dans le musical scénique le lesbianisme est de l’ordre du sous-texte, l’interprétation par un personnage (et un comédien) ouvertement gay explicite les enjeux de la chanson. Coupée et adaptée au format télévisuel, celle-ci commence dans Glee par la prise de conscience, chez Elphaba, d’un changement irrémédiable, de l’impossibilité de continuer à « accepter les règles du jeu posées par quelqu’un d’autre » (« I’m through with playing by the rules / Of someone else’s game ») ; elle refuse de se soumettre, et préfère « [s]e fier à [s]on instinct, fermer les yeux et sauter dans l’inconnu » (« It’s time to trust my instincts / Close my eyes and leap »). Alors que Rachel – comme Menzel à Broadway – chante « Defying Gravity » d’une voix puissante et assurée, précisément comme une chanson destinée à la scène d’un grand théâtre, Kurt préfère un registre plus nuancé, faisant de « Defying Gravity » une sorte de ballade tragique, presque une torch song – renforçant par là-même l’impression de vulnérabilité de la performance, par contraste avec l’assurance de sa camarade.
Fig. 17. Kurt (Chris Colfer) chante « Defying Gravity » (Glee, S01E09).

Fig. 18. « Defying Gravity » sur la scène du George Gershwin Theatre.

27Glee transpose la théâtralité grandiose du numéro de Broadway pour l’adapter au goût de l’intime propre aux séries TV, mais « Defying Gravity » est aussi l’occasion d’une interprétation culturelle de la chanson, accommodée aux impératifs de la diffusion sur un network. À la fin de la chanson (« And nobody […] is ever gonna bring me down »), alors que l’interprétation d’Idina Menzel à Broadway met l’accent sur me avant de finir sur une note plus grave avec down38, c’est désormais sur down que l’accent est mis, et c’est aussi sur ce mot que Kurt commence à chanter faux. Cet infléchissement de l’esprit de « Defying Gravity » est expliqué psychologiquement, et renvoie in fine le jeune Kurt à la sphère familiale ainsi qu’à une éthique du sacrifice éloignée de la leçon d’empowerment d’Elphaba, qui refuse précisément de renoncer quel qu’en soit le prix à payer. Les deux spectacles mettent en scène la différence grâce à des personnages de parias, mais la série FOX interprète la fable queer de Wicked sous un angle sacrificiel, et la narration récupère le manifeste gay potentiel au profit de la diva blanche et hétérosexuelle. Or, pour Stacy Wolf,
« Wicked présente une histoire bien américaine dans laquelle le paria est différent et unique, triomphant aux yeux du public sinon dans
la diégèse de la comédie musicale, le pays d’Oz. Le musical célèbre les valeurs incontestablement américaines de “liberté” et d’“indépendance”39. »
28Si Kurt ne « triomphe » pas à la fin de la séquence, sa prestation est pourtant le clou du spectacle, et a été perçue comme telle par les publics40. Sur l’un des principaux sites de fans consacré à Glee, plus de 130 commentaires, postés entre 2010 et 2015, s’intéressent à « Defying Gravity ». 16 internautes notent leur préférence pour la version de Lea Michele, quand 39 fans clament leur amour de l’interprétation sensible de Colfer, avec notamment les commentaires suivants : « Je préfère sa voix à celle de Rachel et je pense qu’il a chanté avec plus d’émotion qu’elle » ; « totalement amoureux de la version de Kurt... » ; « J’aime Kurt et sa voix. Rachel a elle aussi une voix superbe, mais elle est un peu trop ennuyeuse et hautaine pour moi. Alors je dirais que c’est Kurt qui a gagné ». Michele effectue une performance de belter attendue (qui correspond au rôle, à la voix de l’interprète, et à son personnage dans Glee), mais c’est la voix de contre-ténor de Colfer qui constitue l’attraction véritable de ce moment musical. Lors de la diffusion de l’épisode, les critiques comme les fans ont ainsi passionnément commenté tant la performance vocale en soi, le timbre très expressif du jeune homme, que son échec en fin de séquence et la narrativisation de la performance. Ce sont surtout les spécificités de cette voix qui retiennent l’attention41, et dans la conclusion de son étude du crooning dans les années 1920, Allison McCracken met la séquence en perspective en expliquant que l’interprétation de Colfer témoigne d’un changement culturel majeur, annoncé par quelques précédents depuis la décennie 1990 : la présence accrue, dans la culture américaine contemporaine, de chanteurs à la voix aiguë, pourtant marginalisés après l’époque de Rudy Vallée, dans les années 1920. Pour McCracken :
« Dans les mains de Colfer, cette chanson devint un manifeste pour une nouvelle génération de jeunes gens queer. […] Kurt défie les normes genrées dominantes, qui empêcheraient sa voix de s’élever, ainsi que les divisions genrées de la culture mainstream américaine, qui l’empêcheraient de tenir un rôle de fille. “Defying Gravity” fut le début du travail de sape progressif et de transformation queer, mené par Kurt/Colfer, des normes genrées et sexuées qui limitent les chanteurs populaires42. »
29Si cette séquence discutée longuement sur les sites de fans est devenue emblématique du personnage de Kurt mais aussi de la série, c’est bien parce que sa cohérence est minée si l’on oppose la littéralité du récit à la performance, la fin de la séquence musicale (une péripétie narrative) à la longue prestation hétérodoxe du jeune chanteur. Finalement, la radicale traduction des codes esthétiques et culturels d’un long duo tonitruant de Broadway en une brève ballade intime adaptée au format télévisuel, écoutée par des membres d’une chorale qui pourraient faire partie des fans qui commentent Wicked sur Internet, de même que la tension entre spectacle et récit, sont certaines des clés de la popularité d’une reprise d’ailleurs plus téléchargée sur iTunes que la performance originale de Menzel43.
30« Defying Gravity » est reprise dans le centième épisode de la série (S05E12), à l’occasion d’un concours de divas. La chanson n’est pas vraiment reliée à des enjeux narratifs forts comme dans la première saison, et est chantée à trois voix, Mercedes rejoignant Kurt et Rachel. Toutefois, si Kurt a l’occasion de proposer une version sans fausse note, il est effacé de la compétition entre les divas (personne ne songe à l’inclure dans le palmarès). Dans une configuration caractéristique des incohérences idéologiques de Glee, cette nouvelle interprétation appuie la signification queer de la chanson (qui autorise ici une interprétation non conformiste par un homme), tout en évinçant une partie de la transgression possible (personne ne voit en lui une « diva »).
Grease aujourd’hui
Grease est l’un des spectacles musicaux les plus joués dans les lycées américains aujourd’hui. De plus, le musical a reçu un regain d’attention médiatique en 2007, à l’occasion d’une nouvelle production mise en scène et chorégraphiée par Kathleen Marshall : Sandy et Danny furent choisis au terme d’une émission de téléréalité diffusée par NBC, dont le principe, qui n’est pas sans évoquer l’émission de téléréalité The Glee Project, rappelle le caractère transmédiatique de la forme du musical. Après l’arrêt de la série, le réseau FOX a diffusé une nouvelle adaptation télévisuelle, Grease : Live, avec notamment Vanessa Hudgens (High School Musical) dans le rôle de Rizzo.
Grease, de straight à queer
31Les comédies musicales montées par les élèves de la chorale de Glee (Rocky Horror Show, West Side Story et Grease dans respectivement les saisons 2, 3 et 4) donnent lieu à des négociations formelles et culturelles qui permettent souvent d’atténuer les enjeux queer de la reprise. De ces trois musicals, Grease est sans doute le plus attendu dans une série comme Glee : le film et la série sont deux comédies musicales « high school ».
32Mais l’univers de Grease, contrairement à celui de Wicked, semble bien éloigné des représentations camp qui, selon certains commentateurs44, seraient la signature de la série. Pour Rick Altman, Grease est en effet l’un des meilleurs exemples de l’hétéronormativité promue par le genre de la comédie musicale. Il explique ainsi :
« Comme Grease, de nombreuses comédies musicales […] semblent traiter d’un rite de passage bien spécifique. Les relations homosociales, qui dominent dans les débuts de comédies musicales, doivent être rejetées au profit des relations hétérosexuelles qui dominent les fins de comédies musicales. […] Les débuts de comédies musicales sont typiquement homosociales, tandis que les fins de comédies musicales sont presque toujours de nature hétérosexuelle. Pourquoi ce passage du social au sexuel ? [...] je dirais que ce glissement en apparence insignifiant est tout le sujet de la comédie musicale45. »
33L’un des enjeux de cette organisation narrative et de ce glissement de l’« homosocial » à l’hétérosexuel, selon Altman, est l’élimination de la catégorie homosexuelle de l’horizon du récit musical.
34« Glease » (S04E06) fut diffusé le 15 novembre 2012 en pleine période des sweeps, l’époque des mesures d’audience pour les chaînes américaines. Le plaisir des fans, qui ont abondamment commenté cet épisode (près de 2 900 commentaires, sur le site glee.fandom.com, sont consacrés à cet épisode), repose finalement autant sur la reconnaissance d’éléments attendus (les grandes chansons du musical sont toutes reprises, à l’exception de « Summer Nights », déjà chantée dans la saison précédente) que sur quelques écarts, essentiellement liés à des enjeux socioculturels (identités de genre, de sexualité et de race) : l’intrigue de l’épisode précédent tournait autour du souhait de Unique (un adolescent transgenre qui se travestit à l’occasion des numéros musicaux) de jouer Rizzo, la rivale de l’héroïne Sandy, et sur les manœuvres de certains pour l’en empêcher. Au début de cet épisode, un solo de Sandy est même repris par Blaine, un jeune homme gay qui se lamente sur la perte de son compagnon. Si la critique a largement blâmé une reprise littérale des décors et des chorégraphies du film de 197846, les formes d’intégration des numéros de Grease à l’épisode « Glease » misent pourtant sur la variété et la surprise : l’épisode relève de la forme du backstage, et les numéros principaux sont joués sur scène lors de la première de Grease (« Beauty School Drop Out », « There Are Worse Things... », « You’re The One... »), lors d’auditions (« Hopelessly devoted To You »), ou de répétitions (« Greased Lightning »). Mais l’épisode tente d’établir plusieurs analogies entre les paroles des chansons, le récit du film, et celui d’un épisode qui tend donc vers l’integrated musical : les deux versions de « Look At Me, I’m Sandra Dee » ne se déroulent pas sur scène et tentent ainsi d’attribuer aux personnages de Glee les émotions qui sont celles des personnages de la comédie musicale. Enfin, comme toujours dans la série, les numéros qui proposent une hybridation entre backstage et musical « intégré » sont nombreux, et se caractérisent formellement par une forme d’expansion spatio-temporelle qui évoque le modèle spectaculaire du clip (les personnages se déplacent dans plusieurs lieux et à des moments différents, le temps d’une chanson).
35Ces modes variés de transfert des numéros de Grease signalent deux caractéristiques formelles de dialogue avec le musical scénique. Certaines séquences sont des reprises très littérales des situations narratives du film et du mode de participation du numéro musical au récit filmique, et assurent donc aux spectateurs le plaisir d’une reconnaissance de séquences connues et attendues, tandis que d’autres proposent des transpositions notables du modèle de Grease. Le transfert esthétique, narratif et culturel du musical s’opère selon une démarche qui n’est bien entendu pas spécifique au cas de « Glease » et qui rappelle des stratégies industrielles d’« innovation progressive », définies ainsi par Laurent Creton :
« [Il s’agit de] l’expression d’une démarche qui vise à éviter le révolutionnaire, et à assurer la conservation des valeurs qui sous-tendent le modèle, ainsi que les structures de celui-ci. Sa performance dépend de la qualité de la gestion dialectique tradition/innovation, et de la capacité à repérer, valoriser et intégrer des éléments de différence, d’étrangeté, voire de contradiction47. »
36D’autres numéros, ensuite, mettent l’accent sur un infléchissement du modèle spectaculaire théâtral ou cinématographique par une tactique de sérialisation, d’adaptation formelle et narrative à un nouveau média. C’est ainsi qu’une chanson a pour charge de condenser les enjeux de plusieurs arcs narratifs d’inégale importance et de rendre compte de l’état d’âme de plusieurs personnages (« There Are Worse Things... »). L’enjeu est aussi, pour les scénaristes, de proposer grâce aux chansons un objet d’attachement aux spectateurs occasionnels (qui connaîtraient Grease, mais pas forcément très bien Glee) comme aux spectateurs réguliers de la série, tout en veillant, lors de ces grands numéros, à la présence de personnages nouveaux dans le show, mais aussi de personnages familiers.
37Cette double tactique adoptée pour fondre la comédie musicale dans des numéros hybrides, à la fois backstage et « intégrés », qui fondent leur esthétique spectaculaire sur des formes peu compatibles de musicals hollywoodiens, explique aussi que les reprises à l’occasion des spectacles annuels de McKinley High ne puissent avoir pour visée de bouleverser des valeurs normatives, et ne puissent que renforcer certains paradoxes. Le glissement, étudié par Rick Altman, des relations « homosociales » en début de musical, aux relations hétérosexuelles en fin de spectacle, est repris de façon littérale : « Glease » commence par des numéros de groupe (« Greased Lightning » pour les garçons, « Look At Me... » pour les filles), et se clôt par la mélancolie amoureuse de « There Are Worse Things... » et l’apothéose de « You’re The One That I Want » : la reprise de Grease permet bien la formation et la mise en avant du nouveau couple (blanc et hétérosexuel) de héros de la série. La différence, toutefois, est valorisée au sein de l’univers diégétique puisqu’un jeune homme gay interprète le rôle de Teen Angel et qu’un jeune Noir travesti souhaite incarner Rizzo... Mais la stratégie d’innovation progressive à l’œuvre dans une série comme Glee rend ces écarts problématiques à la télévision : la volonté d’un adolescent noir, gay, et transgenre de jouer un rôle de fille est affirmée mais devient paradoxalement l’occasion de valoriser l’un des héros de la série, le quarterback viril qui prend en main la production de la comédie musicale et, à la fin de l’épisode, la chorale. Le jeune homme n’hésite pas à rassurer le paria et prend son rôle de metteur en scène très au sérieux. En louant ainsi l’empathie et le sens des responsabilités du héros, ainsi que la protection qu’il offre aux opprimés, « Glease » valorise de façon traditionnelle l’agency du héros blanc et hétérosexuel, placé face à un jeune homme noir qui demande à être protégé des autres – et peut-être aussi de ses propres pulsions. L’interprétation du rôle de Teen Angel par un jeune homme gay (Blaine) relève d’une démarche en partie analogue. Incarné par Darren Criss, un comédien et chanteur populaire auprès des adolescents et des jeunes adultes, Blaine présente une identité de genre bien différente de son ex-compagnon Kurt, à la fois théâtral et efféminé. Particulièrement sûr de lui, Blaine offre un modèle en étroite relation avec la masculinité hégémonique des autres garçons de la chorale : il fait du sport avec eux, plaît aux filles, rassure et défend son ami Kurt quand celui-ci est harcelé par un camarade homophobe. Dès son apparition dans la saison 2, ce personnage consensuel peut ainsi interpréter de nombreux solos, comme dans « Glease » : pour le numéro « Beauty School Drop Out », il jette deux regards furtifs à son ami, mais il interprète avec assurance un personnage d’ange gardien devant un parterre de jeunes filles, qui se pâment devant lui (fig. 19). La masculinité consensuelle de Blaine s’adapte bien aux exigences d’une diffusion sur un network, à une heure de grande audience : ce « very straight gay »48 est représentatif de la façon dont la masculinité hégémonique façonne nécessairement, dans une série télévisée, nos perceptions d’autres formes de masculinité (R. W. Connell explique ainsi que « la masculinité hégémonique possède une autorité sociale qu’il n’est pas facile de défier socialement »49). Mais « Beauty School Drop Out » est aussi emblématique, comme le montre notamment Allison McCracken, du nouveau statut des chanteurs dans la culture populaire américaine – et partant des incohérences idéologiques de la série. McCracken rappelle qu’après le succès fulgurant de chanteurs comme Rudy Vallée, dans les années 1920, les crooners furent dans leur grande majorité stigmatisés (à moins d’être capables de proposer, comme Bing Crosby, une synthèse entre une masculinité acceptable et le crooning) car ils ne correspondaient plus aux normes masculinistes en vigueur après le backslash du début de la décennie 1930. Dans Glee, Blaine/Criss remet en question ces distinctions genrées, sans que la série ne stigmatise la figure du crooner adoré par un ensemble de jeunes filles :
« Glee a célébré le crooner pour les qualités mêmes que blâmait l’Amérique masculiniste : son rapprochement avec une culture féminine, en raison de sa préférence pour les chansons romantiques et la pop commerciale, son statut d’objet érotique pour des publics masculins et féminins, sa beauté et sa sensibilité, sa franchise et sa transparence émotionnelles50. »
Fig. 19. Blaine (Darren Criss) chante « Beauty School Drop Out » (Glee, S03E06).

Spring Awakening, le refus du camp
38Grease est cité dès les premières répliques prononcées par des personnages de Rise, la série adaptée de Drama High de Michael Sokolove, une enquête menée par un contributeur du New York Times dans la petite ville minière de Levittown, où pendant plusieurs décennies un enseignant, Lou Volpe, monta avec ses élèves des musicals de Broadway51. Dans Rise, un professeur du lycée de Stanton, Lou Mazzuchelli, reprend les rênes du theatre department et décide contre toute attente de ne pas se contenter d’une mise en scène de Grease, mais de monter un spectacle moins convenu, « comme Rent, ou Hair, ou Spring Awakening ». C’est cette dernière pièce qu’il choisit de créer avec ses élèves, malgré les embûches que tous ne vont pas manquer de rencontrer. Le choix de Spring Awakening est bien compréhensible (il s’agit somme toute du Grease de la jeune génération), surtout pour une fiction musicale produite par NBC, qui n’hésite pas depuis le milieu de la décennie 2010 à diffuser des versions live de musicals peu consensuels.
NBC et ses comédies musicales live
Depuis 2012 et sous l’impulsion de Robert Greenblatt, le président de NBC Entertainment, le network diffuse régulièrement en direct des adaptations de grands musicals de Broadway. Ces événements télévisuels rencontrent un succès public important et le network n’hésite pas à faire appel à des interprètes inattendus dans le contexte d’un musical, comme Carrie Underwood pour The Sound of Music Live ! (2013). Après Peter Pan Live ! (2014), NBC s’est recentré sur des shows « controversés » de Broadway, avec The Wiz Live ! (2015), Hairspray Live ! (2016), et Jesus Christ Superstar Live in Concert (2018), tandis que le réseau FOX a emboîté le pas en produisant de son côté une adaptation plus consensuelle, Grease : Live ! (2016).
39Grease agit comme un repoussoir dans cette série NBC qui prétend à un certain réalisme : lors d’une des premières séquences de répétition, Lou explique en voix off quel est son projet : « nous faisons ceci parce que nous sommes des artistes. C’est notre tâche et notre devoir de proposer un miroir au monde dans lequel nous vivons »52. C’est donc sans hésiter que son choix se porte sur Spring Awakening, une adaptation du drame Frühlings Erwachen (1891) de Frank Wedekind, dont le succès Off Broadway a conduit à une production dans un grand théâtre (Eugene O’Neill Theatre, 2006-2009). Tout comme Grease, Spring Awakening est un musical dont les personnages sont des adolescents. Mais les intrigues sentimentales de Grease font place dans Spring Awakening à des péripéties dramatiques, qui découlent de la dureté des relations entre les jeunes et leurs parents, ou encore de l’ignorance en matière sexuelle dans laquelle sont maintenus les personnages. L’héroïne, Wendla, est agressée sexuellement par son « petit ami », Melchior, et elle mourra des suites d’un avortement clandestin. L’un des personnages, Moritz, est poussé au suicide en raison de ses résultats scolaires et de la réaction de ses parents. La mise en scène de Spring Awakening par les lycéens de Rise correspond bien au naturalisme qui est recherché par Jason Katims (producteur exécutif de Friday Night Lights [2006-2011]), et qui est affirmé dès la séquence de générique avec un enchaînement de plans d’une ville industrielle sans charme, en caméra portée. Si le synopsis de Rise semble bien proche de celui de Glee, l’accent est ici mis sur la dureté des conditions de vie dans une petite ville marquée par la fermeture des entreprises minières. À l’inverse de Glee, pas de satire ni de guest stars, mais des performances assurées par des non-professionnels : « nous voulions vraiment donner l’impression que c’étaient de vrais jeunes gens. Que certains d’entre eux ont du mal à jouer, à apprendre leur texte, et à chanter juste », explique Jason Katims53.
40Dans ce contexte, la volonté des créateurs de Rise d’éviter le style camp des autres séries backstage résonne comme une volonté de se distinguer de Glee, mais aussi de purger l’adaptation de Broadway de ses résonances queer. La série a ainsi été critiquée lors de son lancement car le héros du livre Drama High de Sokolove, un homme gay qui n’accepte que tardivement son homosexualité, est remplacé dans la série par un homme hétérosexuel blanc, marié et père de famille54. Finalement, la série la plus critique au plan social l’est beaucoup moins au plan « sociétal », et renonce de façon révélatrice à prendre en charge des questions de mœurs qui ne peuvent être traitées que sur un mode quasi carnavalesque dans les séries moins réalistes que sont Glee et High School Musical : The Musical : The Series.
41Le choix de Spring Awakening est moins paradoxal qu’il n’y paraît : comme le remarque Stacy Wolf, ce musical fait partie de spectacles récents, à l’instar de Rent et Avenue Q, qui mettent en scène un ensemble de personnages – comme la plupart des séries télévisées contemporaines –, ce qui permet d’inclure à peu de frais des personnages homosexuels, les couples gay (Angel et Collins) et lesbien (Maureen et Joanne) de Rent, par exemple. La relation amicale passionnée entre Moritz et Melchior est au cœur des enjeux narratifs de Spring Awakening, et ce lien « homosocial » est complété par le désir homosexuel de deux autres personnages, Hänschen et Ernst, qui ont droit à un duo amoureux. Mais leur relation est traitée sur un mode comique qui rappelle que « Spring Awakening et Rent utilisent les personnages gays pour conforter l’hétérosexualité. […] La présence du couple gay renforce efficacement la norme constituée par le couple straight »55. Dans la série, deux changements majeurs appuient encore la norme hétérosexuelle. Au théâtre, à la fin de l’acte II, Melchior est tenté par le suicide en découvrant la tombe de son amie Wendla. Mais ses deux amis « apparaissent comme s’ils sortaient de leur tombe »56, et leur dernière chanson (« Those You’ve Known ») apaise Melchior qui comprend désormais qu’il pourra toujours conserver les souvenirs de ses amis défunts. Dans l’ultime épisode de Rise, la tentation du suicide n’est pas représentée, et le spectacle se clôt sur une nouvelle chanson écrite pour l’occasion par les créateurs de Spring Awakening, « All You Desire »57. Décrite par Steven Sater lui-même (le parolier et librettiste du musical) comme un « hymne nuptial » (wedding hymn), cette nouvelle chanson permet de faire fi du dénouement du musical scénique en unissant contre toute attente le couple hétérosexuel (Melchior et Wendla), qui est pour l’occasion entouré par tous les autres personnages qui font une sorte de ronde autour du jeune couple. Comme dans nombre de musicals « de coulisses », à la fin de Rise la réussite du spectacle coïncide avec la formation du couple hétérosexuel, sur scène comme dans la fiction (les deux jeunes gens continuent à s’embrasser passionnément une fois le rideau tombé, à la fin du premier acte). Cet encadrement idéologique est renforcé par des permutations de scènes et de chansons : la scène romantique entre Ernst et Hänschen (II, 5) et leur chanson « The Word of Your Body » est dans Rise encadrée par deux scènes entre Wendla et Melchior du premier acte, et leur baiser est suivi sans transition par la dernière scène du premier acte (I, 11) et la chanson « I Believe ». Ce changement est typique du double discours qui préside au transfert de Spring Awakening : le couple gay est représenté, mais sa romance passe au second plan au profit de plusieurs scènes et chansons consacrées à Wendla et Melchior.
42C’est enfin l’esthétique singulière de Spring Awakening qui est adaptée aux impératifs d’une série télévisée. À Broadway, le spectacle se distingue par des décors, conçus par Christine Jones, lesquels, dans la lignée de ceux de Rent, « combattent toute illusion grâce à une conception qui vise à produire une distance, et grâce à un éclairage délibérément dur »58. À ce titre, Rent et les spectacles ultérieurs comme Spring Awakening et Urinetown constituent selon Virginia Anderson une forme de « retour de bâton esthétique »59 après l’extravagance et l’illusion qui caractérisent les décors des musicals d’Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg (Miss Saigon, Les Misérables...), et d’Andrew Llloyd Webber (Cats, Starlight Express...). Dans Rise, la mise en scène de Spring Awakening accorde au contraire la primauté à l’illusionnisme, ainsi qu’à la continuité entre les numéros et les séquences non musicales. Les costumes d’époque, le décor stylisé du grand mur de briques, à Broadway, est ici remplacé par des costumes contemporains et un décor censé rappeler la ville minière des jeunes comédiens. Dans la production originale, la différence entre les scènes non chantées et les numéros musicaux est marquée par les lumières de Kevin Adams, qui explique : « les scènes se déroulent pour la plupart dans une simple lumière incandescente blanche, et je voulais que les chansons explosent dans le théâtre à l’aide de couches de couleur apportées par les différentes formes de lumières fluorescentes, de néons et de nouvelles technologies LED »60 (fig. 20). Le travail d’Adams est brièvement cité par les éclairages bleutés et la guirlande lumineuse utilisée pour la chanson finale, mais l’excentricité du lighting design de Broadway est lissée afin que l’esthétique des numéros musicaux scéniques ne soit pas vraiment discernable de celle des scènes non musicales, sur les planches du théâtre ou non (fig. 21). Dans les « notes de production » qui accompagnent le livret de Spring Awakening, Sater et Sheik expliquent :
« [Nous avons] imaginé que lorsque les personnages rompraient les limites de leur univers du xixe siècle, ils sortiraient des micros de leur poche pour se mettre à chanter du rock. […] Voir “les gosses” éclairés par un projecteur en costume d’époque et chanter micro en main […] nous a donné une représentation visuelle, un signal clair de la frontière entre notre province bourgeoise allemande et notre concert de rock alternatif. […] Et l’effet du passage soudain d’un monde éclairé par les lanternes à un autre baigné par le néon a été vraiment spectaculaire61. »
43Si Rise refuse ce type d’effets, c’est moins en raison d’une spécificité spectaculaire télévisuelle que pour permettre une efficace intégration narrative des numéros scéniques musicaux, qui sont toujours étroitement reliés à des enjeux narratifs au long cours. Avant d’entrer sur scène en fin de second acte, Lilette (qui interprète Wendla) prévient Robbie (qui interprète Melchior) qu’ils risquent d’être séparés très rapidement car elle s’apprête à déménager, alors que leurs personnages seront eux aussi séparés par la mort. Dans le même esprit, il n’y a pas de solution de continuité entre les angoisses backstage de Simon (qui interprète Hänschen), et le moment où il embrasse son partenaire sur scène. À l’inverse de Spring Awakening, Rise travaille tout comme Glee à insérer les scènes et les chansons du musical dans la trame narrative sérielle, et il s’agit tout d’abord de souligner l’importance des arcs narratifs principaux. Ensuite, cette esthétique « réaliste » et strictement intégrée lisse la stylisation scénique pour permettre aux chansons de fin d’épisode de récapituler, comme dans la plupart des séries backstage, les lignes narratives importantes évoquées dans l’épisode et d’en introduire un bilan rapide. « Mama Who Bore Me », en fin d’épisode 6, introduit à un bref montage sur le thème de la maternité : Sasha (Erin Kommor), une jeune fille enceinte, parle enfin avec son père ; le fils de Lou se confie à sa mère ; la mère de Lilette rend visite à sa fille dans le théâtre...
Fig. 20. Les éclairages de Kevin Adams pour Spring Awakening (2006).

Fig. 21. Lumière bleue et guirlande lumineuse dans Rise (E10).

44Les trois exemples précédents mettent en évidence des mécanismes similaires, mais qui conduisent à des interprétations différentes et des stratégies de production divergentes. L’enjeu est finalement toujours, avec le filon que peuvent constituer certains musicals pour l’élaboration des attractions spectaculaires des séries, de bâtir pour les fictions télévisées des coalition audiences62, c’est-à-dire de parvenir à agréger des cibles spectatorielles distinctes, mais compatibles (sans chercher à séduire un hypothétique « public de masse »). En l’occurrence, Glee et Rise visent toutes deux explicitement des spectateurs « jeunes » (ce qualificatif recoupe en réalité plusieurs segments démographiques distincts, depuis les enfants jusqu’aux jeunes adultes), et ensuite des spectateurs plutôt urbains, progressistes et disposant de hauts revenus. Cette seconde cible spectatorielle intéresse tout particulièrement les annonceurs publicitaires, et dans les deux séries les références à la culture du théâtre musical sont conçues pour s’adresser spécifiquement à ces publics. Pour les producteurs de Glee, le camp du théâtre musical permet presque automatiquement d’élaborer des références et des représentations queer, dans le but sans doute de séduire une cible spectatorielle assez large. Les producteurs de Rise, en revanche, ont finalement des publics de Broadway une conception différente, puisque l’enjeu est avant tout de se distinguer de Glee, et d’adosser la série à l’aura de spectacles récents et populaires (Hamilton, Spring Awakening), qui doivent permettre d’agréger autour de la série des publics nombreux, sans avoir recours à la traditionnelle culture queer du musical.
Fédérer les publics d’American Idol et du théâtre musical
45La transposition/remédiatisation du théâtre musical est au cœur même du projet de Smash, une série qui porte précisément sur l’univers de Broadway (la série raconte la création d’un musical sur la vie de Marilyn Monroe), et qui peut compter sur les show tunes originaux écrits par Marc Shaiman (compositeur) et Scott Wittman (parolier) pour Bombshell, le musical sur Monroe dans lequel les deux héroïnes, Ivy Linn (Megan Hilty) et Karen Cartwright (Katharine McPhee) tentent de décrocher le rôle de la star de cinéma.
46La question posée par la transposition de formes de Broadway (les show tunes de Shaiman et Wittman, les chorégraphies de certains numéros) sur un network télévisuel est bien celle des publics : avant même la diffusion du pilote, plusieurs commentateurs ont émis des doutes sur la capacité du théâtre musical à fédérer un public large, dont l’adhésion pouvait seule garantir la pérennité du projet sur un réseau comme NBC. « Pour les cyniques, écrit à l’époque un journaliste de Variety, cette adoption par la télévision du format du musical représente une forme de myopie élitiste – la croyance que les spectateurs fréquentent les théâtres de Broadway en des nombres suffisants pour pouvoir satisfaire les besoins de la télévision de prime time »63. En effet, alors que la série avait à l’origine été proposée à Showtime – la chaîne du câble devenue un concurrent sérieux de HBO avec des séries comme Weeds (2005-2012), Dexter (2006-2013) ou The L Word (2004-2009), toutes lancées sous l’impulsion de Robert Greenblatt, président de l’époque –, c’est finalement le network NBC qui diffuse Smash, à une époque où le réseau, tout récemment acquis par le groupe Comcast, recherche un projet susceptible de lui assurer un avantage décisif sur ses concurrents et de réaliser des taux d’audience importants dans la cible des 18-49 ans, essentielle pour les publicitaires. En 2011, NBC, qui rencontre des difficultés depuis 200464, est en effet derrière ses trois concurrents depuis huit ans pour les audiences réalisées sur cette cible démographique stratégique. Robert Greenblatt, le nouveau président de NBCEntertainment, mise sur Smash au point d’accorder un budget important à chaque épisode (4 millions de dollars), ainsi qu’une campagne de publicité intensive et coûteuse, avec des annonces lors du Superbowl, retransmis par NBC la veille du début de Smash. J’explorerai dans cette section les tactiques, en apparence bien paradoxales, mises en œuvre par le network dans les deux saisons de Smash pour rallier les publics à un compromis entre formes élitaires (Broadway) et culture populaire (télévision, musiques pop).
Fig. 22 à 24. Ivy Lynn (M. Hilty) dans « The National Pastime » (Smash, S01E01), entre répétition et représentation fantasmée.

Fig. 25 et 26. Karen Cartwright (K. McPhee) dans « The Twentieth Century Fox Mambo » (Smash, S01E02).

47Le compromis (esthétique, culturel et musical) qui caractérise Smash est illustré par le choix de deux actrices à la persona et aux compétences diamétralement opposées. La diffusion de Smash le lundi soir en seconde partie de soirée, après la saison 2 de The Voice – les deux programmes ont commencé le même jour, le 6 février 2012 –, est un autre indice de cette volonté de compromis. Lors de la première saison, la stratégie de NBC consiste alors à atténuer les connotations de sophistication et d’élitisme de Broadway, lissées à l’aide de motifs télévisuels populaires. Comme Nashville, une série mettant elle aussi en scène une rivalité musicale entre deux divas, Smash opte dans de nombreux épisodes pour de faux duos dans lesquels un titre est interprété alternativement par les deux chanteuses : c’est le cas notamment de « Let Me Be Your Star », la chanson qui clôt l’épisode pilote, et aussi de « I Never Met A Wolf Who Didn’t Love to Howl », chanté sur scène par Karen lors d’une répétition (S01E15). Elle est alors observée en coulisses par Ivy, ce qui permet d’alterner la performance avec une prestation précédente d’Ivy, lors d’une soirée (S01E04). Plus généralement, les reprises presque systématiques des chansons d’une interprète par sa rivale insistent sur la compétition qui structure le récit, et surtout tempèrent la sophistication, l’ironie et la puissante voix belt de l’une (Megan Hilty) par l’ingénuité, la simplicité et le style vocal plus ordinaire de l’autre (Katharine McPhee), dont la tessiture est peu adaptée aux show tunes traditionnels et aux techniques de Broadway. Dans la même perspective, les mises en scène et les chorégraphies des numéros diffèrent souvent profondément de l’une à l’autre, comme le montrent les deux premiers production numbers des deux femmes, « The National Pastime » (S01E01) pour Ivy d’abord (fig. 22 à 24), et « The 20th Century Fox Mambo » (S01E02) pour Karen ensuite (fig. 25 et 26), chorégraphiés tous deux par Josh Bergasse. Il s’agit dans les deux cas de numéros chantés et dansés par Marilyn Monroe en compagnie d’un ensemble de danseurs, une équipe de baseball dans le premier cas, et dans le second cas des employés du studio dans lequel Monroe passe un bout d’essai. L’une et l’autre séquence alternent entre des répétitions dans le studio, et des segments du numéro imaginairement mis en scène, en costumes, dans le décor de Bombshell, dans un théâtre de Broadway. Ivy Lynn/Megan Hilty est d’emblée placée au cœur de « The National Pastime », un numéro qui brille par ses sous-entendus (le « loisir national » n’est pas uniquement le baseball), son humour camp, et une chorégraphie osée pour une série de network : la danse inventée par Bergasse est une variation à partir des numéros transgressifs chorégraphiés par Jack Cole pour Gentlemen Prefer Blondes (1953), notamment « Ain’t There Anyone Here for Love ? » et « Diamonds Are AGirl’s Best Friend »65. Hilty évolue avec naturel et ingénuité au milieu d’une équipe de joueurs de baseball comme Jane Russell au milieu des sportifs de l’équipe olympique dans le film de Hawks. Les mouvements des hommes et la chorégraphie plus athlétique qu’acrobatique rappellent l’univers sportif, tandis que toutes les interactions avec Hilty connotent la dimension sexuelle du « loisir national » : portés particulièrement suggestifs (entrejambe de l’actrice au niveau du visage des danseurs), mouvements de hanches fortement accentués, shimmies, claque sur les fesses de la danseuse... Dans « The 20th Century Fox Mambo », Karen Cartwright/Katharine McPhee est elle aussi entourée et admirée par ses partenaires de danse, mais elle n’est pas au centre d’une chorégraphie centripète comme pouvait l’être sa rivale. En dépit d’un fugace shimmy en début de numéro, McPhee suit une chorégraphie de mambo/danse jazz. Alors que Hilty passait de l’un à l’autre, McPhee est davantage intégrée dans une ligne de danseurs, en se prêtant à peu d’interactions avec ses partenaires. Comme le résume bien le metteur en scène, en fin d’épisode, Karen est « innocence, fraîcheur », alors qu’Ivy « est Marilyn ».
48L’alternance des interprètes, des styles vocaux et chorégraphiques permet alors aux critiques, aux spectateurs et aux fans d’exprimer leur préférence pour l’une des deux interprètes : « Team Ivy or Team Karen ? » est ainsi l’un des sujets privilégiés de nombreuses rubriques sur les sites de fans66, d’articles de presse67, mais aussi de posts sur les réseaux sociaux attachés à la série. De façon attendue, alors que la plupart des journaux du pays ont loué l’excellence des deux interprètes, les publications new-yorkaises et les fans qui s’expriment sur des sites liés à Broadway optent pour Ivy/Hilty : pour le New York Times, la série souffre d’un « jeu d’acteur terne et sans subtilité (Mme McPhee, quoique ravissante, exsude toute la personnalité d’une poignée de porte) »68, et pour un critique du New Yorker « McPhee était une actrice insipide avec une voix trop pop pour Broadway, alors que Hilty était une puissante belter et une Marilyn née »69. Les fans du site Broadwayworld plébiscitent sans surprise Ivy Lynn/Megan Hilty, en blâmant Karen Cartwright/Katharine McPhee (« le personnage de Karen joué par McPhee n’avait aucun talent. Et par conséquent le personnage de Karen n’a aucune personnalité, aucun sex appeal, ni aucune qualité qui puisse le sauver, et elle était ennuyeuse »), et ses compétences vocales (« une voix qui semblait mal adaptée au théâtre musical »)70. En réalité, les fans de la série tentent de légitimer leur préférence entre Karen et Ivy à l’aide de commentaires des performances des interprètes qui mettent en avant une pseudo-expertise du théâtre musical ou de la musique pop, pour in fine souvent critiquer l’ignorance des uns ou l’élitisme des autres71.
49Dès les premiers épisodes, les choix narratifs semblent pourtant prendre parti pour Karen au détriment d’Ivy, tant les représentations de la création artistique et des identités sexuées valorisent l’ingénue venue de l’Iowa au détriment de la chorus girl ambitieuse et talentueuse plus au fait des codes des scènes de Manhattan. Dans le pilote, Derek Wills (Jack Davenport) le metteur en scène de Bombshell, fait venir Karen chez lui, un soir, à la veille d’une audition décisive, mais la jeune femme n’est pas dupe. Malgré sa méconnaissance des us et coutumes de Broadway, elle souhaite réussir à la seule force de son talent. Dans l’épisode suivant, placée dans une situation analogue, Ivy, la chorus girl expérimentée, hésitera bien peu... Dans le dernier épisode, le choix de Karen pour interpréter Marilyn finit de valoriser la girl next door sur la vétérane dessalée de Broadway : c’est surtout le seul choix permettant de maintenir le statu quo, le compromis entre Broadway et American Idol, tant le choix inverse reviendrait à définitivement dévaloriser la musique et la culture pop de la série.
50Bien que la tentative de NBC de concilier des esthétiques, des cultures et des cibles spectatorielles éloignées aboutisse moins à fédérer et agréger des groupes distincts qu’à cliver les publics potentiels de la série – ainsi que les réactions des fans –, elle n’en demeure pas moins emblématique du projet général de plusieurs séries backstage, dont les modèles spectaculaires paraissent divers, hétérogènes et contradictoires, parfois. Comme l’a montré cette première partie, les performances instrumentales, vocales et dansées qui sont les attractions principales de ces fictions sont le résultat de l’échange et du dialogue avec d’autres médias. Si l’effet de continuité avec les formats télévisuels (talent shows, principalement, clips, aussi) est évident, la porosité esthétique et culturelle avec d’autres univers médiatiques (théâtre musical, mais aussi comédies musicales hollywoodiennes) permet à chaque série de définir sa formule singulière et de cibler des publics spécifiques. De surcroît, en mettant ainsi sur le devant de la scène des attractions spectaculaires fondées sur des performances (chantées, dansées, instrumentales) issues d’échanges et de dialogues avec ces médias, les séries ne cessent de négocier, déplacer et recomposer les lignes de fracture et les frontières entre les cultures et les styles musicaux ou chorégraphiques, tout en déclinant l’interaction entre représentations scéniques et segments backstage selon deux modalités fondamentales : d’une part, elles opposent parfois la cohérence et la causalité narratives à des performances/attractions hétérodoxes, dont la charge transgressive provient directement de l’interaction avec diverses cultures médiatiques et spectaculaires ; d’autre part, l’articulation scène/backstage prend souvent la forme d’une tension entre authenticité des performances (strictement construite dans le cadre des numéros ; reposant sur des marqueurs traditionnels, comme les indices de la véritable « gymnastique vocale » qui permet de distinguer les interprètes sincères ; et parfois misant sur des indices visuels moins convenus, comme la mise en avant du spectacle constitué par la technologie) et authentification des performers (davantage construite dans le cadre du récit ; reposant sur des performances de sincérité). Globalement, cette partie a enfin montré que le propre des séries musicales « de coulisses » est de relever davantage d’un « mode spectaculaire » que d’un mode de la « complexité narrative », et qu’enfin les performances/attractions de ces séries sont conçues dans une interaction avec d’autres médias, ce que la partie suivante permettra d’approfondir.
Notes de bas de page
1 Edward Wyatt, « Not That High School Musical », The New York Times, 17 mai 2009.
2 Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées, l’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 82.
3 Deux mash-ups figurent parmi les titres les plus téléchargés de la série Glee sur la plate-forme iTunes : il s’agit de « Singin’ in the Rain/ Umbrella » (qui mêle la chanson du musical avec une chanson de Rihanna, S02E07) et de « IFeel Pretty/Unpretty » (West Side Story et TLC, S02E18). Ces mash-ups sont commentés et appréciés par les fans : le second mash-up a été élu « Best Mash-up » de la saison 2 lors de Glee : The Music Awards, un concours en ligne organisé sur le blog de Perez Hilton (URL : https://perezhilton.com ; page consultée le 6 mars 2019).
4 Dans le mash-up « IFeel Pretty/Unpretty », seuls sont repris les premiers vers des paroles de Sondheim, et presque rien ne subsiste de la musique de Bernstein.
5 Charles Isherwood, « Fake Tonys To Close Smash », The New York Times, 16 mai 2013.
6 Je renvoie avec ce terme à un répertoire de chansons qui ont pour spécificité d’avoir été composées pour un spectacle musical en particulier, mais dont les styles musicaux, aujourd’hui, n’ont pas d’homogénéité.
7 Par « comédie musicale » et musical, je désigne dans cette partie indifféremment théâtre musical et comédie musicale cinématographique, à savoir une forme qui s’est déployée dans plusieurs médias, essentiellement théâtre, cinéma, radio, télévision, et aujourd’hui Internet.
8 Scott Collins, « Has Glee Lost Its Grip ? », Los Angeles Times, 13 décembre 2011 ; « Sales of Glee music sank when the cast dipped into the Broadway songbook earlier this year. »
9 Sur The O.C., voir chapitre 4.
10 Karen Hauser, The Demographic of the Broadway Audience, 2008- 2009, New York, The Broadway League, septembre 2009, p. 22 et 24.
11 Ibid., p. 10, 20, 26. Voir aussi Michelle Dvoskin, « Audiences and Critics », p. 369, in Raymond Knapp, Mitchell Morris, Stacy Wolf (dir.), The Oxford Handbook of the American Musical, Oxford & New York, Oxford University Press, 2011.
12 Michelle Dvoskin, « Audiences and Critics », op. cit., p. 368-369 ; « Because musicals are a commercial, popular form, they are widely produced in community theaters, dinner theaters, and high schools, and are also a common mode of performance for churches and community festivals. »
13 Karen Hauser, The Demographic of the Broadway Audience, 2016-2017, New York, The Broadway League, septembre 2017.
14 Stacy Wolf, Changed for Good : A feminist History of the Broadway Musical, Oxford et New York, Oxford University Press, 2011, p. 219-236.
15 Mary Celeste Kearney, « The Changing Face of Teen Television, or Why We All Love Buffy », in Elana Levine et Lisa Parks (dir.), Undead TV : Essays on Buffy the Vampire Slayer, Durham (NC), Duke University Press, 2007, p. 17-41.
16 Zach Schonfled, « Hamilton, the Biggest Thing on Broadway, Is Being Taught in Classrooms All Over », Newsweek, 9 février 2016.
17 Stacy Wolf, « Hamilton », Blog Feministspectator, 24 février 2016. URL : http://feministspectator.princeton.edu/2016/02/24/hamilton/. Page consultée le 3 mars 2019.
18 Stacy Wolf, Changed for Good, op. cit., p. 238 ; « validation, valorization, and celebration of the desire to sing, dance, and bring a musical theatre number to life ».
19 Ibid., p. 238-239 ; « the lowbrow intertext of FOX TV ».
20 Ibid., p. 219-220. Wolf commente en particulier le triomphe de Menzel, qui en janvier 2005 vint chanter sur scène en compagnie de sa doublure après s’être blessée, la veille, lors d’une représentation de Wicked.
21 Ron Becker, Gay TV and Straight America, New Brunswick (NJ) et Londres, Rutgers University Press, 2006, chapitre « Network Narrowcasting and the Slumpy Demographic », p. 80-107.
22 Steven Cohan, Incongruous Entertainment, Durham (NC), Duke University Press, 2005, p. 2 ; « The musical’s affiliation with gay cult tastes is enough of a truism for a film or television series simply to mention it as the automatic sign of a character’s gayness. »
23 Ron Becker, Gay TV and Straight America, op. cit., p. 177 ; « Gay material was used to target a significantly larger audience of socially liberal, urban-minded professionals. The fact that it could also be particularly effective at appealing to a highly lucrative gay segment of that quality audience was a collateral and ultimately unmeasurable benefit. »
24 Voir notamment, pour Broadway : Michelle Dvoskin, « Audiences and Critics », op. cit., p. 365-377, et pour Hollywood : Steven Cohan, Incongruous Entertainment, op. cit.
25 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, « Points », 2003 [1982].
26 « Remédiatisation » (que je préfère en français à « remédiation ») renvoie à la théorie exposée par Jay David Bolter et Richard Grusin dans Remediation : Understanding New Media, Cambridge (MA), MIT Press, 1999.
27 Marguerite Chabrol, De Broadway à Hollywood : stratégies d’importation du théâtre new-yorkais dans le cinéma classique américain, Paris, CNRS, 2016, p. 319.
28 Rachel E. Dubrofsky, « Jewishness, Whiteness, and Blackness on Glee : Singing to the Tune of Postracism », Communication, Culture & Critique, vol. 6, no 1, mars 2013, p. 82-102.
29 Ibid., p. 91 ; « Jewish is white, black is black ».
30 Stacy Wolf, Changed for Good, op. cit., p. 234.
31 Stacy Wolf, « Wicked Divas, Musical Theater, and Internet Girl Fans », Camera Obscura 65, vol. 22, no 2, p. 52.
32 Stacy Wolf, Changed for Good, op. cit., p. 223 ; « the diva, the extraordinary woman, often emerges from the conjunction of an “ugly” exterior and a beautiful, powerful voice ». Toutes les remarques de Wolf s’appliquent à Wicked.
33 Ibid., p. 225 ; « condemned for her strength and determination ».
34 Ibid., p. 224 ; « the show injects a contemporary sensibility that transforms the typical Broadway diva from a larger-than-life force to an everyday girl ».
35 Alexander Doty, « Introduction : There’s Something about Mary », Camera Obscura, 2007, vol. 22, no 2 (65), p. 4 ; « troubling and breaking out of their “proper” culturally assigned sex, gender, sexuality, class, national, ethnic, and racial spaces ».
36 Stacy Wolf, Changed for Good, op. cit., p. 4 ; « [The performance] contributes to Broadway’ musical theatre archive of belted act 1 finales of female self-assertion, which includes, for example, Fanny Brice’s “Don’t Rain on My Parade” from Funny Girl, Dolly Levi’s “Before the Parade Passes By” from Hello, Dolly ! […] ».
37 Ibid., p. 212 ; « they perform as a couple ».
38 Ibid., p. 3.
39 Ibid., p. 201 ; « Wicked features an all-American tale in which the underdog is different and unique, triumphant to the audience if not in the musical’s world, the land of Oz. The musical celebrates the unarguable U.S. values of “freedom” and “independence”. »
40 Glee.fandom.com, URL : https://urlz.fr/dq4A ; « I like his voice better than Rachel’s and I think he sang it with more emotion than her » (Moeanao, 1er mai 2014) ; « Totally in love with Kurt’s version... » (Luke Gregory, 28 mars 2013) ; « I love Kurt and his voice. Rachel has a great voice too, but she’s a bit too annoying and proud for me. So, I’d say Kurt won » (Mes05495, 11 novembre 2012). Site consulté le 12 novembre 2019.
41 Pour un exemple de spectateur commentant la tessiture de Colfer dans « Defying Gravity », voir Michael Gordon, « Is Chris Colfer a boy mezzo-soprano or a leggiero tenor that does countertenor ? », Quora, mis en ligne le 3 octobre 2010. URL : https://urlz.fr/a6Zx. Page consultée le 2 octobre 2018.
42 Allison McCracken, Real Men Don’t Sing : Crooning in American Culture, Durham (NC) et Londres, Duke University Press, 2015, p. 326 ; « In Colfer’s hands, this song became a manifesto for a new generation of queer kids. […] Kurt defies the dominant gender norms that would keep his voice from taking flight, as well as defying the gender binaries of American mainstream culture that would prevent him from playing a girl’s role. “Defying Gravity” was the beginning of Kurt/Colfer’s gradual erosion and queering of the gendered and sexed norms surrounding people singing. »
43 La version commercialisée de « Defying Gravity » efface toutefois la fausse note de Colfer, dont la performance passe au second plan (le mixage privilégie la voix belt de Michele).
44 Voir en particulier Virginie Marcucci, « Glee et la reprise jubilatoire », TV/Series, no 3, septembre 2013.
45 Rick Altman Rick, « From Homosocial to Heterosexual : the Musical’s Two Projects », in Steven Cohan (dir.), The Sound of Musicals, Londres, BFI, 2010, p. 19-29, p. 27-28 ; « Like Grease, many musicals appear [...] to be about a very specific rite of passage. Homosocial relationships, dominant in musical beginnings, must be put away in favour of the heterosexual relationships that dominate musical endings. […] Musical beginnings are typically homosocial, while musical endings are almost always heterosexual in nature. Why this slippage from the social to the sexual ? […] I would suggest this apparently insignificant shift is what the musical is all about. »
46 Lire par exemple Jen Chaney, « “Glee” does “Grease” : 8 things in the episode that made no sense whatsoever », Washington Post, 16 novembre 2012.
47 Laurent Creton, Économie du cinéma – perspectives stratégiques, Paris, Nathan, 1995, p. 40.
48 R. W. Connell, Masculinities, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2005, p. 156. Les hommes gays australiens avec qui Connell s’entretient dans son étude se montrent, pour certains, critiques d’hommes « qui font étalage de leur homosexualité » (« men who “flaunt” their gayness »). L’un des hommes en question se décrit ainsi comme un « very straight gay ».
49 Ibid. ; « hegemonic masculinity has social authority, and it is not easy to challenge openly ».
50 Allison McCracken, Real Men Don’t Sing, op. cit., p. 327 ; « Glee celebrated the crooner for the very qualities that masculinist America did not : his alignment with the cultural feminine through his preference for romantic songs and commercial pop, his status as an erotic object for male and female audiences, his beauty and sensitivity, his emotional openness and transparency. »
51 Michael Sokolove, Drama High, New York, Riverhead Books, 2013.
52 « We are also doing this because we are artists. It is our job and duty to reflect the world we live in » (Rise, E01).
53 Alexis Soloski, « With Rise, a Friday Night Lights for Theater Kids », The New York Times, 9 mars 2018 ; « We really wanted to make it feel like these were real kids. That some of them struggle with acting and struggle with lines and struggle with pitch. »
54 Daniel Reynolds, « Did Rise Straight-Wash a Gay Teacher ? NBC and the Teacher Respond », The Advocate, 26 janvier 2018. URL : https://urlz.fr/a6qn. Consulté le 2 septembre 2018.
55 Stacy Wolf, « Gender and Sexuality », in Raymond Knapp, Mitchell Morris et Stacy Wolf (dir.), The Oxford Handbook of the American Musical, op. cit., 2011, p. 216-217 ; « both Rent and Spring Awakening ultimately use gay characters to bolster heteronormativity. […] The presence of the gay couple effectively re-centers the straight couple as the norm ».
56 Steven Sater et Duncan Sheik, Spring Awakening, Theatre Communications, New York, 2007, Acte II scène 9, p. 89 ; « Moritz appears – in song light – as if rising from his grave ». La didascalie est répétée à l’identique pour Wendla.
57 Samantha Highfill, « Spring Awakening Writers Created a New Song for Rise », Entertainment Weekly, 9 mai 2018.
58 Virginia Anderson, « Sets, Costumes, Lights, and Spectacle », in Raymond Knapp, Mitchell Morris, Stacy Wolf (dir.), The Oxford Handbook of the American Musical, op. cit., p. 305 ; « fight illusion through their alienating set designs and deliberately harsh lighting ».
59 Ibid. ; « an aesthetic backlash ».
60 Erika Rasmusson Janes, « Lighting the (Great White) Way », entretien avec Kevin Adams, BizBash, 13 août 2007. URL : https://urlz.fr/a6rh. Page consultée le 3 septembre 2018 ; « The scenes mostly take place in simple white incandescent light, and I wanted the songs to explode out into the theater in layers of color provided by different shapes of fluorescent light, neon, and new LED lighting technology. »
61 Steven Sater et Duncan Sheik, Spring Awakening, op. cit., « Production Notes » [non pag.] ; « [We] imagined that when the characters broke out of their nineteenth-century confines, they would pull out mikes from their pockets and rock out. […] Seeing “the kids” step into a spotlight in period costume and sing mike in hand […] has given us a visual embodiment, a clear signal, of the break between our bourgeois German province and our alt-rock concert. […] And the effect of a sudden break from a world lit by lanterns to one ignited by neons has been pretty spectacular ».
62 Mary Celeste Kearney, « The Changing Faces of Teen Television or Why We All Love Buffy », op. cit., p. 20.
63 Brian Lowry, « Smash Aces Audition », Variety, 6-12 février 2012, p. 46. C’est nous qui soulignons. « For cynics, TV taking on the musical format represents elitist myopia – an assumption that people patronize Broadway in sufficient numbers to support primetime television. »
64 Kevin S. Sandler, « Life without Friends : NBC’s Programming Strategies in an Age of Media Clutter, Media Conglomeration, and TiVo », in Michele Hilmes (dir.), NBC : America’s Network, University of California Press, Berkeley, 2007, p. 291-293.
65 Dans des entretiens, Bergasse mentionne comme sources d’inspiration d’autres chorégraphes de Hollywood du milieu du xxe siècle (Michael Kidd et Hermes Pan). Sylviane Gold, « How Joshua Bergasse Won The Golden Ticket », Dance Magazine, 24 mars 2017.
66 « Team Ivy or Team Karen ? And Why ? », Smash Fandom, 12 février 2012. URL : https://urlz.fr/a7EK. Page consultée le 2 décembre 2018.
67 Lesley Goldberg, « Smash : Are You Team Ivy or Team Karen ? », The Hollywood Reporter, 13 février 2012.
68 Charles Isherwood, « Fake Tony To Close Smash », The New York Times, 16 mai 2013 ; « its mostly bland or obvious acting (Ms. McPhee, lovely though she is, exuded all the personality of a doorknob) ».
69 Michael Schulman, « Farewell, Smash », The New Yorker, 24 mai 2013 ; « McPhee was a blah actress with a too-pop-for-Broadway voice, while Hilty was a powerhouse belter and the natural Monroe. »
70 Posts du fil « Ivy Lynn vs Karen Cartwright (spoilers) », BroadwayWorld, URL : https://urlz.fr/a7Ff. Page consultée le 3 janvier 2019 ; « The character of Karen as played by McPhee had no talent. And therefore, the character of Karen has no personality, no sex appeal, no redeeming qualities and she was boring » (Dramama611, post du 27 mai 2013) ; « a voice that seemed ill-suited to musical theatre » (AC126748, post du 27 mai 2013).
71 Kirsty Sedgman, « No-Object Fandom : Smash-ing Kickstarter & Bringing Bombshell to the Stage », in Jessica Hillman-McCord (dir.), iBroadway : Musical Theatre in the Digital Age, New York, Palgrave Macmillan, 2017, p. 155-157.
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Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020