Conclusion « Neuvième art »
L’album et la légitimation de la bande dessinée
p. 413-420
Texte intégral
1La généralisation de l’album affecte en profondeur les manières de créer, de transmettre et de lire la bande dessinée. Fonder une poétique des supports est indispensable pour substituer aux figures idéalisées de lecteurs, fantasmées à partir d’expériences de lecture lettrée, des pratiques de lecture plurielles, hétéroclites et souvent bricolées. Si « l’objet imprimé lui-même […] porte en ses pages et en ses lignes les marques de la lecture que lui suppose son éditeur, les bornes de sa réception1 », il paraît raisonnable de supposer que dans le cas de la bande dessinée, les formes de publication encadrent plus nettement encore les pratiques de lecture que dans le cas de la littérature. À l’heure de la dématérialisation croissante de l’édition, il me semble donc indispensable de comprendre comment la matérialité du livre participe de la production du sens. Il y a là un angle mort des théories sur la bande dessinée que cet ouvrage ne prétend pas, bien entendu, combler à lui seul.
2La question des réceptions de la bande dessinée reste un chantier largement inexploré. On ne peut, à ce jour, y accéder que par des biais détournés : une poignée d’autobiographies de lecteurs, des souvenirs dessinés… En attendant une investigation plus systématique de ce côté, il ne paraît pas imprudent de risquer l’hypothèse que l’expérience collective de la lecture de l’illustré cède la place à une lecture plus individualisée. Dans les années 1950 et 1960, l’illustré, tout comme le petit format, est acheté avec l’argent de poche voire la monnaie des courses. Sa lecture est bien souvent inscrite dans des dynamiques d’échanges entre pairs : les illustrés passent de mains en mains, dans la cour de récréation, à la sortie de l’école ou entre voisins. Ces échanges, surtout, sont le support de discussions enfiévrées, alimentées par la dynamique sérielle et le frisson de l’« à suivre » au prochain épisode. Les illustrés, d’ailleurs, ne se privent pas de mettre en scène l’importance du journal comme support transactionnel ; c’est bien à ce titre, d’ailleurs, que parler de cultures enfantines prend tout son sens, quand l’illustré, le film — puis le feuilleton télévisé — structurent des groupes de pairs, alimentent les discussions, nourrissent les jeux d’enfants, en un mot : construisent les imaginaires.
3Cette lecture collective de l’illustré, les dynamiques sérielles sur lesquelles elle repose, expliquent plusieurs de ses traits narratifs : des structures narratives ouvertes, indéfiniment relancées par une nouvelle péripétie ; des personnages dépourvus de complexité émotionnelle ou psychologique. Comme Jared Gardner l’a montré, l’absence d’épaisseur des personnages est précisément ce qui permet une lecture active, engagée dans les dynamiques sérielles2 ; c’est aux lecteurs d’apporter cet approfondissement, grâce aux compétences sérielles bâties par les lectures précédentes3. La densité narrative provient, surtout, de la structure ouverte de la narration sérielle ; comme l’écrit Jean-Christophe Menu, « avant la règle du feuilleton (à suivre), les bribes d’histoire s’ancrent plus volontiers dans l’imaginaire que les récits bien commencés et bien finis4 » : l’attente de l’épisode suivant approfondit considérablement la péripétie en cours.
4 Le livre de bande dessinée, de son côté, engage une expérience de lecture très différente. Pendant longtemps, c’est un produit cher, et exceptionnel ; comme l’album pour enfants, l’album de bande dessinée est un bien culturel qui présente donc longtemps la caractéristique de ne pas être acheté par son lecteur, mais par un adulte, par un médiateur, qui se base sur sa propre perception de ce que doit être un « bon » album (en termes d’esthétique, de contenu thématique, de qualité de fabrication…). Bien sûr, les prescriptions sont nombreuses, entre les conseils et les oukazes des éducateurs ou, à l’inverse, les réclamations des enfants. Assurément, l’achat perd en spontanéité par rapport à l’illustré, et gagne en solennité. Par sa mise en forme, l’album suscite aussi des lectures très différentes. La différence la plus évidente est bien sûr la possibilité, pour le lecteur, de lire en quelques dizaines de minutes une aventure qui, dans les pages de l’illustré, s’étalait sur plusieurs mois.
5Mais cette lecture condensée, qui laisse peut-être moins de place à l’imagination, offre aussi la possibilité du ressassement, mécanisme essentiel des lectures enfantines. Si c’est, comme l’écrit aussi Gaston Bachelard, dans l’intimité des lectures enfantines « que se nouent au plus près l’imagination et la mémoire5 », il n’est guère d’influence plus cruciale que ces premières lectures.
6Par rapport à d’autres pays jouissant d’une longue tradition de narrations graphiques, la bande dessinée jouit en France et en Wallonie d’un statut très particulier. À la singularité formelle d’un système de publication accordant précocement la priorité à l’album répond la singularité symbolique d’un médium érigé au rang de neuvième art, et bénéficiant d’une reconnaissance large et multiforme. Le passage à l’album joue ainsi un rôle décisif dans l’accession de la bande dessinée au domaine des pratiques culturelles respectables.
7Cette légitimation de la bande dessinée par l’album s’opère en plusieurs temps. Les années 1950 débutent par un mouvement de recomposition en profondeur du paysage éditorial de la bande dessinée. Loisir sous surveillance, la bande dessinée se concentre dans les pages des journaux et des magazines spécialisés. Dans cette période de rareté, l’album s’inscrit presque exclusivement dans une logique de complémentarité avec la presse : il est alors un sous-produit des journaux pour enfants. Les éditeurs belges sont indéniablement ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu dans cette restructuration du marché de la bande dessinée. Ils proposent aux enfants de l’après-guerre une synthèse efficace de la modernité graphique américaine et d’un conformisme politique et moral. La capacité de ces éditeurs belges à se plier aux exigences de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse se traduit donc par une auto-censure vigoureuse de leurs publications. Cette soumission aux réquisits de la Commission est le prix à payer pour conforter leurs positions en France et échapper au piège d’un marché réduit à l’horizon belge. En partie étrangers au monde du livre, ces éditeurs belges entreprennent d’édifier des catalogues en décalquant les pratiques mises en œuvre dans les journaux : primat de la série, horizon sériel marqué et poids des conventions génériques.
8Le milieu des années 1960 cristallise une diversification des pratiques de lecture. Si le « phénomène Astérix » est assurément le plus spectaculaire d’entre eux, c’est à la même période qu’apparaissent les premières librairies spécialisées et que se nouent les premiers rassemblements bédéphiliques. La lecture de bande dessinée par des adultes n’est, on l’a vu, pas nouvelle ; en revanche, le fait que des individus appartenant aux élites culturelles puissent assumer cette lecture constitue une nouveauté. Le livre de bande dessinée quitte alors le seul domaine du divertissement destiné à l’enfance, pour gagner des espaces nouveaux : le Barbarella qu’Éric Losfeld rassemble en volume en 1964 marque bien, de ce point de vue, un tournant. La bande dessinée pour adultes trouve sa place dans le catalogue d’un éditeur revendiquant sa filiation surréaliste et son appartenance à l’avant-garde ; le découpage en chapitres, le soin apporté à la maquette, la qualité du papier arrachent le livre de bande dessinée au seul espace des divertissements enfantins ou aux plaisirs coupables des transgressions adultes.
9Cette émergence de pratiques de lecture assumées par les adultes se traduit par un déplacement de l’encadrement des récits en images. La Commission de surveillance et de contrôle s’alarme du flot accru d’obscénités dessinées ; mais c’est pour concentrer l’essentiel de son attention sur les publications de petit format destinées aux adultes. La libération thématique et formelle que connaît la bande dessinée dans les années 1960 se traduit donc paradoxalement par un désintérêt de plus en plus marqué de la Commission à l’égard des publications destinées à la jeunesse. Le milieu des années 1960 marque donc l’ébauche d’une polarité entre une bande dessinée supposément « populaire » objet de suspicions et de condamnations multiples, et une bande dessinée qui trouve sa place dans les pages des livres, à la dignité culturelle croissante, et qui commence à se banaliser dans les rayons des quelques bibliothèques enfantines.
10Les années 1970 accroissent et durcissent cette polarité. L’édition de bande dessinée se renouvelle en profondeur, en empruntant des chemins divers : small press et fanzinat, librairies spécialisées, fandom et rééditions patrimoniales, auto-édition, éditeurs littéraires se prenant d’intérêt pour le 9e art… Les recompositions des pratiques culturelles font apparaître au grand jour des pratiques de lecture adultes qui deviennent de plus en plus essentielles dans la délimitation du périmètre du « neuvième art ». L’album va alors simultanément se banaliser dans les achats culturels et dans les possessions des foyers français, et faire l’objet de pratiques distinctives nouvelles. Porteur de la légitimité du codex, l’album devient l’un des véhicules privilégiés de la légitimité en construction, le support d’affirmation d’une profondeur historique du neuvième art, ainsi que l’un des espaces privilégiés d’expérimentations formelles et narratives menées par des auteurs ambitionnant de renouveler la bande dessinée.
11Devenue un art où s’active une avant-garde, la bande dessinée perd dans les années 1980 son aura sulfureuse : intégrée aux stratégies des bibliothèques et à l’action du ministère de la Culture, elle intègre l’espace des pratiques culturelles communément reconnues alors que les frontières de la légitimité semblent de moins en moins signifiantes dans les pratiques culturelles des Français6. La décennie 1980, assurément, est marquée par une tension forte entre diversification de l’offre et standardisation des formats, dont (A Suivre) est un bon exemple. D’un côté, la revue et les collections qui y sont adossées offrent aux auteurs la possibilité d’allonger leurs récits, de proposer des formes alternatives, parfois radicales : les 134 pages du Transperceneige de Lob et Rochette, les 158 planches de la saga bretonnante Bran Ruz d’Auclair et Deschamps, la fantasy théologique du Grand pouvoir du Chninkel de Van Hamme et Rosinski… Mais dans le même temps, la revue s’avère incapable de s’ouvrir aux générations nouvelles : David B. n’y fait qu’une apparition fugace, de même que Blutch, dont le Péplum est sérieusement malmené — et ne sera jamais publié en recueil par Casterman. Le succès critique d’ (ASuivre), la réussite commerciale des albums qui en sont issus, ne doivent pas faire illusion : dans les années 1980, la presse de bande dessinée s’effondre, et l’édition — tous secteurs confondus — traverse une crise. Cette double fragilisation met une génération d’auteurs en tension, les amenant dans les années 1990 à investir des structures alternatives. Significativement, ces structures s’emparent avant tout du livre, voire de la revue : le temps de la presse de bande dessinée est largement passé7.
12Depuis les années 1980, l’album de bande dessinée occupe le centre des scènes de la bande dessinée. On peut voir là une des sources du statut très particulier dont jouit le « neuvième art » en France et en Belgique. Ce basculement vers le livre a donné toute sa mesure lorsque la génération de nouveaux indépendants dans les années 1990 s’est emparée de formes nouvelles, au point de banaliser en quelques années la formule du « roman graphique ». Il ne faut pas oublier que ce poids du livre dans l’économie de la bande dessinée aussi un des éléments centraux de la fragilité du secteur, et tout particulièrement de la précarité dramatique qui touche les auteurs dans un système de production devenu inique.
13Le système de complémentarité entre presse et album assurait en effet aux auteurs un double revenu. Alors que les mobilisations professionnelles avaient permis aux dessinateurs d’arracher le statut de journalistes8, le basculement vers le livre en a fait des auteurs, avec toute la charge symbolique accolée à ce terme. Avec l’explosion de la production et la contraction des lectorats, ces auteurs se sont trouvés pris en tenaille et ont vu leurs revenus fondre comme neige au soleil à mesure que les à-valoirs des éditeurs s’amenuisaient. Aujourd’hui, un tiers des auteurs vit sous le seuil de pauvreté9 : la bande dessinée partage avec la littérature la polarisation entre une poignée d’auteurs connaissant de fortes ventes, et une myriade de précaires du dessin.
14L’album s’est imposé au cœur des pratiques culturelles contemporaines, et comme mode principal de consommation de bande dessinée : entre l’effondrement de la presse et l’introuvable essor d’un marché numérique, la bande dessinée demeure pour l’instant une forme du livre. Cette conquête de l’espace du livre et de la librairie a offert une respectabilité à la bande dessinée. Elle l’a aussi, très largement, dotée d’une mémoire. L’importance accordée par les bédéphiles aux enjeux de la réédition dit bien le caractère déterminant de la disponibilité des œuvres du passé. En meublant les rayonnages des bibliothèques, le livre a ainsi conféré une épaisseur historique à la bande dessinée, offrant non plus à une poignée de connaisseurs mais à un public élargi la possibilité de se familiariser avec les récits du passé.
15Cette patrimonialisation du neuvième art, cependant, est très étroitement tributaire du canon des littératures dessinées tel qu’il est édifié par une série d’intermédiaires, des bédéphiles aux éditeurs en passant par les libraires, les conservateurs, les journalistes, les commissaires d’exposition, les universitaires… Le canon des œuvres du passé considérées comme dignes d’intérêt — ou, plus simplement, connues et identifiées — reprend assez fidèlement les contours de ce qui, sous forme de livres, est disponible en librairie ou en bibliothèque. L’histoire du « neuvième art » est aujourd’hui communément accessible à travers une vaste gamme de synthèses, d’intérêt variable. Au-delà de l’érudition ou de l’ambition critique qui les anime, il me semble qu’un point commun les rassemble : « l’histoire » y est perçue avant tout comme un parcours glorieux allant d’un chef-d’œuvre à un autre, d’un maître au suivant, transposant le modèle héroïque d’une histoire de l’art néo-vasarienne passée de saison. Illustrés pour petites filles, pockets d’horreur, « romans dessinés », bandes quotidiennes : les lacunes de notre connaissance du passé de la bande dessinée sont considérables. Exhumer ces vastes corpus méconnus est indispensable ; ce n’est cependant jamais que le préalable d’une véritable histoire de la bande dessinée qui ne se contenterait pas d’égrener maîtres et héros, mais viserait une compréhension plus fine de la manière dont chacune de ces séries d’œuvres est produite, transmise et reçue, dont elles structurent les relations sociales et bâtissent les imaginaires. Le défi, on s’en doute, est immense. Mais passer de l’épopée à l’histoire est à ce prix.
Notes de bas de page
1 Roger Chartier, Pratiques de la lecture, op. cit., p. 58.
2 Jared Gardner, Projections, op. cit., p. 47-58.
3 Matthieu Letourneux, op. cit.
4 Jean-Christophe Menu, Krollebitches, op. cit.
5 Gaston Bachelard, Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1989, p. 92.
6 Voir sur ce point Bernard Lahire, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
7 Sur ces structures éditoriales alternatives, voir Bart Beaty, Unpopular culture, op. cit., ainsi que la thèse en cours de Kevin Le Bruchec, Les éditeurs alternatifs de bande dessinée, op. cit.
8 Jessica Kohn, Travailler dans les petits Mickeys, op. cit.
9 États généraux de la bande dessinée, Enquête auteurs 2016. Résultats statistiques, 2016.
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