De dracone igniuomo
p. 170-173
Texte intégral
Le serpent et le dragon. Bestiaire, Angleterre, troisième quart du xiiie siècle. Londres, British Library, Harley MS 3244, f. 59r.

1Immense, rouge-feu, crachant des flammes, armé d’une queue en forme de trident et recouverte de piques, doté de quatre pattes griffues et d’ailes flammées tricolores : tout dans cette représentation du dragon souligne sa force brutale, destructrice et enflammée. Il est à l’image du dragon rouge de l’Apocalypse, seul avatar néotestamentaire, désigné comme l’Antique serpent, le Diable ou Satan. Cette assimilation du dragon au Diable constitue, dans les bestiaires, l’essence même du dragon.
2Le texte précise que le dragon est le plus grand des serpents, voire de tous les animaux sur terre, à l’image du Diable, le plus monstrueux des serpents. Dans l’iconographie, l’immensité du dragon est soulignée par trois éléments : il est bien plus grand que le serpent représenté en partie supérieure, il déborde hors de son cadre et il s’étend en diagonale sur toute la largeur du folio, son corps s’étirant jusque dans les marges. Par ailleurs, sa barbe et ses longues oreilles pointues sont deux éléments traditionnels de la représentation de Satan.
3Le mouvement ascensionnel du dragon, qui semble s’élever depuis les profondeurs de la terre, celui de ses ailes flammées, son corps rouge-feu et les flammes qui s’échappent de sa gueule, témoignent de l’envol du dragon qui, s’élevant hors de sa grotte, enflamme l’air de son souffle. Il est à l’image du Diable qui s’est élevé par orgueil et transformé en ange de lumière, afin d’abuser l’homme simple par l’espoir de la gloire et la joie des plaisirs humains. Cette dimension luciférienne domine l’ensemble de la composition et répond au titulus qui, placé en préambule du texte, souligne trois caractères essentiels du dragon : il tue par son souffle, crache du feu et, s’élançant dans les airs, se fait étincelant.
4La puissance du dragon, contrairement à ce que précise le titulus et selon la tradition des bestiaires, ne réside pas dans son souffle mortel (qui est l’apanage du basilic) ni dans son venin, dont il est dépourvu, mais dans sa queue. Aucun animal ne peut résister à l’étreinte du dragon, pas même l’éléphant qu’il enserre des nœuds de sa queue jusqu’à ce qu’il périsse. Tel le Diable qui entrave le chemin céleste des hommes par le nœud de la faute, les condamnant ainsi aux Enfers où ils périssent, étouffés par la chaîne des péchés. Le texte insiste sur l’embrasement du dragon contribuant à renforcer son lien avec les Enfers, notamment par son origine géographique, l’Inde et l’Éthiopie, contrées perpétuellement enflammées et suffocantes. La puissance mortelle du dragon est signifiée par la longueur de sa queue, représentant près de la moitié de son corps, les nombreuses piques qui la recouvrent et sa pointe en trident. La force du dragon est le plus souvent illustrée par l’enlacement de sa queue autour des pattes de l’éléphant, formant ainsi les nœuds du péché.
5Le dragon rouge fait figure d’exception dans l’ensemble de la production des bestiaires du xiiie siècle, où il se distingue par la diversité des couleurs de son corps avec toutefois une tendance à la bichromie. Cette singularité est renforcée par la précision, unique à ce manuscrit, en ouverture du chapitre : tot dolores quot colores habentur (« il possède autant de douleurs que de couleurs »). Cette caractéristique funeste n’est traditionnellement pas l’apanage du dragon mais celui des serpents, dont la diversité des couleurs n’a d’égale que leurs moyens de donner la mort. De même, les quatre pattes de ce dragon constituent un élément exceptionnel de son iconographie, voire unique. En effet, l’anatomie du dragon répond à celle des autres serpents qui sont le plus souvent bipèdes et possèdent des ailes de plumes. Les ailes flammées de ce dragon sont donc un élément supplémentaire qui participe de cette iconographie extraordinaire.
6Cette mise en scène parfaitement maîtrisée, s’appuyant sur chacun des éléments du texte, témoigne d’une construction réfléchie et rigoureuse, offrant ainsi non pas un simple portrait de dragon, mais un concentré diabolique.
Auteur
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