L’entrée dans la vie publique des « hommes illustres » à Athènes au ve siècle à partir des Vies de Plutarque
p. 57-73
Texte intégral
1La démocratie est, enseignons-nous, plus affaire de groupes que d’individus. Pourtant un grand nombre des auteurs grecs que nous utilisons pour écrire l’histoire de la démocratie athénienne met constamment en scène des individus. Hérodote, Thucydide, Xénophon, par exemple, et Plutarque aussi qui, malgré son éloignement temporel, reste une source essentielle de l’écriture de l’histoire athénienne de l’époque classique.
2Ces individus ne sont pas n’importe qui, ce sont les dirigeants de la cité, qui ont détenu l’archè, d’une manière ou d’une autre, les hommes les plus importants de l’histoire athénienne du ve siècle par exemple1. Et les textes font vivre tant leurs actions retenues par l’histoire politique (discours, conduite de la guerre, traités, lois…) que leurs comportements, leurs mœurs, epitedeumata. Pour avoir une vue complète de la place de l’histoire des individus dans le récit historique concernant Athènes au ve siècle, il faudrait bien évidemment étudier toutes les sources antiques et traiter des deux volets de l’enquête à la fois, pour les hommes en question ce serait tout simplement reconsidérer toute l’histoire du siècle. Cette tâche est impossible dans l’espace imparti ! Aussi vais-je prendre ici un seul auteur, Plutarque, un type de texte, les Vies, et un moment de la vie de six hommes politiques athéniens, Aristide, Thémistocle. Cimon. Périclès, Nicias et Alcibiade.
3Comme je ne souscris pas à la division selon laquelle certaines activités de ces gouvernants relèvent du politique et d’autres non, j’étudie leurs epitedeumata dans la perspective d’une histoire du politique. Dans le cadre d’une enquête plus vaste je souhaiterais voir si la description des mœurs est partie intégrante d’un discours sur l’identité civique des personnages et non plus seulement un discours anecdotique ou moralisateur comme on se plaît à le répéter. En cas de réponse affirmative, je voudrais me demander comment le discours sur l’action politique et le discours sur les manières de vivre s’articulent, quelle est la nature de leur lien, ce qui permettrait peut-être de préciser quelle est la manière grecque de penser le politique. Tel est l’horizon d’une telle recherche.
4Je rappelle en deux mots comment j’utilise Plutarque2 : comme un auteur qui, en dehors de son talent d’écrivain et sa visée de moraliste, a aussi une démarche d’historien, et qui est une source utilisable pour écrire l’histoire du ve siècle, y compris pour tout ce qui concerne les mœurs, à condition de respecter les précautions nécessaires à la recherche des sources. Je suis en cela, avec parfois quelques nuances, les démarches de Carmine Ampolo, Claude Mossé et de Christopher Pelling3. J’admets bien sûr que Françoise Frazier4, pour l’approche éthique, et plus généralement la critique littéraire récente anglo-saxonne, ont raison de nous rendre attentifs à Plutarque en tant qu’auteur et au contexte intellectuel et culturel de l’écriture de son œuvre. Mais je pense que l’on peut étudier, à partir des Vies, la manière dont la description des mœurs fait partie de la construction de l’identité politique, manière qui, selon moi, remonte à l’époque classique.
5L’enquête sur les rapports entre les mœurs et le politique chez les dirigeants athéniens peut se faire à partir de nombreux thèmes, je vais présenter aujourd’hui celui de la jeunesse et de l’entrée dans la vie publique de ces personnages, thème que je n’ai pas encore traité contrairement à d’autres comme l’attitude vis à vis du luxe5, de la religion6, de l’assemblée7, de la mort8 ou la construction du genre9. Ce thème permet en effet de réfléchir à l’importance dans la construction d’une « Vie » des rapports entre l’individu, le groupe et la cité, l’entrée dans la vie publique consistant précisément à faire d’un individu le membre d’une communauté.
6On pourrait s’attendre à trouver dans ces récits ce qu’une histoire, en grande partie dépendante de la mise en ordre d’Aristote dans le chapitre XLII de l’Athenaiôn Politeia et d’inscriptions du ive siècle, a depuis longtemps tracé : les rites de naissance et de reconnaissance de l’enfant, les Amphidromies, l’inscription sur les registres du dème et l’examen minutieux (la dokimasie) qui la précède, la participation à la fête des Apatouries, le souvenir du temps de l’éphèbie, les premières séances à l’assemblée, la première arché (magistrature), le premier discours ou le premier combat comme hoplite. Les Vies permettraient-elles de mettre un peu de chair, voire même des visages, sur ce schéma institutionnel ?
7Elles le permettent, mais en se moquant bien sûr d’un parcours obligé comme on peut le trouver dans un manuel et en insistant sur d’autres aspects tout aussi importants. Les récits de Plutarque sont, au moins pour les débuts, organisés de façon chronologique et suivent le déroulement de la vie du personnage. Le moraliste, Plutarque, peut trouver matière à réflexion dans les transformations du caractère de la jeunesse à l’âge adulte. L’historien, Plutarque toujours, peut vouloir repérer immédiatement les traits caractéristiques d’un style politique dès les premières expériences de la vie civique.
8La légitimité et la citoyenneté, l’éducation, les aventures amoureuses sont, dans les Vies, les trois passages obligés pour arriver à la maturité, à l’âge adulte. Les textes des biographies permettent ensuite de repérer quatre traits caractéristiques de l’entrée dans la vie publique : la participation à la guerre, la présence à l’assemblée, l’attitude vis à vis d’un groupe d’amis, le changement de vie. Enfin rentrée elle-même dans la vie civique est parfois mise en scène avec éclat comme pour Cimon ou Alcibiade. Tels sont les aspects que je vais développer, en en résumant certains.
9Le préalable à toute intégration d’un individu dans la cité est la naissance. Le texte de l’Athenaiôn Politeia dit de façon claire : « L’état actuel de la politeia est le suivant. Prennent part à la politeia ceux qui sont nés de parents ayant tous deux le droit de cité »10. La formule ex amphoterôn gegonotes astôn a fait couler beaucoup d’encre. Ce n’est pas mon propos d’en discuter aujourd’hui. On sait que ce n’est qu’à partir de la loi votée sur proposition de Périclès en 451/450 que la double filiation est devenue nécessaire pour avoir le droit de cité. Sur les six hommes politiques qui m’intéressent, deux au moins ne répondent pas à ce critère de la double filiation athénienne : Thémistocle qui est dit nothos pros métros, sa mère est Habrotonon, une femme de Thrace11, et Cimon dont la mère Hégésipylé est la fille du roi thrace Oloros12. Ils sont tous les deux fils d’une mère étrangère, thrace dans les deux cas. Toutefois comme ils sont nés tous les deux avant 451, leur droit à voir reconnu leur citoyenneté n’est pas suspect. Pour Aristide et pour Nicias, le texte de Plutarque ne nous dit rien de la filiation maternelle. Périclès et Alcibiade sont athéniens par les deux parents, et de familles nobles de surcroît.
10Thémistocle est un cas plus compliqué. Selon une tradition dont se fait écho Plutarque, sans y porter totalement foi, il aurait été l’objet d’une déclaration publique de déshérence : apokeiyxis. Cette procédure est peu attestée en Grèce (un passage des lois de Gortyne, un fragment de papyrus, des notices de lexicographes...). Elle consiste en l’expulsion du fils pour comportement indigne de la demeure du père (oikos) et la rupture des liens qui le rattachait à son père. C’est une répudiation qui se fait par la voix d’un héraut. Elle est très rare, un père répugnant à être privé de la continuation du culte domestique que lui assure un héritier et à éloigner un fils légitime de la maison. Luigi Piccirilli a étudié le cas de Thémistocle en détail et il conclut que l’apokeryxis n’a pas eu lieu13. Nicoclès n’a pas plus banni son fils que la mère de Thémistocle ne s’est suicidée. Ces anecdotes dont la source est Idoménée de Lampsaque peuvent s’insérer dans le genre de discours que l’on tient sur le tyran, la rupture violente avec le père et la mère étant typique de l’attitude tyrannique. De plus l’apokeryxis n’est pas synonyme de perte de citoyenneté, c’est une affaire familiale et privée.
11Nos personnages sont nés dans des conditions qui leur permettent de prétendre à la citoyenneté. Pour être toutefois agrégés au groupe des citoyens, il leur faut grandir et recevoir une éducation, même si cette éducation ne les prédispose pas toujours à être de futurs citoyens capables14. Aristide. Thémistocle et Cimon, à des degrés divers, manquent de paideia. soit dans le domaine de la sociabilité (Thémistocle), soit dans celui des arts du politique, soit dans les deux (Cimon). Le portrait tracé de l’éducation de Thémistocle est contrasté. « Les études qui visent à former les mœurs (hèthopoioi) ou qui ont pour objet le plaisir (hèdonè) ou l’agrément (charis) en honneur chez les hommes libres, trouvaient en lui un écolier paresseux et sans goût, tandis qu’il montrait une passion extrême et au-dessus de son âge pour celles qui se rapportent, comme on dit. à l’intelligence et à l’action (sunesis et praxis) »15. L’incapacité de Thémistocle à accorder une lyre ou à manier une cithare lui attire les railleries des gens raffinés, entendons de ceux qui ont reçu l’éducation aristocratique traditionnelle. Mais il s’est donné pour maître Mnésiphilos de Phréarrhes, « qui faisait profession de ce que l’on appelait alors la sagesse (sophia) et qui était en réalité l’habileté politique et l’intelligence pratique ; Mnésiphilos la conservait fidèlement comme une doctrine héritée de Solon »16. Ainsi le manque de paideia de Thémistocle est à nuancer. S’il se désintéresse de ce qui ferait de lui un être sociable, par sa nature déjà - tout enfant il ne joue pas mais passe son temps à méditer - et son apprentissage ensuite, il se donne les moyens de la réflexion et de l’action politique. Mieux, il s’inscrit dans une tradition, celles des Sages, qui dans les cités archaïques sont à la fois des intellectuels et des législateurs, qui lient la réflexion philosophique à la pratique politique17. Plutarque essaye de concilier plusieurs traditions concernant Thémistocle. Il aimerait bien en faire un sage dès l’enfance, ou du moins un être réfléchi, inscrivant dans sa nature les talents futurs, mais en même temps il respecte le topos de l’instabilité et du manque de réflexion propres à la jeunesse : « il passait d’un extrême à l’autre dans ses façons d’agir et il s’égarait souvent vers le parti le plus mauvais, comme il l’avoua lui-même par la suite, disant que les poulains les plus fougueux deviennent les meilleurs chevaux quand ils ont été dressés et domptés comme il convient »18. Bref le moraliste du iie siècle ap. J.-C. a du mal à tirer un discours uni de ses sources qui, elles, sont bien du ve av. J.-C. Plutarque ne dit rien de l’éducation d’Aristide. On sait juste qu’il prit pour modèle le Lacédémonien Lycurgue19. Ce qui pourrait laisser penser que son éducation fut proche de celle de Cimon. « Si l’on en croit Stésimbrote de Thasos, qui fut à peu près son contemporain, Cimon n’apprit pas la musique ni aucun des arts libéraux en l’honneur chez les Grecs et il manquait totalement de la facilité de parole et de l’éloquence propre aux Athéniens »20. Si l’on suit le texte, on peut dire que Cimon n’a reçu ni l’éducation traditionnelle aristocratique qui en ferait un agréable compagnon de banquet, ni l’éducation nouvelle, celle des sophistes, qui l’aurait préparé à tenir des discours à l’assemblée, ce qui est surprenant connaissant les origines aristocratiques de Cimon.
12Ces portraits de jeunes apaideutoi ne sont bien sûr pas à prendre au pied de la lettre. Ils ne datent pas de Plutarque, la tradition sur l’absence d’une certaine éducation remonte au ve siècle21, c’est un écho de la manière dont les Athéniens contemporains se représentaient les personnages. Cette description est fortement teintée d’idéologie. En effet pour Aristide comme pour Cimon le maître mot qui explique ce caractère fruste est dans l’admiration qu’ils portent tous les deux aux mœurs Spartiates. Aristide nous est dit « priser les lois de Lycurgue », Cimon a « une tournure d’esprit péloponnésienne »22. On voit comment se bâtit le portrait biographique dès le ve siècle : d’un penchant politique supposé pour Sparte dans la vie de l’homme politique adulte on infère un manque d’apprentissage des arts de la sociabilité, typiquement athéniens, et la description suit d’un garçon apaideutos. Ce parti pris idéologique, très visible ici, peut nous inciter à nuancer ce que l’on écrit parfois un peu vite sur l’opposition entre une éducation traditionnelle archaïque et aristocratique, et une éducation nouvelle plus tournée vers l’art oratoire et l’art politique. Cette opposition est peut-être plus une manière de classer des personnages qu’une description objective de pratiques réelles.
13Périclès et Alcibiade reçoivent une éducation qui devait en faire des êtres sociables et des hommes intelligents tout à la fois, je ne peux m’arrêter ici sur la particularité de chacune, sinon pour rappeler que le refus de la part d’Alcibiade d’apprendre à jouer de la flûte est au cœur de notre propos puisqu’il allie attitude corporelle et capacité politique. La flûte déforme le visage, et ôte au joueur la parole, son jeu est indigne d’un homme libre et d’un citoyen23.
14Naissance (origines familiales) et éducation sont deux thèmes que l’on attend dans la biographie d’hommes politiques. Un troisième thème est plus surprenant, il paraît pourtant un passage obligé de la construction d’une vie : les aventures amoureuses. Le récit de celles-ci précède dans quatre vies sur six l’entrée sur la scène politique.
15Aristide et Thémistocle tout d’abord. La Vie d’Aristide rapporte une rivalité amoureuse avec Thémistocle, épisode que Plutarque dit emprunter à Ariston de Céos24 et qui offre les bases d’un parallèle entre amour et politique25. Cette rivalité semble se situer quand les deux hommes sont des adolescents (meirakiôde archèn)26.
16« L’inimitié (echthra) entre les deux hommes aurait eu une origine amoureuse (erotiké arché). Ils s’étaient épris tous les deux de Stésiléos originaire de Céos dont l’éclatante beauté (idea kai morphè somatos) surpassait de beaucoup celle de tous les autres adolescents. Ils portèrent leur passion (erastentas) à un tel excès que même lorsque la beauté du jeune homme (pais) fut passée, ils persévérèrent dans leur rivalité (philoneikia), comme s’ils avaient été préparés (comme au gymnase) par celle-ci pour la vie politique à lutter »27. La Vie de Thémistocle reprend le même thème de façon moins développée28. Aristide et Thémistocle apparaissent comme les érastes dans cette affaire, Stésiléos comme l’eromène, qualifié de pais, qui grandit et perd sa beauté.
17Cet épisode de rivalité amoureuse est cité par Plutarque avec précaution, comme le dire d’Ariston. Ce type d’histoire appartient vraisemblablement à une tradition ancienne, remontant au moins au iiie av. J.-C. et vraisemblablement à la fin du ve chez les auteurs comiques contemporains d’Aristophane. Pour Ariston la rivalité amoureuse donne une explication à la constante opposition politique qui va marquer la vie des deux hommes. Plutarque pour sa part met sur le même plan rivalité amoureuse et rivalité politique. Le récit de rengagement dans la vie politique tant de Thémistocle que d’Aristide suit immédiatement cet épisode. Plutarque va tout au long des deux vies s’attacher à distinguer ces deux hommes par leur action et par leurs mœurs. Mais l’épisode qui ouvre leur rivalité politique leur est bien commun (amphoteroi).
18Une passion amoureuse pour un jeune homme, une aventure que nous rangerions dans la vie privée des personnages, est utilisée pour rendre compte d’un trait du comportement politique, ce qui est très intéressant si l’on se place dans la perspective d’une histoire du genre et je développe ce point ailleurs29. Ici, je soulignerai deux traits : l’insertion d’une histoire de mœurs, comme une étape, sinon obligatoire du moins marquante, dans le parcours qui va faire du jeune un citoyen, et la collusion entre le domaine amoureux et le domaine politique, nous verrons plus tard à propos d’Alcibiade que le vocabulaire politique est parfois investi par le vocabulaire amoureux.
19Cette entrée dans la vie adulte est-elle exceptionnelle ? Non, comme en témoigne la Vie de Cimon qui met en scène également une passion amoureuse à ce moment clef de la vie du jeune, celle de Cimon pour sa sœur Elpiniké. « Étant jeune encore, il fut accusé d’avoir des rapports amoureux (plesiazen : être proche, avoir commerce avec, en parlant des relations sexuelles) avec sa sœur (adelphè). On rapporte en effet qu’Elpiniké, même en dehors de cela, ne fut nullement vertueuse (ataktos), et qu’elle commit une faute avec le peintre Polygnote/... Il y a des gens qui disent que l’union d’Elpiniké et de Cimon ne fut pas secrète mais publique (phaneros), et qu’il l’avait épousée parce que sa pauvreté l’empêchait de trouver un mari digne de sa naissance. Mais lorsque Callias, un des riches d’Athènes, s’éprit d’elle et se présenta en offrant de payer l’amende de son père, elle se laissa persuader, et Cimon la donna en mariage à Callias. Quoiqu’il en soit, il est tout à fait certain que Cimon était très porté à l’amour de femmes »30. Suit une série de noms.
20La tradition rapporte cet épisode à la jeunesse de Cimon, étant néos. Elpiniké n’est pas eutaktos (rangée, disciplinée), mais comme son frère elle est ataktos (désordonnée, indisciplinée) ce qui est un trait banal de jeunesse pour les Grecs. La traduction française « moralise » le fait en employant l’expression « pas vertueuse ». Pour la relation entre Cimon et Elpiniké, le texte grec parle d’une cohabitation (sunoikein : le fait de cohabiter est un des traits du mariage, gamos) et Cimon occupe la position du numphios (fiancé, jeune époux) introuvable. Le texte ne porte aucun jugement explicite d’ordre moral. Mais ce qui a bien sûr retenu les commentateurs est le degré de parenté des deux supposés amants ou époux, étaient-ils frère et sœur ? Le droit athénien permet le mariage avec une sœur née d’un même père mais pas avec une sœur née d’une même mère (sœur utérine). Luigi Piccirilli a repris tout le dossier de cette affaire compliquée et voici ses conclusions31. Cimon et Elpiniké étaient-ils homopatrioi ou homometrioi ? Il est impossible de le savoir vraiment car une partie de la tradition, celle qui est favorable à Cimon, les considèrent comme nés de même père et l’autre partie qui lui est défavorable, comme nés de même mère, jugeant leur union illégale. À l’incertitude des sources antiques correspond celle des auteurs modernes. Bref les rapports de parenté sont peu clairs. Quoi qu’il en soit, les relations entre Cimon et Elpiniké n’apparurent pas comme totalement dans la norme. Même les sources favorables en parlent en insistant sur le manque de retenue en matière sexuelle de l’un comme de l’autre. Et l’inceste est une conduite rejetée par la cité32.
21L’accusation d’inceste peut aussi être rapprochée de l’accusation de philolaconisme portée contre Cimon. S’il est licite à Sparte d’avoir des relations entre frères et sœurs de même mère, alors l’inceste de Cimon et Elpiniké serait une forme privée de philolaconisme. Or c’est le soutien de Cimon à Sparte, quelle qu’en soit la forme, qui lui vaut d’être ostracis. Une autre interprétation est possible qui est de voir dans cet épisode un des éléments de la constitution d’une image tyrannique de Cimon, dont il est dit ensuite qu’il avait une richesse de tyran (tyrannikè ousia). L’inceste est en effet une des marques des déviances en matière de sexualité des tyrans, qui les met en dehors de la norme civique. Il n’est pas nécessaire pour mon propos de prendre parti. Il est suffisamment intéressant de remarquer que les conduites sexuelles peuvent donner lieu à des interprétations politiques dès l’époque classique.
22Cette histoire d’inceste et les remarques générales sur la sexualité de Cimon viennent clore le développement sur la jeunesse, comme autant de traits imputables au caractère encore ataktos du personnage. Et le récit de sa vie adulte et politique marque d’entrée de jeu la rupture avec ces conduites : « pour tout le reste, le caractère de Cimon était noble et admirable »33. Ainsi les rapports hétérosexuels entre Cimon et Elpiniké semblent sans lien avec la conduite politique future. La séduction que Cimon exerce sur les femmes et celle que les femmes exercent sur lui n’est pas de même nature que celle qu’il exerce sur le dèmos.
23On ne peut donc pas faire de parallèle absolu entre l’aventure de Thémistocle et d’Aristide avec le beau Stésiléos et celle de Cimon avec Elpiniké : l’une prépare à la vie politique, l’autre non. Une différence s’esquisse ainsi entre la séduction et l’attrait érotique (eros) pour un jeune homme, et la séduction et l’attrait érotique qui concerne une femme. Retenons pour le moment que dans le récit de vie ces aventures ressortent de la jeunesse et sont donc classées avant l’entrée dans la vie publique.
24Il en est de même pour Alcibiade. L’attrait érotique qu’Alcibiade exerce sur ses contemporains est le dernier trait du portrait de sa jeunesse. « Déjà une foule de gens bien nés se groupaient autour d’Alcibiade et lui faisaient la cour, mais il était manifeste que leur admiration et leurs hommages ne s’adressaient qu’à son éclatante beauté, tandis que l’amour de Socrate fut un grand témoignage des dispositions naturelles de l’enfant (pais : jeune garçon) pour la vertu (aretè) »34.
25Il faut donc distinguer l’amour que lui porte Socrate des attentions de ses autres poursuivants. Le premier sert à révéler les aspects positifs du caractère d’Alcibiade, les secondes permettent au contraire de dresser un portrait négatif du jeune homme, portrait positif et négatif alternent, dans la rhétorique du discours, dans la succession des épisodes, dans les prises de décision du jeune. Le récit des amours d’Alcibiade, amours homosexuelles, annonce le caractère double du personnage politique, tantôt épris de vertu et capable de bons conseils et d’actions valeureuses, tantôt se laissant aller à son incroyable hubris qui lui fait croire possible tout geste même le plus inconsidéré. Pais, il a des érastes qu’il éconduit souvent. Il mêle déjà vie privée et vie publique, aidant un métèque amoureux éconduit à obtenir une adjudication des fermes de la cité. Mais l’épisode qui fait le plus clairement le lien entre séduction érotique et séduction politique est celui de son entrée dans la vie politique dont je parlerai plus loin.
26Droit de cité, éducation, aventures amoureuses, voici trois passages obligés pour arriver à la maturité, à l’âge adulte qui permet d’entrer dans la vie publique. On l’a tout de suite remarqué, les traits concernant les manières d’être, les epitedeumata, sont étroitement liés à ceux que nous classons comme les traits institutionnels préliminaires à la reconnaissance de la citoyenneté. La coupure entre les deux ensembles est loin d’être nette, des ponts au contraire existent comme l’apprentissage de la rivalité en amour et en politique.
27L’entrée dans la vie publique du point de vue des institutions se faisait par étapes. Si la participation à l’ecclesia est possible dès la fin de l’éphèbie et donc à vingt ans, la prise en charge de magistratures requiert trente ans. Les textes des biographies permettent de repérer quatre traits caractéristiques de l’entrée dans la vie publique et donc de l’intégration de l’individu au groupe : la participation à la guerre, la présence à l’assemblée, l’appartenance à un groupe d’amis, le changement de vie.
28La participation à la guerre semble précéder toute autre forme de participation à la vie publique, en tout cas dans l’histoire de vie. C’est le premier, et peut-être le principal, critère d’intégration au groupe. Aristide et Thémistocle combattent à Marathon en 490. Aristide cède son tour de commandement comme stratège à Miltiade. Tous les deux combattent vaillamment, Aristide avec sa tribu Antiochis, Thémistocle avec sa tribu Léontis, ils sont au centre du dispositif du combat. « Dans la bataille ce fut le centre de l’armée athénienne qui souffrit le plus et c’est là que les barbares tinrent le plus longtemps, en face de la tribu Léontis et de la tribu Antiochis. Thémistocle et Aristide, rangés l’un près de l’autre, se distinguèrent par leur vaillance, l’un appartenait en effet à la tribu Léontis, l’autre à la tribu Antiochis »35.
29Quel âge ont-ils alors ? Si Aristide est né autour de 525, il a plus de trente ans. Il n’est plus un jeune homme, il reste que cette participation au combat (suivie de bien d’autres) est la première de ses manifestations publiques « datées ». Thémistocle, né vers 515, n’aurait pour sa part que vingt-cinq ans à Marathon. Mais une autre chronologie situe la naissance de Thémistocle vers 523, et un archontat éponyme en 493-492. Dans ce cas, Thémistocle est de l’âge d’Aristide à Marathon.
30Pour Cimon, la valeur au combat est un thème constant, sans qu’il soit possible de le voir sur un champ de bataille avant le siège d’Eion en 476-47536. C’est son courage au combat (andreia) qui lui vaut renommée et popularité, avant toute action à l’assemblée. Périclès « à la guerre se montrait brave et affrontait volontiers le danger »37, à un moment de sa vie où il ne se mêlait pas encore de politique. Sa participation au combat a précédé son entrée en politique, pour des raisons qui lui étaient propres et qu’explique la biographie. Il se méfiait du peuple, ressemblant physiquement à Pisistrate, étant riche et de famille illustre, il redoutait l’ostracisme.
31Alcibiade combat tout jeune (meirakion) lors de l’expédition de Potidée en 431 aux côtés de Socrate et il est blessé38. Socrate le sauva et le prix de la valeur lui revenait. « Mais les stratèges, ayant égard au rang d’Alcibiade, étaient manifestement désireux de lui en décerner l’honneur. Socrate, qui voulait accroître l’émulation du jeune homme pour les belles actions, fut le premier à témoigner en sa faveur et demanda qu’on lui attribuât la couronne et la panoplie »39. Là encore la première reconnaissance par la cité de la qualité d’Alcibiade se fait sur le champ de bataille, les premiers honneurs sont obtenus par le courage, une couronne pour qu’elle soit consacrée aux dieux, une panoplie pour marquer sa participation à la cité des hoplites40.
32Ces cinq exemples sont parallèles. Ils montrent que la défense de la cité est la première occasion d’entrée dans la vie publique d’un jeune citoyen et que c’est la vaillance au combat qui forge la réputation qui va ensuite accompagner sa vie durant l’homme politique.
33Une deuxième étape pourrait être de participer à l’assemblée. Seuls les cas d’Aristide et de Thémistocle sont clairs sur ce point. En effet leur rivalité et leur opposition se manifestent de façon virulente à l’assemblée. Aristide s’oppose aux actes de Thémistocle tantôt en combattant une mesure de Thémistocle qui était justifiée, tantôt en faisant une proposition qui n’est pas opportune, souvent en laissant présenter ses propositions par d’autres citoyens pour que Thémistocle ne leur fasse pas obstacle41.
34De Thémistocle il est dit que « dès le début il affronta ardemment l’inimitié de ceux qui détenaient le pouvoir et la première place dans la cité, et surtout d’Aristide, fils de Lysimaque, qui suivit toujours une ligne de conduite opposée à la sienne »42. Cet affrontement a lieu à l’ecclesia, c’est une lutte pour l’influence politique, que Plutarque attribue au premier chef à la différence de caractère entre les deux hommes. Laissons lui la responsabilité de ce trait pour rappeler la continuité de la rivalité entre grandes familles en ce début du ve siècle. La première intervention de Thémistocle connue de façon précise est ce qu’on a appelé « la loi navale », soit sa proposition de consacrer le revenu des mines du Laurion à construire des trières, en 483-482. Elle est ainsi décrite : « seul, il osa monter à la tribune, dans l’assemblée du peuple, pour déclarer qu’il fallait renoncer à ces distributions et avec cet argent construire des trières pour soutenir la guerre contre les Éginètes »43. « Monter à la tribune » est pour nous un geste de portée symbolique dans notre démocratie parlementaire contemporaine, le texte grec se contente de dire « parelthôn eis ton dèmon », se présentant devant le peuple. Pour mon propos l’expression est sans doute plus intéressante encore, elle marque bien l’entrée dans la vie politique44. C’est exactement la même expression qui est employée à propos d’Alcibiade, mais là le texte précise que c’est sa première entrée dans la vie publique45. Nous verrons ce récit plus tard.
35Ces jeunes hommes au début de leur carrière politique peuvent s’entourer d’amis (philoi). Plutarque oppose de ce point de vue aussi Thémistocle et Aristide. Aristide, selon lui, entre seul dans la vie politique, ne voulant pas être gêné par une hétairie46 (à laquelle il appartient mais qu’il tient à l’écart de ces actes politiques). Thémistocle s’entoure au contraire d’une hétairie qui le soutient dès ses premiers pas dans la politique47. Cette opposition me paraît plus relever de l’invention de Plutarque que de la réalité du ve siècle. Aucun citoyen athénien n’est alors isolé, il est au contraire pris dans des réseaux de relations multiples de la parenté au cercle d’amis (oikos. genos, hétairie)48. Mais Plutarque pour son propos de moraliste a besoin de dresser un portrait de l’intégrité d’Aristide, il ne peut le faire qu’ainsi. C’est donc là à mes yeux un aspect mineur et très plutarchéen de la description de l’entrée dans la vie publique. En creux on peut lire la pratique courante de la vie politique du ve siècle où les relations familiales et sociales interfèrent constamment avec la conduite des affaires publiques. Sans ces appuis il y a fort à parier que nous ne connaîtrions pas aujourd’hui le nom de ces six dirigeants.
36L’entrée dans la vie publique va de pair avec un changement de comportement. Ceci est bien connu pour Périclès. En regardant de près les textes on retrouve le même topos pour Thémistocle et Nicias au moins. Ce nouveau style de vie est un autre signe de l’étroite relation entre epitedeumata et politique. Thémistocle stimulé et piqué au vif par la gloire qui rejaillit sur Miltiade après Marathon prend de nouvelles habitudes (Themistocle 3,4). « On dit en effet que Thémistocle était tellement porté vers la gloire et avait une ambition si passionnée pour les grandes actions que jeune encore (neos), comme, après la victoire remportée à Marathon sur les barbares, il entendait vanter partout le génie militaire de Miltiade, on le voyait souvent s’enfoncer dans ses pensées, passer les nuits à veiller, refuser de prendre part aux festins coutumiers, et quand ses amis, étonnés de ce changement de vie (tèn peri ton bion metabolen), le questionnaient, il répondait que le trophée élevé par Miltiade l’empêchait de dormir »49. Un autre texte donne une précision intéressante pour mon propos. A ceux qui exprimaient leur étonnement de ce changement, il disait : « le trophée de Miltiade m’empêche de dormir et d’être indolent (rhathumein) »50. La plupart des historiens modernes laisse de côté l’allusion à l’indolence, pour eux mœurs et politique n’ont rien de commun ! Le changement de mode de comportement est bien provoqué par le désir de mener une vie politique glorieuse, l’intempérance allant mal avec le service de la cité.
37Le changement de vie consiste à délaisser les passe-temps normaux de la sociabilité grecque. Il en est de même pour Périclès. « Dès lors aussi il s’imposa un autre genre de vie (diaita). On ne le vit plus que dans une seule rue de la ville, celle qui menait à l’agora et au conseil. Il déclina toute invitation à des banquets et renonça à toutes les réunions du même genre entre amis et camarades, si bien que, durant tout le temps de sa carrière politique qui fut longue, il n’alla dîner chez aucun de ses amis, à l’exception d’Euryptolémos, son cousin, qui se mariait ; d’ailleurs, il ne resta chez lui que jusqu’aux libations et se retira aussitôt après »51.
38Et Nicias suit l’exemple de ses illustres prédécesseurs. « Circonspect comme il l’était à l’égard des sycophantes, il ne dînait avec aucun des citoyens et ne s’engageait avec personne dans des relations et entretiens journaliers ; il ne consacrait jamais ses loisirs à des passe-temps de ce genre. Mais quand il était en charge, il restait au lieu de réunion des stratèges jusqu’à la nuit, et il se retirait le dernier du conseil après y être arrivé le premier »52.
39Les prétextes à ce changement d’attitude, donnés par Plutarque, sont divers : souci d’égaler Miltiade, de donner une image austère de soi, d’échapper aux accusations des sycophantes. Mais le moment choisi pour la metabolè est toujours le même, celui où l’on entre au service du démos. Les trois textes soulignent clairement que c’est la gloire que l’on acquiert pour la cité, et le service à temps plein de la cité, à l’assemblée, au conseil et dans les magistratures, qui sont désormais prioritaires. Il s’agit à la fois d’abandonner des conduites de jeunesse trop insouciantes et marquées par les plaisirs, et de se distinguer des citoyens ordinaires qui mènent normalement une vie sociale et sociable en même temps que leur métier de citoyen. On aura remarqué que ce changement de vie porte en particulier sur l’abstention de la commensalité. des banquets, des symposions, des réunions d’hétairies. Donc, d’une certaine manière, le changement de vie écarte aussi l’individu des groupes dans lesquels il était inséré, groupes de parenté ou groupes d’amis, pour le laisser seul au service de la communauté civique. Le schéma classique de l’insertion de l’individu à tous les niveaux de la vie sociale dans la cité, qui crée la cohésion des citoyens selon Aristote est délaissé. Tous les hommes politiques n’agissent bien sûr pas de la sorte, le contre exemple est Alcibiade qui met un point d’honneur à traiter sur le même plan vie privée et vie publique et vit au contraire dans le luxe et les plaisirs de façon toujours provocante et parfois impie.
40Avant de conclure, je prendrai deux exemples qui précisent ce que l’on voit déjà se dessiner : la diversité des manières « politiques » de parler de l’entrée dans la vie publique.
41Le premier concerne Cimon. On est vers 481/480, Cimon est jeune (neos) et sans expérience de la guerre (polemon apeiros). Il va, entouré de ses compagnons, offrir à Athéna sur l’Acropole un mors de cheval pour marquer publiquement son adhésion à la politique de Thémistocle. Lui et ses compagnons de l’élite aristocratique athénienne renoncent à utiliser leurs chevaux alors qu’ils sont par tradition des cavaliers, pour se tourner vers les navires et le combat de type hoplitique sur les ponts des trières. Le premier geste politique de Cimon est un rituel53. « Quand Thémistocle, à l’approche des Mèdes, engageait le peuple à abandonner la ville et à quitter le pays pour s’embarquer en armes sur les vaisseaux devant Salamine et combattre sur mer, Cimon fut le premier à l’appuyer : on le vit traverser le Céramique d’un air radieux et monter à l’Acropole avec ses amis (hetairoi) pour y consacrer à la déesse un mors (chalinos) de cheval qu’il tenait à la main, donnant ainsi à entendre que la cité n’avait nul besoin pour l’instant de vaillants cavaliers (hippikè alkè) mais de courageux soldats de marine (naumachoi andres). Après avoir offert le mors, il prit un des boucliers suspendus dans le temple, fit une prière à la déesse et descendit vers la mer, redonnant ainsi du courage à beaucoup d’Athéniens »54.
42Cimon a redonné du courage aux Athéniens par l’accomplissement d’un rite qui doit être interprété du point de vue politique dans le contexte historique précis du débat sur les suites de la guerre médique avant Salamine. Cimon entre dans la vie publique par un geste spectaculaire qui le peint à la fois comme un jeune aristocrate possesseur de chevaux et cavalier, comme un être pieux qui met son action sous le signe de la déesse tutélaire d’Athènes, comme un politique avisé qui choisit le camp de Thémistocle et avec lui le camp de la résistance efficace aux Mèdes et aussi le camp de l’audace, la proposition de Thémistocle, préparée bien sûr par sa loi navale, rompant avec les habitudes de la défense de l’Attique.
43Le second exemple met en scène la première apparition d’Alcibiade à rassemblée. « Son entrée dans la vie publique (eis to dèmosion) eut lieu, dit-on, à l’occasion d’une contribution volontaire (epidosis) et ne fut pas préméditée. Il passait quand il entendit de bruyantes manifestations dans l’assemblée du peuple (ecclesia). Il demanda la cause de ce bruit. Ayant appris qu’il s’agissait de dons faits à l’état, il monta à la tribune et offrit sa contribution. Le peuple applaudit et poussa des cris de joie (hedoné), si bien qu’Alcibiade oublia la caille qu’il tenait sous son manteau. Celle-ci, effrayée, s’échappa. Là-dessus les Athéniens redoublèrent leurs cris et beaucoup se levèrent pour s’élancer à la poursuite de l’oiseau. Ce fut Antiochos, le pilote, qui la prit et la lui rendit. Aussi devint-il très cher à Alcibiade »55.
44Ce court texte lie de la façon la plus explicite la séduction politique et la séduction érotique. Je l’ai déjà commenté56, mais comme il correspond au moment charnière de l’entrée du jeune citoyen dans la vie publique, je me permets de rappeler les points importants pour mon propos. Alcibiade porte sous son manteau un oiseau qui est le cadeau classique que fait l’éraste à son éromène57. La caille est le signe de la séduction érotique bien connue qu’exerce le jeune Alcibiade sur les hommes de son entourage. Mais à l’ecclésia le contexte est politique. Alcibiade en montant à la tribune séduit le démos en promettant de donner sur sa fortune une somme d’argent qui servira aux dépenses publiques, c’est un geste typique des riches hommes politiques du temps. Ce sont deux faits en quelque sorte parallèles : séduction érotique et séduction politique, que le texte fait se confondre, par le vocabulaire employé (il est question du plaisir – hedonè – du peuple), par l’attitude prêtée au démos qui se lève pour attraper la caille et la donner à Alcibiade, tentant ainsi de prendre la place de l’éraste auprès du jeune éromène. C’est d’ailleurs cette place si enviée qu’obtient Antiochos en rendant la caille à Alcibiade.
45On peut remarquer la mise sur le même plan de deux domaines de la séduction, la relation homosexuelle masculine entre citoyens, et la vie politique, comme s’il n’y avait pas de différence de nature et d’importance entre les deux aux yeux de la cité. Ceci se traduit par le parallélisme entre deux gestes de séduction : le don d’un gibier (la caille) et le don de richesses (l’epidosis). Et finalement le domaine public (dèmosion) de la séduction politique est traité de la même manière que le domaine privé de la séduction amoureuse.
46Histoire sociale, histoire anthropologique, histoire des représentations, autant de méthodes qui permettent de repérer des structures qui expliquent de façon satisfaisante la cohésion de la cité à l’époque classique, par l’emboîtement sans cesse redéfini et reconstruit de groupes et de pratiques qui font finalement de l’individu le membre d’une communauté politique, un citoyen. Cette façon de reconstruire la cité, d’en faire une « cité de raison » a très bien été décrite par Oswyn Murray qui depuis son observatoire anglo-saxon pointe les différences et les nuances entre traditions historiographiques dans cette analyse holistique58.
47La manière d’écrire l’histoire qui est la nôtre laisse peu de places à la figure individuelle, d’autant plus que l’écriture d’une histoire des « grands hommes » est fortement marquée comme une histoire d’un autre siècle. Aussi quand Claude Mossé écrit son « Périclès »59 ou Patrice Brun son « Démade »60, ils écrivent en fait une histoire d’Athènes, sous tous ses aspects, au ve siècle pour l’une, au ive siècle pour l’autre. Et le nouveau genre biographique en histoire depuis vingt ans procède souvent ainsi61. L’histoire des individus n’est alors qu’un prétexte. Pourtant les individus sont bien au cœur des sources grecques. La prosopographie nous permet de connaître des centaines de noms d’Athéniens et de reconstituer des dizaines de généalogie familiale62. Et les auteurs anciens ont fait le récit de l’histoire des cités en projetant au premier plan des individus, les gouvernants, et en tissant autour d’eux l’évolution politique des cités, Plutarque bien sûr, mais aussi, si on regarde bien, Hérodote et Thucydide, pour ne parler que des historiens du ve siècle dont nous avons conservé les œuvres. C’est à propos de quelques personnages que surgissent des traits, des habitudes, des comportements que l’histoire des cités de raison ne prend pas en compte, mais qui nous aident tout autant à comprendre cette fameuse cohésion qui fait tenir la cité. La fabrication du jeune citoyen n’est peut-être pas aussi bien réglée que nous l’enseignons. Entrent en compte des aptitudes personnelles, des passions juvéniles, des conduites de bravades. Et si elles sont attribuées à Cimon ou Alcibiade, elles reflètent sans doute elles aussi des comportements ordinaires ou du moins habituels dans l’élite de la cité. Pour moi, il s’agit moins de chercher à faire une « nouvelle histoire » des individus, que de diversifier les angles sous lesquels nous pouvons décrire un parcours de vie. En toile de fond de cette vie qui paraît singulière, il est possible de recréer une histoire où les mœurs, les comportements, les sentiments, ont leur place dans la constitution de l’identité du citoyen. L’étude de l’entrée dans la vie publique d’Aristide, Thémistocle, Cimon. Périclès, Nicias et Alcibiade, à des degrés divers, et de manière seulement partielle, permet peut-être une telle approche.
Notes de bas de page
1 Sauf indication contraire toutes les dates s’entendent avant J.-C.
2 Pour un développement sur ce point voir Schmitt Pantel (P.), « Mœurs et identité politique au ve siècle : l’exemple des gouvernants d’après Plutarque », REA (2006), p. 83-103. Je démontre que la plupart des sources dont se sert Plutarque pour décrire les epitedeumata datent de l’époque classique.
3 Ampolo (C.), « Inventare una biografia. Note sulla biografia greca ed i suoi precedenti alla luce di un nuovo documento epigrafico », Quaderni Storici. 73 (1990), p. 213-224 ; Pelling (GR.B.), Plutarch and History, London. 2002. Mossé (C.), Introduction à Plutarque, Les Vies Parallèles, Alcibiade-Coriolan, Paris, Les Belles Lettres, 1999 et Présentation et notes de Plutarque. Les Vies Parallèles, sous la direction de F. Hartog, Paris, Quarto, 2001.
4 Frazier (Fr.), Histoire et Morale dans les Vies Parallèles de Plutarque, Paris, 1996.
5 Schmitt Pantel (P.), « Les mœurs des hommes illustres Le luxe et la classe politique athénienne à l’époque classique », dans Patriciats urbains de l’Antiquité au xxe siècle. Textes réunis et présentés par C. Petitfrère, Tours, 1999, p. 375-385.
6 « La place des pratiques religieuses privées et publiques dans la construction de l’image des hommes politiques à Athènes au ve siècle », dans Dasen (V.) et Piérat (M.), éds, Les cadres « privés » et « publics » de la religion grecque antique, Kernos, Suppl. 15 (2005), p. 83-97.
7 « L’audience et la démocratie. Le témoignage des Vies de Plutarque sur les hommes politiques athéniens du ve siècle », L’audience : rituels et cadres spatiaux de l’Antiquité au haut Moyen Âge, Actes du colloque de l’Université Paris X, 6-8 novembre 2003 (à paraître).
8 Schmitt Pantel (P.), art. cit, à la note 2 : je traite dans cet article de la mort de ces personnages.
9 « Genre et identité politique à Athènes au ve siècle à partir des Vies de Plutarque », dans Sebillotte -Cuchet (V.), éd., Problèmes du genre en Grèce ancienne, sous presse.
10 Ps. Aristote, Constitution d’Athènes, 42. Traduction G. Mathieu et B. Haussoullier, CUF.
11 Plutarque, Thémistocle. 1, 1-2.
12 Plutarque, Cimon, 4, 1-4.
13 Piccirilli (L), Temistocle, Aristide, Cimone, Tucidide di Meiesia, fra politica e propaganda, Genova, 1987 (sera cité sous la forme Piccirilli, Temistocle...). Sur l’apokeryxis : p. 24-31.
14 Pour des raisons d’espace, je ne parlerai pas ici de tous les aspects de leur enfance. Voir sur ce point les avis totalement divergents de Pelling (C.R.B.), « Childhood and Personality in Greek Biography », dans Pelling (C.R.B.), éd., Characterization and Individuality in Greek Literature, Oxford, 1990 et de Frazier. Histoire et Morale. Pour le premier, le développement sur la jeunesse joue un rôle pour comprendre le caractère de l’homme politique. Pour la seconde, la jeunesse est une partie narrative obligée du Bios, mais la jeunesse ne joue pas un rôle important pour comprendre la formation de la personnalité. Ceci entre dans la théorie générale de F. Frazier selon laquelle le genre Bios accorde peu d’importance au temps personnel ou historique. Seul compte le temps de la narration, le déroulement de celle-ci qui reproduit en apparence le mouvement de la vie. L’article de Eyben (E.), « Children in Plutarch », dans Van Der Stockt (L.). éd., Plutarchea Lovaniensa. 1996, ne se pose pas la question de la place de ces récits dans l’ensemble de la construction politique du personnage.
15 Plutarque, Thémistocle, 2, 3. Les traductions de Plutarque sont, sauf indication contraire, celles de la CUF.
16 Plutarque, Thémistocle, 2, 6.
17 Hadot (P.), Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1995.
18 Plutarque, Thémistocle, 2,7.
19 Plutarque, Aristide, 2,1.
20 Plutarque, Cimon, 4, 5.
21 Stésimbrote de Thasos a écrit un ouvrage intitulé Sur Thémistocle, Thucydide et Périclès. C’est un contemporain de Périclès.
22 Plutarque, Cimon, 4,5 : « la tournure de son esprit était plutôt celle d’un Péloponnésien, “simple, rude, vaillant au plus haut point” comme l’Héraclès d’Euripide ».
23 Plutarque, Alcibiade. 2, 5-7.
24 Scholarque de l’école du Lycée, vivant fin iiie av. J.-C.
25 Sur ce thème en général voir Ludwig (P.W.), Eros and Polis. Cambridge. 2002.
26 Plutarque, Thémistocle. 3,2.
27 Plutarque, Aristide, 2, 3-4.
28 Plutarque, Thémistocle, 3,2. « On prétend que sa haine contre lui eut une origine tout à fait puérile (meirakiôde archen) : ils aimaient (erastesan) tous les deux le beau (kalos) Stésiléos, originaire de Céos, à ce que rapporte Ariston le philosophe, et de là venait en politique leur constante rivalité (peri ta demosia stasiazontes) ».
29 « Genre et identité politique à Athènes au ve à partir des Vies de Plutarque », art. cit. à la note 9.
30 Plutarque, Cimon, 4, 6-9.
31 Piccirilli, Temistocle..., p. 73-89. Voir aussi sur ce dossier Hoffmann (G.), La jeune fille, le pouvoir et la mort. Paris, 1992, tout particulièrement le chapitre VII de la deuxième partie Geneviève Hoffmann réfléchit au rapport entre les stratégies matrimoniales et le pouvoir politique, et remarque que le discours démocratique veut donner l’image d’une identité politique sans substrat familial. Pour ce qui est des alliances matrimoniales, Cimon entre dans la famille des Alcméonides par son mariage avec Isodiké.
32 Leduc (C.). « Ego et ses trois sœurs (germaine, utérine, consanguine). Athènes et Sparte, vie-ive avant J.-C. », Histoire, Espaces et marges de l’Antiquité, 1, Hommages à Monique Clavel-Levêque, Besançon, 2003. p. 249-291. Voir également Wilgaux (J.), « Entre inceste et échange, réflexions sur le modèle matrimonial athénien », L’Homme (2000), p. 659-676 et Bonnard (J -B.), « Phèdre sans inceste. A propos de la théorie de l’inceste du deuxième type et de ses applications en histoire grecque », Revue Historique (2001), p. 77-107.
33 Plutarque, Cimon, 5,1.
34 Plutarque, Alcibiade. 4, 1. Sur la charis de Socrate voir Azoulay (V.), Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme. Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, en particulier le chapitre 8 : les grâces de l’amour.
35 Plutarque, Aristide, 5,4.
36 Dès l’époque de Salamine, il est actif, mais on ne sait pas dans quel combat. Plutarque, Cimon, 5,4 : « Dans le combat lui-même il fit preuve d’une brillante valeur et acquit ainsi aussitôt dans la ville renommée et popularité (doxa et eunoia) ». En Thrace, il est stratège et Plutarque décrit ses mesures militaires. Eion est une ville située à l’embouchure du Strymon et occupée par les Mèdes.
37 Plutarque, Périclès, 7, 2.
38 Plutarque, Alcibiade. 7, 3.
39 Plutarque, Alcibiade, 7, 5.
40 À Athènes, la panoplie est donnée également au fils de citoyen qui a perdu son père à la guerre lorsqu’il entre dans l’âge adulte. Alcibiade étant orphelin, ce geste peut avoir une double signification.
41 Plutarque, Aristide, 3, 1 sq.
42 Plutarque, Thémistocle, 3, 1.
43 Plutarque, Thémistocle, 4, 1
44 Sur le fonctionnement de l’assemblée, Hansen (M.H.), The Athenian Assembly. Oxford, 1987 et La démocratie athénienne à l’époque de Demothènes, Paris, 1993 (traduction de The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, Oxford, 1991).
45 Plutarque, Alcibiade, 10. 1.
46 Plutarque, Aristide. 2, 6.
47 Plutarque, Aristide. 2, 5. C’est bien dans la Vie d’Aristide que l’on trouve ce renseignement.
48 Herman (G), Ritualised Friendship and the Greek City, Cambridge, 1987.
49 Plutarque, Thémistocle, 3, 4.
50 Plutarque, Reg. et Imp. Apopht. 185 A.
51 Plutarque, Périclès, 7, 5.
52 Plutarque, Nicias, 5, 1.
53 Voir une étude plus détaillée de ce rite dans Schmitt Pantel (P.), art. cit., à la note 6.
54 Plutarque, Cimon. 5, 2.
55 Plutarque, Alcibiade, 10, 1.
56 Schmitt pantel (P.), art. cit., à la note 7.
57 Schnapp (Α.), Le chasseur et la cité, Paris, 1996.
58 Murray (O), « Cités de raison », dans Murray (O.) et Prick (S.), éd., La cité grecque d’Homère à Alexandre, Paris, 1992, p. 13-39.
59 Mossé (Cl.), Périclès, Paris, 2005.
60 Brun (P.), L’orateur Démade, Bordeaux, 2000.
61 Dosse (F.), Le pari biographique : Écrire une vie, Paris, 2005.
62 Davies (J. K.), Athenian Properties families. 600-300 PC, Oxford. 1971.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Équipe Phéacie (EA 3563)
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