Le sceau, une image acheiropoïète
p. 88-91
Texte intégral
13 novembre 1021. – Diplôme de l’empereur Henri II, fondateur de l’évêché de Bamberg, par lequel il accroît, du consentement de sa femme, Cunégonde, le territoire de cet évêché en faveur de son premier évêque, Eberhard, et de ses successeurs. Munich, Hauptstaatsarchiv, Ks. selekt Nr 309. Photo LBA no 4424, reproduite avec permission.

1Il n’est de livre, essai ou article écrit par Michel Pastoureau qui ne contienne une rencontre captivante entre l’imaginaire médiéval et l’imagination de l’historien. Inspirée par cette démarche, et en hommage à celui qui sut en tirer un si grand parti, je conçois la charte alto-médiévale comme un espace épidermique et graphique, scarifié et strié de multiples traces haptiques dont certaines prennent une forme écrite, inscrite, imprimée ou imagée, alors que d’autres, invisibles, occupent des surfaces apparemment laissées vides. Dans le cadre de ce sémantisme spatial1, les lettres et les mots ne sont pas les seuls à faire sens. Le support matériel aussi contribue à l’économie signifiante de la charte. Ainsi, le parchemin est peau, la peau de l’animal sacrifié aux besoins de la communication écrite, une peau manœuvrée par le scribe, l’auteur de l’acte, et les témoins. Quant à la signification du parchemin, et à ses modes signifiants, ils restent à déterminer. De nombreuses chartes alto-médiévales nous fournissent un premier indice, en la présence erratique des signes graphiques qui s’agitent aux alentours des noms propres et occupent irrégulièrement les espaces de validation (manus propria, souscriptions, monogrammes, sceaux2). Ces tracés encrés sont dépourvus de lisibilité. Soit ils détruisent le lettrage au point de le rendre indéchiffrable, soit ils abandonnent la lettre pour se faire éléments schématiques. De tels signes semblent ponctuer les places d’attouchements manuels effectués par les protagonistes de l’événement documentaire. Peut-on aller plus loin et suggérer que ces signes étaient imaginativement conçus comme manifestant les réactions de la charte-peau aux touchers dont elle était l’objet ? L’écriture et son dévoiement graphique représenteraient deux formes d’expression, celle de l’apport (textuel) et celle de son support (sensoriel et épidermique), chacune collaborant à la configuration de la charte et à son efficacité. Le détournement des règles de l’écriture conventionnelle correspondrait au désir ainsi recodé d’exposer une réaction, oserais-je dire une sensation, de la part de cette peau-support. Le mime graphique d’une telle perception signalerait l’intervention du support dans l’opération médiatique, et communiquerait par là même l’importance du contact interactif entre personnes et objets dans l’élaboration et le maintien des dispositions prises par écrit. Le support enregistrerait ainsi l’ensemble des circonstances significatives attenantes à la production de la charte3.
2Mais si les tracés graphiques sont mémoires de réactions cutanées imaginaires, quelles sont les implications d’une telle fiction ? Que le document-peau se devait d’être, sinon vivant, du moins animé ? Le diplôme d’Henri II, ici reproduit, présente un élément qui renforce le sens d’une animation artéfactuelle. Le sceau royal, apposé en placard, est assorti d’un doppelgänger. Toutefois, là où l’empreinte de cire ressortait d’un contact intentionnel entre sigillant, matrice sigillaire et cire, le doppelgänger, lui, se forma lors d’une rencontre circonstancielle entre parchemin et cire occasionnée par le pliement du diplôme. Déplié pour consultation, le document révèle une reproduction de son sceau de cire. L’acte d’Henri II est loin d’être un cas isolé. Notre corpus en cours de constitution s’accroît régulièrement de chartes recelant un scellement et un rescellement acheiropoïète. Certaines présentent une grande valeur heuristique lorsqu’elles donnent le dessin d’empreintes de sceaux à jamais disparues.
3Mais pour le lecteur médiéval, ce qui importe, c’est l’activation autonome et réplicative à l’œuvre dans l’impression du second sceau. Celui-ci confirme l’exposé allusif des signes graphiques, à savoir que la charte-peau est impressionnable, qu’elle répond au toucher et peut donner forme, soit informer. À l’intersection du médial et du réplicatif, surgit le spectacle d’un sceau à la fois matrice et empreinte, saisi dans l’acte même du scellage. Ainsi, il conjure l’illusion que la charte, en tant que surface tégumentaire, continue de se ratifier. Ce faisant, la charte-peau, réceptacle sensible de traces haptiques performatives, articule l’importance de ces dernières dans le domaine de l’évidence, en tant que bien-fondées de l’acte authentique. Dans l’imaginaire médiéval, cette immixtion du textuel et du tactile anime les dispositions mises par écrit d’une présence actorielle continue.
Notes de bas de page
1 A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, 2e éd., Paris, 2009.
2 À titre d’exemples, Archives départementales Vienne, G591 Carton 2, no8 (893) ; Archives départementales Vienne, Carton 9, no74 (1008) ; Archives départementales. Seine-Maritime, 9H 1739 (1088) ; Archives départementales Bouches-du-Rhône, 1H8no26 (1010) ; voir http://www.cn-telma.fr/ nos 1072, 1191, 2722 et 3988.
3 I. Klock-Fontanille, « Des supports pour écrire d’Uruk à Internet », Le français aujourd’hui, 170. 3, 2010, p. 13-30.
Auteur
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