Les mouvements de population en Attique : l’exemple de la Mésogée
p. 215-231
Texte intégral
1Les stèles funéraires attiques forment un lot exceptionnel de documents, puisqu’en 1993 E.A. Meyer en recensait près de 10 000 dans un article où elle tentait d’expliquer la vogue des épitaphes au ive siècle av. J.-C. qui serait due au besoin qu’éprouvèrent les Athéniens d’affirmer leur citoyenneté, après les troubles engendrés par la guerre du Péloponnèse1. La répartition de ce matériel est assez inégale dans l’espace et dans le temps, comme le montrent les schémas que nous empruntons à cet article : on remarque que les épitaphes, au ive siècle, sont à la fois plus nombreuses, proportionnellement au nombre d’années, et mieux réparties sur l’ensemble du territoire, par comparaison aux siècles postérieurs, alors qu’à partir du iiie av. J.-C, elles se concentrent de plus en plus autour d’Athènes et du Pirée (fig. 1). Quel type de renseignements peut-on tirer de cette masse exceptionnelle de documents ?
I. PROBLÈMES DE MÉTHODE
2Avec quelques précautions méthodologiques, dont nous allons faire état, on peut à tout le moins observer les mouvements de population depuis la réforme clisthénienne. En effet, les noms gravés sur la stèle portent assez fréquemment un démotique2 ; si nous connaissons le lieu de trouvaille de la stèle, nous pouvons savoir, dans la plupart des cas, si ceux qui ont été ensevelis, l’ont été dans leur dème d’origine, s’ils viennent d’un dème proche ou lointain, et, quand la stèle nous renseigne sur les femmes et leur origine, s’ils ont pris une épouse dans leur propre dème ou sont allés la chercher ailleurs. Nous espérons ainsi enrichir nos connaissances sur la société athénienne en éclairant trois aspects :
- le poids de la tradition : un siècle après la mise en place du système clisthénien, les Athéniens ont-ils beaucoup bougé, ou sont-ils restés, et dans quelle proportion, dans leur dème d’origine, comme on pourrait s’y attendre dans une société rurale pré-industrielle ?
- pour ceux qui bougent, ces mouvements migratoires les entraînent-ils au bourg le plus proche ou comment se dessine une géographie des zones attractives de l’Attique ?
- enfin, les mariages se font-ils avec la plus proche voisine ou obéissent-ils à des stratégies plus complexes ?
3Nous nous contenterons, dans un premier temps, de traiter de la Mésogée, car les documents retrouvés à Athènes et au Pirée, qui forment le lot le plus nombreux, sont difficiles à exploiter pour deux raisons : nous ne sommes pas sûrs que les stèles enregistrées dans l’une des deux villes n’y aient point été transportées à l’époque contemporaine pour y être stockées dans les musées ou les dépôts lapidaires ; leur lieu de trouvaille est donc douteux, ce qui disqualifie cette partie du matériel pour une recherche3.
4Par ailleurs, l’attraction exercée par Athènes et le Pirée sur la population de l’Attique est un fait reconnu depuis longtemps et qui transforme les liens de voisinage ; le brassage de population est tel que ni le dème d’origine, ni le dème d’accueil (difficile à connaître car les « grands » cimetières comme le Céramique, concentrent les tombes de défunts venus de partout) n’ont une signification sociologique ; nous entendons par là que le lien entre le dème de départ et le dème d’arrivée dans l’asty ou dans son port nous échappe totalement4.
5D’excellentes études, comme celles de R. Osborne5, ont déjà traité du sujet, mais notre recherche complète, croyons-nous, l’approche du savant anglais, qui reposait sur l’analyse de quelques exemples ; nous traitons en effet de l’ensemble des dèmes pour lesquels on a des renseignements, dans le cadre d’une région ayant une forte unité politique et géographique, la Mésogée et les dèmes de l’Intérieur ; dans un deuxième temps, la recherche sera étendue à l’ensemble de l’Attique.
6R. Osborne avait bien souligné les difficultés inhérentes à ce type de matériel. Il est possible, soulignait-il, que les Athéniens soient revenus mourir dans le village de leurs ancêtres, et donc que leur présence dans un dème rural soit l’aboutissement d’un cheminement plus complexe qui, dans la plupart des cas, serait passé par les villes : si ce cas de figure est possible, il n’est cependant pas le plus probable, car les stèles funéraires trouvées justement à Athènes ou au Pirée montrent que l’on ne cherche pas systématiquement à se faire enterrer dans le dème d’origine de sa famille. Prenons l’exemple d’Acharnes, qui est le dème sur lequel nous possédons les données les plus nombreuses : sur les 121 individus originaires de ce dème, seuls 21 y furent inhumés. Même si on ajoute à ce lot 34 personnes dont le lieu d’inhumation nous est inconnu, et les 25 dont le dème d’origine n’est pas indiqué, nous arrivons à un total de 80 individus « potentiellement » originaires d’Acharnés et qui y sont morts, soit juste les deux tiers des personnes enterrées dans ce dème. Reste que, même en choisissant ces chiffres à la limite du possible, un tiers des Acharniens ne revient pas dans son dème et qu’il est donc difficile de conclure à l’existence d’un rapatriement systématique des défunts.
7Une autre difficulté concerne l’interprétation des données sur les mariages : R. Osborne a montré que, si l’on ne dispose pas de la généalogie de la famille sur plusieurs générations, on peut être abusé par la mention d’un mariage « inter-dèmes ». Prenons un exemple : une stèle, provenant de Markopoulo. montre qu’un mariage entre un homme d’Oè (dème de la plaine thriasique) et une femme d’Angele (dème proche de Markopoulo, dans la Mésogée) peut être due à un phénomène de proximité et non de migration puisque, après un premier déplacement, celui de Themullos d’Oè, tous les descendants mâles prennent des femmes à Angele, dans la Mésogée, où ils se sont établis6 ; si nous ne disposions que des noms d’un des trois derniers couples, nous ne saurions pas qu’il s’agit en fait d’un mariage entre « voisins ». Certes, mais il est indéniable qu’il y a bien eu transfert d’une famille du nord-ouest au centre de l’Attique et nous nous contentons d’enregistrer le sens des déplacements, ce qu’autorise la documentation sans risque d’erreur. Nous n’ignorons pas la complexité des phénomènes, mais nous nous contentons d’aborder les questions que nos sources permettent de traiter7.
8Ainsi nous échappent bien sûr les liens de famille qui pourraient unir ces femmes d’Angele épousées par les hommes d’Oè, car R. Osborne a montré que les stratégies des grandes familles, sur lesquelles nous informe la littérature du ive siècle, consistaient à préserver le nom et sans doute les biens en mariant les proches cousins. Ce pourrait être l’explication des mariages hors dèmes de résidence, point sur lequel nous reviendrons après la présentation des résultats de l’enquête.
II. MIGRATIONS DANS LES DÈMES DE LA MÉSOGÉE
9Cette enquête ne prend en compte que les stèles des citoyens originaires de la Mésogée et/ou morts dans un dème de l’Intérieur, auxquelles on a rajouté les inscriptions indiquant un mariage concernant un individu originaire de cette région.
10Nous avons ainsi rassemblé 1 321 stèles, mentionnant 1 791 individus ; dans ce lot, nous ignorons le lieu d’arrivée dans 347 cas et pour 169 documents, le dème d’origine. Ces données sont réparties sur une période de plusieurs siècles (du ve siècle av. J-C au ive siècle de notre ère), mais près des deux tiers des inscriptions sont datées du IVe ou de la première moitié du iiie siècle av. J.-C, ce qui limite essentiellement cette étude à une période relativement brève de cent cinquante ans8. Si ces données forment une série assez abondante, elles ne peuvent pas pour autant nous donner une image exacte des migrations de populations et de leur complexité en Attique, mais seulement quelques tendances générales.
11L’asty et le Pirée constituent les deux pôles attractifs prédominants, avec l’arrivée de 622 citoyens originaires de la Mésogée9. À l’exception du Céramique10, les dèmes d’arrivée de 108 individus ont été identifiés : il s’agit en premier lieu du Pirée où est attestée l’immigration de 62 personnes, originaires de 21 dèmes, sans que l’on puisse mettre en avant aucune relation particulièrement étroite entre le Pirée et un autre dème. Les dèmes présentant l’émigration la plus importante sont Acharnes (46), Péania (46) Képhissia (45), Gargettos (42). Aphidna (44) et Phlya (38/9), soit près de 42 % des migrations en question. Si on ajoute les dèmes de Pallène (27), Athmonon (25). Erchia (24), Oion (22) et Sphettos (20), on constate que ces onze agglomérations regroupent 60,61 % de l’ensemble de migrations depuis la Mésogée vers l’asty.
12Par rapport à la Ville, la Paralie apparaît nettement en retrait avec l’arrivée de seulement 43 individus, concentrés essentiellement sur Éleusis et la Tétrapole (30), tandis que les dèmes du sud de la Côte sont encore moins attractifs (4 individus11).
13Les flux s’inversent lorsqu’on observe les déplacements vers la Mésogée, puisqu’on ne dénombre l’arrivée que de 30 individus depuis l’asty contre 61 depuis la Paralie et 31 métèques. Les dèmes de départ de la Ville sont au nombre de 14 parmi lesquels Mélitè (5/6 départs), Leukonion (5), Kydathénaion (4) et Halimonte (4). On remarquera par ailleurs que les dèmes de l’Athènes intra-muros (Mélitè, Kollytos. Skambonidai et Kydathénaion) regroupent 40 % des mouvements depuis l’asty vers la Mésogée.
14En revanche, pour la Paralie, les dèmes de départs sont plutôt bien répartis sur l’ensemble du territoire : Angelè (7 migrations). Anaphlystos (6). Oè (5) et Rhamnonte (5). Une région se distingue pourtant avec des départs plus importants : il s’agit des dèmes proches de la baie de Porto Raphti avec Angelè (7), Myrrhinonte (4) et Steiria (3). A cette zone peut être ajoutée la plaine thriasique avec Oè (5), Éleusis (3) et Phylè (3).
15C’est avec une certaine surprise que l’on constate que le nombre des métèques est similaire à celui des immigrants depuis l’Asty. Il s’agit en fait d’une des conséquences de la raréfaction de la mention du démotique à partir du iiie siècle av. J.-C, tandis que les métèques, à partir de la même période, indiquent de plus en plus souvent leur cité d’origine12. Deuxième fait marquant : la cité présentant le plus grand contingent est sans conteste Milet avec l’arrivée de quatorze individus13. Ils se regroupent vers Acharnes, avec cinq arrivées, mais se retrouvent aussi dans neuf dèmes de la Mésogée. laissant entrevoir une présence diffuse. Cette remarque vaut également pour l’ensemble des étrangers, puisque l’on distingue treize dèmes d’arrivée dont Acharnes (7), Péania (5) et Képhissia (4), tandis que les cités de départ sont très diversifiées (Tégée, Antioche, Marseille et Sinope).
16Les migrations internes à la Mésogée sont, quant à elles, peu nombreuses (60). On peut leur ajouter les individus originaires et morts dans le même dème (90). Dans tout les cas, ces déplacements ont eu lieu entre des dèmes peu éloignés. On peut s’étonner de la faiblesse de ce nombre, et on aurait pu attendre des déplacements plus nombreux, surtout si on les compare aux migrations vers l’asty, puisque le rapport des citoyens de la Mésogée morts dans la Ville par rapport à ceux inhumés dans la Mésogée est de quatre à un.
17Les migrations que nous avons relevées peuvent résulter de plusieurs facteurs. On peut en premier lieu penser que la géographie physique a limité certains déplacements. Pourtant, lorsqu’on observe l’exemple de Péania (fïg. 2), on remarque que certaines barrières naturelles, et en particulier les montagnes n’ont pas entravé les migrations depuis Péania vers d’autres localités. Le rôle du relief apparaît encore plus limité quand on s’attarde sur l’exemple de Salamine qui, bien que séparée du reste de l’Attique, présente une certaine attraction sur la Mésogée avec l’arrivée de treize individus.
18De plus les migrations ne concernent pas uniquement des dèmes proches. L’exemple d’Aphidna est à ce titre révélateur, puisque cette localité située à l’extrémité nord de l’Attique et isolée par le Parnasse et le Pentélique présente des déplacements vers des zones distantes telles Péania, Erchia, Salamine. Anagyronte et Sounion (ce dernier dème se situe à plus de 55 km), alors que paradoxalement les dèmes de la Tétrapole qui appartiennent au même ensemble géographique qu’Aphidna, ne manifestent que peu de relations avec cette agglomération. II faut préciser que si les migrations n’existent pas uniquement entre des dèmes proches, c’est dans ce cas de figure qu’elles sont les plus nombreuses. L’exemple des liens entre Péania et Erchia est à ce titre révélateur (fig. 5). Au contraire les migrations entre deux dèmes distants ne concernent que très rarement plus de deux individus.
19De même les départs depuis un dème ne se concentrent pas obligatoirement vers une seule et même zone. En raison de la place de l’asty dans les migrations, on aurait tendance à penser que la Ville occupe pour chaque dème une place presque exclusive dans les déplacements de population. Pourtant, si nous prenons une nouvelle fois l’exemple de Péania ou bien d’Acharnes (fig. 3), on voit que si l’asty occupe une place prépondérante dans les migrations, elle n’est en rien exclusive, et qu’apparaissent des migrations depuis ou vers d’autres dèmes. Si ces liens sont bien moins étroits, il ne fait aucun doute qu’à côté de l’asty existent d’autres centres attractifs plus limités mais réels. Ces données corrigent de fait l’impression d’une émigration à sens unique.
20Un des objectifs de la réforme clisthénienne était de casser les solidarités régionales en les intégrant à des ensembles politiques sans liens géographiques affirmés, les tribus. Nous sommes donc en droit de nous demander si les mouvements de population s’intègrent alors dans ces ensembles. Or on ne distingue en aucun cas de nombreuses migrations au sein d’une même tribu, ni entre deux tribus. En revanche des mouvements migratoires existent entre deux trittyes ou entre un dème et une trittye. Le meilleur exemple est sans conteste le cas de Sphettos et d’Hagnonte (fig. 4). Ces deux dèmes appartiennent à la même trittye, mais leur place dans les déplacements de population est foncièrement différente. Ainsi ces deux dèmes semblent exercer une forte attraction sur la Paralie avec l’arrivée respective de 9 et 18 citoyens. Dans le cas de Sphettos, on note une immigration en particulier depuis la tribu Kékropis (l’arrivée d’Anagyronte14. 1 de Kedoi15 et 3 de Lamptrai16). Pour Hagnonte les immigrés proviennent essentiellement de la trittye de la Paralie de la tribu Pandionis (6 depuis Angele17, 4 de Myrrhinonte18 et 2 de Prasiai19). Si bien qu’au sein d’une même trittye, géographiquement homogène, apparaissent, pour deux dèmes, deux types différents de relations géographiques.
21En fait il ne semble pas que les migrations découlent réellement de l’organisation politique de l’Attique, mais répondent plutôt à des stratégies d’ordre géographique, puisque dans les cas d’Hagnonte et de Sphettos, les nombreuses arrivées semblent résulter d’une attraction d’ordre local, d’une part sur les dèmes de la baie de Porto Raphti et d’autre part sur les dèmes de la baie de Varkiza. Quant aux autres ensembles, entre lesquels les migrations se révèlent importantes, il s’agit de régions proches : citons l’attraction de l’asty qui s’exerce essentiellement sur les dèmes de la Mésogée, situés au sud du Pentélique qui rappelons-le regroupent, 60,61 % des départs vers la ville, ou encore un groupe de dèmes centrés sur Erchia et Péania qui rassemble 21 migrations et 1 mariage (fig. 5). II en est de même pour Éleusis et la Tétrapole (fig. 5 et 6) qui présentent des liens étroits avec des dèmes relativement proches. On notera dans ce cas également que les zones d’influence de ces deux ensembles ne se recoupent pas et sont bien distinctes.
22La place particulière qu’occupe chaque dème dans les migrations est mise en valeur par l’étude des dèmes de la plaine thriasique. Alors qu’on aurait pu attendre une certaine similarité entre ceux-ci, on voit clairement qu’Éleusis est en rapport avec les dèmes du centre de la Mésogée, tandis que les autres agglomérations de la plaine thriasique ne présentent aucune migration ni aucun mariage avec ces dèmes, et ce au profit des dèmes de la tribu de Sphettos (qui sont les plus éloignés). De plus, dans ce dernier cas, les migrations relevées ne sont qu’à sens unique, depuis la Paralie vers la Mésogée (fig. 6).
23II est également étonnant que les données à notre disposition sur les déplacements de population ne recoupent pas celles concernant les mariages. En effet, nous ne retrouvons que sept exemples de migrations et de mariages entre deux dèmes20. De plus les dèmes ou les cités qui s’affirmaient comme des éléments centraux dans les migrations s’effacent : ainsi Milet qui présentait 14 arrivées, n’est mentionnée qu’une seule fois parmi les 131 stèles indiquant un mariage, alors qu’Antioche est citée trois fois dans les mariages21. De plus, quand on peut faire apparaître une migration importante entre deux dèmes, le nombre des mariages unissant des individus de ces deux dèmes n’est jamais supérieur à deux. De même on ne rencontre que très peu de mariages entre des individus originaires d’un même dème (6)22. Lorsque les stèles indiquent un tel mariage, les époux n’ont été retrouvés que rarement dans le dème d’origine. Nous n’en possédons que deux exemples. Erchia et Képhissia23. Au contraire, sur les 16 stèles dont le lieu de découverte nous est connu précisément, il ont été mises à jour dans un troisième dème (les trois dernières ont été retrouvées dans le dème d’origine du mari24). C’est bien la présence de stèles dans un dème - qui n’est ni celui de la femme, ni celui du mari - qui sollicite notre attention et qui relève de deux explications : il s’agit soit d’un choix délibéré des époux de s’établir dans un nouveau dème pour quelque raison que ce soit, ce qui renvoie à l’étude des causes de ces migrations, soit d’une migration antérieure de leurs aïeux. Ce dème était par conséquent leur lieu de résidence avant même leur mariage.
24Alors que les migrations semblent répondre en partie à des contextes locaux, les mariages ne répondent pas à des critères géographiques, puisqu’ils ne concernent que rarement des dèmes mitoyens ou proches. Ils ont le plus souvent une véritable dimension régionale. La première hypothèse que l’on pourrait formuler est que si les déplacements de populations dérivent en partie de l’organisation géographique de l’Attique, les mariages s’inscrivent dans un cadre politique. II n’en est pourtant rien puisque le nombre le plus important d’unions entre des ressortissants d’une même tribu ou de deux tribus s’élève au maximum à 425. Cette absence de liens entre organisation politique et stratégie matrimoniale est surprenante puisqu’on se serait attendu à retrouver à travers les mariages des unions entres les familles importantes.
25La principale raison de cette absence de lien tient au fait que sur les 131 stèles funéraires stipulant un mariage, une seule mentionne un citoyen riche26. Dès lors, il n’est pas étonnant de ne pas relever d’unions d’ordre politique puisque ces mariages unissaient dans leur quasi totalité des individus moins fortunés, qui disposaient d’une moindre influence politique. Cette absence des citoyens les plus fortunés dans nos sources s’applique également aux migrations, puisqu’il n’y a que 11 riches citoyens répertoriés sur un ensemble de 1 791 personnes27. Même si J.K. Davies pense n’avoir recensé qu’un tiers des Athéniens les plus fortunés, leur nombre hypothétique s’élèverait à seulement 33. II est intéressant de noter par ailleurs que contrairement à ce que pense J.S. Traill, le cimetière du Céramique ne présente pas un phénomène d’attraction en tant que lieu d’inhumation28. En effet, la stèle d’un seul citoyen riche y fut retrouvée ainsi que celle d’un autre dans le dème du Céramique. On remarque d’autre part que sur les 8 ressortissants de la Mésogée, les stèles de 6 d’entre eux furent retrouvées dans l’asty, proportion proche de l’ensemble des migrations vers la Ville. L’attrait de la Ville ne diffère donc pas selon la richesse des individus.
26L’aspect économique de ces migrations pose lui aussi quelques problèmes. II n’existe en effet pas en Mésogée de grand pôle commercial ou économique. Seul Acharnes nous est connu comme ayant une forte activité économique liée à l’exploitation de charbon de bois29. Nous pouvons par conséquent conclure que la forte attraction de ce dème (la plus forte de la Mésogée) est due à cette activité. Or si nous prenons l’exemple des mines du Laurion, qui furent un des principaux centres de production en Attique, on n’a trace que de deux citoyens originaires de la Mésogée30.
27Ainsi on ne perçoit pas de conséquences de l’activité des mines du Laurion sur les migrations. S’il est vrai que ce n’étaient pas des citoyens mais des esclaves qui travaillaient dans ces mines, il paraît cependant peu vraisemblable que seuls les citoyens des dèmes mitoyens aient été liés à ces activités à l’exclusion des autres. Nous retrouvons la même situation pour l’extraction du marbre pentélique, qui ne semble pas avoir favorisé une quelconque attraction vers des dèmes avoisinants31.
28Enfin, il faudrait estimer le rôle de la conjoncture dans les phénomènes que nous avons analysés. En effet, la guerre du Péloponnèse a profondément bouleversé les données démographiques de l’Attique : diminution drastique de la classe citoyenne (du tiers ?) et immigration forcée vers la ville, où certaines familles ont pu se fixer. Le ive siècle est donc un siècle de reconstruction où une masse de terre était en déshérence : ces circonstances ont pu entraîner des déplacements à longue distance, pour récupérer les terres ayant fait retour au trésor public, et une redistribution de la fortune foncière, dont nous avons quelques exemples32.
III. CONCLUSIONS
29En fait nous nous retrouvons confrontés à un manque de données sur l’organisation macro- et micro-économique pour expliquer, ne serait-ce qu’en partie, ces migrations. Seul le Pirée fait exception, et dans une moindre mesure Éleusis et la Tétrapole qui apparaissent comme des centres secondaires d’envergure locale.
30À la lumière de ces données, l’asty apparaît comme le principal centre attractif de l’Attique. Pour autant les migrations ne se font pas uniquement à sens unique, et le schéma des déplacements de population paraît bien plus complexe qu’on aurait pu le penser. On note l’existence d’autres centres attractifs parmi lesquels la Tétrapole, Éleusis, Acharnes. Péania. Hagnonte et Sphettos. Chacun de ces dèmes est marqué par des migrations spécifiques.
31Certains éléments généraux peuvent cependant être mis en valeur ; ces déplacements ne sont que peu influencés par le relief, ils ne s’inscrivent que rarement dans les structures politiques, et il n’existe pas de recoupement entre les mariages et les migrations. De plus, les principaux centres d’exploitations de matières premières ne semblent pas jouer de rôle attractif, ce qui est au contraire suggéré par les centres commerciaux. Le seul élément influençant clairement les migrations est la proximité entre les dèmes. En effet, les déplacements de population entre les agglomérations proches sont les plus importants, ce qui n’exclut pas l’existence de mouvements entre des dèmes éloignés.
32Mais le plus frappant est sans conteste le nombre de ces migrations, qui est bien plus élevé que celui des « sédentaires ». L’Attique apparaît donc comme une société en mouvement rapide, ce qui est d’autant plus étonnant pour une société rurale, où la propriété foncière est l’apanage et le signe de la classe citoyenne ; mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les sociétés rurales médiévales, en tout cas en Grande-Bretagne, connaissent une mobilité plus grande que ce à quoi on s’attendrait33. La question est donc de comprendre les raisons de ces migrations. II est évident qu’elles ne dépendent pas d’une cause unique, mais de l’addition de plusieurs facteurs. Plusieurs axes de recherches doivent par conséquent être approfondis, tout d’abord sur l’organisation macro et micro-économique de l’Attique, sur la microsociologie notamment à travers la prosopographie sur laquelle travaille J.S. Traill, et par une étude d’ordre qualitative sur les stèles funéraires, afin d’évaluer les conditions sociales des défunts. Évidemment ces recherches ne devront pas se limiter à la seule Mésogée, mais devront porter sur l’ensemble de l’Attique.
Notes de bas de page
1 Meyer (E A). « Epitaphs and Citizenship in Classical Athens », JHS, 113 (1993), p. 99-121.
2 Ibid, p. 101 : un peu plus de la moitié des épitaphes de la chôra portent un démotique.
3 Nous suivons les indications des IG sur l’origine des stèles ; nous sommes conscients qu’il y a sûrement des problèmes de localisation exacte des documents, même pour la chôra, mais en attendant une refonte du corpus et une révision des inscriptions funéraires, qui est en cours, il nous semble possible de raisonner à partir des indications qui sont fournies pour les trouvailles en dehors des villes.
4 Pour 412 individus originaires de la Mésogée, le point d’arrivée ne peut être rattaché à aucun dème, mais uniquement à la Ville.
5 Osborne (R), Demos : the Discovery- of Classical Attica. Cambridge University Press, 1985 (sera cité sous la forme Osborne, Demos), notamment le chapitre 7 : p. 127-153, Kinsmen and Neighbours, choosing and using ; et Id., « The Potential mobility of human Populations », OJA, 10 (1991 ), p. 231-252 qui comporte une première partie fort intéressante sur les taux de migration dans des villages anglais à l’époque médiévale, cf. p. 231-239.
6 Étienne (R), « Stèle funéraire attique », BCH, 99 (1975), p. 379-384 ; cet exemple est repris par Osborne, Demos, p. 131-132. Par rapport à la publication initiale, celui-ci introduit une seule modification : il situe Hybadai, dème de la première épouse, près d’Oè.
7 De façon plus générale, nos sources ne permettent de reconnaître les migrations intermédiaires entre dème de départ et dème d’arrivée
8 Nous ne nous dissimulons pas les imprécisions concernant la datation des stèles funéraires Celle-ci est établie à partir des données épigraphiques, et reste de fait approximative. Ainsi la stèle d’Aristocrates de Lamptrai (IG II2 5771) est datée de la seconde moitié du iiie siècle av. J.-C. dans le corpus, alors que nous savons que ce personnage fut trésorier en 380 av. J.-C. (cf. Davies (J.K.), Athenian Propertied Familles 600-300 B.C., Oxford, 1971, n°1916). Il faut donc utiliser avec prudence les indications chronologiques sur critères épigraphiques, mais des erreurs de ce type n’ont que peu d’incidence pour notre propos, dans la mesure où nous ne cherchons pas à dégager une évolution.
9 Gomme (A. W), The Population of Athens in the Fifth and Fourth centuries B.C., Oxford, 1933, et Damsgaad-Madsen (A), « Attic Funeral Inscriptions. Their Use as Histoncal Sources and Some Preleminar Resuites », dans Studies in Ancient Histoty and Numismatic presented to Rudi Thomsen. Copenhague, 1988, p. 55-68.
10 Le Céramique ne peut être pris en compte dans cette étude en raison de l’attraction de ce dème comme nécropole « nationale ». 102 personnes de la Mésogée ont été recensées dans le cimetière et 19 dans le dème.
11 Pour les dèmes d’arrivée, nous prenons en considération : Aigalea, SEG 37, 164 ; Sounion, SEG 24, 234 ; Anagyronte, IG II2 5733 et 7681.
12 Μeyer (E. A.), « Epitaphs and Citizenship in Classical Athens », JHS, 113(1993), p. 99-121
13 Sur les Milésiens, cf. Vestergaard (T.), « Milesian Immigrants in Late Hellenistic and Roman Athens », dans Oliver (G.J.), éd., The Epigraphy of Death : Studies in the Histon and Society of Greece and Rome. Liverpool, 2000, p. 81-116. L’importance de la colonie milésienne est tout à fait surprenante (24,5 % du total des étrangers), d’autant que son implantation se fait largement dans la chôra Peut-on exclure qu’il s’agit d’un statut donné à des étrangers plutôt qu’une immigration effective des seuls Milésiens de souche ? Il faut en tout cas remarquer que la colonie milésienne n’est pas particulièrement bien représentée à Délos (cf. Le Dinahet (M.-Th.), Les monuments funéraires de Rhénée (EAD, 30), Paris, 1974, p. 191-192, 416 ; tréheux (J), Inscriptions de Délos. 1. Index. Les étrangers. Paris, 1992, s.v. Μιλήσιος) et qu’il est inexplicable que les Milésiens aient préféré l’Attique à Délos.
14 IG II2 5640.
15 IG II2 6954.
16 IG II2 6671, 6698. SEG 38.206
17 IG II2 5228, SEG 35, 178.
18 IG II2 6898, SEG 38, 137, 138 et 159.
19 IG II2 7286.
20 Il s’agit de Péania et Éleusis (3 émigrations et 1 mariage), Gargettos et le Pirée (2 et 1), Aphidna et Erchia ( 1 et 1 ), Pithos et Éleusis ( 1 et 1 ), Képhissia et le Pirée ( 1 immigration et 1 mariage), Képhissia et Antioche (1 et2), et entre Erchia et Halimous (1 émigration, 2 immigrations et 1 mariage).
21 SEG 25, 269, SEG 32,291.
22 Acharnes, Aithalidai, Athmonon, Erchia, Péania et Sémachidai. osborne, Demos, p. 130-131 a recensé 131 mariages « inter-dèmes » contre 32 « intra-dèmes » : même si on y ajoute 80 cas sans démotiques et en supposant que les femmes qui ne portent pas le démotique sont du même dème que leur époux, on obtient une proportion de 1 pour 1 : donc, au minimum, un mariage sur deux sont « extra-dèmes ».
23 IG II2 6131 et 6430.
24 IG II2 6405. 7231, SEG 34, 182.
25 Ce nombre est atteint entre les tribus Eréchthèis et Oinèis, Leontis et Aigèis, Aiantis et Leontis.
26 Davies, APF n° 1916, et IG II2 5769.
27 Les citoyens riches ont été répertoriés à partir de l’ouvrage de Davies, APF.
28 TRAILL (J.S), The Political Organization of Attica. A Study of the Demes, Trittys and Phylai and their Representation in the Athenian Council, Hesperia Suppl. 14 (1975).
29 Aristophane, Acharniens v. 280-392.
30 SEG 24,234, SEG 37, 165.
31 Osborne, Demos, p. 93-126 qui envisage ce problème. Il constate que pour le Pentélique, ce sont des métèques qui sont attirés pour l’exploitation des carrières ; pour les mines, on ne s’étonnera pas que la classe riche s’y intéresse, mais elle opère par intermédiaire et l’exploitation ne provoque pas apparemment de transfert de population.
32 Cf. Lambert (S.D.), Rationes Centesimarum. Sales of Public Land in Lykourgan Athens. (Archaia Hellas, 3), Amsterdam, 1997.
33 Osborne (R), « The Potential Mobility of Human Populations », oja, 10 ( 1991 ), p. 231-239.
Auteurs
Professeur d’archéologie classique
Université de Paris I - Panthéon Sorbonne
ArScAn (UMR 7041)
Doctorant, Université de Paris I - Panthéon Sorbonne
ArScAn (UMR 7041)
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