La « magie » du terroir : culture de consommation, œnotourisme et performances rituelles
p. 267-280
Texte intégral
Introduction
1Le chapitre aborde la culture de consommation du vin sous le prisme conceptuel de la « magie », entendue ici comme la croyance – socialement construite – dans la capacité d’un objet à exercer un pouvoir sur quelqu’un ou quelque chose, même une fois qu’il ait été sorti de son contexte (Mauss, 2001). L’anthropologie a abondamment documenté ces phénomènes, que ce soit pour décrire la présence d’esprits dans des fragments de corps (os, cheveux, ongles), l’aptitude d’objets de culte à matérialiser les pouvoirs spirituels d’un être sacré, ou encore le pouvoir des mots et incantations à rendre présents des personnes ou objets disparus (Greenwood, 2009). Bien que souvent critiqué dans le contexte de l’anthropologie classique au titre d’une « exotisation de l’Autre », le concept de magie a fait un retour remarqué dans les débats anthropologiques récents pour analyser des faits sociaux contemporains comme le cinéma, la mode, le luxe, l’architecture, l’art ou encore le tourisme (Meyer et Pels, 2003 ; Picard, 2011, 2015 ; Arnould, Cayla et Dion, 2017). Dans la lignée de ces travaux, l’objectif de ce chapitre est d’étudier le terroir comme une catégorie de lieu magique, dont les qualités et pouvoirs peuvent être rendus présents au consommateur malgré la distance, grâce aux rituels de consommation du vin.
2Notre hypothèse est que les attributs magiques du vin reposent sur une dialectique du lointain et du proche, de l’étranger et du familier : la valeur du vin est définie tout autant par les propriétés spécifiques d’un lieu « autre » (un terroir) ou d’un millésime, que par les lieux de consommation familiers dans lesquels il est consommé (caves à vin, supermarchés, restaurants, cafés, festivités). Par rapport à d’autres formes magiques dans les cultures de consommation contemporaines, la spécificité fondamentale du vin tient au fait que sa consommation établit un lien explicite et revendiqué avec le lieu de provenance et l’année de conception (Ulin, 2004, 2003). Rares en effet sont les produits attachant autant d’importance au lieu de production. Dans le domaine de la mode, la source de la magie se fonde sur la valeur du « créateur » et la reproduction par des artistes ou par des designers célèbres (Moeran, 2017). Au cinéma, c’est l’intrigue et l’évocation de mondes fictifs qui guident l’imagination et suscitent l’émotion chez le spectateur (Meyer, 2003). Mais les propriétés d’un vin ne seraient rien sans la reconnaissance et l’authentification du lieu d’origine.
3Cette apparente centralité du lieu a deux implications majeures. Premièrement, cela signifie que la disposition à payer des consommateurs dépend de la valeur symbolique associée au terroir d’origine ou au millésime. La valeur dépend de l’image socialement construite d’un lieu ou d’un millésime spécifique, qui permet à certaines régions ou certains domaines de se distinguer sur le marché international des vins. Ces images et ces mythes ne sont nullement universels, mais bien liés à des réseaux déterminés de connaisseurs et d’experts. C’est la raison pour laquelle certains vins ou millésimes peuvent gagner en valeur sur certains marchés (par exemple, l’ascension soudaine dans les années 2000 de certaines appellations bordelaises parmi les consommateurs Chinois), tout en restant largement ignorés sur d’autres marchés. Deuxièmement, l’importance du lieu de provenance comme élément distinctif du vin suppose qu’il soit possible de le visiter. À l’instar des travaux de Bruner (2005) qui envisage le tourisme comme une forme de « performance rituelle », nous avons observé comment des consommateurs de vins pouvaient, à travers l’œnotourisme, réactiver l’image mythique des terroirs viticoles selon des pratiques et des cadres d’expérience fortement ritualisés.
4Ces premières observations invitent à étudier la culture de consommation du vin sous l’angle de l’anthropologie des mythes et des rituels. Notre analyse porte sur un ensemble de récits, modèles et techniques propres au monde des vins et abordés à travers l’observation participante. Ces observations ont été menées tout d’abord en tant qu’apprentis œnologues : David Picard et Catarina Moreira ont effectué un Master en œnologie et viticulture aux universités de Lisbonne et Geisenheim entre 2013 et 2015. Ensuite en tant qu’œnotouristes : une enquête collective et comparative menée au Portugal, en Suisse, en Chine, en Autriche et aux États-Unis entre 2015 et 2017 nous a permis d’étudier les aménagements, discours et pratiques œnotouristiques sous l’angle des performances rituelles et des récits mythiques. Et enfin en tant que vigneron professionnel : Catarina Moreira exerce en tant qu’œnologue au Portugal et en Suisse depuis 2015. Ces expériences nous ont permis d’observer « de l’intérieur » les interactions complexes entre l’industrie du vin et les différents prescripteurs du vin et des terroirs, tels que les journalistes, les critiques de vin et les agents touristiques. Ces observations ont été complétées par des entretiens approfondis avec des producteurs de vin, des œnotouristes et des guides touristiques rencontrés lors de l’enquête.
Le terroir des œnologues
5Nombre de scientifiques et d’experts internationaux – comme Jancis Robinson (1999) – considèrent que les profils de goût des vins, du moins ceux détectables par l’homme, reflètent les conditions bioclimatiques, géologiques, ainsi que les systèmes de production d’une région ou d’une propriété. Autrement dit, les goûts exprimeraient les spécificités du terroir, du lieu de production, ainsi que les conditions climatiques de l’année de production du raisin. Toutefois, seul un nombre restreint d’œnologues entraînés ont l’expérience et les compétences suffisantes pour détecter et comparer les spécificités gustatives de la diversité internationale des terroirs. Priilad (2007) assure que les œnologues doivent pouvoir identifier à l’aveugle le type de cépage(s) utilisé(s), le type de climat sous lequel il a été cultivé, les processus de production employés, et, à peu de chose près, l’année d’élaboration.
6Dans les cours d’analyse sensorielle que nous (David Picard et Catarina Moreira) avons eu l’occasion de suivre à l’Université de Geisenheim, en Allemagne, on enseigne un protocole standard pour juger et éventuellement identifier l’origine d’un vin dégusté à l’aveugle. Les œnologues n’identifient pas directement l’origine du vin, mais procèdent plutôt par élimination, en le comparant à d’autres profils de terroir ou de domaines déjà mémorisés. Ils peuvent ainsi situer le vin dégusté dans un paysage gustatif et un imaginaire œnologique global. Les étudiants les plus aguerris de notre groupe parvenaient à identifier les variétés de cépages utilisées, les conditions bioclimatiques de production et certaines techniques de vinification ou d’élevage qui leur permettaient de deviner le type de vin et son origine. Évidemment, nous nous trompions fréquemment, mais avons progressivement étoffé notre palette gustative pour finalement discerner certains profils de terroir, identifier les vins issus de climats chauds ou froids, provenant du Nouveau Monde ou de l’Ancien.
7Dans le même temps, nous avons pu nous rendre compte – grâce à l’emploi de diverses techniques de culture et de vinification – à quel point ces catégories étaient des conventions socialement et régionalement construites, plutôt que des expressions naturelles du terroir. Sous des conditions bioclimatiques équivalentes, un vin typé « Bordeaux », blanc ou rouge, pourrait aisément être produit en Californie ou au Portugal. À l’inverse, des styles de vins fruités et tanniques caractéristiques du Nouveau Monde pourraient facilement être répliqués ailleurs, à condition d’employer les technologies adéquates. D’une certaine façon, la conception objectiviste que nous avions du terroir s’est progressivement dissoute à mesure que nous avancions dans notre formation à l’œnologie.
8En revanche, il demeurait toujours très significatif de parler de « conventions » ou de styles de vins typiques de certains terroirs, ou encore de parler des qualités distinctes des vins récoltés sur différentes parcelles. Dans une conversation avec Jean-Christophe Barbe, maître de conférences en œnologie à Bordeaux Sciences Agro, celui-ci décrivait très justement le terroir comme une vision consensuelle, partagée entre vignerons et critiques, quant aux aspects visuels, olfactifs et gustatifs d’un vin issu d’une région ou d’un type de parcelle déterminée. Parmi les professionnels du vin, on pouvait donc observer une scission claire entre les anciennes visions naturalistes du terroir, envisagé comme expression objective de la terre et des hommes, et une appréhension constructiviste du terroir, vu comme expression du génie humain et de la politique internationale des goûts.
Le terroir comme mythe de consommation
9Une étude d’Aurier, Fort et Sirieix (2005) montre qu’à la différence des œnologues entraînés, la vaste majorité des consommateurs de vin ne disposent pas d’une mémoire sensorielle suffisamment aguerrie pour détecter à l’aveugle les styles de vin, les cépages ou encore les terroirs d’origine. Pour Todd (2012), cela ne signifie pas que ces consommateurs n’ont pas un sens pertinent d’appréciation du vin, mais plutôt qu’ils sont peu ou pas entraînés selon les cadres de référence établis par les organisations professionnelles du vin, comme le Wine and Spirit Education Trust (WSET).
10C’est parce que le concept de terroir demeure insaisissable pour la plupart des consommateurs que sa signification renvoie davantage au registre de la consommation ritualisée et de la magie. Le terroir viticole devient dès lors un élément de récit comme un autre dans le cérémoniel de consommation du vin. Aurier, Fort et Sirieix (2005) soutiennent notamment que dans un contexte d’incertitude face à la nature sensorielle du vin, les consommateurs tendent à utiliser le terroir comme une marque, un gage de qualité ou un signe de distinction (Bourdieu, 1984).
11Dans les dégustations réalisées en contexte œnotouristique, nous avons pu observer au cours de l’enquête que les touristes étaient généralement discrets dans leur appréciation du goût. Les amateurs plus expérimentés et les plus volubiles – sous l’effet de l’alcool notamment – s’engageaient plus volontiers dans des performances rhétoriques pour expliquer les profils aromatiques et sensoriels des vins dégustés. Certains s’y employaient de façon très sérieuse, d’autres de façon plus ironique.
12Un bon exemple du premier mode d’engagement (plus solennel) dans la dégustation nous est donné par un couple de quadragénaires allemands rencontrés lors d’une visite à Stellenbosch, en Afrique du Sud. Après la dégustation, une fois de retour dans le minibus, le mari engage la conversation avec les autres touristes de l’excursion au sujet de l’échantillon de vins dégustés. Il dit apprécier les vins rouges, aux couleurs intenses et aux arômes fruités. Sa femme répond en affirmant sa préférence pour les vins blancs, moins fruités mais avec des profils aromatiques plus floraux. Sans entrer dans le détail de leurs motivations de voyage ou de leur origine sociale, les remarques de ce couple soulignent comment les vins et les dégustations invitent les touristes à se positionner dans un champ social des goûts ; en l’occurrence ici, en affichant des profils de goût socialement genrés, conformes au stéréotype des consommateurs européens qui veut que les hommes boivent du vin rouge et les femmes, du blanc.
13Dans un registre analogue, mais symétriquement inversé, d’autres œnotouristes réagissent de façon ironique. Par exemple, un groupe d’amis irlandais avec lesquels nous avons partagé un minibus lors d’une autre visite à Stellenbosch, ou encore un couple de touristes américains rencontrés lors d’un tour à Bordeaux, s’engageaient systématiquement dans des parodies de rituels de consommation du vin. Les dégustations et réactions suivaient une séquence similaire consistant à commenter la dégustation de façon humoristique et maniérée, en évoquant d’improbables associations d’arômes et de saveurs. Lorsque l’un d’entre eux s’engageait dans cette voie, les autres ne tardaient pas à le rejoindre dans la facétie des goûts et des arômes. Lors d’un tour à Stellenbosch, un homme a commencé à détailler les arômes de vanille et de fraise présents dans le vin, une femme a continué en croyant identifier une odeur d’herbe verte, déclenchant les rires du groupe. Un autre homme a surenchéri en disant qu’il pouvait sentir les moutons élevés sur l’herbe verte et l’odeur de laine mouillée… Alcool aidant, la conversation s’est rapidement emportée vers d’exubérantes caricatures d’érudition œnologique.
14Les guides laissent poliment les touristes se livrer à de telles performances rituelles, tout en les accompagnant dans la dégustation et en expliquant, parfois de façon très littérale, ce qu’ils sont censés voir, sentir et goûter. Overton et Murray (2013) ont expliqué que la capacité à parler en public de façon éloquente – en lançant quelques mots-clefs bien sentis – est un élément de distinction sociale remontant au moins au xviiie siècle, lorsque le vin est devenu un moyen de réaffirmer l’appartenance sociale des élites urbaines européennes. Michalski (2015) soutient que ce principe de distinction reste largement ancré dans la société de consommation actuelle. Hier comme aujourd’hui, la consommation du vin repose sur un art subtil oscillant entre les plaisirs très personnels du goût, des connaissances du terroir savamment mises en scène, et une habile dissimulation de l’incapacité technique à en dire davantage. Que ce soit sur un mode solennel ou ironique, ces deux réactions nous semblent relever de la même insécurité face à la culture savante du vin, souvent inatteignable pour le touriste ordinaire.
15Pour la grande majorité des œnotouristes, la question du réel dans le terroir viticole (établi et légitimé par les experts et journalistes du vin) paraît aussi insaisissable que – par exemple – le réel dans une messe sainte ou une invocation spirituelle. De la même manière qu’il importe peu, au fond, aux fidèles de l’Église (ou aux participants de cérémonies spirituelles) que Dieu (ou les Esprits) existe (nt) positivement, il importe peu aux touristes que le terroir existe objectivement, dès lors que celui-ci joue son rôle dans le rituel de consommation du vin. Il devient ce que Kant qualifiait de « raison sociale ». La magie du terroir est ainsi ancrée dans des croyances collectives, entretenues par l’expérience des performances rituelles de consommation et de tourisme. Plus encore, le terroir renvoie à une cosmologie établissant un lien symbolique entre la proximité du foyer, ou du lieu de consommation (un bar, un restaurant, un caviste), et l’imagerie enchantée de lointaines contrées viticoles.
La magie du terroir comme métarécit
16Dans ses travaux sur la relation entre le vin et la construction de l’identité nationale en France, l’historienne Kolleen Guy (2003) analyse comment les récits du terroir viticole sont devenus « une combinaison holistique du sol, du climat, de la topographie et de “l’âme” du vigneron » (Guy, 2003, p. 2). Elle relie cette observation à la croyance populaire-scientifique qui prévalait parmi les élites au tournant du xxe siècle et selon laquelle un esprit vivifiant animait la terre et ses produits (Guy, 2002). Les paysans et leurs produits ont ainsi été amenés à être considérés comme des transfigurations matérielles de ces esprits vivifiants et animés, des entités mobiles transportant l’esprit de leur lieu d’origine.
17Pour illustrer la croyance envers ces qualités proto-magiques du terroir viticole et du vin, Guy (2002) évoque une légende du xixe siècle narrant le voyage dans la région allemande de Rheingau de deux amateurs de vins de Bourgogne. L’histoire part de l’expérience effrayante des deux Français qui, après une soirée d’ivresse, rêvent très vivement d’avoir dévoré le corps du maire local. Le jour suivant, ils apprennent que les raisins utilisés pour faire le vin consommé la veille provenaient de vignes plantées sur la tombe de l’édile en question, décédé longtemps auparavant. Le conte exprime la structure élémentaire d’un métarécit qui continue d’imprégner la cosmologie contemporaine de la consommation du vin. L’âme du maire voyage à travers le vin issu des raisins récoltés sur sa tombe et habite ceux qui le consomment (Guy, 2003, p. 2). Le vin devient l’expression d’une essence, une extension ontologique des qualités matérielles et spirituelles de territoires, de personnes ou de domaines éloignés dans le temps et dans l’espace.
18L’analogie structurelle entre ce métarécit et d’autres cosmologies occidentales (les récits bibliques du jardin d’Eden et du paradis perdu, ou encore l’état de nature hobbesien auquel se substitue une société gouvernée par contrat social) est ici frappante. Dans chaque cas, on oppose une nature sacrée et lointaine au contexte séculaire et domestique du foyer. Les performances rituelles permettent aux consommateurs d’opérer ce que Georges Bataille (1962) qualifiait de « transgression cérémonielle » en mettant en contact ce qui est habituellement séparé, tout en réaffirmant l’existence d’une distance géographique et ontologique.
19Cela s’applique aussi à la consommation immédiate du vin en contexte domestique. « Ce vin a le goût des vacances en Italie » est le type de phrase que l’on peut aisément entendre lors d’un dîner, parmi des œnophiles européens ou lors de tours œnologiques. D’autres énoncés déclinent une même analogie entre les attributs d’un territoire et son produit vinicole : « un vin plein de soleil », « le goût iodé de la mer », « le fumé du silex », « la minéralité des sols », etc. Le transfert par fermentation de ces qualités spécifiques de la terre semble donner au vin un statut d’élixir magique qui permet au buveur de dissoudre et d’assimiler ces qualités dans son propre corps. La puissance du soleil méditerranéen, la solidité des terroirs de roche, la fraîcheur des vins de graves sont transmises du vin à l’être ainsi « vivifié ».
La production historique du terroir
20Cette conception magique du territoire n’est ni spontanée, ni innocente, elle est le fruit d’une longue construction historique. Pour David Inglis (2015), l’invention du terroir en France s’inscrit dans un contexte de construction de l’État-Nation. Le récit naturaliste du terroir viticole et sa mystique sous-jacente consistent à relier un esprit national, régional ou ethnique à un territoire. Très tôt, une distinction a été établie entre les vins destinés à l’export et au négoce international, et les vins destinés à la consommation locale (Campbell et Guibert, 2007 ; Ponte, Inglis et Gimlin, 2015). Inglis (2015) soutient que les définitions du terroir dans ce contexte ont presque toujours été déterminées par un processus multi-scalaire de liaison entre un approvisionnement local et une demande nationale ou internationale. Plus spécifiquement, ces définitions œuvraient à l’adéquation des ressources et capacités productives des régions viticoles avec la demande de vins fins exprimée par les élites bourgeoises établies dans les capitales Européennes. Dans une étude sur la Bourgogne, Demossier (2010) montre comment les parties prenantes de l’industrie viticole régionale ont stratégiquement promu une définition du terroir conforme à un idéal français d’appartenance nationale. Dans ce processus de définition multi-scalaire, les vins de terroir de Bourgogne sont passés d’un produit rural local à une marque internationale tirant sa valeur de l’assimilation symbolique du vin, à un style de vie romantique et luxueux associé à un récit d’authenticité nationale. Dans une étude similaire, Charters (2006) explique comment le Champagne a réussi à imposer une marque internationale exclusive grâce à une organisation politique resserrée entre les différents acteurs du vignoble.
21Différents prescripteurs interviennent dans ces processus de définition de la valeur des terroirs, en particulier les négociants et courtiers en vins, et aujourd’hui les journalistes et critiques internationaux qui sont devenus les principaux influenceurs des standards esthétiques et gustatifs du vin (Jackson, 2015). Le journaliste Robert Parker a en ces sens durablement marqué l’industrie globale du vin en imposant depuis les années 1990 son goût très personnel pour les vins fruités et tanniques (qu’il note sur une échelle de 1 à 100), et en devenant une référence majeure pour les critiques et acheteurs de vin (et in fine pour les vignerons eux-mêmes). Les changements induits par ces conceptions dominantes des goûts et des terroirs n’ont pas manqué de susciter des controverses. Les vins de Bordeaux, traditionnellement élaborés avec une couleur et une corpulence d’intensité moyenne (depuis le fameux Clairet) ont dû passer par une révolution technologique pour devenir plutôt intenses et denses : en recourant davantage à la macération à froid (pour encourager l’extraction des pigments) et à l’élevage en fût de chêne (pour donner plus de corps et de structure au vin). Pour certains vignerons et critiques de vin, ces nouveaux vins n’ont rien à voir avec le style classique des Bordeaux ; pour d’autres, ils sont l’expression des technologies du moment et d’une adaptation aux transformations du marché international.
L’œnotourisme comme pèlerinage moderne
22Si le commerce international du vin permet la circulation des imaginaires du vin et de la « magie » du terroir, le tourisme rend possible une circulation inverse où ce sont les consommateurs qui voyagent vers le terroir. Ces deux formes de circulation participent d’un même phénomène social, toutes deux concourent au même métarécit cosmologique consistant à opposer un territoire lointain imaginé à l’espace quotidien de la vie ordinaire.
23Galloway et al. (2008), Hall et al. (2009), et Charters et Ali-Knight (2002) définissent l’œnotourisme comme un déplacement vers et à travers des régions de vignoble dans le but de goûter des vins et découvrir des paysages viticoles, incluant des activités gastronomiques fortement mises en scène (pique-niques dans le vignoble), des visites de propriété et bien souvent l’achat de vin. Dans le monde entier, l’œnotourisme couvre une gamme relativement constante de prestations, allant des circuits organisés par des tour-opérateurs, des dégustations dans des espaces dédiés, des visites de chais et de cuveries, des accords mets-vins, de l’évènementiel, des salons et fêtes du vin associés à des concerts et autres évènements culturels. Plus ponctuellement, on pourra observer des visites dans le vignoble, des ateliers de dégustation œnologique, et autres évènements participatifs liés aux vendages ou à la vinification.
24Les visites sont habituellement organisées par des entreprises privées basées dans ou à proximité des centralités touristiques. En autonomie ou guidées, en bus, à pied ou à vélo, les visites sont le plus souvent prévues à l’avance, pour une durée allant d’une heure à plusieurs jours. Les prestations peuvent être incluses dans des packages gérés par des agences ou payées directement sur place par les visiteurs. Pour une journée complète de visites dans un minibus 9-places, les tarifs vont de 30 à 150 euros par personne, déjeuner inclus, en fonction des entreprises et des destinations. Pour réduire le temps de trajet et intensifier l’expérience touristique, les tours fonctionnent mieux dans les lieux où il existe une concentration de domaines viticoles, idéalement dans des paysages esthétiquement plaisants. Certaines visites guidées peuvent s’avérer très chères. Notre (coûteux) circuit au sein des régions viticoles émergentes de Ningxia et Shandong en Chine était organisé sur-mesure et ciblait vraisemblablement des investisseurs et des journalistes, l’œnotourisme par des voyageurs occidentaux n’y étant pas encore consolidé.
25Les espaces de visite et de dégustation sont souvent situés sur le domaine ou en ville, mis en valeur à travers un design intérieur et architectural distinctif, mettant en scène le caractère traditionnel et/ou moderne de l’activité vinicole. Ces espaces peuvent être adossés à de petites boutiques de luxe, à des espaces de dégustation (bar-lounge) ou à des infrastructures d’hébergement. Il est aussi fréquent d’y trouver des jardins ou des espaces verts soigneusement entretenus, mettant en avant quelques pieds de vigne d’ornementation. Les baies vitrées donnant sur le chai d’élevage, les belvédères surplombant le vignoble, les jeux de lumière entre les tonneaux ou les cuves, les usages décoratifs de la poussière et des toiles d’araignée sont autant d’éléments esthétiques communément présents dans ces espaces aménagés pour les visiteurs. Les espaces de production qui ne sont pas adaptés aux visites (comme certaines cuveries, presses, filtres ou chaînes de mise en bouteille) sont dès lors relayées vers d’autres parties moins visibles de l’exploitation.
26Les responsables de visites peuvent proposer une variété d’options de dégustation, avec entre deux et cinq vins disponibles à la dégustation. En France, les Maisons de Vins sont bien souvent contraintes par un impératif d’équité entre les adhérents du syndicat, qui obligent les responsables de visites à faire tourner régulièrement les vins en dégustation afin de représenter l’ensemble des vignerons. Dans certains cas, les dégustations sont médiées par des sommeliers, dans d’autres par des guides ou vendeurs entraînés. Nombre d’offres proposent des associations mets et vins, avec des produits de terroir, des fromages ou des chocolats. Bien que les crachoirs soient régulièrement mis à disposition des touristes, il est assez rare que ceux-ci les utilisent, par manque d’habitude (cracher élégamment requiert un certain savoir-faire), par manque d’intérêt pour leur fonction gustative (garder l’esprit clair, ménager les papilles gustatives) et sécuritaire (alcool au volant). Comme on peut l’imaginer, le crachoir est régulièrement l’occasion de plaisanteries et de conversations animées de la part des visiteurs peu rompus à l’art de la dégustation œnologique.
27Les visites de caves impliquent des aménagements spécifiques pour préserver l’hygiène des produits et la sécurité des visiteurs. Certaines (petites) exploitations accueillent les visiteurs dans des espaces de production peu ou pas aménagés pour les visites, parfois à la limite de la légalité (le cadre législatif n’est pas toujours clairement établi). Les baies vitrées sont bien souvent un moyen de résoudre ces problèmes en séparant les touristes des espaces de production. Dans certaines (grandes) exploitations, il est parfois possible d’emprunter les passerelles aériennes habituellement employées pour remplir les cuves en inox. Il est également fréquent que des panneaux de signalisation ou vidéos pédagogiques complètent la visite pour illustrer certains aspects d’élaboration du vin, non visibles lors de la visite (entretien de la vigne, vendange, etc.).
28Dans les régions ayant une forte concentration d’activités œnotouristiques (i.e. Stellenbosch, Bordeaux, Douro, Napa), il est fréquent que les domaines disposent d’infrastructures d’hébergement et de réception. Lorsqu’ils sont bien gérés, ces aménagements peuvent générer d’importants revenus complémentaires pour le vigneron. Le succès de ces initiatives œnotouristiques dépend beaucoup des capacités des propriétaires à nouer des relations commerciales avec des tour-opérateurs afin de garantir un flux continu de visiteurs et d’évènements (mariages, réunions d’affaires, séminaires d’entreprise, etc.) et d’adapter la masse salariale en conséquence. Les domaines viticoles qui excellent dans ce sous-secteur ont ainsi pu étoffer leur offre de prestations, en proposant par exemple des pique-niques de luxe ou des tours gastronomiques au cœur du vignoble. Le développement d’une offre d’hébergement sur la propriété est également en plein essor, en particulier dans les exploitations proposant déjà une offre autour de l’évènementiel.
29À cela s’ajoute une panoplie d’évènements œno-culturels organisés tout au long de l’année, en particulier au moment des vendanges ou dans l’intersaison. Il s’agit par exemple de « caves ouvertes », qui servent à inviter les clients réguliers, à démarcher de nouvelles clientèles en proposant des offres spéciales, et à écouler les stocks avant l’arrivée du nouveau vin. Certains domaines, en particulier les petites exploitations indépendantes, proposent des visites personnalisées en présence du vigneron ou du directeur d’exploitation. D’autres offrent des ateliers de dégustation ou des expériences participatives (repas avec les vignerons, vendange à la main, foulage du raisin, mise en bouteille avec étiquette customisée, etc.)
30Pour les organisations (inter-) professionnelles et les agences de développement local, les fêtes du vin sont aussi un moyen de réunir les professionnels du vin et les consommateurs. Les objectifs de ces évènements sont multiples, allant de la vente directe à la relation client, en passant par le marketing et la socialisation, sans oublier le renforcement des valeurs liées au terroir parmi les producteurs et les clients.
31Les lieux de production sont devenus des lieux d’attraction tellement structurants pour les voyageurs que les activités consistant à les visiter sont désormais désignées par une catégorie spécifique : « l’œnotourisme ». Dans la plupart des cas, ces visites sont couplées à d’autres formes de tourisme et d’activité culturelle (visite de sites patrimoniaux, de ville, de paysages, de festivals). L’œnotourisme s’inscrit ainsi dans un phénomène social plus global associant le tourisme aux cultures contemporaines de consommation. MacCannell (1976) nous invite à penser le tourisme comme un rituel moderne tourné vers la quête d’authenticité. Pour MacCannell, cette quête est ancrée dans un imaginaire nostalgique d’un état de nature disparu. Le tourisme serait ainsi une réaction au désenchantement du monde et permettrait à la société de consommation de réanimer le mythe de la nature originelle et rétablir ainsi l’ordre cosmologique de la vie sociale. Dans une optique complémentaire, Graburn (1977, 1983) défend que le voyage contemporain se déroule selon une structure rituelle similaire à celle déjà observée par les anthropologues dans d’autres contextes culturels. La structure expérientielle de l’œnotourisme pourrait d’ailleurs être associée à une forme de pèlerinage moderne, dans lequel le voyageur recherche un contact matériel avec des lieux spirituellement élevés – des sanctuaires – à des fins de recréation sociale et spirituelle (Picard, 2013). La consommation œnotouristique et la consommation domestique sont donc deux modalités rituelles analogues, permettant le transfert des propriétés magiques du terroir vers le consommateur. Elles connectent le buveur et le touriste à des lieux lointains et enchantés, pourvus de propriétés quasi-mythiques, et permettent en cela, symboliquement, de se régénérer ou se recréer. Le vin peut dès lors être considéré comme un médium matériel spécifique pour établir un « lien authentique » (Steward, 1984) ou une « relation de sympathie » (Greenwood, 2009) entre une cosmologie de la nature originelle et le quotidien désenchanté de la vie sociale. Les terroirs, symboles d’éloignement, d’altérité et d’authenticité pour les touristes et consommateurs de vin, sont à la fois perçus comme des sources de vie et de recréation symbolique.
Conclusion
32L’objectif de ce travail a été d’explorer les liens symboliques entre consommateurs de vin et terroirs viticoles. Bien que le vin relève avant tout d’une marchandise agro-alimentaire faisant partie du quotidien, les consommateurs semblent être attachés à la singularité de chaque vin, et de ce fait à la distance (physique et symbolique) qui les sépare des régions productrices, implicitement associées aux esprits animés du terroir et à l’esthétique bucolique des paysages viticoles. Les terroirs du vin sont imprégnés de propriétés magiques qui s’expriment aussi bien dans l’acte de consommation que dans l’expérience de visite en immersion.
33Sur le plan analytique, l’imaginaire du terroir pose le vin comme une extension ontologique des lieux de production, emportant leurs qualités magiques au-delà de leurs frontières géographiques. Le vin dans la culture de consommation contemporaine s’apparente ainsi à un ensemble plus large d’objets magiques opérant un lien symbolique privilégié avec les lieux dont ils sont issus et dont ils ont été séparés (Greenwood, 2009). La relation entre le vin et le terroir est analogue à celle du crucifix avec le paradis céleste, ou du galet ramené en souvenir par un touriste avec la plage de ses vacances. Le vin est une métonymie matérielle qui incarne simultanément un bien de consommation courante, un objet ordinaire, et un médium singulier vers un territoire imaginé et enchanté, lointain et singulier. Cette tension entre le familier et l’étranger, entre le bien de consommation courante et l’objet unique, est un élément moteur de la culture de consommation contemporaine, au principe de la création de la valeur de nombreuses marchandises.
34La conceptualisation des récits et des usages de la notion de terroir varie grandement entre les professionnels du vin et les amateurs, mais aussi entre les différents groupes de consommateurs. En fonction de l’interlocuteur choisi, la magie du terroir pourra relever de l’origine territoriale, de la vertu distinctive du produit, du pouvoir d’évocation d’un bon millésime, d’une expérience unique de dégustation dans un environnement exclusif, du sentiment d’appartenance régionale ou nationale suscité par telle appellation, ou de la raison d’être du professionnel du vin, magicien par excellence. Nous avons tenté de résumer cette variété de significations du terroir dans un tableau synthétique (Tableau 7) :
Tableau 7 : Récits, trames et contextes rituels de la magie des terroirs viticoles
Type de récit | Trame | Contextes rituels |
Naturaliste : le terroir exprime l’esprit de la terre à travers le vin, élevant le vigneron au rang de médiateur spirituel. | Le vin comme manifestation d’une terre spirituellement supérieure. | Représentations par les consommateurs de vin du terroir comme lieu symboliquement supérieur ; performance rituelle dans l’œnotourisme. |
Bio-géo-climatique : température, précipitations, ensoleillement, sol, saisonnalité, choix des cépages et des pratiques culturales. | Le vin comme expression des conditions environnementales et géologiques du territoire. | Industrie et économie du vin, qualité du raisin et potentiel de production. Magie du millésime |
Constructiviste : une vision consensuelle partagée entre vignerons, viticulteurs, négociants et consommateurs sur les qualités organoleptiques de certains terroirs. | Le vin comme expression de critères esthétiques et gustatifs socialement construits, atteints à travers les techniques viticoles et l’œnologie. | L’industrie du vin associée à la science et à la technologie, aux groupes d’intérêt nationaux et régionaux, ainsi qu’aux marchés mondialisés du vin. Attentes des consommateurs médiées par les prescripteurs de goûts (critiques, distributeurs, acheteurs) |
35Il conviendrait dans de futures recherches d’analyser comment cette magie du terroir est effectivement produite. La plupart des vins consommés dans le monde proviennent d’exploitations industrielles employant des technologies modernes et des protocoles de production strictement normés. La typicité et l’authenticité – des termes clefs dans le monde du vin – sont de fait plus souvent des produits de la technologie que de l’expression naturaliste d’un terroir « béni des dieux ». Dans le journalisme du vin, dans la publicité et l’œnotourisme, cet aspect reste largement occulté, ce qui est en soi un autre tour de magie (Taussig, 2003). Ce qui est montré aux consommateurs et aux touristes, ce sont d’abord les vignobles verdoyants, les cuviers étincelants et les chais en clair-obscur. On pourrait dès lors proposer une entrée par l’économie politique du vin pour étudier les connexions globales entre les imaginaires de marché, les rituels de consommation, les modèles de goût, les styles de vie et les mondes industriels.
Auteurs
piccccc@gmail.com
Chercheur associé à l’Institut Supérieur d’Agronomie de l’Université de Lisbonne. Il est docteur en anthropologie de l’Université de la Réunion. Ses recherches portent sur les processus de changement social et spatial liés au tourisme contemporain. Il est notamment l’auteur de Tourism, Magic and Modernity : Cultivating the Human Garden (Berhghan, 2011). Depuis quelques années, il s’intéresse plus particulièrement aux cultures du vin et à l’œnotourisme.
catarolina@gmail.com
Titulaire d’un doctorat en biologie évolutive de l’Université de Lisbonne et d’un Master of Science en œnologie auprès des Universités de Lisbonne et Geisenheim. Elle est actuellement œnologue en résidence à la Herdade da Barrosinha, en Alentejo (Portugal).
tristan.loloum@univ-tours.fr
Chercheur associé au département d’Anthropologie de l’Université de Durham (GB) et ingénieur de recherche à l’Université de Tours, où il coordonne le « Chantier Vigne & Vin » au sein du programme ARD Intelligence des Patrimoines. Il est docteur en Anthropologie Sociale (EHESS) et en Études du Tourisme (Université de Lausanne). Ses recherches portent sur les usages sociaux et politiques du tourisme et du patrimoine, avec des terrains d’enquête autour du tourisme balnéaire (Brésil), du patrimoine industriel (Royaume-Uni) et de l’œnotourisme (France, Suisse).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011