Sortir de l’impasse
p. 75-78
Texte intégral
1Résumons. L’art pur n’a pas incarné seul l’aventure de la modernité, qui a connu des tentatives inverses. Et, dans la période suivante, celle de la post-modernité, il a été contredit par l’impéralisme de la fiction, par la faveur des formes hybrides, par l’investissement pluridisciplinaire des artistes multi-supports.
2Ce sont là autant de faits qui relativisent, à la fois en synchronie et en diachronie, l’impact que l’idéologie de la pureté a exercé sur l’évolution des arts. Mais cette idéologie a aussi été l’objet de critiques et de réfutations sur le plan théorique. Pour le dire en un mot, l’aventure de la purification a souvent été dénoncée comme une impasse. On pourrait aussi en parler comme d’une politique de la terre brûlée. En effet, quand l’image, le réel, le sujet et le sens ont été évacués, que reste-t-il ? Une fois débarrassé de toutes les « erreurs » (pour reprendre un mot de Greenberg) qui l’encombraient et le dénaturaient, l’art n’est-il pas condamné à s’enfermer dans des formes pauvres, ascétiques, dans un mouvement qui trouve rapidement ses limites et auquel on ne peut pas imaginer d’au-delà ?
3C’est ce que pensait Umberto Eco : « On ne peut pas aller au-delà de la scène vide, on ne peut pas aller au-delà de la toile blanche, on ne peut pas aller au-delà de l’écran noir, et on revient au figuratif. »
4 Le modernisme ne pouvait pas incarner une voie d’avenir pour l’art, précisément parce que, se donnant d’emblée comme un absolu, il était, en quelque sorte, sans devenir possible.
5En somme, si le tournant moderniste avait été causé, entre autres facteurs, par « le sentiment interne de l’épuisement des formes traditionnelles de la représentation (langage tonal parvenant à sa limite dans le chromatisme wagnérien, langage perspectiviste parvenant à sa limite chez Cézanne)… », comme l’écrit Francis Wolff, la voie de sortie qu’il dessinait ouvrait à l’expression un champ dont l’épuisement ne pouvait être que beaucoup plus rapide encore.
6Les formes pauvres sont, par nature, condamnées à la répétition. Et c’est alors au commentaire savant, à la glose, qu’il appartient de recouvrir cette stagnation et de la justifier par d’ingénieuses contorsions sémantiques. Le discours critique revêt une importance cardinale dans le monde de l’art contemporain en général et plus la forme glosée est pauvre, plus elle se prête à un commentaire infini.
7Prenons un seul exemple, éclairant, celui du monochrome. Sur le site du Centre Pompidou, on trouve cette explication : « Vide de représentation et de forme, le monochrome est riche de toutes les intentions. Malevitch le conçoit comme un passage vers l’infini, Rodtchenko peint une surface matérielle et vide, Newman et Rothko en font un grand champ coloré pour s’ouvrir à une expérience intérieure. Pour Ad Reinhardt, il est l’ultime peinture et pour Ryman ce qui lui permet de mesurer les effets de chaque matériau et support… » — et tout cela, on l’aura noté, sans rien dire de l’Album primo-avrilesque d’Alphonse Allais !
8Déjà Borges et Bioy-Casares voyaient, dans l’évolution de la peinture moderne, un appauvrissement progressif : « Après avoir expulsé les mères et les mendiants, le peintre est passé aux bouteilles et aux pommes, puis aux pipes et aux collages, puis aux losanges, pour en être finalement réduit à la ligne et au cercle. »
9Pour le philosophe Christian Godin, la « pureté » est un autre nom du vide. Finalement, l’esthétique moderne aurait repris à son compte « l’héritage des iconoclasmes ». Une bonne partie de l’art contemporain serait venue s’échouer sur cette « aporie » de la pureté. Mais c’est peut-être le destin de l’art, comme celui de l’homme, que de disparaître. « Il est beaucoup d’artistes contemporains qui auraient voulu supprimer jusqu’à leur regard. » Cette formule frappante de Godin fait écho à celle de Maxime Rovere à propos de Malevitch : « La pensée de Malevitch propose une sorte d’aveuglement volontaire devant les objets dont s’encombre le monde » (je souligne).
10Quand on ne peut pas « aller au-delà », quand on s’est engagé dans une impasse, il faut bien, à un moment donné, faire demi-tour. Le 12 août 2015, l’écrivain Renaud Camus note dans son Journal : « Il y a beau temps que la poésie est refus de la poésie, comme l’art et la beauté sont refus de la beauté, et l’élégance refus de l’élégance (trop visible, trop voyante). Mais à présent la poésie est aussi bien refus de ce refus, recul devant trop d’absence, trop de blanc, trop de dérobade emphatique du sens, trop de silence. »
11Un autre écrivain, Laurent Mauvignier, observe qu’à force d’avoir voulu éliminer le récit, sa génération a eu le sentiment « d’avoir le cadavre du roman sur les bras, mais aussi celui des avant-gardes ».
12S’agissant du cinéma, les surréalistes étaient de ceux qui avaient refusé le refus, refusé d’en bannir toute narration. Antonin Artaud, qui avait adhéré au surréalisme dès 1924, écrivit pour Germaine Dulac le scénario du moyen métrage La Coquille et le clergyman, projeté en 1928. Il expliqua avoir voulu « réaliser cette idée de cinéma visuel où la psychologie même est dévorée par les actes ». Les surréalistes s’en prirent à la réalisatrice, jugée coupable d’avoir trahi le scénario d’Artaud. Peu importe ici cette polémique. Tel qu’il se présente, le film a été décrit par Henri Garric comme « un exemple extrême de la disparition de l’intrigue au profit d’une association visuelle de tableaux et d’une composition harmonique du motif ».
13Artaud n’avait pas écrit une intrigue classique. Cependant le cinéma était bien à ses yeux un art représentatif. Il écrivit cette phrase décisive : « Le cinéma pur est une erreur, de même que dans n’importe quel art tout effort pour atteindre au principe de cet art au détriment de ses moyens de représentation objectifs. » Plus que d’un appauvrissement, il voyait dans le cinéma pur une hérésie. Et sa position vaut pour tous les arts représentatifs, narratifs, mimétiques ou dramatiques : peinture, littérature, théâtre, cinéma ou bande dessinée. Tous se définissent par leurs « moyens de représentation objectifs » ; tous, dès leur origine, ont mobilisé des codes au service de l’expression de contenus.
14 Dans Le Théâtre et son double (1938), Artaud utilise d’autres expressions, celle d’« efficacité intellectuelle » et de « valeur expressive profonde ». Pour lui, l’art doit donner à penser. Cette position ne le conduit pas, toutefois, à privilégier le langage verbal, les mots, sur les « moyens de représentation » propres au théâtre, ceux qui touchent au corps, à l’espace, à la mise en scène. Il est possible d’« [atteindre] l’esprit par le moyen des sens ». Si Artaud se défie des mots, c’est parce que, au théâtre comme au cinéma, il refuse la psychologie. « Le domaine du théâtre n’est pas psychologique, mais plastique et physique, il faut le dire. » Mais, d’un autre côté, il écrit que « penser qu’il pourrait y avoir une peinture qui ne servirait qu’à peindre, une danse qui ne serait que plastique », c’est « confondre l’art avec l’esthétisme » — une aberration qui témoigne de « l’infirmité spirituelle de l’Occident ». Sa position apparaît donc, au final, assez équilibrée ; elle indique une voie médiane : ne pas renoncer au sens, aux interrogations sur l’homme et le monde, mais essayer d’atteindre cette « efficacité intellectuelle de l’expression » avant tout par ce qu’il appelle les « formes objectives » propres à chacun des arts.
15Défenseur du cubisme, qui annonçait, selon lui, « un art entièrement nouveau », celui de la « peinture pure », Apollinaire se félicitait de ce que « les peintres nouveaux procurent déjà à leurs admirateurs des sensations artistiques dues à l’harmonie des lumières et des ombres et indépendantes du sujet dépeint dans le tableau ». Artaud, lui, dans tous les moyens d’expression auxquels il s’essaie, a cherché comment procurer des sensations artistiques inédites, mais il subordonnait celles-ci à une quête de sens (« La vie est de brûler des questions »), un souci impérieux de vérité — et d’abord de vérité sur soi-même : « Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit. »
16La position de l’auteur de L’Ombilic des limbes, qui unit volonté de dire et volonté d’approfondir les « moyens de représentation » spécifiques à chaque art, me paraît extrêmement moderne. Il s’agit, en somme, d’une reformulation de la théorie de Lessing, le dogmatisme en moins.
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