Chapitre VII. « Aux portes de l’enfer1 »
Le canon et les marges de l’album
p. 273-304
Texte intégral
1Les frontières de l’album s’avèrent délicates à tracer. Si un « album de bande dessinée » semble désigner aujourd’hui un objet éditorial bien identifié, il est risqué de projeter rétrospectivement cette fausse évidence sur un passé dans lequel cette identification n’était guère fixée. Aussi est-il plus prudent de ne pas vouloir assigner de frontière trop fermée à cette forme de livre. Langage des hybridations, la bande dessinée se déploie selon des formes extrêmement variables dans ses dispositifs graphiques et narratifs ; il en va de même de ses formes de publication. Aujourd’hui, l’album domine le marché français ; dans les kiosques ne subsistent plus qu’une poignée de titres, pour la plupart exsangues — mais aussi des comics qui trouvent là un chemin parallèle à la librairie spécialisée. Cependant cette situation qui a réduit l’essentiel de l’espace de la bande dessinée à la librairie est récente. Tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle, le livre de bande dessinée se déploie sur des marges aujourd’hui partiellement effacées.
2Certaines de ces marges entretiennent des rapports étroits et relativement mal connus avec la bande dessinée de librairie. Par exemple, les bandes dessinées de petit format (aussi désignées sous le vocable de pockets) constituent, sur la période 1950-1990, une forme de marginalité vis-à-vis de l’album de bande dessinée. Les petits formats, proches dans leur grammaire narrative et leur vocabulaire graphique de l’univers des illustrés, s’en distinguent par la moindre attention accordée au projet éducatif, transparent dans des illustrés tels que Tintin, Bernadette ou même Pilote. Ces publications se réclament ainsi d’une logique de divertissement plus marquée, qui lui confère une aura de mauvais genre, consommé avant tout par des lecteurs perçus comme faibles. Éclairer la marge de l’album qu’est le petit format permet de mettre en évidence la manière dont la pratique de l’édition d’album a surdéterminé la mémoire de la bande dessinée, et conditionné l’essentiel de l’écriture de son histoire.
« La chose de l’au-delà2 ». Le pocket, envers de l’album ?
« Le monde égaré3 ». Le petit format, un objet méconnu
3« Mauvais genre » par excellence, le petit format semble, à lire les histoires de la bande dessinée, ressortir d’une galaxie différente de productions culturelles. Ses éditeurs, ses auteurs et ses lecteurs diffèreraient radicalement. À la librairie, auteurs en voie de reconnaissance et lecteurs respectables et bourgeois — bientôt on parlera de bédéphiles pour signaler leur capacité à mettre en œuvre des lectures cultivées de la bande dessinée — ; au petit format, auteurs anonymes ou tâcherons à la chaîne, et lecteurs « faibles » : enfants des classes populaires, adultes immatures (bidasses, ouvriers…). Dans ce schéma rarement explicité, mais souvent sous-jacent dans les histoires de la bande dessinée, le petit format constitue une lecture de perdition, mauvais genre revendiqué ou dénoncé, que tout opposerait à l’univers de la librairie. Dans sa monumentale histoire de la bande dessinée, Thierry Groensteen ne consacre qu’une poignée de lignes aux petits formats : « vendus en kiosque, les pockets touchent un public essentiellement populaire, auxquels ils procurent une évasion à bon marché4 ». Thierry Groensteen y énumère ensuite une poignée de titres — signalant toutefois que certains d’entre eux sont vendus à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, avant de reprendre le fil de son propos : une histoire de la bande dessinée ramenée à celle de ses incarnations dans les pages des journaux, revues et livres « respectables ». Une telle attitude est largement partagée dans la littérature secondaire consacrée à la bande dessinée, à l’exception d’une poignée de publications et forums militants spécialisés5.
4Une telle occultation tient à la faible patrimonialisation de ces publications ; leurs auteurs mal connus, souvent anonymes, souvent aussi étrangers, n’ont que très rarement fait l’objet de commémorations à l’exception d’une poignée d’entre eux, comme Raoul Giordan, figure centrale de la science-fiction dessinée française des années 1950- 1960. Contre une mémoire du neuvième art qui s’est construite autour de l’Auteur, la bande dessinée de petit format représente un domaine où les codes sériels sont particulièrement marqués, se traduisant entre autres par un effacement de l’auctorialité. Comme dans les fascicules de Buffalo Bill ou Nick Carter du début du siècle, l’unité garantissant le récit devient ainsi celle du personnage, de la collection ou de la maison d’édition. Alors que la professionnalisation du métier d’auteur de bande dessinée s’accompagne, dans les illustrés, de postures d’auto-représentation, cette mise en scène de soi est absente des petits formats. Et les auteurs de ces récits ne travaillent pas en vue d’une réédition sous forme de numéro spécial ou de la reliure de plusieurs numéros, (même si ces rééditions et publications autonomes existent) : comme dans le cas du roman dessiné, « la formule de base est sans conteste celle du feuilleton “pur6” ».
5L’histoire de cette bande dessinée de petit format est encore en bonne partie à écrire. L’appellation elle-même ne s’est généralisée qu’après le format de publication lui-même. Après les récits complets de la Libération, constitués de huit à douze pages en général, consacrés à un héros récurrent, les « petits formats » constituent, à en croire le libraire spécialisé Gérard Thomassian, « les derniers représentants de la littérature populaire en fascicules7 ». Prolongeant et décalant la tradition de publication de bande dessinée en fascicules, ces petits formats s’inscrivent dans un contexte marqué par le poids du contrôle des publications destinées à la jeunesse. Elles s’inscrivent également dans un format de publication nouveau, tournant en règle générale autour de 13 x 18 cm.
6Ce sont, semble-t-il, les éditions de Vaillant qui lancent le premier titre de ce qui sera appelé par la suite « petit format », 34, en raison de sa pagination (32 pages, auxquelles il faut ajouter les couvertures). La revue passe rapidement à 64 pages et, de bimensuelle devient mensuelle à partir du numéro 102 de juillet 1953. Entre-temps, elle a pris le nom de Camera 34, puis de Camera. À ses débuts, 34 publie surtout des bandes dessinées sportives, puis des nouvelles d’aventures, de la science-fiction et des séries policières. Mais le succès des petits formats est surtout le fait de la concurrence, à commencer par les éditions Impéria, qui publient Superboy à partir d’octobre 1949. Dans un premier temps, la revue de petit format propose, comme 34, un sommaire alternant des séries diverses et du rédactionnel ; ce n’est qu’en novembre 1958 que la publication se spécialise dans les aventures de « Superboy », dessinées par Félix Molinari. Lug, Aventures et Voyages emboîtent le pas à Impéria, et les années 1950 correspondent à une généralisation de ce format éditorial.
7À la différence des récits complets, qui ne comprennent en général qu’une seule histoire, ces publications contiennent une série principale et une ou plusieurs séries secondaires, ainsi qu’une part de rédactionnel, faute de quoi elles se voient refuser le numéro de commission paritaire, vital pour exister en kiosque. Le papier ne faisant plus défaut comme au temps des récits complets, les publications prennent de l’épaisseur et, des 34 pages de 34, passent à 68, 100, 132 pages, voire 200 ; la périodicité est généralement bimensuelle ou mensuelle, voire bi ou trimestrielle. Par rapport aux illustrés, les petits formats instaurent donc une périodicité plus espacée, compensée par une densité de lecture supérieure8.
8En 1958, pas moins de quatorze maisons d’édition différentes occupent le créneau, dont la période faste se situe entre 1955 et 1965 ; le dynamisme s’essouffle à la fin des années 1960 — et les ventes s’effondrent définitivement au début des années 1980.
9L’assignation au populaire de cette forme culturelle est générale, à défaut d’être justifiée. Ce dédain, ou cette ignorance, constituent au fond la première raison d’évoquer la bande dessinée de petit format dans un travail centré sur l’album. Car là où l’album a fait l’objet d’une patrimonialisation, d’une conservation qui a posé les bases du discours chronologique qui a organisé un parcours dans l’histoire de la bande dessinée, le petit format en a été exclu. L’histoire de la bande dessinée française s’est construite sur l’image d’une bipolarisation des pratiques de lecture de la bande dessinée entre, d’un côté, les enfants de la bourgeoisie qui liraient les journaux « respectables » des éditions Dupuis, Dargaud — voire, à la limite, d’Edi-Monde — et, de l’autre côté, les enfants du peuple qui auraient lu Akim, Kiwi, Zembla ou Rodéo. Cette segmentation sociale de l’espace culturel repose avant tout sur un distinguo formel entre des publications bon marché, apanage des consommations populaires, et des produits relativement plus chers (illustrés et albums), qui fonderaient le socle des consommations de bande dessinée d’un lectorat plus bourgeois. Une telle segmentation de la production de bande dessinée en deux sphères socialement étanches ne repose sur aucune étude de lectorat, et repose sur des présupposés légitimistes hautement suspects9.
10Cela dit, il est indéniable que la bande dessinée de petit format se situe matériellement aux franges du secteur de l’album. Cette position d’extériorité en fait un observatoire permettant justement d’interroger la cohérence ou la pertinence de cette catégorie générique que serait « l’album de bande dessinée », en particulier quand lui est assignée une fonction de délimitation sociale des pratiques culturelles. Examiner les publications de petit format permet de réinterroger la manière dont un support de publication forge un ensemble de pratiques de lectures, et structure socialement un lectorat.
11Cependant, plutôt que de postuler une différence irrémédiable entre les éditeurs d’albums et les éditeurs de petits formats, ou entre les productions des deux catégories, il semble préférable à ce stade de pointer la porosité des deux mondes : non seulement les albums ne sont pas absents du catalogue de ces éditeurs de petits formats, mais les éditeurs les plus installés semblent se montrer particulièrement sensibles eux aussi aux vertus du pocket. Les allers-retours du pocket à l’album sont donc nombreux, même s’il s’avère parfois délicat de tracer la frontière entre produits de kiosques et produit de librairie. Comme le roman-photo ou le roman dessiné, la bande dessinée de petit format appartient donc à ces massifs de productions populaires à la popularité immense, mais dont la mémoire des lecteurs a été engloutie.
12Les éditeurs d’illustrés et d’albums sont loin d’être indifférents aux succès des publications de poche. C’est sans doute Dargaud qui fait preuve de l’agressivité la plus grande dans ce secteur, en lançant plusieurs titres que l’on peut rattacher à la sphère des pockets. De juillet 1968 à octobre 1970, Dargaud publie en effet un Super Pocket Pilote dont le titre s’ancre directement dans la sphère des publications de petit format, et témoigne d’une volonté de diversifier ses formats de publication, en publiant parallèlement à son hebdomadaire un trimestriel de format 13 x 19 cm, comptant 268 pages, dont une petite centaine en couleurs10. Si Super Pocket Pilote est la publication de petit format la plus connue de Dargaud, elle n’est pas seule, témoignant de la puissance d’attraction de la formule pour l’éditeur qui cherche à diversifier ses formats afin de lutter contre l’érosion du lectorat de Pilote. Ainsi, en 1969, Dargaud tente un pocket pour adultes de 128 pages consacré à des faits divers : Drames et énigmes. Celui-ci connaît seulement quatre numéros : « Raspoutine », « Le cas Landru » (scénarisés par Jean Ollivier), « L’Auberge rouge » et « Un nommé Al Capone » (scénarisés par Roger Lécureux) ; l’aventure est stoppée après quatre numéros seulement. En 1975, Dargaud tente une autre formule, centrée sur le personnage d’Achille Talon, Achille Talon magazine, reprenant sur 84 pages couleurs des gags du volubile fat, des jeux autour de son univers ainsi que quelques récits de Wasterlain, Turk et de Groot… L’expérience est là aussi de courte durée, et s’interrompt après six numéros seulement.
13SuperPocket Pilote n’est certes pas davantage prolongé — 9numéros au total — mais c’est ce petit format qui trouve le plus de prolongements dans la sphère de l’album. Initialement, le trimestriel se présente comme une extension de l’hebdomadaire, en publiant de nombreux récits complets mettant en scène les héros du journal, sur le même principe du sommaire panaché. Il n’est initialement pas prévu de publier les épisodes en album : la différence de format compliquerait le travail de maquette. Pourtant, plusieurs des récits qui sont publiés dans ce titre font l’objet d’éditions ultérieures en albums, comme plusieurs des épisodes de « Tanguy et Laverdure » et de « Blueberry ». Les deux séries, pour ne pas empiéter sur les épisodes parus dans l’hebdomadaire et en albums, explorent la jeunesse des personnages : de 1975 à 1979, trois albums, à commencer par La Jeunesse de Blueberry, reprennent les épisodes de Super Pocket Pilote en inaugurant un nouveau sous-cycle à l’intérieur de la série initiale. Le dessinateur, Jean Giraud, avait commencé en produisant une histoire dont il avait écrit le scénario, et Jean-Michel Charlier reprend la main dans le no 2 ; au total, neuf histoires présentent la jeunesse du personnage, pendant la guerre de Sécession. Parmi ces neuf histoires, deux portent le même titre, « Chasse à l’homme », une étourderie qui n’est corrigée que lors de la republication en album. Une partie de ces récits est d’ailleurs reprise à son tour dans Lieutenant Blueberry Pocket, une publication en petit format des Éditions Presses Internationales qui ne connaît que trois numéros de janvier à juillet 198311.
Ill. 22. Jean-Michel Charlier, Jean Giraud, « La Chevauchée de la mort », Super Pocket Pilote n° 5, septembre 1969, et Un Yankee nommé Blueberry, Paris, Dargaud, 1979.

14En 1981 et 1982, Novédi reprend dans les albums Premières missions et Station brouillard certains des épisodes de Tanguy et Laverdure parus dans Super Pocket Pilote. Auparavant, les histoires avaient été republiées dans Super As et, pour l’occasion, agrandies par Jijé. La publication en album nécessite de nouveaux aménagements ; chaque histoire comportant seize planches, il faut en effet supprimer des images et effectuer des raccords, de façon que trois récits mis bout à bout puissent tenir dans un album de 48 pages.
15Outre l’adaptation des dessins (prolongement des décors, suppression du titre d’épisode, réécriture du chapeau de transition, colorisation…), Station brouillard est emblématique de l’ampleur des collaborations menées sur la série, en raison de son histoire éditoriale complexe. Le scénario reprend étroitement l’un des épisodes de la troisième saison de la série télévisée Les Chevaliers du Ciel ; la couverture du livre est due à Francis Bergèse, repreneur de la série d’aviation Buck Danny après la disparition de Victor Hubinon ; le dessin du quatrième plat présentant la liste des titres parus est d’Albert Uderzo, premier dessinateur de la série ; les dessins intérieurs sont de Jijé, à l’exception des avions et lettrages, effectués par l’assistant de celui-ci, Daniel Chauvin ; enfin, les raccords sont de Patrice Serres, et il faut y ajouter le coloriste, à ce jour anonyme12…
Ill. 23. Jean-Michel Charlier, Jijé, « Fréquence 268,5 », Super Pocket Pilote n° 8, juin 1970 et Station brouillard. Paris, Hachette / Novédi, 1982.

16Dans le cas de Blueberry, les épisodes tirés de Super Pocket Pilote font également l’objet de réaménagements importants : cases coupées, titres intermédiaires supprimés, harmonisation des titres d’épisodes, colorisation… L’agrandissement des cases, prévues pour un format de publication presque deux fois inférieur, provoque ainsi sur le lecteur un effet de myopie des plus déroutants qui n’est pas sans contribuer au charme paradoxal de ces récits vite exécutés.
17Les pockets constituent donc des formats de publication qui intéressent les éditeurs d’albums, ne serait-ce que de manière éphémère. Ils constituent également un espace central d’élargissement des horizons thématiques et géographiques de la bande dessinée. Ces nouveaux horizons peuvent aussi, épisodiquement, trouver le chemin du livre.
Ces albums qu’on ne lit que d’une main : quelle bande dessinée pour les sex-shops ?
18Alors que les éditeurs d’albums s’approprient dans les années 1960- 1970 le petit format, les éditeurs de petit format multiplient de leur côté les incursions dans l’espace du livre. Le support livresque structure un gradient de légitimité des lecteurs et des lectures, dans la continuité de la vieille méfiance vis-à-vis des lectures du peuple remontant, au moins à la massification de la lecture. Comme l’a montré Annie Stora-Lamarre, la République libérale, tout en abolissant la censure (loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse) entreprend de lutter contre le flot des mauvaises lectures en cherchant à protéger les trois catégories traditionnelles de lecteurs pensés comme « faibles » : les ouvriers, les femmes et les enfants13. La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse s’inscrit pleinement dans cette lutte contre les lectures néfastes ; l’émergence de formes de bande dessinée destinées spécifiquement aux adultes vient ainsi redoubler les angoisses des entrepreneurs de morale qui voient resurgir le spectre de la subversion morale.
19Au milieu des années 1960, on assiste parmi les publications de petit format à une multiplication des titres explicitement destinés aux adultes. Max Canal, qui publie à travers sa société Édi-Europ des récits de guerre en petit format (Alerte, Tobrouk, Torpilles…) pour un lectorat jeune, spécialise dans la deuxième moitié des années 1960 ses éditions de Poche dans le petit format érotique. Alors qu’en 1965, celles-ci déclinent la très sage Juliette de mon cœur en petit format, l’année suivante plusieurs titres font leur apparition, mentionnant en sur-titre « bandes dessinées pour adultes » : Kriminal, Zakimort, puis à partir de 1967 Belfagor, Demoniak, Goldrake, Infernal, Messaline… Si le titre n’est pas suffisamment explicite, le sur-titre achève de nouer le pacte de lecture, à la fois, qui sait, pour tâcher de prévenir l’hostilité de la Commission de surveillance et de contrôle (sans succès), et surtout pour appâter le lecteur avec la promesse d’une lecture transgressive. La bande dessinée « pour adultes », qui n’émerge que ponctuellement dans la librairie avant le début des années 1970, se structure donc très vite dans le secteur du petit format érotique.
20Le petit format « pornographique » constitue à ce titre un observatoire de choix de la manière dont un support structure à la fois des pratiques de lecture et des imaginaires sociaux. Il ne s’agit là que d’une fraction du vaste continent des publications de petit format ; mais c’est aussi la pointe avancée qui concentre l’attention des censeurs de tout poil qui vont, dans les années 1970, monter en épingle le danger de ces publications.
21Le petit format est en effet le dispositif autour duquel censeurs, éducateurs ou bédéphiles discriminent l’érotisme de la pornographie, et construisent les espaces sociaux de la représentation du sexe. L’assignation des petits formats « pour adultes » à des usages masturbatoires, récurrente par exemple dans les délibérations de la Commission de surveillance et de contrôle, repose sur une lecture anxiogène de la bande dessinée comme propagatrice de germes sociaux. Elle repose également sur une lecture très littérale de ces récits, négligeant par exemple la dimension humoristique — centrale par exemple dans une publication comme Les Contes malicieux ou dans Sam Bot, dont la poésie tutoie allégrement celle d’un Frédéric Dard (Laisse-Schleuh tomber, Planque ton yoyo, v’là l’yéti…), et qui repose sur une subversion des codes du genre.
22À la lisière du petit format et du livre, on assiste au tournant des années1980 à la naissance d’une forme-limite : l’album qui ne se lit que d’une main, pour reprendre la formule de Jean-Marie Goulemot14, ou la bande dessinée de sex-shop, issue d’une hybridation singulière entre codes des petits formats et forme livre. Ces produits sont, par définition, particulièrement difficiles à repérer. Les éditeurs qui ont pu s’aventurer dans ce créneau se sont en effet dérobés aux obligations du Dépôt légal, et l’absence totale de légitimité de ces productions n’a guère facilité leur conservation, bien que certaines d’entre elles aient gardé un étroit cercle d’amateurs. Reconstituer le paysage de l’édition de bande dessinée pornographique dans les années 1970-1980 reste un chantier ouvert, mais le hasard des recherches a permis d’en déblayer quelques aspects — même si de futurs travaux seront sans doute amenés à rectifier ces hypothèses.
23Les productions des éditions CAP semblent pionnières dans ce créneau de l’album de bande dessinée à destination des sex-shops. Jean Carton, éditeur niçois de romans et de romans-photos pornographiques, s’intéresse dans la deuxième moitié des années 1970 à la bande dessinée érotique et pornographique. Il rachète en effet la revue érotique Multi, dont le format s’inspire d’Union, et qui publie sous forme d’albums brochés des récits passés par les pages de Bédéadult’, témoignant des circulations intenses et méconnues de l’édition érotique au livre, du commerce du sex-shop à la librairie. On peut en prendre comme témoin Liz et Beth, publié en trois volumes brochés en 1980.
24Le récit est signé d’un pseudonyme-calembour, G. Lévis, bientôt redoublé d’un crédit scénaristique accentuant le calembour, de Monage. Derrière ces deux pseudonymes se cache la figure de Jean Sidobre, dessinateur prolifique de bande dessinée et illustrateur de romans pour la jeunesse. Sous le pseudonyme de G. Lévis, il publie les aventures de Liz et Beth dans les pages de Multi, revue mensuelle de petit format lancée fin 1975 publiant articles sur la sexualité, courrier des lecteurs et petites annonces de rencontres15. G. Lévis y entame sa bande dessinée à suivre, sous le titre « Multi love ». La revue est interdite de vente aux mineurs début 1977 ; entre-temps, elle a été rachetée par Jean Carton, qui compile le feuilleton « Liz et Beth » dans de petits fascicules de presse, toujours sous le titre Multilove, interdit de vente aux mineurs en janvier 197816. La série passe alors dans les pages de Bédéadult’, revue de bande dessinée mensuelle lancée en février 1979 par Carton, par l’intermédiaire de ses diverses sociétés : Société européenne de distribution éditions du Miroir (SEDEM), Côte d’Azur publications (CAP), Centre audiovisuel de production (CAP), Loempia / Magic-Strip, puis Création art presse (CAP)17.
25La série de Sidobre amène ainsi Jean Carton à s’intéresser au secteur de la bande dessinée érotique, passant du petit format Multi Love à Bédéadult’, qui devient fin 1982 Bédé Adult’, passant pour l’occasion au hard, avec des représentations explicites des sexes. Les séries publiées dans les pages de ces revues sont reprises dans des récits autonomes, sous forme de fascicules vendus en sex-shops. Les éditions CAP, l’un des labels de Jean Carton, proposent par la suite plusieurs types de publications sous forme d’albums, ou proches de l’album. Le Triangle noir, par exemple, se présente certes comme un magazine mensuel. Pourtant, son format (20,5 x 28 cm), sa pagination (48 pages), son dos carré en font un objet proche des albums souples, avec un seul récit développé sur une grosse quarantaine de pages. Par ailleurs, sans doute en partie parce que l’éditeur opère aux marges de la loi, si les publications sont explicitement présentées comme mensuelles, seul un numéro les différencie : aucune date ne vient préciser le mois ou l’année concernés… Surtout, le paratexte éditorial qui accompagne ces publications de CAP les insère dans un ensemble d’objets destinés à accroître la vigueur sexuelle (dragées « Kolossal Sex », appareils de développement du pénis…) et de romans et romans-photos aux titres sans détours : Le Triangle noir no 19 propose ainsi, en guise de lectures complémentaires, Anastasia et ses fantasmes, Secrets humides, Sœur salope, « V » comme vice, Régine et ses chiens ou encore, dans les romans-photos, Viols de minettes ou Orgies au bordel chinois. Le récit dessiné lui-même s’apparente plutôt à une forme de farce polissonne, pendant laquelle le jeune François Vit Long se trouve confronté à quelques péripéties scabreuses montrant qu’il porte bien son nom et, si les pilosités pubiennes sont récurrentes, le vit en question n’est pour sa part jamais représenté. Mais d’autres publications du C.A.P. contemporaines de ce récit représentent explicitement des sexes masculins, comme La Reine radieuse, une publication indiquée comme un hors-série de la revue SexBulles, et visiblement inspirée du succès des collections de bande dessinée historique ; cet exemplaire d’une collection « les Amours de l’histoire » se penche cette fois sur la sexualité des pharaons, et multiplie les représentations des membres des pharaons, de leurs esclaves nubiens, etc.
26Les ouvrages diffusés par C.A.P. se présentent ainsi comme des formes intermédiaires entre le magazine et l’album, avec des publications contenant un seul récit suivi, reprenant d’ailleurs la segmentation générique courante dans l’édition d’albums : récits historiques (Les Croisades de l’amour), science-fiction (Vihila planète des perversions, Yolanda et les voluptés cosmiques), récits de guerre (Sections spéciales du sadisme SS)… Les récits se développent à chaque fois sur une quarantaine de pages, la plupart du temps en couleurs, et parfois même sous une couverture cartonnée, comme Duke White, western qui narre les tribulations d’un officier prussien déserteur, des bordels de Hambourg aux jouissances du Nouveau Monde, sous la plume de Robert Leguay, figure centrale de l’éditeur tourquennois Artima pour qui il anime pendant une décennie Tim l’audace, avant de signer plusieurs titres chez Impéria et de se reconvertir, à la fin des années 1970, dans la bande dessinée pornographique. La plupart de ces récits sont donc des reprises de récits publiés dans les diverses publications périodiques de Jean Carton.
27Entre les albums de Carton et ceux de Dominique Leroy ou des éditions du Square, les récits ou les représentations sexuelles ne diffèrent guère ; mais les circuits de diffusion sont, eux, très différents. Passés sous forme de livres, les albums de Carton se trouvent insérés dans une constellation d’objets et de livres spécifiquement ancrés dans l’univers du sex-shop (artefacts pour accroître la vigueur sexuelle, romans-photos de viols…), qui font toute l’originalité de ces quelques albums. Leur succès est, en l’état, bien difficile à mesurer. Mais cette bande dessinée pornographique permet de contribuer à une diversification des formats, des publics et des canaux de diffusion, et si l’expérience a tourné court, les sex-shops ont pu représenter pendant quelques années un marché alternatif au sein duquel proposer des albums de bande dessinée. Cette production, qui concentre sur elle les marqueurs d’illégitimité, constitue un prolongement de l’espace de la bande dessinée érotique. Entre des ouvrages vendus officiellement en librairie, et ces fascicules ou albums anonymes de qualité formelle moindre, entre l’espace de la librairie et celui du sex-shop, passe la frontière en construction entre érotisme et pornographie.
« Les sabbats cessent à l’aube18 ». Artima et arédit face à l’album
« Passagers indésirables19 ». Un éditeur sous surveillance à l’assaut de l’album
28L’éditeur tourquennois Artima/Aredit présente un cas exceptionnel de reconversion du petit format vers l’album cartonné en couleurs. Les Artisans en imagerie, ou Artima, maison fondée à Tourcoing, font paraître leurs premiers titres en 1943. Dans les années 1950, le nouvel élan éditorial de la bande dessinée amène Artima à lancer de nombreux fascicules de récits complets (Audax, Aventures Fiction, Flash, Fulgor, Météor, Vigor, Vengeur…) avant de convertir sa production à un format de poche. Couvrant une multitude de genres, Artima se singularise surtout par ses séries de science-fiction, à une époque où le genre a particulièrement mauvaise presse. Artima publie aussi bien des séries françaises (Météor) que des traductions de bandes dessinées américaines de DCComics, dans Sidéral, Aventures Fiction ou Big Boy. À la fin des années 1950, la multiplication tous azimuts des séries et, peut-être surtout, l’acharnement de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse, ont raison d’Artima. Contraint d’édulcorer ses publications pour complaire aux desiderata des commissaires, Artima se trouve confronté à l’insuccès croissant de ses séries. Dès 1955, la Commission de surveillance et de contrôle chargée de veiller au respect de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse avait en effet constitué une sous-commission Artima, qui ne cesse de réclamer au gérant, Émile Keirsbilk, l’application d’améliorations sans cesse reportées.
29Cette stratégie d’endiguement déployée par la Commission de surveillance vis-à-vis d’Artima témoigne des difficultés à faire condamner des éditeurs pour démoralisation de la jeunesse, en dépit du cadre législatif particulièrement laxe de la loi du 16 juillet 1949. Pendant six ans, les pressions exercées sur Émile Keirsbilk se heurtent à l’attitude dilatoire du gérant, qui joue habilement de l’impuissance de la Commission réduite à atteindre un verdict définitif envers Pierre Mouchot. Malgré les récriminations répétées des commissaires envers Artima (en particulier Madeleine Bellet, des Vaillants et Vaillantes), les commissaires, de guerre lasse, en sont réduits à constituer un dossier à partir de 1959 pour entreprendre une éventuelle action judiciaire, en attendant que l’arrêt de la Cour de Cassation conforte la Commission dans son entreprise de redressement moral des lectures pour la jeunesse. Reçu au secrétariat de la Commission le 3 février 1961, Émile Keirsbilk se voit ainsi une nouvelle fois rappelé à l’ordre, en particulier :
sur l’absolue nécessité de limiter les scènes de violence et, lorsque celles-ci sont indispensables à l’action, de ne pas les représenter dans un style outrancier, sur la nocivité des histoires de « science-fiction », au scénario aberrant et aux épisodes invraisemblables, sur le danger d’une exploitation des récits du genre « Western » ou d’inspiration guerrière, l’abus des uns et des autres étant traumatisant pour la Jeunesse, sur le caractère inacceptable des séries dont les personnages font preuve de sentiments ou de comportements racistes, enfin, sur l’opportunité de soigner constamment la présentation matérielle de la publication (dessins, impression, textes, couleurs, papier20).
30Pourtant, Émile Keirsbilk persiste dans son attitude dilatoire jusqu’au rachat de sa maison. Mais après le verdict prononcé contre Mouchot, la situation se complique pour Artima, en particulier après le scandale suscité opportunément par la publication d’un épisode du magazine de petit format Ray Halcotan, perçu comme faisant l’apologie de la Wehrmacht ; à la suite de la publication d’articles de presse, le scandale est tel que le garde des Sceaux assiste, bien exceptionnellement, aux travaux de la Commission. La relance des travaux de la sous-commission Artima, et le sort de Pierre Mouchot, scellé le 12 janvier 1961 au terme de six années de procès, ont sans doute pesé sur la volonté d’Émile Keirsbilk de gagner le giron d’un important groupe d’édition21.
31En mars 1962, Arédit intègre donc le groupe des Presses de la Cité ; la convention de fusion signée le 30 mars 1962 entre les éditions Artima et les Presses de la Cité suit, à deux semaines près, la convention de fusion entre la société « Éditions Fleuve Noir-Éditions Le Carrousel » et Les Presses de la Cité22 et, à partir de 1962, les éditions Artima deviennent le département de bandes dessinées des Presses de la Cité. Le changement de nom, pour adopter l’appellation d’Arédit, n’est manifeste dans les achevés d’imprimer qu’à partir d’avril 1965. Spécialistes de l’édition de romans dits « populaires », les Presses de la Cité voient dans l’acquisition de l’éditeur de Tourcoing une opportunité de se diversifier, sans s’exposer de trop près aux coups éventuels de la Commission. Arédit privilégie les fascicules de poche en noir et blanc, format proche de celui des romans alors publiés par les Presses de la Cité, comme l’illustre le lancement de la série « Flash Espionnage » proposant des récits complets sous l’alléchante invite « bandes dessinées pour adultes », adaptant des romans de la collection « Fleuve Noir » : le groupe des Presses de la Cité fait ici preuve de son savoir-faire en termes de synergies transmédiatiques.
32Après quelques tentatives à la fin des années 1960, Arédit convertit sa production au début des années 1970 à la bande dessinée américaine de science-fiction, publiant les séries délaissées par le pionnier du terrain, Lug, puis la quasi-totalité du catalogue de l’éditeur DC Comics (à l’exception des séries Batman et Superman, que s’est octroyées la Sagédition), notamment la collection « Pop Magazine », qui publie Aquaman, Captain Action, Flash, Green Lantern… Aredit publie également des fascicules sentimentaux dans sa collection « Romantic Pocket23 ». Pendant les années 1970, les publications d’Arédit s’inscrivent surtout dans le cadre du petit format (13 x 18, voire 13 x 19cm, avec une pagination comprise entre 100 et 200 pages) ou d’un format issu des comics (18 x 26 cm, pour des volumes de 32 pages), la fin des années 1970 marque l’apparition de nouveaux formats de publication, et en particulier Arédit prend de plus en plus fréquemment l’initiative de publier des albums cartonnés.
33Quelques années auparavant, les concurrents d’Aventures et Voyages avaient tenté en 1973-1974 de publier des albums cartonnés, reprenant notamment leur héros le plus célèbre, Akim, en album de 46 pages cartonné et en couleurs, ou des albums de Klip et Klop. L’initiative n’avait cependant pas dépassé la quinzaine de titres publiés, et Bernadette Ratier (qui dirige Aventures et Voyages) se cantonne par la suite aux publications périodiques, essentiellement en petit format. Début 1979, Arédit, qui reprend depuis quelques années le label Artima, crée alors une collection « Artima Color Marvel », puis « Artima Color Marvel SuperStar », « Artima Color DC », « Artima Color DC SuperStar », « Artima Color DC Géant », « Artima Color Marvel Géant », « The Best of Marvel ». La maison tourquennoise convertit ainsi une part croissante de sa production, au tournant des années 1980, dans des formats plus nobles, et plus proches de l’album de bande dessinée classique. Les couvertures restent cependant souples, le papier d’une qualité plus proche du journal que du livre, et le contenu souvent composite. Une part importante de la production reste proche du fascicule souple bon marché, la différence essentielle se situant alors dans la conversion à la quadrichromie. Mais une partie des titres des collections en couleurs se distinguent par des ambitions narratives faisant de ces récits clos sur eux-mêmes des albums à part entière. De manière significative, cependant, ce ne sont pas des récits de super-héros qui entrent dans cette catégorie, mais des récits de genre très différents, avec lesquels Artima-Arédit essaie manifestement de diversifier sa production alors que la maison est en perte de vitesse. En 1979, un Beatles Story réalisé par la Marvel et traduit en France sous le même titre permet ainsi de retracer, en bande dessinée, la carrière des quatre garçons dans le vent, entre hyperréalisme photographique et esthétiques pop inspirées des réalisations graphiques du groupe, neuf ans après sa séparation. Le titre le plus incongru dans le catalogue de l’éditeur est sans doute, cependant, un album sorti en 1983, sous le label Arédit-Marvel : Le Pape Jean-Paul II24. Sur-titrée « La grande biographie du Saint Père en bandes dessinées couleurs ». Son dessinateur, John Tartaglione, a longtemps œuvré comme auteur des « Classics Illustrated » et biographe en bandes dessinées (John Kennedy, Lyndon Johnson…), avant de passer chez Marvel, où il s’attaque aussi bien à Daredevil ou aux X-Men… qu’à la vie de Karol Wojtyla, de son enfance à la tentative d’assassinat. L’hagiographie du pape polonais y est sans surprise, mais le plus étonnant reste encore de voir Arédit passer dans son catalogue du super-héros au pape… Cette publication, que l’on aurait plus attendue dans le catalogue de Bayard ou de Fleurus, ne rencontre d’ailleurs sans doute pas le succès attendu : alors que Marvel, manifestement ravi du résultat et des ventes, commande aux mêmes auteurs une déclinaison du principe consacrée à Mère Teresa, Arédit ne reprend pas ce titre à son catalogue.
Ill. 24. Double page extraite de Colorie toi-même Spider-Man, Tourcoing, Aredit, [1980] ;

source : http://www.buzzcomics.net/showthread.php?t=34375(consulté le 20 août 2013).
34Arédit publie également au début des années 1980 des objets étranges, tant ils ont fait l’objet de remontages et bricolages divers : des albums de bande dessinée à colorier qui, à leur manière, renouent avec les racines imagières d’Artima. À mi-chemin du livre de coloriage et de la bande dessinée, ces objets particulièrement mal connus proposent d’authentiques narrations, même si les manipulations dont elles ont fait l’objet les placent parfois à la lisière de l’incompréhensible, voire au-delà. La formule, peu répandue, se cherche manifestement dans les réalisations d’Artima. Ainsi, Colorie toi-même Spider-Man propose dans sa première partie deux types de pages, les pages à colorier et les modèles ; les pages correspondantes sont la plupart du temps en vis-à-vis, sans que cela ne soit systématique et, surtout, les colorisations proposées en modèle dénotent parfois la méconnaissance de la série originelle. Cette première partie ne propose cependant pas un récit, mais un remontage de cases spectaculaires n’articulant pas un récit continu, mais s’inspirant d’une esthétique tabulaire de la bande dessinée pour proposer de nouveaux types d’albums de coloriage. Une double page propose ainsi une succession de deux fois six cases représentant Spider-Man en gros plan, dans une démarche qui pourrait presque passer pour une déclinaison pré-oubapienne involontaire. Mais c’est la deuxième partie de l’ouvrage qui en fait bien des albums de bande dessinée, en publiant un véritable récit paru dans Strange, un épisode marquant dans lequel tante May se marie à l’ennemi juré de Spiderman, le docteur Octopus. Une bonne moitié des cases sont supprimées dans cette reprise étonnante, à la fois pour gagner de la place et pour adapter le récit à un lecteur enfantin. Les développements de l’histoire relatifs à la fiancée de Peter Parker, Mary Jane, sont ainsi supprimés, pour ne laisser la place qu’à l’action pure — tout en supprimant la violence, et toute mention d’explosions ou d’atomes se voit ainsi évacuée du livre, rendant sa lecture difficilement compréhensible. S’agit-il encore d’un album de bande dessinée, ou d’un album de coloriage ? Le troisième plat peut sans doute synthétiser toute l’ambiguïté de cet objet, en publiant une authentique séquence de bande dessinée… mais montée à l’envers ! Dans le titre qu’Arédit publie, selon le même principe, consacré au personnage d’Hulk, l’alternance de pages en couleurs et de pages à colorier se complique, par moments, d’un remontage en continu par cases, chaque case se trouvant donc dédoublée.
35À la séquentialité constitutive de la bande dessinée, se voit ici substituer un dispositif qui ne reprend que les codes distinctifs de la bande dessinée (les cases, les bulles), sans en adopter réellement le langage.
36Arédit n’est pas seul à tenter d’occuper (brièvement) ce créneau, puisque la maison Whitman publie dès 1977 une collection de « bandes dessinées à colorier » selon le même principe, autour des personnages de Walt Disney (Belle et le Clochard, Bernard et Bianca…), de héros de télévision (Tom et Jerry, Titi et gros minet, ainsi que Capitaine Flam, d’après la série d’animation de la Toei diffusée par TF1), ainsi que quelques super-héros, parmi lesquels Batman et Wonder Woman.
« Mort en sursis25 ». Entre petits formats et graphic novel
37En 1985, Arédit s’empare même de la catégorie du graphic novel alors émergente outre-Atlantique, pour lancer une nouvelle collection, « Arédit DC Graphic Novel ». Imprimés sur un papier glacé offrant aux couleurs un support de qualité, ces publications de format plus imposant que la moyenne (21 x 29 cm) proposent des récits d’une longueur inhabituelle de soixante pages, là où le standard en grand format tourne plutôt, en général, autour d’une trentaine de pages. Ainsi, au milieu des années 1980, le label de « roman graphique » fait l’objet d’une multitude d’appropriations, depuis le département « bande dessinée » des Presses de la Cité jusqu’aux éditions Autrement (« Autrement Albums »), en passant par les Humanoïdes associés (« Autodafé »), Casterman bien entendu (« Romans (À Suivre) ») ou encore Flammarion (Maus). D’une extrémité à l’autre de ce spectre, les modalités de mise en œuvre de cette dimension plus littéraire varient considérablement, mais l’essentiel est ailleurs : en ce milieu des années 1980, cette revendication d’une littérarité constitue un enjeu largement partagé dans le secteur de la bande dessinée26.
38Le format qu’Arédit s’approprie avait été lancé, aux États-Unis, en 1982 par Marvel avec ses « Marvel Graphic Novels », et DC avait emboîté le pas à son concurrent l’année suivante. Ces titres publient des récits de genre qui marquent une volonté de la part d’Arédit de diversifier sa production, en s’ouvrant de manière croissante au genre de l’heroïc-fantasy. La collection contient ainsi une adaptation de la série Elric, de Michael Moorcock, dont le personnage d’anti-héros albinos opère un renversement des valeurs du Conan de Robert Howard dont Arédit édite parallèlement les aventures, dans leur version mise en image par John Buscema. Mais la collection publie également la série Les Baroudeurs de l’espace, adaptation en bande dessinée d’un jeu vidéo produit par la firme Atari, qui avait suscité la création de la série de science-fiction Atari Force, qu’Arédit publie mais, cette fois, en fascicules de 17,5 x 26 cm, sur trente-deux pages, dans un format de comics.
39Le milieu des années 1980 marque donc pour la firme tourquennoise un tropisme croissant pour le modèle de l’album franco-belge, comme en témoigne également la publication d’albums de Futt et Fil à partir de 1984. Création de l’auteur espagnol Francisco Ibáñez, la série intitulée en version originale Mortadelo y Filemón apparaît dans les publications de l’éditeur Aventures et Voyages, sous le nom de Mortadel et Filemon dans diverses revues de petit format, dont Akim Color ou Ivanhoé. À partir de 1970, Aventures et Voyages publie huit albums cartonnés de format classique, rassemblant les aventures humoristiques des deux comparses. De 1984 à 1986, Arédit reprend la série, sous le nom de Futt et Fil, et sous la forme d’albums de 48 pages, mais cette fois-ci brochés.
40Arédit est également la première maison à publier Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, titre emblématique du graphic novel27. À travers ce groupe de super-héros, Alan Moore et Dave Gibbons se livrent à une relecture décapante de l’univers super-héroïque jusque-là imprégné de rectitude morale et de grandeur d’âme. En introduisant l’immoralité et le vieillissement dans son univers, ils se situent dans la même lignée que Frank Miller lorsqu’il revisite la figure désuète du Batman, justicier aux gadgets sophistiqués, dans The Dark Knight. Le désarroi moral est porté à son paroxysme avec la figure du Docteur Manhattan, seul véritable super-héros, demi-dieu nucléaire dont la puissance défie l’entendement humain, qui se refuse à mettre son omnipotence au service d’un monde meilleur ; si cette Amérique uchronique a remporté la guerre du Vietnam dans le 1985 que dépeint Watchmen, cela n’a permis que de maintenir Richard Nixon à la tête d’un pays gangrené par la violence.
41Publiées sous forme de douze comic books de septembre 1986 à octobre 1987, les quatre cents pages de Watchmen sont rassemblées dans un recueil souple (trade paperback) fin 1987 par l’éditeur DC Comics. Alors que la publication s’interrompt aux États-Unis, Arédit entreprend de publier cette œuvre en France, parallèlement à l’éditeur Zenda. Dans les années 1970, la publication des séries super-héroïques de Marvel, en particulier, s’opère dans des fascicules formellement calqués sur les comics : Marvel et Strange commencent ainsi tous deux leur existence en tant que « petits formats », puis passent à un format comics (17 x 24 cm pour Marvel à partir de son no 7, 18 x 26 cm pour Strange à compter du no 11, passant alors à la couleur)28. Parallèlement, les nouveaux éditeurs d’albums, dans les années 1970, intègrent également de la bande dessinée américaine dans leurs catalogues, de Futuropolis aux Humanoïdes Associés.
42Dans la deuxième moitié des années 1980, le lancement du label « Comics USA » par Albin Michel manifeste une intégration croissante de la bande dessinée à la sphère du livre, en particulier à travers la publication de titres liés à la sphère culturelle du comic book — par exemple avec la publication d’un recueil d’adaptations des Chroniques martiennes de Ray Bradbury publiées par E.C. Comics. La publication simultanée de Watchmen par Arédit et Zenda offre donc un aperçu sur ce basculement de l’univers des comic-books dans la sphère du livre, au moment même où, outre-Atlantique, le comic book intègre l’espace de la librairie par l’intermédiaire du graphic novel.
43Arédit ne publie que deux des fascicules de la mini-série d’Alan Moore et Dave Gibbons ; l’éditeur de Tourcoing va même jusqu’à consacrer la moitié de son deuxième fascicule à d’autres récits, sans le moindre rapport avec Watchmen, avant de donner sommairement congé à ses lecteurs en signalant l’arrêt de la publication, sans autre forme d’explication. C’est donc Zenda qui opère une édition intégrale de Watchmen, en six volumes cartonnés, en 1987-1988, puis dans une intégrale en deux volumes publiée en 1992. La publication par Zenda débute sous licence d’Arédit, qui détient les droits sur les publications DC Comics pour la France. En l’absence d’archives éditoriales, il n’est pas possible d’expliciter l’arrêt de la publication par Arédit. En revanche, la confrontation des choix d’édition et fabrication opérés par Arédit et Zenda met en lumière des dispositifs très différents encadrant la réception de cette œuvre complexe.
44La publication par Arédit emprunte des caractéristiques formelles proches du comic-book original. Pourtant, ce n’est guère que l’apparence extérieure, ou plutôt le format comme contrainte industrielle, qui est repris ici, plus que l’appropriation novatrice de cette contrainte à laquelle se livrent les auteurs. Le premier fascicule d’Arédit, avec son format réduit (17,5 x 26 cm) et sa couverture souple, peut s’apparenter aux comic-books qui ont d’abord accueilli les Watchmen. Pourtant, ce premier numéro rassemble les deux premiers comic-books américains (« At Midnight, All the Agents… » et « Absent Friends »), et coupe le troisième épisode, « Scandale dans la ville » (The Judge of All the Earth) : tout en mimant la fidélité aux origines américaines, le fascicule fait fi de la structure narrative héritée du format de publication.
45Plus que ce redécoupage qui brise les unités narratives subtiles d’Alan Moore et Dave Gibbons, c’est le traitement global de l’œuvre qui témoigne d’une incompréhension de la réinterprétation radicale de l’univers des comic-books de super-héros qui frappe dans cette édition d’Arédit. En effet, dans l’édition américaine, chaque épisode est accompagné d’extraits de l’autobiographie fictive d’un de ces super-héros, Hollis Mason (Under the Hood), d’un article scientifique sur le Dr. Manhattan, d’un dossier sur Joe Orlando (illustrateur de comic books disparu dans des circonstances mystérieuses29), du dossier médical de Rorschach, d’un texte publié dans une revue d’ornithologie, d’éditoriaux du New Frontiersman, d’articles de journaux divers, etc. Ces documents, insérés en clôture de chapitres, tranchent avec le récit par leur apparence visuelle. Les cases, à la mise en page régulière, font soudain place à d’autres types de matériaux : reproductions de livres ou de documents officiels. Ces documents, qui prolongent le récit, offrent des contrepoints aux discours des personnages, creusent une profondeur inédite, entérinent la véracité de cet univers dystopique, et réintroduisent une diversité narratologique : Watchmen se distingue en effet par le refus de tout type de récitatif, par lequel un narrateur extérieur introduirait des indications de lieu ou de temps, des commentaires sur l’action ou l’ellipse, le ressenti de l’un ou l’autre des personnages… Récit choral à la première personne, Watchmen gagne ainsi en épaisseur psychologique par le refus systématique de cet artifice de narration. Ces documents « réels » prélevés dans l’univers diégétique des Watchmen contribuent ainsi à la fois à prolonger cette démarche narratologique (le refus du narrateur omniscient, corollaire du super-héros omnipotent) et à en atténuer les effets, en offrant au lecteur une perspective accentuant la densité de l’univers des Gardiens.
Ill. 25. Alan Moore, Dave Gibbons, Watchmen, Tourcoing, Arédit, « Arédit DC », 1987.

46Or l’édition française par Arédit évacue ces documents qui rompent la continuité narrative de l’action et explorent le passé ou les à-côtés des personnages, pour se consacrer à l’action pure. À ce premier écart par rapport à l’œuvre originale s’ajoute un deuxième décalage, lié au choix des couvertures (ill. 25). La couverture du premier fascicule Watchmen d’Arédit reprend en fait celle du deuxième comic-book, représentant une statue funéraire sous la pluie, plutôt que le badge ensanglanté du Comédien visible sur la couverture du premier comic-book. Le quatrième plat, quant à lui, ne contient que des publicités pour d’autres publications périodiques d’Arédit, plutôt que l’horloge du comic-book, cruciale dans le dispositif narratif : tout le récit s’organise en effet dans la progression inéluctable vers l’apocalypse nucléaire, et le compte à rebours sinistre s’incarne dans ces quatrièmes de couverture où l’horloge s’approche de la fin, alors que le sang la recouvre30.
47Entamée au même moment que la publication des fascicules mensuels d’Arédit, l’édition de Zenda adopte des partis-pris formels radicalement différents. La maison d’édition, qui vient alors d’être fondée par Tristan Jean Manchette, plus connu sous son surnom de Doug Headline, se lance là dans son premier ouvrage publié. Né en 1962, Doug Headline était entré très tôt dans l’équipe de Métal hurlant, et y rédigeait des articles, tout en fournissant des scénarios aux jeunes dessinateurs Yves Chaland et Luc Cornillon. En 1984, il entre chez Hachette pour y devenir éditeur de livres interactifs, alors que l’entreprise tentait de rattraper son retard par rapport à Gallimard, initiateur de la collection « Le livre dont vous êtes le héros31 ». À vingt-cinq ans, Doug Headline opère une entrée fracassante dans le secteur de l’édition en publiant, sous le titre des Gardiens, une version cartonnée de la série, dans une traduction de son père, l’écrivain Jean-Patrick Manchette. Cette édition en albums cartonnés de dimensions inhabituellement grandes (22,8 x 32 cm) se distingue très nettement de la publication Arédit, d’abord par le choix inhabituel du cartonnage, par un format particulièrement grand, mais aussi par une traduction soignée. Ainsi, la toute première case de la série, qui présente un extrait du journal de Rorschach, s’ouvre par cette réflexion en voix off : « Dog carcass in alley this morning, tire tread on burst stomach. This city is afraid of me. I have seen its true face. » La traduction (non créditée) d’Arédit se contente d’un sommaire « Un chien crevé dans la ruelle ce matin. Des traces de pneu dessus », élidant des passages entiers ; la traduction de Manchette s’avère bien plus fidèle : « Ce matin carcasse de chien dans ruelle. Trace de pneu sur ventre éclaté. Cette ville me craint. J’ai vu son vrai visage. »
48Publiant en six volumes le contenu de douze fascicules, Zenda ne reprend pas non plus les couvertures originales des comic books, quand bien même elles sont une partie intégrante du dispositif narratif d’Alan Moore et Dave Gibbons. Le badge en forme de smiley du Comédien, taché de sang, permettait ainsi d’ouvrir le premier fascicule sur un motif presque abstrait, graphiquement très proche de l’horloge de l’apocalypse qui égrène son sinistre compte à rebours, et le lecteur ne découvre qu’en ouvrant l’ouvrage qu’il s’agit d’un badge, que la tache est constituée de sang. Le récit s’ouvre sur une scène de meurtre, et le symbole est repris ironiquement en clôture du récit, lorsqu’un journaliste fait tomber une tache de ketchup sur son t-shirt orné du même symbole, comme si toute cette tragédie n’avait été qu’une macabre farce32. Le dispositif est systématique : chaque livraison s’ouvre sur un très gros plan dont la signification n’est révélée qu’à l’intérieur, synthétisant ainsi la méthode narrative novatrice des auteurs, qui opèrent leurs transitions entre scènes et lieux par l’intermédiaires de ces gros plans.
Ill. 26. Alan Moore, Dave Gibbons, Watchmen, Paris, Zenda, 1987.

49Ce dispositif est évacué, dans l’édition Zenda, par le choix d’une couverture plus proche de l’imaginaire super-héroïque qu’Alan Moore et Dave Gibbons ne convoquent pourtant que pour le subvertir (ill. 26) : personnages fermement campés sur leurs pieds, exhibant fièrement leurs attributs super-héroïques. Le refus des couvertures plus abstraites de l’édition originale américaine tire donc l’œuvre, dans sa version Zenda, vers un imaginaire super-héroïque non dénué de paradoxe. Le thème de l’horloge qui progresse vers l’anéantissement du monde n’est pas non plus repris en quatrième plat, mais à la place, il est repris en pages de garde et intégré dans un dispositif rare, dans des bandeaux présents sur chaque page. La pliure intérieure de chaque page contient en effet un mince bandeau contenant une petite horloge rappelant le titre de l’œuvre33. Tout le paradoxe est que, contrairement à l’édition américaine, le temps ne s’écoule pas, sur ces horloges, et reste toujours figé sur le même instant (sept minutes avant la fin du monde), quand le dispositif américain figure au contraire ce lent glissement vers le chaos.
50L’édition française de Watchmen se distingue donc par une transformation profonde de l’œuvre initiale telle qu’elle est parue aux États-Unis. Malgré des couvertures qui ancrent les albums dans les codes génériques de la série de super-héros, les interventions éditoriales manifestent surtout une tentative de rattachement de l’œuvre aux formats français de publication : papier glacé épais, cartonnage, dimensions volumineuses des albums… L’éloignement par rapport au format de publication initial est tel que l’on ne peut que supposer une volonté distinctive ; on trouve un témoignage significatif de ce processus de distinction dans le prière d’insérer général de la série, qui se garde bien de présenter l’œuvre comme une bande dessinée américaine : Les Gardiens est ici présenté comme ayant « bouleversé le public anglo-saxon », puis comme une « grande bande dessinée anglaise » : aucune de ces assertions n’est erronée, puisqu’Alan Moore comme Dave Gibbons sont de nationalité britannique. S’il y a erreur, ici, ce n’est guère que par omission : omission du fait que cette bande dessinée est tout de même singulièrement américaine, par ses codes génériques comme par son circuit de production, même si elle s’inscrit dans le mouvement de British Invasion qui renouvelle en profondeur le marché des comics34 .
51En dépit de ces multiples décalages qui adaptent l’œuvre anglo-américaine aux contraintes éditoriales françaises ou, peut-être, justement grâce à cette capacité de Doug Headline à intégrer Watchmen au moule de l’album français, Watchmen se voit récompenser en 1989 du prix du Meilleur Album au festival d’Angoulême. Un an après le couronnement, dans la même catégorie, de Maus d’Art Spiegelman, le prix signale une véritable consécration pour la bande dessinée américaine, et marque un tournant dans la place occupée par la scène américaine dans le paysage éditorial français d’albums de bande dessinée. Jusque-là cantonnée au patrimoine (la réédition des « classiques » américains) ou à des franges de la création se rattachant à l’underground (Vaughn Bodé chez Futuropolis, Crumb chez Actuel), la bande dessinée américaine contemporaine gagne une place inédite dans l’espace de l’album.
52Le graphic novel peut ainsi être perçu comme l’un des instruments de normalisation éditoriale de la bande dessinée américaine en France. Mais là où le Maus de Spiegelman opère un coup de force faisant entrer la bande dessinée dans les formes de l’édition littéraire, Watchmen plie une œuvre exigeante au lit de Procuste de l’album et ne laisse au lecteur francophone qu’une version tronquée. Le graphic novel, s’il permet un basculement de l’univers super-héroïque dans le support codex, se traduit donc, chez Arédit, par un appauvrissement formel dans sa réception française.
53L’histoire de la bande dessinée de petit format, assurément, reste encore à écrire. Au vu des lacunes considérables des archives et de la marginalité mémorielle du pocket dans les bédéphilies contemporaines, le chantier est colossal. En soi, cette écriture très sélective d’une mémoire de la bande dessinée dit bien le processus d’artification par le livre : le pocket appartient formellement à ces mauvais genres qui se voient reprocher des caractéristiques sérielles (standardisation des formules, jeu sur les stéréotypes…) pourtant largement partagées avec les illustrés. L’écart principal provient bien du support de publication, et « des protocoles de lecture déposés dans l’objet lu, non seulement par l’auteur qui indique la juste compréhension de son texte mais aussi par l’imprimeur qui en compose, soit avec une visée explicite, soit sans même y penser, conformément aux habitudes de son temps, les formes typographiques35 ».
54Les travaux menés dans le domaine de la littérature montrent que ce processus de distinction par le support est loin d’être sans effets : peu à peu, les contraintes matérielles liées au support se muent en conventions génériques. Il serait éminemment hasardeux de postuler une différence de lectorat entre les illustrés et les petits formats — tout au plus peut-on supposer que, par leur prix, les pockets offrent le frisson des lectures buissonnières là où l’illustré semble investi d’une dimension éducative plus ou moins appuyée. Il est également bien trop tôt pour discerner des motifs ou des grammaires narratives qui seraient propres à un support ou à l’autre. Les quelques pages qui précèdent n’ont donc qu’une valeur provisoire. Le cas de SuperPocketPilote ou des romans graphiques publiés par Arédit démontre cependant la porosité d’univers trop souvent présentés comme hermétiquement distincts.
Notes de bas de page
1 Roger Melliès, « Aux portes de l’enfer », Aventures Film no 44, Artima, 1955.
2 Bat Man, no 5, Artima, 1960.
3 Aventures fiction, no 7, Artima, 1958.
4 Thierry Groensteen, La bande dessinée : son histoire et ses maîtres, op. cit., p. 69.
5 Signalons notamment ici : Gérard Thomassian, Encyclopédie des bandes dessinées de petit format, Paris, Gérard Thomassian / Librairie Fantasmak, 5 vol., 1994-2018 ; YvesGrenet, Catalogue des bandes dessinées de petits formats pour adultes, SL, Chambre obscure, 7 vol., 2013. Parmi les ressources en ligne, Forumpimpf (http://www.forumpimpf.net/) est la ressource francophone la plus complète à ce jour.
6 Jan Baetens, « Du syntagme au paradigme : les “épisodes” du roman dessiné », Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives, décembre 2018, no 34, DOI : 10.4000/narratologie.8866.
7 Gérard Thomassian, Encyclopédie des bandes dessinées de petit format. Tome 1, Impéria, Paris, Gérard Thomassian, 1994, p. 7.
8 À l’inverse d’un feuilleton publié à raison de deux pages par semaine, l’arc narratif se déploie donc sur une pagination supérieure, faisant potentiellement des petits formats le creuset d’un allongement des récits. Il s’agit là d’une piste qui reste à explorer.
9 Au fond, l’argument le plus convaincant pour trancher en direction du lectorat populaire des petits formats resterait donc l’oubli dans lequel ils ont sombré une fois leur heure de gloire passée : ne serait-ce pas parce qu’à la différence des bédéphiles nourris aux illustrés, les anciens lecteurs ne disposaient pas des ressources scolaires à réinvestir dans leurs lectures d’enfance ? Un tel argument tautologique reste particulièrement fragile.
10 À l’exception du dernier numéro, qui ne comprend que 228 pages.
11 La maison d’édition publie à la même date un Dan Cooper Pocket et un Michel Vaillant Pocket, l’ensemble de ces publications se caractérisant par une qualité d’impression particulièrement médiocre, et un lettrage mécanique.
12 Jean-Yves Brouard, « Tanguy et Laverdure par Jijé », http://www.jmcharlier.com/tanguy_laverdure_jije2.php.
13 Annie Stora-Lamarre, L’Enfer de la iiie République, op. cit.
14 Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu’on ne lit que d’une main, op. cit.
15 Bernard Joubert, op. cit., p. 632.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 105.
18 Adam Saint-Moore, Face d’ange no 29 « Les sabbats cessent à l’aube », Arédit, 1982.
19 Vigor no 240, « Les passagers indésirables », Arédit, 1980.
20 Archives de la Commission de surveillance, PV de la 52e séance du 2 mars 1961 (AN, 19900208/2).
21 On notera d’ailleurs qu’en 1963, les premières réunions des cercles bédéphiliques avaient attiré des responsables d’Artima, qui entreprennent de sensibiliser les adhérents du Club des bandes dessinées à la censure exercée par la Commission de surveillance et de contrôle. Voir sur ce Giff-Wiff no 7, juillet 1963, p. 7.
22 Michèle Piquard, L’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2005, p. 167.
23 Quatre séries différentes structurent la production, Bataclan, Mambo, Saphir et Chérie, publiant essentiellement des séries britanniques.
24 Steven Grant, John Tartaglione, Le Pape Jean-Paul II, Tourcoing, Arédit-Marvel, 1983.
25 Le Manoir des fantômes no 16, « Mort en sursis », Arédit (« Comics Pocket »), 1980.
26 Pour une discussion plus approfondie des contours du roman graphique, voir le chapitre 4, « En route vers l’inconnu ».
27 Bart Beaty et Benjamin Woo, op. cit.
28 Sur le lectorat et les lectures de Strange, voir Éric Maigret, « “Strange grandit avec moi”. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros », Réseaux, 1995, vol. 13, no 70, p. 79-103.
29 Le cas de Joe Orlando présente la singularité de renvoyer à un auteur bien réel, pilier des éditions EC où il travaille sur de nombreux Classics Illustrated, puis travaille pour Creepy avant de rejoindre DC Comics. Sur ce méta-comic et la collaboration exceptionnelle de Joe Orlando à l’univers graphique de Watchmen, voir Alan Moore, « Synchronicity and Symmetry », The Comics Journal, juillet 1987, no 116, p. 89-96.
30 Le tout fait écho directement à la citation apocryphe d’Einstein : « La libération de l’énergie atomique a tout changé sauf notre mode de pensée… La solution de ce problème repose dans le cœur de l’homme. Si seulement j’avais su, je me serais fait horloger », une citation reposant elle-même sur la paradoxale figure du Dr Manhattan, ancien apprenti-horloger devenu incarnation de l’ambivalence du pouvoir nucléaire. Le titre même de la série, Watchmen, repose sur la polysémie du terme watch, qui renvoie aussi bien à la surveillance, au regard, qu’à la montre, et donc à l’écoulement du temps.
31 Jean-René Van der Plaetsen, « L’éditeur de la semaine : Zenda : à la pointe de la BD », Le Figaro littéraire, 23 janvier 1989.
32 Jan Baetens, « Châsses gardées », Contrebandes / Conséquences, 1990, no 13-14.
33 Les horloges sont également présentes sur les premiers plats, où elles sont peu visibles, fondues dans le double titre Les Gardiens / Watchmen ; on peut remarquer cependant que l’heure indiquée sur les couvertures ne correspond pas à celle indiquée en page de garde…
34 Isabelle Licari-Guillaume, Vertigo’s British Invasion. La revitalisation par les scénaristes britanniques des comic books grand public aux États-Unis (1983-2013), Thèse de doctorat en études anglophones sous la direction de Jean-Paul Gabilliet, Université Bordeaux Montaigne, 2017.
35 Roger Chartier, « Du livre au lire », Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985.
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