Conclusion
p. 421-428
Texte intégral
1Il y maintenant plus de cent trente ans, Paul Foucart publiait Les Associations religieuses chez les Grecs. Thiases, éranes, orgéons, première tentative dans l’historiographie moderne de comprendre un phénomène majeur de la civilisation grecque, que nous appellerons « associatif ». Un siècle environ après, paraissait Recherches sur la nature du genos. Étude d’histoire sociale athénienne — périodes archaïque et classique de Félix Bourriot. Mais en dehors de ces deux ouvrages fondamentaux et qui font, à des degrés divers, encore autorité, il faut bien dire que la science historique francophone s’est peu intéressée à ce thème ; et Athènes même n’est pas au centre des préoccupations des chercheurs français comme elle l’est dans les pays anglo-saxons. Alors, qu’un colloque sur l’histoire d’Athènes ait pu se tenir en France relève en quelque sorte d’un miracle et il faut rendre hommage à Silvia Milanezi et à Jean-Christophe Couvenhes de l’avoir, par leur pugnacité, conçu et réalisé. En effet, l’absence de toute équipe de recherche française ou même à dominante francophone sur un site archéologique du territoire de l’Attique explique la quasi-exclusivité des collègues allemands (dont l’École a la responsabilité des fouilles du Céramique), anglo-saxons (avec celles de l’Agora) et, de plus en plus, grecs, dans le domaine de l’histoire athénienne. Pourtant, si des chercheurs travaillent en France sur ce sujet, il faut, avant tout, en remercier ces deux pionnières que sont Simone Follet et Claude Mossé, que nous avons eu la joie d’accueillir à Tours durant ces deux journées. Toutes deux ont su, l’une pour la période classique, l’autre pour la période impériale maintenir le flambeau de l’histoire d’Athènes en France et c’est à elles, comme me le confiait il y a encore quelques semaines un collègue britannique, que les chercheurs anglo-saxons spécialistes d’Athènes doivent encore, du moins ceux qui ne veulent pas paraître superficiels, pratiquer la langue française. Nous savons tous ici ce dont nous leur sommes redevables et je voudrais ici, au nom de tous les participants, leur exprimer notre gratitude.
2Mais évoquer les travaux de Claude Mossé et de Simone Follet, c’est évidemment parler déjà de la périodisation du sujet. Individus, groupes et politique à Athènes : recherches et perspectives ne saurait s’entendre de la même manière aux différentes époques, et c’est la première remarque que je me suis faite : la plupart des intervenants ont centré leur étude sur une période chronologique précise, archaïque, classique, hellénistique. Les termes du colloque invitaient également à situer les rapports entre l’individu, pas forcément citoyen, et le groupe, pas uniquement civique, dans le cadre d’une action « politique ». On ne s’étonnera pas que cette dernière notion, à l’instar de ce qu’auraient compris les Athéniens du temps passé, ait été vue au sens large du terme.
3Il est possible, probable, même, qu’un Athénien, en dehors de sa cité, était exclusivement vu comme un homme originaire de cette prestigieuse cité et c’est par cet ethnique qu’il était désigné. Ainsi que le démontre Catherine Grandjean, le monnayage était, au-delà d’un outil d’échange, d’un usage fédérateur. Que la démocratie retrouvée en 403 ait, de toute force, voulu réinstaurer le monnayage d’argent, dit bien l’importance que les « chouettes » revêtaient en termes d’image démocratique.
4Mais dans sa cité, l’Athénien n’était plus appelé ainsi. Il était « fils de », pour rappeler sa filiation et son oikos, « du dème de » pour évoquer son appartenance à une communauté politique locale et, au-delà, civique puisque l’appartenance à un dème était réservée aux citoyens. Mais en dehors de ces groupes bien connus, en tout cas institutionnalisés, l’originalité athénienne, pour autant que l’on puisse parler ainsi en raison de la faiblesse des sources extérieures à la cité, réside dans la multiplicité des associations et groupes, formels ou informels, aux origines et aux buts différents, familiaux, cultuels, professionnels, politiques.
5La complexité de l’organisation des groupes a été mise en évidence par la communication de Silvia Milanezi, car nous avons les pires difficultés à comprendre comment pouvait fonctionner, à l’intérieur d’un dème (en l’occurrence celui des Ikareis) une organisation cultuelle (sans doute un genos) pré-clisthénienne portant exactement le même nom. Car, ainsi que l’a souligné Pauline Schmitt-Pantel, aucun individu, citoyen, étranger ou esclave en Grèce et singulièrement à Athènes, n’était à l’écart d’un groupe quelconque, puisque la démocratie est d’abord appartenance à une entité, au sein de laquelle s’exprime la personnalité de chacun. La personnalité et même l’identité. Car, et c’est à mon sens tout l’intérêt de la démarche que nous a proposée Jean-Marie Bertrand, un individu ne peut pas exister seul. Il a besoin des autres pour prouver simplement son identité, des membres de sa phratrie, de son dème, sans le témoignage desquels il n’est rien. Ces deux communications montrent le fossé qui sépare notre conception de la démocratie de celle des Athéniens de l’Antiquité. Pour nous, nourris d’habeas corpus et, plus récemment, de droits de l’homme, la démocratie est avant tout celle d’une liberté individuelle, pas d’une identité collective.
6Toutefois, cette situation, ainsi que l’a montré avec à mon sens beaucoup de bonheur Paulin Ismard, n’est pas consubstantielle à la démocratie mais à la cité d’Athènes elle-même, du moins dans son histoire archaïque tel qu’il est possible de l’entrevoir. Les associations de tous ordres et le processus démocratique ont avancé main dans la main au vie siècle jusqu’au moment où la recréation par Clisthène de l’organisation territoriale de l’Attique s’est appuyée sur leurs membres. La démocratie balbutiante s’est donc identifiée à tous ces regroupements. Et, si je prolonge le raisonnement, on en vient à penser que les associations ont trop été au cœur du processus clisthénien pour ne pas avoir été une des causes du succès de la démocratie. Car la démocratie athénienne, ce n’est pas seulement affaire d’institutions : c’est aussi une acceptation de vivre ensemble, de parler et d’écouter, de se parler, de s’écouter dans une « société de face à face » que n’autorisait pas une communauté de la taille d’Athènes, mais convenait bien à des associations. En cela, les regroupements régionaux qui se prolongent, ainsi que l’ont précisé Roland Etienne et Adrien Müller, bien au-delà de la période qui les a vu naître — celle de la « révolution clisthénienne » — et même au-delà des migrations qu’ils ont pu analyser au travers des épitaphes découvertes ça et là en Attique, étaient solides et ne reposaient pas sur des racines artificielles.
7Comment les membres d’un groupe se percevaient-ils eux-mêmes ? Il est évidemment tentant de chercher une réponse à cette question. Et cette réponse a toute chance d’avoir varié selon le type de communauté mais aussi selon les moments. Selon les communautés tout d’abord et selon le regard — intérieur ou extérieur — que l’on pouvait leur porter. Ainsi pour les esclaves : selon Edward Cohen, si l’on ne peut pas parler à leur propos d’une communauté auto-consciente, il est certain que les Athéniens les voyaient comme un groupe homogène, surtout celui des esclaves riches, dont l’existence ne pouvait passer inaperçue. Dualité du regard… Pourtant, tout à rebours des esclaves qui n’ont pas forcément la conscience de former une communauté mais que les autres voient comme tels, les associations ou regroupements dont on devine l’existence aux ve et ive siècles, tout informels qu’ils fussent, ne créaient pas moins des liens solides entre leurs membres, en n’étant pas forcément visibles aux yeux des contemporains qui n’en faisaient pas partie. Trois exemples de cette catégorie ont été évoqués durant nos rencontres. Les sophistes et philosophes, que Vincent Azoulay n’a pas hésité à qualifier d’« intellectuels », ne se sont longtemps pas distingués de la sphère politique bien que, au ve siècle tout au moins, ils soient majoritairement non-citoyens. Cette communication a réfuté ajuste titre à mon sens la vieille antienne de la coupure entre un ve siècle où les philosophes — sophistes — penseurs sont présents dans la cité et un ive siècle où ils ne le seraient plus, enfermés dans leur « tour d’ivoire ». L’exemple de Platon essayant d’intervenir en Sicile et plus encore celui d’Isocrate à Athènes est révélateur de cette absence de renoncement des cercles intellectuels à Athènes. Mais peut-on toutefois assimiler ces groupes à ceux qui s’agitèrent à la fin du ve siècle et dont l’histoire a retenu le nom sous l’appellation d’hétairies ? Sans doute ces dernières ont-elles porté jusqu’à l’extrême le principe de dissimulation des associations. Il est vrai, comme l’a souligné Anne Queyrel, que la pratique de l’ostracisme favorisait en quelque sorte l’action cachée et il semble bien que la cité, malgré l’idéal de parrhèsia et d’isègoria prôné par le système démocratique, s’en est accommodée. Jusqu’à l’épisode de l’ostracisme d’Hyperbolos où l’action souterraine des hétairies, bien loin de régler le différend entre deux politiques, a aggravé le mal. Dès lors, la cité se méfie d’un groupe qui échappe à une identification et qu’elle ne peut véritablement contrôler. D’où sans doute, comme nous l’a montré Claude Mossé, la volonté des « hommes politiques » athéniens du ive siècle d’inscrire leur action dans le droit fil de la démocratie, tout en créant autour d’eux, par des alliances matrimoniales, des cercles d’hetairoi ou mieux, de philoi. Seulement, et même si l’on ne peut et doit pas parler de dissimulation, ces groupes avaient été trop discrédités par leur rôle, même indirect, dans les soubresauts de la démocratie à la fin de la guerre du Péloponnèse, pour être acceptés tels quels. C’est la raison pour laquelle Claude Mossé refuse, à juste titre, de parler de « partis politiques » pour évoquer ces groupes, informels et mouvants, qui scandent pour nous la vie démocratique de la cité au ive siècle.
8Plus que de contraste, on peut parler d’évolution, dont les signes apparaissent dans la seconde moitié du ive siècle, à l’époque hellénistique avec l’augmentation du nombre d’associations dont l’action est visible, affichée. Car il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas seulement une question quantitative de sources qui nous permet de conclure à une expansion du « phénomène associatif », si vous voulez bien me passer ce quasi-néologisme. C’est aussi parce que ces groupes agissent au vu et au su de tous, même s’ils ne sont pas tous formalisés. Les orgéons de Bendis ont ainsi fourni, chacun le sait, un petit dossier épigraphique tout à fait significatif de ces regroupements autour d’un culte commun. Certains de ces groupes fonctionnent comme de vraies entités homogènes, qu’ils soient ou non composés de citoyens, en harmonie totale avec la cité. Ainsi pour les Sarapiastai, adorateurs de Sarapis, dont un décret découvert à Rhamnonte est l’objet d’une étude attentive de la part d’Ilias Arnaoutoglou. Le lien avec l’influence lagide est renforcé par le fait que les membres de cette association cultuelle sont des citoyens athéniens et l’on comprend, dans ces conditions, la facilité avec laquelle ils ont pu, collectivement, acquérir un bien. C’est aussi le cas des Technites Dionysiaques d’Athènes : Brigitte Le Guen montre la véritable symbiose de l’association avec les autorités pour deux raisons, la citoyenneté de la plupart de ses membres d’une part, le rôle du théâtre et, plus généralement, de ce que nous appellerions la culture dans l’Athènes hellénistique. On voit avec l’exemple des Sarapiastai et des Technites que les intérêts du groupe et de la cité se rejoignent, s’imbriquent d’autant plus aisément que l’on y retrouvait majoritairement, sinon exclusivement, des citoyens. Même dans les groupes dont les membres n’étaient pas citoyens, la conclusion est parallèle. Avec l’exemple des rapports entre Athènes et les soldats étrangers mercenaires que, bon gré mal gré, elle accueille en nombre assez imposant dans ses forteresses. Jean-Christophe Couvenhes a montré que c’est précisément au sein d’un regroupement formalisé, celui des paroikoi, que la cité a pu, sans les intégrer totalement puisqu’ils « cohabitent » un siècle et demi avec la population citoyenne, accepter des étrangers. Certes, ce groupe est protection pour l’étranger lui-même, en même temps que reconnaissance face aux autorités, mais il est également assurance pour ces dernières. On a l’impression d’une méfiance réciproque entre deux systèmes (il faut rappeler que les mercenaires, notamment ceux bien connus établis à Rhamnonte. sont le produit d’une occupation militaire) et l’adoption d’un cadre juridique est un moyen d’acceptation et un gage de bonne conduite réciproque.
9Les relations entre les individus et la cité se situent sur un plan différent dès lors que les premiers sont des citoyens de souche — et plus encore de vieille souche. Cette question a été abordée par deux approches parallèles, celle de l’éphébie et celle des Pythaïdes, puisque les groupes ainsi définis sont presque identiques. Avec les éphèbes, nous a rappelé Éric Perrin-Saminadayar, nous avons l’exemple d’un groupe homogène dans sa structure politique, celui des citoyens — au moins jusqu’au milieu du iie siècle, lorsque l’éphébie s’ouvre aux non-citoyens — et plus encore dans ses origines sociales puisque, loin d’être l’apanage de tous, elle était réservée aux enfants de l’élite de la cité et considérée comme un conservatoire des valeurs ancestrales d’Athènes. Sans doute l’éphébie, si elle ne durait qu’un temps limité, créait-elle un sentiment d’appartenance qui se poursuivait la vie durant, à l’image, si vous me permettez cette comparaison osée, de ces écoles prestigieuses où la République aime aujourd’hui à concentrer ses jeunes espoirs talentueux. En témoigne le fait, souligné par Éric Perrin-Saminadayar, que les professionnels du gymnase, loin d’être recrutés sur de simples critères techniques, étaient, eux aussi, membres de cette élite. Et tous se retrouvaient, nous dit Karine Karila-Cohen, au sein des Pythaïdes qui ont vu à plusieurs reprises les premiers des Athéniens partir pour Delphes, vivre ensemble durant un temps assez long, resserrer encore s’il se pouvait des liens déjà forts et fonctionner, finalement, comme une cité dans la cité, dans une société de face à face.
10Il n’a pas été facile pour les intervenants — et la tâche n’est pas plus aisée pour celui qui tente de tisser un habit convenable à partir de pièces autonomes et disparates — de définir ce que l’on pouvait entendre par « groupes » dans la cité. La langue grecque ne nous aide d’ailleurs pas beaucoup puisque seul le mot koinon, à l’aspect polymorphe désespérant, peut être commun à tous, formels ou informels. Pourtant, ils définissent une centralité, à savoir ce qui les rassemble : sectateurs d’une divinité, membres d’une corporation professionnelle ou d’une famille aux contours variables mais rapprochés par un culte commun, d’un groupe social ainsi reconnu par la communauté ou par ceux, seuls, qui en font partie. Bien des choses nous échappent d’ailleurs : certains ensembles pouvaient être sécants, d’autres isolés, mais les critères qui les distinguent ne sont pas toujours commodes à définir.
11Dans une cité comme Athènes où les sources sont sans commune mesure avec ce que l’on peut trouver par ailleurs, on est en droit d’aller assez loin dans le questionnement de celles-ci. Et puisque le sujet m’y invite, je voudrais évoquer pour finir des réflexions plus générales sur les rapports entre individus et groupes qui me sont venues en écoutant les différents intervenants et plus encore à la lecture de leur communication, au moment de finaliser ces présentes conclusions.
12Existe-t-il seulement, au sein d’une démocratie antique, une place pour un homme supérieur aux autres ? La question ne va pas de soi : l’idéal civique vantait une forme d’égalité avec laquelle les structures économiques, qui n’avaient pas été remises en cause par l’installation du nouveau régime, se trouvaient en parfaite contradiction. Et cela, pour ne point parler des mythes héroïques (Thésée) qui glorifiait l’action d’un homme dans l’histoire de la cité démocratique. La manière dont Pauline Schmitt-Pantel a rendu compte de l’entrée dans la vie politique de ces « grands hommes » atteste la place particulière que les sources leur reconnaissaient, même au prix d’une réécriture de leur histoire personnelle. Mais même ces personnages, ainsi que l’a montré Alain Duplouy, n’avaient pas un rapport solitaire avec la cité : ils étaient entourés et aidés par des soutiens à l’intérieur de cadres institutionnalisés (le dème de Lakiadai pour Cimon) ou plus informels (Périclès). Sans doute parce que la cité n’aurait pas supporté pareille entorse à la règle démocratique ; mais, à l’extérieur d’Athènes, on voit plus aisément ces fortes personnalités s’exprimer, que ce soit à Delphes ou Olympic parce que les « freins démocratiques » ne fonctionnaient plus. Le nom de Périclès a été à de multiples reprises évoqué dans les communications, sans doute parce qu’il est le seul à Athènes à avoir cumulé sur un temps relativement long une influence réelle sur la cité. C’est d’ailleurs toute l’ambiguïté de sa place et de son rôle qui est discutée autour de la célèbre réflexion de Thucydide (« c’était une démocratie de nom, mais le gouvernement du premier des hommes en réalité »), dont on ne saura jamais si elle correspond à une réalité historique indiscutable ou à une vision idéalisée de l’historien du gouvernement passé d’Athènes face à des évolutions qu’il jugea sévèrement. Le cas de Périclès est pourtant moins isolé qu’il n’y paraît. Ou plutôt, il clôt un cycle, celui d’une acceptation progressive, par le corps des citoyens, du rôle d’un homme dans le processus démocratique. On sait la peur viscérale des Athéniens — et des Grecs en particulier — pour le pouvoir personnel. Les années qui suivirent la bataille de Marathon avaient vu l’ostracisme fonctionner à plein régime, signe que la cité ne supportait guère l’idée d’un homme influent, qui risquait d’accaparer le pouvoir. L’évolution de cette institution qui, aux dires d’Aristote, devint peu à peu un moyen de trancher clairement une politique (dans le cas de l’ostracisme de Cimon ou celui de Thucydide), témoigne d’une attitude moins frileuse face aux individus. Ce n’est donc pas la personnalité de Périclès qui explique l’attitude du démos face à lui, mais bien une évolution politique durant la première moitié du cinquième siècle.
13Les événements de la seconde partie de la guerre du Péloponnèse et l’action destructrice d’hommes tels qu’Alcibiade expliquent le retournement qui s’opère à ce moment-là. Il devient avéré que l’individu peut être néfaste à la communauté et impératif de le brider. Ce que les philosophes, qui se prenaient eux-mêmes très au sérieux et se persuadaient volontiers qu’ils étaient l’élite de la cité, ne pouvaient accepter. Le groupe, sous toutes ses formes, a sans doute cette vocation. Mais, compte tenu, on l’a dit au début de cette conclusion, de la façon dont les Athéniens concevaient le processus démocratique, mettre la personne au second rang n’était pas, comme nous aurions tendance à le penser à présent, une atteinte à la démocratie, bien au contraire. C’est à l’intérieur du groupe au sens large, association cultuelle ou professionnelle, subdivision de la cité, que chacun pouvait mettre en pratique son engagement démocratique.
14L’époque hellénistique est certes marquée par le retour en force de l’individu, comme on peut le distinguer par la multiplication des décrets honorant des citoyens même si, dès le ive siècle, certaines prémices sont discernables, comme l’érection de statues de citoyens vivants (Chabrias et Timothée paraissent en être les premiers exemples dans les années 370). A partir du siècle suivant, le citoyen influent est choyé, honoré. Bien sûr. les conditions historiques générales ont alors changé et ce sont précisément ces modifications sur une longue période qui expliquent les transformations qui affectent les rapports entre les individus et le groupe suprême que représente la polis. Mais il ne convient pas d’exagérer ces évolutions, car les continuités paraissent bien l’emporter. C’est avec raison que Graham Oliver a souligné combien, sur le plan de l’octroi de la citoyenneté, les Athéniens, jusque dans la seconde partie de l’époque hellénistique, n’avaient pas galvaudé un tel honneur : par une discussion très serrée des sources disponibles, il a montré, à mon avis de manière définitive, que la citoyenneté demeurait un privilège que les Athéniens de la première moitié du ier siècle n’accordaient encore qu’avec parcimonie.
15De même, l’histoire des rapports entre le(s) groupe(s) et la cité, s’ils se laissent plus difficilement étudier, semble obéir à peu de vicissitudes : protecteur mais bridant, identifiant mais anonyme pour l’individu, le groupe présente la face la plus visible pour nous de la démocratie antique, celle où tous existaient et trouvaient leur place, du citoyen jusqu’à l’esclave, du plus riche jusqu’aux nécessiteux, en ces temps malheureux où la carte d’identité n’avait pas été inventée, malgré quelques belles prouesses de la bureaucratie civique. On ne distingue pas d’action de « lobbying » en dehors de cas exceptionnels (les hétairies et l’ostracisme d’Hyperbolos), preuve que le groupe n’était pas conçu comme une arme aux yeux d’individus pour faire avancer leurs propres intérêts contre ceux de la cité. c’est peut-être dans cette dernière remarque qu’il faut trouver la raison principale pour laquelle autant de groupes, d’associations, rassemblements, corporations, sociétés de secours mutuels aux buts aussi variés ont pu à ce point prospérer dans la cité démocratique. Tous étaient partie prenante du régime politique et si un citoyen sur quatre ou un citoyen sur cinq seulement assistait régulièrement aux séances de l’ecclèsia, la pratique de la démocratie avait d’autres champs d’action, les dèmes bien entendu, mais aussi toutes ces associations. Sans la démocratie, il n’y aurait sans doute eu dans Athènes que des syssities ou autres regroupements très primaires ; mais sans ces groupes que les uns et les autres ont analysés durant ces deux journées, il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne ou, à tout le moins, elle n’aurait certainement pas été aussi vivante.
Auteur
Université de Bordeaux
Ausonius (UMR56Q7)
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