Introduction. Spectacles télévisuels
p. 11-25
Texte intégral
1Depuis les débuts du cinéma sonore, les mondes du spectacle et du divertissement sont le sujet d’un grand nombre de comédies musicales désignées assez paradoxalement sous l’appellation de musicals « de coulisses »1 : si ces films racontent bien les efforts consentis par un groupe de professionnels ou d’amateurs pour monter un spectacle (show de Broadway, film hollywoodien, pièce amateur...) et montrent donc bien les coulisses de la création artistique, les séquences les plus importantes de ces films n’en demeurent pas moins les grands numéros musicaux s’attachant aux moments de répétition ou de représentation. On pourrait multiplier les exemples de cycles qui montrent la permanence de cette veine de comédies musicales, comme la plasticité de sa formule : les premiers musicals qui s’inscrivent dans le sillage de The Jazz Singer (1927), et qui souvent mettent en scène des stars déjà connues des spectateurs pour leurs performances sur les planches ; les comédies musicales produites par Warner Bros. dans les années 1930 dont les extravagants numéros sont mis en scène par Busby Berkeley ; les films musicaux de la Freed Unit de MGM, dans les années 1940 et 1950 – The Barkleys of Broadway (1949), Singin’ in the Rain (1952), The Band Wagon (1953)... – ; les biopics de personnalités du monde du spectacle mis en chantier dès l’après-guerre par tous les grands studios hollywoodiens...
2À l’époque classique, les « séries filmiques » musicales proposées par chaque studio (les séries des Gold Diggers [1933-1938] pour Warner Bros., des Broadway Melody [1929-1940] pour MGM, des Big Broadcast [1932-1938] pour Paramount) montrent que le genre du film « de coulisses » n’est pas incompatible avec les phénomènes de sérialité, mais la dimension de feuilleton est assez faible dans ces corpus : il s’agit là de films dont les effets de répétition sont fondés sur la récurrence d’un film à l’autre de personnages types (les « gold diggers » notamment, ces chorus girls qui, selon le stéréotype popularisé par ces films, vivent dans la précarité et sont à la recherche d’autres revenus que ceux, incertains, que peuvent leur procurer les spectacles) ; de trames narratives (dans la série des quatre Broadway Melody, il est toujours question des difficultés rencontrées pour monter un show à Broadway) ; voire de comédiens dont la présence au générique est un fort marqueur de l’identité d’une série (Eleanor Powell, par exemple, dans les Broadway Melody of 1936, 1938 et 1940). Aujourd’hui encore, une franchise comme High School Musical (2006-2008), dont le succès n’est pas étranger au lancement de plusieurs séries télévisées musicales, opte pour ce type de sérialité, et la dimension feuilletonnante y est extrêmement circonscrite.
Aux sources du backstage télévisuel
3Les fictions musicales backstage sont abondamment étudiées dans tous les ouvrages portant sur la comédie musicale au cinéma. Rick Altman explique ainsi que « de tous les types de musical que l’on distingue traditionnellement, la catégorie du backstage est certainement la mieux connue et la plus commentée »2, et Jane Feuer débute un article fameux en expliquant que « le sous-genre de la comédie musicale américaine qui a connu la plus grande longévité met en scène des personnages de toutes générations qui se réunissent pour monter un spectacle »3. À la suite de ces deux auteurs, tous les historiens et théoriciens du genre ne manquent pas de relever l’importance, pour l’industrie comme pour les publics, des différents cycles de « backstagers » cinématographiques. En dépit de cet intérêt historiographique et théorique pour les films « de coulisses », les déclinaisons télévisées de cette forme ont suscité peu de travaux portant spécifiquement sur la dimension backstage des fictions. Il s’agit pourtant d’un genre ancien de la télévision américaine : les séries télévisées « de coulisses » ne naissent évidemment pas au tournant des années 2010, mais au milieu du XXe siècle. Les premières sitcoms combinent en effet séquences narratives « réalistes » et attractions issues de la tradition du vaudeville, en adoptant plusieurs conventions du backstage. Make Room for Daddy (1953-1965) et I Love Lucy (1951-1957), notamment, sont centrées sur les vies domestiques de familles dont l’un des membres est un professionnel du divertissement, ce qui permet l’intégration fréquente de performances chantées, dansées ou comiques, parfois effectuées par des guest stars4. À ces premières sitcoms backstage succède sur chacun des trois networks, entre 1966 et 1974, une seconde vague de séries (The Monkees [1966-1968], The Archie Show [1968-1969] et The Partridge Family [1970-1974]), plus directement musicales, qui donnent lieu à de fructueuses collaborations avec les secteurs de la musique enregistrée5.
4Les séries musicales contemporaines s’inscrivent ensuite dans le sillage du profond remaniement, depuis les dernières décennies du siècle précédent, des relations qu’entretient la musique avec la télévision en général, et les séries télévisées en particulier. Dès les années 1980, plusieurs transformations (technologiques, industrielles, narratives) vont susciter et accompagner un regain d’intérêt pour des modalités nouvelles d’utilisation de la musique dans le cadre spécifique des séries TV. Les évolutions technologiques, tout d’abord, ont une influence importante sur la forme de certaines fictions : avec le lancement en 1984 de la stereo television aux États-Unis6 (dont la technologie de reproduction sonore est popularisée sous l’appellation de multichannel television sound), le réseau NBC promeut certaines de ses séries en vantant leurs qualités sonores. Miami Vice (1984-1989) est présentée comme la série des « MTVCops »7, tant la série de Michael Mann et Anthony Yerkovich prête une attention toute particulière à l’environnement sonore et à la musique, en veillant à « l’interaction organique entre musique et contenu »8. Plus récemment, de nouvelles technologies ont accompagné l’essor du cycle de séries musicales, qui coïncide précisément avec le tournant numérique de la télévision américaine, en 2009. Les fictions télévisées, ensuite, montrent depuis déjà trois décennies un intérêt renouvelé pour les chansons et la musique préexistante, qui donnent lieu à de nombreuses expérimentations narratives.
Le boom des épisodes musicaux
Plusieurs séries TV profitent de cet intérêt renouvelé pour la musique pour offrir des épisodes spéciaux musicaux : Ally McBeal (« The Musical, Almost », S03E21, 2000), Scrubs (« My Musical », S06E06, 2007), Grey’s Anatomy (« Song Beneath the Song », S07E18, 2011), Buffy the Vampire Slayer (« Once More, with Feeling, SO6E07, 2001), en particulier. Chacun de ces épisodes greffe en quelque sorte les modalités de la comédie musicale à sa propre formule narrative. Ces épisodes singuliers témoignent, à partir des années 2000, du pouvoir accru de showrunners comme Joss Whedon ou Shonda Rhimes qui sont à même de proposer – et parfois même d’imposer ! – de telles expériences*. L’épisode « Once More, with Feeling » de Buffy a ainsi été diffusé en novembre 2001 par le réseau UPN (United Paramount Network), six mois à peine après son annonce du rachat de la série précédemment diffusée par un réseau concurrent, WB. Alors que les cinq premières saisons de la série ont permis à WB de consolider sa position auprès des jeunes téléspectatrices, le rachat est un défi pour UPN, dont le public naturel est avant tout constitué de jeunes hommes séduits par ses retransmissions de compétitions de lutte de la WWF (World Wrestling Federation) et de séries comme Star Trek : Voyager**... L’acquisition de Buffy fait précisément partie d’une stratégie visant à élargir l’audience de la chaîne aux femmes, sans pour autant rebuter son public naturel. Dans cette perspective, le transfert d’un showrunner célèbre vise à accroître le prestige de UPN, et la spécificité de Buffy (une série fantastique portée par une héroïne forte) doit pouvoir réconcilier les deux publics visés par le network. Comme l’expliquait à l’époque Whedon lui-même, « Je ne pense pas que quelque chose changera. Il y aura toujours de la lutte. Mais avec du goût. De la lutte avec un message derrière (wrestling with a message behind) ». Tel est précisément l’enjeu de l’épisode musical, qui est une réponse à la nécessité d’attirer un public féminin sur un diffuseur spécialisé dans les combats de catch.
* Sur les épisodes musicaux, lire Mary Jo Lodge, « Big Dreamson the Small Screen : The Television Musical », in William A. Everett et Paul R. Laird (dir.), The Cambridge Companion to the Musical, 3e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 423-437.
** Sur les publics des deux networks et la stratégie de UPN lors du rachat de Buffy, cf. Roberta Pearson, « The writer / producer in American television », in Michael Hammond et Lucy Mazdon, The Contemporary Television Series, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2005, p. 11-26.
5Cette importance accordée à la musique et aux chansons dans les fictions télévisées est d’autant plus étonnante qu’au tournant du siècle certains publics (les jeunes, surtout) ont semblé massivement délaisser les émissions télévisées musicales généralistes des décennies précédentes pour se tourner vers les contenus d’Internet9. Dans la programmation de la chaîne spécialisée MTV, qui dans les deux dernières décennies du xxe siècle régnait sur la diffusion du clip, les programmes de téléréalité commencent à remplacer de nombreuses émissions musicales. L’audience des programmes généralistes musicaux décline – par exemple celle de Total Request Live, une émission diffusée de 1998 à 2008, et qui propose aux spectateurs de voter par téléphone pour leurs clips préférés –, alors que les jeunes téléspectateurs paraissent trouver sur Internet une nouvelle façon de chercher, trouver et échanger de la musique10. Pourtant, à la même époque, la naissance de nombreuses émissions musicales d’un style nouveau mais ciblant un public très vaste vient infirmer le déclin annoncé de la télévision musicale. L’une des toutes premières émissions à marquer ce changement de perspective est Popstars, lancée en 1999 en Nouvelle Zélande, qui consiste en un concours pour trouver les membres d’un groupe de musique pop. Des déclinaisons sont rapidement lancées dans de nombreux pays, ainsi que d’autres concepts d’émissions, notamment American Idol dès 2002 aux États-Unis, qui ravive l’intérêt pour des télé-crochets dont les formules sont des variantes – quoique non fictionnelles – du backstage11.
6Malgré le nombre assez important de séries télévisées « de coulisses » produites depuis une dizaine d’années, aucune étude n’a encore été consacrée au cycle dans son ensemble. Plusieurs analyses sont dédiées à une série en particulier, notamment Glee (2009-2015) et Empire (2015-2020), pour leur statut de séries « culte », essentiellement envisagées dans une perspective socio-culturelle12, et Treme (2010-2013), pour son statut de série « d’auteur », essentiellement analysée dans ses dimensions culturelle, narrative et esthétique13. Des ouvrages ou des articles existent bien sur certains aspects des autres séries musicales, mais le chantier est assez important, en raison du nombre déjà important de productions, de leur place dans la culture populaire, et surtout des liens avec les autres médias qui n’ont pas été envisagés de façon systématique.
Mode spectaculaire et contexte médiatique
7Pour les spécialistes de cinéma musical, l’intérêt du corpus backstage tient beaucoup à sa nature « autoréférentielle » : « lorsqu’elle met en scène des artistes, la comédie musicale incorpore dans sa structure le type de divertissement populaire que représente le film musical lui-même »14, explique Jane Feuer, dont l’analyse permet de mettre au jour les enjeux d’une « mythification » de l’entertainment de masse, qu’elle perçoit notamment dans les cycles backstage. C’est en raison de cette réflexivité, note Rick Altman, que cette forme a souvent pu être considérée comme un genre en soi, ayant finalement peu en commun avec les autres types de comédie musicale, qui ne mettent pas en scène le monde du théâtre ou de la musique. Altman rappelle aussi que les critiques et les historiens ont souvent eu tendance à limiter le « show musical » à des éléments purement « sémantiques » (Broadway et ses salles de spectacle, le monde du théâtre musical), réduisant de fait le backstage à un corpus de films extrêmement restreint. La prise en compte d’éléments « syntaxiques » (pour Altman, les musicals backstage mettent généralement en parallèle la création d’un show, dont la nature ne se limite absolument pas à une pièce de Broadway, avec la formation réussie d’un couple) permet d’avoir une vision moins restrictive du corpus15. Dans son article fondateur « Entertainment and Utopia », Richard Dyer expose lui aussi une conception plutôt élargie de la comédie musicale « de coulisses » : le genre rassemble, pour Dyer, les films musicaux qui s’emploient à séparer le plus nettement récit et numéros. D’où une esthétique « réaliste », puisque « les numéros se produisent dans le film de la même façon qu’ils se produisent dans la vie, c’est-à-dire sur des scènes et dans des cabarets »16.
8Ce spectre très large se retrouve dans le backstage contemporain, dont l’une des caractéristiques est la déclinaison dans plusieurs médias : talent shows télévisés ; films et franchises cinématographiques ; séries télévisées... Toutes ces variations autour de la formule du backstage ont pour point commun de proposer une alternance entre des séquences spectaculaires scéniques, mettant en scène des performances de chant ou de danse, et des segments narratifs « backstage », centrés sur les conditions de création des performances scéniques. Les séries télévisées « de coulisses » auxquelles cet ouvrage est consacré prennent donc le monde du spectacle pour objet, et s’autorisent une grande liberté dans le choix des univers du divertissement qui sont explorés. Elles abordent des sujets habituels dans les musicals cinématographiques – processus de création de spectacles de Broadway (Smash [2012-2013]) ou représentations de dimensions plus modestes (Glee, Rise [2018], High School Musical : The Musical : The Series [2019-]) ; biographies de personnalités du monde du spectacle (Fosse/Verdon [2019]) –, mais peuvent s’aventurer dans des univers moins explorés par le cinéma (les compétitions de voguing de Pose [2018-], par exemple). Dans chacune de ces séries, enfin, la performance ne s’apparente que peu à une expression des émotions par le chant et la danse ; plutôt que des affects motivés narrativement, la performance met en lumière l’acte même de faire de la musique, de jouer d’un instrument ou de participer à un spectacle de danse. Ces critères permettent d’exclure du corpus backstage certains types de séries : cet ouvrage ne portera pas sur les séries musicales dans lesquelles les numéros et les performances ne sont pas diégétiques (par exemple Galavant [2015-2016], Crazy Ex-Girlfriend [2015-2019] et Zoey’s Extraordinary Playlist [2020-]), et qui étaient jusqu’à récemment assez peu nombreuses. Quelques échecs spectaculaires de séries musicales « non backstage », notamment Cop Rock [1990] et Viva Laughlin [2007], constamment rappelés outre-Atlantique par des critiques17 et des producteurs circonspects, ont en effet rendu difficile la mise en chantier de comédies musicales dans lesquelles le chant et la danse ne sont pas vraiment justifiés par la profession ni par le talent des personnages, et il est assez fréquent, dans une série backstage, que l’un des personnages fasse part de son aversion pour des comédies musicales jugées « artificielles » : « je ne déteste pas les comédies musicales, mais je trouve bizarre que des gens se mettent soudain à chanter en pleine rue »18, explique ainsi le jeune Ricky dans High School Musical : The Musical : The Series – juste avant de prendre part aux répétitions d’une comédie musicale. Il est cependant bien évident que les catégories et les genres ne sont ni étanches ni purs (certains numéros de séries « de coulisses » ne sont pas diégétiques et visent à prendre en charge les émotions de personnages, et il arrive, dans les séries musicales non backstage, que certaines performances soient de nature scénique). Un cas limite est fourni par les séries télévisées qui se déroulent dans les univers professionnels du divertissement (monde du rap pour Atlanta [2016-], professionnels des tournées de concerts pour Roadies [2016], par exemple) mais qui ne mettent pas en scène de performances musicales, ou alors de façon très fugitive : pour cette raison précise, ces séries ne seront pas intégrées au corpus analysé dans cet ouvrage.
9Les performances donnent lieu à de purs moments de spectacle, à de véritables attractions. André Gaudreault et Tom Gunning ont montré que les séquences attractionnelles, au cinéma, permettaient d’impliquer les publics moins par la construction d’univers diégétiques cohérents que par des phénomènes d’adresse directe ayant pour objectif une participation quasi physique. Cette implication sensorielle est bien en jeu dans les séries « de coulisses » ; elle passe par les effets de « choc » et de « surprise » que décrit Gunning19, par des moments de pure manifestation visuelle et de quasi- « exhibition » qui attirent l’attention et reconnaissent la présence des spectateurs – diégétiques et dans le monde réel. En outre, alors que, pour Gunning, la narration construit un flux temporel et une direction, « une progression vers quelque chose, une résolution »20, l’attraction reste ponctuelle. Elle est « explosive et soudaine »21. Cet aspect explique que, toujours selon Gunning, les attractions se caractérisent par une certaine indépendance par rapport à la narration et à la causalité classiques ; elles sont guidées par une logique « paratactique », et assez peu par une dynamique « hypotactique »22 qui laisse attendre, prépare et motive la péripétie suivante dans la chaîne causale. Je m’intéresse ainsi à des formes, à des moments, à des séquences et des numéros attractionnels – et non à des épisodes qui, dans leur globalité, seraient régis par des logiques d’attraction.
10Cet accent porté sur les attractions chantées et dansées met en exergue une caractéristique de la production contemporaine de séries souvent minorée par les critiques et les historiens de la télévision américaine. Depuis les années 1990, les séries américaines les plus fameuses sont envisagées au prisme de « l’expérimentation et de l’innovation narratives »23 qui caractériserait la fiction sérielle d’aujourd’hui – un mode narratif particulier que Jason Mittell nomme « complexité narrative » (narrative complexity). Cet ouvrage montrera que les séries musicales relèvent plutôt d’un mode spectaculaire dont les effets sont sous-estimés par la critique, qui s’intéresse aux spécificités narratives des séries davantage qu’à leurs ressorts spectaculaires. Or, tout un pan des séries télévisées contemporaines, qui peuvent par ailleurs aussi retenir l’attention de leurs publics en raison de leur inventivité narrative, sont surtout « conçues pour être regardées longuement et passionnément, pour être contemplées et examinées minutieusement, pour être vues bouche bée et les yeux écarquillés »24.
11Mon but n’est absolument pas, dans cet ouvrage, d’analyser le backstage dans toutes ses manifestations et déclinaisons médiatiques actuelles, mais bien d’étudier un cycle de séries télévisées backstage contemporaines en me concentrant sur l’interdépendance des médias et sur le rôle central joué par les performances dans la structure des textes sériels, dans les pratiques des fans, comme dans les stratégies industrielles. Cette double perspective, médiatique et spectaculaire, me conduira donc à prendre en compte les modalités attractionnelles des interprétations chantées et dansées plutôt que la structure des récits, et à envisager la construction des performances à partir de leurs modèles dans d’autres traditions médiatiques et culturelles (talent shows télévisés, théâtre musical et cinéma, essentiellement). Je m’intéresse donc dans cet ouvrage aux séries backstage comme phénomène spectaculaire (des fictions sérielles centrées sur des performances attractionnelles, musicales et dansées), phénomène médiatique (la complémentarité des médias est au cœur des pratiques des fans comme des stratégies industrielles), et enfin comme phénomène générique et culturel (des séries qui mettent en jeu le mode mélodramatique pour dévoiler certains rouages idéologiques et socio-économiques propres à l’Amérique des années 2010).
Un genre de la performance
12Les mécanismes spectaculaires et médiatiques des mondes de l’entertainment que je souhaite analyser avec cette perspective de recherche doivent permettre de cerner les spécificités d’un cycle sériel contemporain, sans en masquer la profonde hétérogénéité25.
À chaque diffuseur sa série musicale
Les conditions de production et les impératifs de diffusion varient grandement entre les séries diffusées par des chaînes du câble « premium » comme HBO(Treme, Vinyl [2016]), Starz (Flesh and Bone [2015]) ou FX (Fosse/Verdon, Pose), du câble « basique » comme ABC Family (Bunheads [2012]), celles diffusées par les services de VOD par abonnement comme Netflix, Amazon Prime, Disney+ ou YouTube Premium (Step Up : High Water [2018-2019], The Get Down [2016-2017], Mozart in the Jungle [2014-2018], High School Musical : The Musical : The Series, The Eddy [2020]...), ou encore les séries diffusées par les networks (Smash, Rise, Glee, Empire [2015-2020], Nashville [2012-2018], Star [2016-2019]...).
13La diversité industrielle du secteur se double d’une grande variété « attractionnelle », puisque les séries reposent sur des performances de nature distincte : les séries portant explicitement sur la danse (Flesh and Bone, Bunheads, Pose, Step Up : High Water...) mettent en jeu des logiques spectaculaires qui leur sont propres, qui s’appuient sur des traditions et des modèles médiatiques et génériques bien spécifiques (depuis les ballet films du cinéma classique hollywoodien jusqu’aux émissions de téléréalité actuelles centrées sur la danse). Comme de nombreux talent shows contemporains, plusieurs séries mettent au premier plan les performances chantées (Nashville, Empire, Rise, Smash, Glee, Star, Vinyl...), et peu de séries (Treme, Mozart in the Jungle) privilégient la pratique instrumentale, même si ces distinctions ne sont évidemment pas rigides (Bernadette Peters chante dans certains numéros de Mozart in the Jungle, S02E04 par exemple ; Treme comporte de nombreuses séquences présentant des performances dansées ou chantées). Une autre manière de cartographier cette diversité spectaculaire consiste à envisager la tendance des séries à prendre en charge les aspects patrimoniaux et « locaux » des cultures musicales : plusieurs séries s’attachent à des styles musicaux ou chorégraphiques étroitement associés à des villes ou à des quartiers en particulier, et explorent les dimensions culturelles et musicales de ces liens26 : Nashville et la musique country (Nashville), La Nouvelle-Orléans et le jazz (Treme), le Bronx et la culture hip-hop (The Get Down), New York et le voguing (Pose)... Cette diversité est redoublée par l’hétérogénéité des cadrages génériques. On compte autant de fictions « de coulisses » dramatiques (Treme, Pose, Empire, Nashville...) que comiques (Glee, Mozart in the Jungle, Bunheads...), mais la porosité entre les formats est évidemment la règle. Les distinctions génériques sont aussi creusées par la référence implicite à des cycles du musical scénique et/ ou cinématographique, en particulier la variante du film « de coulisses » qui s’intéresse à la création d’un spectacle scénique par un groupe de professionnels (Smash) ou de jeunes gens (Glee, Rise, High School Musical : The Musical : The Series...). Rien d’étonnant à cette attention portée à de très jeunes performers : le genre a aussi donné lieu à un grand nombre de séries destinées spécifiquement à un public d’enfants (Hannah Montana [2006-2011] et The Naked Brothers Band [2007-2009], par exemple), qui présentent des caractéristiques spectaculaires semblables à celles des séries pour adultes et dont le succès a d’ailleurs ouvert la voie, comme nous le verrons, à la production de séries pour d’autres publics.
14En dépit de la diversité des séries composant le cycle backstage, en quoi se rapprochent-elles toutes de « reality talent shows » comme American Idol ou So You Think You Can Dance ? Et pourquoi certaines séries TV citent-elles abondamment les spectacles de Broadway, dans les récits comme dans les numéros musicaux ? L’exploration du cycle de séries « de coulisses » menée dans la première partie a ainsi pour enjeu de cerner les contours d’un genre sériel dont les moments spectaculaires sont le résultat de l’échange et du dialogue avec d’autres médias et avec des formats voisins. Cette première partie se concentrera sur les modèles en apparence presque antithétiques fournis par les émissions de téléréalité musicale (chapitre 1) et par de récents spectacles de Broadway (chapitre 2) : dans des séries TV qui mettent elles aussi le spectacle au premier plan, la conception des séquences chantées et dansées témoigne d’une porosité (culturelle, formelle...) avec ces univers spectaculaires voisins.
15La deuxième partie éclaire les tactiques transmédiatiques et les stratégies industrielles élaborées autour des séries backstage, qui marquent un changement de paradigme dans les pratiques des spectateurs comme dans les collaborations entre les médias et les industries culturelles (essentiellement musique et télévision). Le troisième chapitre montre ainsi comment, dans les numéros spectaculaires, les mécanismes d’implication des publics diégétiques sont un préalable à l’invention de modalités innovantes de participation transmédiatique, centrées sur l’interprétation musicale. Ces dispositifs peuvent difficilement être détachés des stratégies industrielles et juridiques qui structurent les relations entre les secteurs de la musique enregistrée et ceux de la production et de la diffusion des séries télévisées. Ces liens entre les industries culturelles seront donc analysés dans le quatrième chapitre. Les séries musicales permettent en effet de renouveler les synergies et les pratiques de promotion croisée entre les deux secteurs, de relancer les accords entre labels et producteurs. L’importance cruciale prise par la profession de music supervisor témoigne de ces bouleversements industriels et médiatiques, qui ont notamment pour origine le modèle que constituent les franchises « de coulisses » du groupe Disney, dans la première décennie du xxie siècle. L’évolution des contrats de cession de droits, enfin, montre que les séries musicales sont aussi un phénomène juridique.
16La troisième partie revient sur les ambivalences idéologiques qui sont l’une des conséquences de l’influence, sur les séries, des compétitions télévisées et des émissions de téléréalité. Cette dernière section traite donc des conceptions ambivalentes du talent, de l’effort et du travail qui structurent les récits comme les performances spectaculaires. Le chapitre 5 analyse ainsi le système concurrentiel mis en place dans ces séries qui plébiscitent les situations d’évaluation, de compétition et d’audition, tout en soulignant certaines tensions propres au Rêve américain et à la culture états-unienne des années 2010. Le dernier chapitre analyse les mécanismes mélodramatiques qui, de façon surprenante, sont à l’œuvre dans les séries TV musicales. Le genre élabore en effet de véritables « numéros mélodramatiques », qui participent à la narration et mettent en lumière certaines contradictions idéologiques propres aux univers « de coulisses ».
Notes de bas de page
1 Dans la suite du texte j’emploierai indifféremment « séries backstage » et « séries “de coulisses” », qui en est la traduction.
2 Rick Altman, The American Film Musical, Bloomington (IN), Indiana University Press, 1987, p. 200 ; « Of all the traditionally recognized types of musical, the backstage variety is certainly the best known and the most commented upon ».
3 Jane Feuer, « Réflexivité et mythologie du divertissement dans la comédie musicale », in Marguerite Chabrol & Laurent Guido (dir.), Mythologies du film musical, Dijon, Les presses du réel, 2016, p. 61-81 [ « The Self-Reflective Musical and the Myth of Entertainment », Quarterly Review of Film Studies, vol. 2, no 3, août 1977, p. 313-326]. Citation p. 63.
4 Lynn Spigel, Make Room for TV : Television and the Family Ideal in Postwar America, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1992, p. 165-180.
5 Doyle Greene, Teens, TV and Tunes : The Manufacturing of American Adolescent Culture, Jefferson (NC) et Londres, McFarland, 2012, p. 101-118.
6 Voir David Sedman, « The Legacy of Broadcast Stereo Sound : The Short Life of MTS, 1984-2009 », in Carolyn Birsdall et Anthony Enns (dir.), « Rethinking Theories of Television Sound », Journal of Sonic Studies, no 3, octobre 2012. URL : https://urlz.fr/aiPM. Page consultée le 6 juillet 2019.
7 Ibid., section « Adoption Patterns for MTS Stereo ».
8 Ibid. Propos de Michael Mann ; « the organic interaction of music and content ».
9 James Deaville, « A Discipline Emerges : Reading Writing about Listening to Television », in James Deaville (dir.), Music in Television : Channels of Listening, Londres et New York, Routledge, 2011, p. 7-34. Voir p. 14-15.
10 Voir Rebecca Kinskey, We Used to Wait : Music Video and Creative Literacy, Cambridge (MA) et Londres, MIT Press, 2014, p. 18-21. Sur Total Request Live, voir aussi Ben Sisario, « Totally Over : Last Squeals for “TRL” », The New York Times, 18 novembre 2008.
11 Voir en particulier Su Holmes, « “Reality Goes Pop !” : Reality TV, Popular Music, and Narratives of Stardom in Pop Idol », Television & New Media, vol. 5, no 2, mai 2004, p. 147-172.
12 Sur Empire, voir notamment Joshua K. Wright, Empire and Black Images in Popular Culture, Jefferson (NC), McFarland, 2018, et Racquel Gates, « Empire : Fashioning Blackness », in Ethan Thompson et Jason Mittell (dir.), How To Watch Television, 2e éd., New York, NYU Press, 2020, p. 23-31. Sur Glee, lire notamment Fanny Beuré, « So, You Like Show Tunes ? Jouer la gamme des masculinités dans Glee », Genre en séries, no 5, 2017, p. 159-184 ; Rachel E. Dubrofsky, « Jewishness, Whiteness, and Blackness on Glee : Singing to the Tune of Postracism », Communication, Culture & Critique, vol. 6, no 1, mars 2013, p. 82-102 ; Virginie Marcucci, « Glee et la reprise jubilatoire », TV/Series, no 3, 2013.
13 Voir Dominique Gendrin, Catherine Dessinges et Shearon Roberts (dir.), HBO’s Treme and Post-Katrina Catharsis : The Mediated Rebirth of New Orleans, Lanham (MD), Lexington Books, 2016. Lire aussi Ariane Hudelet, « Treme : New Orleans Remix », TV/Series, no 3, 2013, mis en ligne le 15 septembre 2013. URL : http://tvseries.revues.org/722. Page consultée le 5 août 2019.
14 Jane Feuer, « Réflexivité et mythologie du divertissement dans la comédie musicale », op. cit., p. 64.
15 Rick Altman, The American Film Musical, op. cit., p. 200.
16 Richard Dyer, « Entertainment and Utopia » [1992], in Steven Cohan (dir.), Hollywood Musicals : the Film Reader, Londres et New York, Routledge, 2002, p. 19-29. Citation p. 26 ; « the numbers occur in the film in the same way as they occur in life, that is, on stages and in cabarets ».
17 Neil Genzlinger, « Cop Rock : How a Legendary Failure Predicted TV’s Future », The New York Times, 13 mai 2016.
18 « I don’t hate musicals. I just think it’s weird when people, like, burst into song in the middle of a street » (S01E01).
19 Tom Gunning, « The Cinema of Attraction[s]. Early Film, Its Spectator and The Avant-Garde » [1986], in Wanda Strauven (dir.), The Cinema of Attractions Reloaded, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 381-388. Citation p. 384. Voir aussi Tom Gunning, « An Aesthetic of Astonishment : Early Film and the (in) credulous Spectator » [1989], in Linda Williams (dir.), Viewing Positions : Ways of Seeing Film, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 1995, p. 114-133.
20 Tom Gunning, « Rendre la vue étrange : l’attraction continue du cinéma des attractions », in Viva Paci, La Machine à voir : à propos de cinéma, attraction, exhibition, Lille, Septentrion, 2012, p. 20.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 22.
23 Jason Mittell, Complex TV : The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York et Londres, NYUPress, 2015, p. 31 ; « narrative experimentation and innovation ».
24 Helen Wheatley, Spectacular Television : Exploring Televisual Pleasure, Londres et New York, I.B. Tauris, 2016, p. 1 ; « designed to be stared at, to be ogled, contemplated and scrutinised, to be gaped and gawked at ». Helen Wheatley ne parle pas spécifiquement de séries télévisées, mais plus largement de programmes télévisés « spectaculaires ».
25 Voir la sérigraphie en fin de volume ainsi que les Annexes A et B pour une présentation du corpus de séries.
26 Cet ancrage des séries dans des villes spécifiques est encouragé par des politiques locales, et certaines villes (Nashville et Atlanta, en particulier) s’efforcent d’offrir des conditions financières favorables afin d’attirer les sociétés de production.
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La sérialité à l’écran
Comprendre les séries anglophones
Anne Crémieux et Ariane Hudelet (dir.)
2020