Le terroir, ses représentations et ses enjeux. Évolutions à la lumière d’approches prospectives interdisciplinaires dans le secteur du vin
p. 225-246
Texte intégral
Introduction
1Le concept de terroir se manifeste dans la filière viticole avec une certaine spécificité. C’est peut-être là qu’il s’illustre le plus fréquemment et souvent avec une certaine évidence ; il y assume pourtant une définition aux contours assez imprécis, et il rassemble un tissu de représentations elles-mêmes diverses et évolutives. C’est l’objet de ce chapitre que d’approcher ce cortège de représentations que la filière vin associe au terroir. Le matériel utilisé est un ensemble d’études prospectives qui mobilisent un grand nombre de contributeurs et experts de différentes disciplines. En focalisant sur le concept de terroir, on peut accéder ainsi à la fois un reflet de visions partagées liées à cette notion et aux évolutions possibles qu’elles pourraient préparer pour l’avenir…
2La référence au « terroir » s’est quelque peu banalisée au cours du temps dans les discours – d’experts ou plus populaires – et ce, en dépit d’une certaine polysémie du terme. Certes, quelques définitions existent, mais dans quelle mesure font-elles autorité ou du moins consensus ? Son étude a bénéficié d’immenses apports scientifiques qui l’ont renforcé au cours du temps et l’internationalisation des marchés et des cultures du vin lui a offert un champ de diffusion mondial ; mais en même temps, les perspectives nouvelles liées aux nécessaires adaptations en cours à de nouvelles attentes sociétales ou au changement climatique éloignent l’idée d’un concept figé, universel ou éternel, et invitent à considérer ses possibles évolutions.
3Les travaux analysés dans ce chapitre sont des exercices prospectifs conduits dans la filière vigne-vin en France durant les deux décennies entre 1999 et 2008. Ils ont été réalisés à la demande d’organisations publiques et interprofessionnelles, à l’échelle nationale ou régionale, par une cellule qui associe des prospectivistes de FranceAgriMer et Montpellier SupAgro1. Ils mobilisent des spécialistes de la filière dans diverses disciplines. Ils présentent systématiquement trois types de témoignages intéressants pour notre étude : une représentation partagée par les experts au temps « t », un ensemble d’hypothèses considérées comme pertinentes pour décrire des futurs possibles et des scénarios qui les racontent comme des enchaînements logiques de ces hypothèses ainsi que leurs « enjeux et conséquences » parfois explicites. En remontant sur les vingt dernières années, c’est une posture proche d’une « histoire du temps présent » que l’on adopte, focalisée sur les terroirs… il s’agit de voir vivre le concept de terroir avec ses forces mais aussi ses fragilités, comme les inquiétudes, et les espoirs qu’il suscite.
4Ce chapitre s’inscrit dans l’ambition interdisciplinaire de cet ouvrage. Ces représentations des experts impliqués dans ces démarches nous ont semblé certes assez diversifiées, démarquées des définitions officielles et aussi variables dans le temps et en fonction des points de vue des commanditaires ; nous y voyons un matériau riche à la fois reflet de préoccupations inscrites dans le temps ; on verra qu’elles esquissent aussi en retour de possibles nouveaux contours pour de futures acceptions du « terroir ».
5Le contexte a été doublement propice à une telle analyse : d’une part ces deux décennies ont réussi à transformer en variables, bon nombre de constantes supposées depuis longtemps : on songe ici non seulement aux progrès scientifiques et techniques enregistrés, mais aussi à la mondialisation des marchés sous l’égide de l’OMC, l’apparition de nouveaux « mondes » viticoles, de la production – notamment en hémisphère sud puis en Asie – mais aussi de la consommation venant compenser le déclin des consommations traditionnelles, et aussi aux prises de conscience sur le produire « durable », ce qui inclut plus respectueux de la santé et de l’environnement, et plus récemment sur les nécessaires adaptations au changement climatique.
6La participation de l’auteur au pilotage de ces exercices de prospective a aidé à prendre conscience de ces évolutions rapides. D’autres démarches comparatives et analyses de contenu dans le temps auraient certainement permis aussi bien de faire apparaître une certaine « désaffection » apparente pour le concept au fil du temps ; on peut noter par exemple que le Rapport Berthomeau (2001) de 2001 présentait 9 références au terroir quand le schéma de filière vin issu des Entretiens Généraux de l’Alimentation en 2017 ne l’évoque qu’une seule fois (et entre parenthèses)… la présente approche, a voulu aborder plus qualitativement ces évolutions en analysant les représentations exprimées dans les descriptions, les hypothèses et scénarios livrés par les exercices prospectifs.
7Après avoir rappelé les ambitions générales de l’approche prospective, on présentera les exercices auxquels on se réfère et leur chronologie. On pénétrera ensuite successivement dans chacun d’eux pour identifier les expressions de la notion de terroir, en tentant de les relier aux éléments de contexte qu’elles révèlent. On utilisera successivement (i) les manifestations du « terroir » dans les « représentations communes du système », bases de toute étude prospective (Sebillotte, 2002) ; (ii) les hypothèses formulées qui y font référence plus ou moins explicitement ; (iii) les scénarios élaborés, leurs enjeux et conséquences, qui peuvent ouvrir des questions et des pistes pour l’avenir du « terroir ».
Les travaux de prospective stratégique dans la filière vigne-vin
Quelques rappels sur la prospective stratégique
8La prospective est une discipline (une « indiscipline » selon Michel Godet ! (1997)) qui consiste à dessiner des futurs possibles généralement sous forme de scénarios. Elle devient stratégique dès lors qu’à partir de ces scénarios – ni vrais ni faux, ni probables ni improbables – elle invite à l’action en organisant une stratégie en réactivité anticipée (Si cette histoire devait se dérouler, que faire dès maintenant pour s’y préparer ?) ou en proactivité (Que faire dès maintenant pour favoriser ou défavoriser l’occurrence de ce scénario plausible ?). Ces scénarios peuvent éclairer l’avenir dès lors qu’ils sont constitués d’hypothèses de base pertinentes et que celles-ci sont enchaînées entre elles suivant des liens logiques, identifiés en croisant toutes les hypothèses deux à deux (Hi a-t-elle une influence sur Hj ?).
9Méthodologiquement, il s’agit d’abord de mobiliser des experts de diverses disciplines et spécialités, scientifiques et professionnels ; il s’agit avec eux de dessiner en une « représentation commune du système » à partir de la meilleure compréhension mutuelle, puis d’identifier et rédiger des hypothèses (et leur versus), de toutes natures, capables d’influencer l’avenir, et de les croiser.
10L’expression de ces représentations, hypothèses et scénarios reflète assez bien les préoccupations des experts retenus et à travers eux celles de la filière ; la focalisation sur certains aspects du « terroir » est apparue dès lors possible et intéressante.
Des exercices de prospective dans la filière vigne-vins comme champ d’étude du terroir
11Destinée à se préparer à un avenir incertain, en mobilisant des méthodes qui relèvent de la rationalité la plus stricte, et en suscitant une capacité à agir davantage qu’à subir, cette approche a intéressé depuis les années 1950 un nombre croissant de secteurs économiques. La filière vin a ainsi été l’objet d’une première étude du genre à partir de 1999, à la commande formelle de l’INRA et l’appui des organisations professionnelles. Au cours des années suivantes, la bonne publicité faite de cet exercice et la mise au point de son exploitation à des niveaux d’échelle différents, ont engendré une douzaine de commandes de toutes origines. Parmi ceux-ci, cinq exercices successifs ont été retenus, présentés suivant un plan chronologique, qui permet d’illustrer une évolution des préoccupations autour du « terroir » suivant trois grandes périodes : avant 1999, 1999-2008, 2009-2018.
12P1. Une prospective nationale sur la vigne et le vin à l’horizon 2025 réalisée entre 2000 et 2003 à la demande de l’INRA sous la direction de Michel Sebillotte par Patrick Aigrain, Hervé Hannin, et Clementina Sebillotte (Sebillotte et al., 2003) ;
13P2. Une étude prospective sur le secteur Vignes-Vins dans la région Languedoc-Roussillon à l’horizon 2025 réalisée entre 2009 et 2011 par l’INRA et Montpellier SupAgro avec l’appui du groupe de prospectivistes de France AgriMer (INRA et Montpellier SupAgro, 2011) ;
14P3. Une étude prospective commandée par Anivins de France sur l’avenir pour les vins sans indication géographique, réalisée par France AgriMer et Montpellier SupAgro, entre 2012 et 2014 (France AgriMar, 2014) ;
15P4. Une étude prospective sur la filière française des vins biologiques, réalisée par France AgriMer et Montpellier SupAgro, entre 2014 et 2017 (France AgriMer, 2017) ;
16P5. Une étude prospective dans le secteur vignes et vins dans le contexte du changement climatique ; réalisée par l’INRA, Montpellier SupAgro, France AgriMer et l’INAO, entre 2014 et 2017 (France AgriMer, 2016).
Évolution des représentations du terroir : quelques éléments précurseurs avant 1999
17Il existe sans doute peu de véritables travaux de prospective dans la filière vin au plan national avant 1999, qui puisse faire émerger des représentations significatives du terroir.
18On relève dans un exercice important sur l’avenir de l’agriculture (Lacombe, 2001) quelques mentions du terroir intéressantes dans le scénario no 3 « la qualité d’origine ». Le terroir y est décrit comme un ensemble « d’actifs spécifiques » (conditions naturelles, références culturelles et historiques, organisations, produits nouveaux) qui garantissent des succès économiques ; ce scénario recommande que la Recherche renforce « l’analyse des relations entre qualité et terroir » (Lacombe, 2001). Est alors précisé le fort enjeu économique à cet argument du terroir qui suppose quelque précaution dans les négociations internationales attentives aux distorsions de concurrence : soit apparaître comme une trop faible justification de la rente de producteurs au détriment des consommateurs (Lacombe, 2001), soit à l’inverse devenir un levier des organisations internationales pour favoriser la qualité et maîtriser les effets environnementaux (Lacombe, 2001).
19Il est remarquable que concomitamment en effet, l’OIV (Organisation internationale de la Vigne et du Vin) se soit saisie de résolutions (AG de Madrid, 1992) sur l’Indication géographique reconnue (IGR) et l’Appellation d’origine reconnue (AOR). Dans le cas de l’AOR, les facteurs naturels et les facteurs humains sont originaires de la zone délimitée alors que pour l’IGR, seul un des éléments peut suffire. Il s’agit là de définir pour protéger les vins d’origine au mieux dans un commerce qui commence de s’internationaliser, comme le précise Robert Tinlot, qui en fut le directeur général :
La désignation d’un produit par un nom géographique implique un lien effectif entre le produit, ses qualités, l’une de ses caractéristiques ou sa réputation avec le lieu d’origine. Le vin est le « fruit » de la vigne, donc du terroir ou pousse cette dernière. Le public considère que l’origine du vin se confond avec l’origine des raisins. Sinon, on est en présence d’un produit de nature industrielle qui peut relever plus simplement du droit des marques, y compris des marques de certification et des moyens de protection qui lui est propre
Tinlot, 1998.
20Le terroir vient ici distinguer les vins à IG des vins « industriels ». On note que c’est ici qu’au-delà des AOR, c’est l’ensemble des IG qui s’adosseraient à un « terroir » ; mais observant la taille et l’hétérogénéité de certaines régions d’IG du Nouveau Monde productrices de vins de cépages (Barossa Valley…), une partition plus fine a parfois été proposée en France à cette époque, entre les AOR « de terroir » et les IGR « de territoire » ; elle distingue implicitement la supériorité des AOC françaises à la fois sur les Vins de Pays – non sans certaines difficultés s’agissant notamment d’IGP produisant des « vins de pays de (petite) zone »…
21À cette même époque, le « Comité d’Éthique et Prospective » de l’AUIV (Association universitaire internationale du vin, observateur à l’OIV) qui regroupe de grandes entreprises du vin dans le giron de l’OIV à l’initiative de Michel Bourqui (Fondateur et délégué général de l’AUIV), mobilise brièvement Sylvain Wickham (ISMEAInstitut des sciences mathématiques et économiques appliquées) pour quelques réflexions prospectives sur l’avenir du secteur. Les thématiques retenues abordent un peu le terroir mais sont surtout orientées sur les synergies et antagonismes éventuels entre IG et marques, à l’heure où les grandes firmes ancrées initialement dans leur terroir investissent significativement dans le nouveau monde (Moet et Chandon, Torres…).
22Dans le même temps surtout, des travaux scientifiques tentent d’objectiver la notion de terroir ; la bibliographie de cette époque est riche d’arguments et hypothèses, bien relayés par les publications et instances de l’OIV. L’utilité de critères plus objectifs liés au terroir fait consensus, pour opérer des arbitrages plus aisés et mieux fondés et travailler la qualité à des échelles infra-parcellaires ; ces travaux agronomiques tirent bénéfice d’une connaissance approfondie et très interdisciplinaire des terroirs par les professionnels, ingénieurs et chercheurs spécialistes des « effets du terroir », des méthodes de caractérisation du terroir (Morlat, 1996) et du « zonage » ; Mario Falcetti (1994) en présente alors une synthèse remarquée. Des concepts nouveaux (Unité de terroir viticole, Unité de terroir de base…) sont aussi de mieux en mieux testés et diffusés notamment par les écoles d’agronomie et d’œnologie. Ces progrès se greffent aisément sur des représentations proposées aux étudiants et professionnels, qui corrèlent la qualité à l’expression du terroir, et in fine à la maîtrise du rendement. Certes au sein de l’INAO quelques voix discordantes rappellent que le terroir confère davantage une typicité que la garantie de « qualité »…, ravivant un débat jamais éteint depuis Joseph Capus, mais le credo de la politique de qualité en Languedoc par exemple, demeure les rendements bas seuls aptes à maximiser l’expression du terroir. Ajoutons qu’à cette époque, l’expression du terroir, et la référence à certains noms notoires sur les étiquettes, viennent se substituer à toute autre forme de marketing, discipline d’ailleurs assez massivement rejetée par la filière2 et qui évoque par trop la valorisation de « marques » !... Et la dynamique engagée sur l’objectivation des terroirs vient opportunément outiller une résistance aux propositions « néolibérales » de transformation des AOC en marques collectives…
23On notera également qu’à cette période de forte influence européenne et française à l’OIV, la difficulté de traduction du mot « terroir » n’affaiblit pas le concept ; il semble même l’ancrer dans la culture en même temps que dans la langue française comme par la reconnaissance d’une légitimité admise.
24L’accord ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), signé à Marrakech le 15 avril 1994, scelle la reconnaissance de l’origine par l’OMC comme facteur non distorsif aux échanges et ouvre la voie à une protection multilatérale. En élargissant le champ de la protection aux indications géographiques, il confirme la place de l’Indication Géographique et de l’Appellation d’Origine dans le droit de la propriété intellectuelle et implicitement pose le principe d’une protection spécifique indépendante du droit des marques. Il conforte ainsi la dynamique amorcée autour du concept de terroir en lui conférant une légitimité juridique et un poids économique.
1999-2008 : la Prospective nationale Vignes-Vins de 2003
25À partir de 1998, les organisations professionnelles autour de l’ONIVINS, INAO, associées à l’INRA et à l’initiative de Paul Raynaud, directeur de l’ENSA Montpellier s’engagent dans un exercice de prospective sur la filière vignes-vins (Sebillotte, 2003). Il mobilise une douzaine d’experts reconnus qui vont, en interaction avec près de 150 professionnels, analyser la filière, bâtir des représentations complexes, des hypothèses et in fine des scénarios d’avenir, utiles à la recherche et à la profession.
La phase d’analyse rétrospective et de représentation commune du système
26La partie de cet exercice prospectif consacrée à l’analyse rétrospective est assez éclairante. On comprend comment au-delà de toutes leurs vertus organoleptiques et qualitatives, les vins de terroir ont occupé une place particulière dans les politiques à partir de la crise de 1907 engendrée par la surproduction post-phylloxérique : certes ils ont bénéficié de régimes de protection particuliers (loi de 1919, 1935, puis règlements européens OCM (Organisation Commune de Marché de l’Union Européenne) – Vin après 1970), mais attachés à des rendements nécessairement maîtrisés, ils sont aussi devenus un objectif économique pour de nombreuses régions productrices de vins de table, qui ont fini, par obtenir l’AOC sur base d’un cahier des charges et surtout d’un rendement très contraint (généralement autour de 50 hl/ha) ; ceci à la grande satisfaction des pouvoirs publics qui ont vu ainsi diminuer les risques de surproduction, donc de crises sociales, en même temps qu’augmenter les possibilités de valorisation sur les marchés. Cet argument a été manifestement très présent dans l’accession d’une région comme le Languedoc à l’AOC grâce à une politique volontariste dès les années 1970. Une telle incitation généralisée a bientôt doté la France d’une multitude de vins de terroirs revendiquant une qualité liée à l’origine ; c’est ainsi que l’offre française relève aujourd’hui à 93 % d’une seule catégorie, celle des vins à IG. Dès lors, cette « différence » immanente procurée par le « terroir différent » qui dispensait naguère à tout marketing supplémentaire allait appeler au contraire à un marketing spécifique plus efficace, capable de valoriser pour chaque terroir une « différence » ; les premiers « marketeurs » sollicités, familiers des grandes marques de l’agro-alimentaire, étaient parfois en peine devant ces terroirs qui prétendaient aux attributs d’une marque mais bien souvent sans notoriété, voire sans réelle image différenciante.
Les hypothèses autour de la notion de terroir et les visages du terroir évoqués dans les scénarios
27Dans cet exercice de prospective qui a examiné plus de 800 processus en cours et retenu parmi ceux-ci 104 hypothèses potentiellement déterminantes pour l’avenir, la mention du terroir apparaît explicitement dans deux hypothèses et indirectement dans deux autres, livrées ici avec leur versus, et l’analyse de leur « fait générateur » :
281/ Une première hypothèse valorise le programme de travail à l’international de l’INAO dans le secteur des indications géographiques sur la filière viti-vinicole qui indique de multiples actions de coopérations internationales, par exemple en 2004 « l’Argentine, le Brésil et la Tunisie et vraisemblablement avec la Bolivie » : (IGA8) - La notion de terroir, en dépit de ses imprécisions, diffuse largement au sein de la communauté vitivinicole internationale Versus : La notion de terroir ne s’impose pas au sein de la communauté vitivinicole internationale.
29Surtout elle rappelle clairement que la première faiblesse du concept, dans cette nouvelle ère viticole, dotée d’une Organisation internationale de la vigne et du vin renouvelée dans ses fondements3, sera son imprécision évidente. Ce constat sera partagé par les pays membres de l’OIV qui mandateront un « groupe d’experts ad hoc » pour définir le terroir au plan international. D’autant que la définition du vin adoptée par le même OIV y fait référence ! : Le vin est exclusivement la boisson résultant de la fermentation alcoolique complète ou partielle du raisin frais, foulé ou non, ou du moût de raisin. Son titre alcoométrique acquis ne peut être inférieur à 8,5 % vol. Toutefois, compte tenu des conditions de climat, de terroir ou de cépage, de facteurs qualitatifs spéciaux ou de traditions propres à certains vignobles, le titre alcoométrique total minimal pourra être ramené à 7 % vol. par une législation particulière à la région considérée.
30Celui-ci aboutira, non sans délais et difficultés à une résolution OIV/ VITI 333/2010 qui définit ainsi le terroir vitivinicole, et constitue désormais la référence pour les 46 pays de l’OIV, qui complète les résolutions de Madrid de 1992 sur les AOR et IGR évoquées :
Le « terroir » vitivinicole est un concept qui se réfère à un espace sur lequel se développe un savoir collectif des interactions entre un milieu physique et biologique identifiable et les pratiques vitivinicoles appliquées, qui confèrent des caractéristiques distinctives aux produits originaires de cet espace. Le « terroir » inclut des caractéristiques spécifiques du sol, de la topographie, du climat, du paysage et de la biodiversité.
312/ Une seconde hypothèse illustre bien l’inquiétude de professionnels français qui observent que le dynamisme des recherches dans certains pays du nouveau monde pourrait paradoxalement conduire ces pays à mieux comprendre les « effets terroirs » : (CEI-2) Les pays du nouveau monde viticole reproduisent artificiellement les conditions de production des vins de terroir notoires européens en optimisant les relations rendement/qualité Versus : Les pays du nouveau monde viticole présentent des produits à forte différenciation notamment issus de terroirs spécifiques. Ils observent dans le même temps que la variable « rendement » fait l’objet de recherches d’optimisation dans ces pays plutôt que par des normes et cahiers des charges comme dans le cas français… et que certains « terroirs » sud-africains par exemple produisent des vins agréables et surtout très compétitifs sur le marché grâce à des rendements élevés, voire très élevés.
323/ Parmi les signaux faibles qui intéressent les vignerons « de terroir » à la même époque, apparaît la montée des revendications environnementales : (IGA7) Les AOC modifient leurs conditions de production pour revendiquer le caractère naturel de leurs produits Versus : Les AOC n’intègrent pas de nouvelles conditions de production qui leur permettraient de revendiquer le caractère naturel de leurs produits. Elles vont obliger les vins de terroir, et d’AOC notamment à se positionner : dans le bio en passe de sortir de sa « niche » de marché ? Dans une démarche « raisonnée » à préciser ? Quid d’un terroir qui ne serait pas protégé par ses exploitants et quid de vins de « qualité » AOC qui apparaîtraient moins « naturels » aux yeux des consommateurs ?
334/ Enfin, à peine rassurés par les accords ADPIC, les producteurs de vins de terroir considèrent un nouveau risque : celui de voir arriver des « assembleurs internationaux » de vins de « terroirs » – au pluriel – qui recherchent les produits des meilleures origines pour les valoriser derrière une marque ; de tels produits sont déjà sur le marché par exemple au Canada : (ACM) Une nouvelle catégorie d’acteurs, quasi-exclusivement assembleurs, utilisant des vins de diverses origines, prend une place croissante dans le monde viti-vinicole Versus : Les accords douaniers en vigueur ne favorisent pas l’émergence de cette catégorie des assembleurs, utilisant des vins de diverses origines, qui occupent une place marginale dans le monde viti-vinicole. On prend alors conscience que les règlements européens qui en préservent – interdiction d’assemblages et de vinification de moûts de pays tiers – sont fragiles car contraires aux principes libéraux de l’OMC.
La prospective régionale Languedoc-Roussillon à l’horizon 2025
La phase d’analyse rétrospective et de représentation commune du système
34Les thèmes et la sémantique associés au terroir apparaissent sous deux aspects remarquables. (i) Il s’agit d’abord d’un lien explicite entre le terroir et la disponibilité en eau : « Puisque la disponibilité en eau du vignoble est un des facteurs majeurs pour expliquer les caractéristiques du « terroir » et du « millésime », la limitation en eau peut donc être bénéfique si la « contrainte hydrique » est une contrainte contrôlée ». En creux, se dessine ici une nouvelle compatibilité entre terroir et irrigation dès lors que celle-ci ne serait plus destinée comme jadis à « faire pisser la vigne » au mépris du terroir, mais plutôt à l’aider à s’exprimer, ce que reflète le vocable qui se répand alors « d’irrigation qualitative ». (ii) Ensuite, la « représentation du système » languedocien présente le terroir du point de vue de sa valorisation, suivant trois angles intéressants :
- Les produits de terroir : « originaux et artistiques » aux prix imprévisibles, des vins d’appellation de qualité, des crus ou vins de grande marque » sont distingués des « produits régionaux et de qualité (AOP, IG, marque) : bon rapport qualité/prix, en lien avec le territoire régional, la santé » ;
- Le terroir paraît indissociable de l’œnotourisme qui « bénéficie d’un effet de mode lié à un retour d’affection pour le terroir, à la construction de la confiance et de la qualité, à la proximité relationnelle »… « les nouveaux résidents explorent la région et son terroir… »
- Le terroir n’est plus censé parler de lui-même : « Mieux gérer l’évolution des aires de production, c’est aussi promouvoir et communiquer sur la qualité des produits AOP et des terroirs ».
Une hypothèse autour de la notion de terroir
35218 hypothèses ont été identifiées (parmi lesquelles 48 finalement retenues). La seule mentionnant le terroir le met en perspective avec la « rentabilité ». (SFR4) : Dans un contexte assumé de réduction drastique de la production viticole, seuls les vins portés par une notoriété liée au terroir et valorisés par la vente directe sont rentables. Versus : Dans un contexte assumé de réduction drastique de la production viticole, différentes stratégies de valorisation sont mises en œuvre et concernent l’ensemble des segments de produits. À noter que le terroir trouverait ici une voie de valorisation naturelle par la vente directe qui permet de présenter les produits dans leur écrin naturel, paysager et humain sans intermédiaire ; à l’inverse d’autres voies de valorisation devraient être imaginées pour le valoriser aussi bien dans des circuits plus longs.
Les visages du terroir évoqués dans les scénarios
36L’exercice conclut à quatre grands scénarios possibles qui reflètent bien certaines interrogations relatives au terroir :
- les premières portent sur les caractéristiques organoleptiques du produit qui pourraient voir leur lien « au terroir d’origine » se distendre au profit du travail en chais « des transformateurs vinificateurs qui captent de plus en plus la valeur ajoutée », profitant de « possibilités d’aromatisation », voire de « la recomposition des vins à partir de fractions isolées et stabilisées sur les lieux de consommation ». Dans d’autres scénarios, ce sont « les améliorations variétales que les AOC souhaiteraient limiter pour éviter que soit rompu le lien entre raisin et vin, base de toute différenciation par le terroir ».
- les secondes relient la capacité de « certaines petites exploitations à capter la valeur ajoutée d’un produit lié au terroir et à se maintenir » proposant implicitement que le terroir devait présenter une taille raisonnable ; des pratiques raisonnables également qui mettent « en avant une image du produit vin naturel sans chimie, du terroir, à faible rendement par opposition à un vin à haut rendement industriel ».
37Dans cet exercice, le terroir apparaît d’abord comme une des voies de production dans des îlots bien identifiés ; ceux-ci pourraient bénéficier d’aides publiques et surtout faire « le travail commercial et de notoriété qui leur manque » ; ces terroirs existeraient à côté d’autres modes différenciants comme le bio, voire à côté d’autres « îlots » de production compétitifs par le rendement et l’irrigation. En contrepoint, lors des séances de débats avec la profession, la question de concilier la taille maximale admissible pour l’expression d’un effet terroir avec la taille minimale assurant une notoriété à ce même terroir est apparue. « Si on ne peut parler de terroir mais de territoires pour les vins de pays d’Oc, quid du “terroir” pour l’AOC Languedoc ? » a-t-on entendu…
La Prospective sur les VSIG de 2014
38Cet exercice de prospective a été commandé par « Anivins de France » dans un contexte de prise de conscience d’effets collatéraux de la politique historique française qui a privilégié le « tout vin à Indication Géographique » ; on se privait alors de segments d’entrées de gamme à acheter à l’étranger. Par ailleurs l’UE venait d’autoriser d’étiqueter des mentions valorisantes sur des vins sans IG, ouvrant la voie à produire des vins de cépages hors IGP ou AOP.
La phase d’analyse rétrospective et de représentation commune du système
39Les rapports des experts réunis par l’Anivins de France, interprofession des vins sans Indication Géographique mentionnent un concept nouveau : celui de « terroirs-ingrédients » au sens où c’est lui qui va apporter les éléments de la qualité. Dans une approche « pragmatique » revendiquée des territoires et des terroirs-ingrédients, il est considéré que : « Les facteurs qui expliquent le mieux la variabilité d’un terroir sont principalement – l’eau – la température – et nous ne pouvons tout maîtriser… et qu’un bon terroir est d’abord un terroir stable (peu d’effets millésimes)… et rentable ! » Dans ce contexte, la question est posée : « Mais, peut-on encore parler de terroir avec le changement climatique ? »
Les hypothèses autour de la notion de terroir
40Deux hypothèses liées au terroir témoignent de préoccupations nouvelles :
41CON2 : Le consommateur de vin français reconnaît dans l’AOC d’autres attributs que la seule garantie d’origine Versus : Le consommateur de vin français ne reconnaît pas dans l’AOC d’autres attributs que la seule garantie d’origine. L’idée génératrice en est que la généralisation du système (AOC ou IG) réduirait les écarts de typicité entre vins de différentes appellations les rendant in fine imperceptibles à un consommateur mondial très majoritairement occasionnel ; dès lors, la référence au terroir ne serait plus dans son esprit qu’un indicateur de traçabilité, perdant ainsi son rôle dans la constitution de la valeur ajoutée de la filière.
42Gout2 : Pour les consommateurs, le vin (et son goût) est fortement lié à l’origine géographique, certifiée par les mentions AOP ou IGP. Versus : Pour les consommateurs, le goût du vin est sans lien avec son origine. On trouve le fait générateur de cette hypothèse dans des études (telles que l’étude qualitative menée par SONICA en 2002) qui met en évidence qu’un lien existerait dans l’esprit du consommateur entre terroir et goût, et que l’appellation est au moins partiellement perçue comme un indicateur de goût (d’ailleurs davantage que comme un indicateur de provenance régionale). « Les appellations sont associées à un type de goût ; et il n’existe pas d’autre repère pour identifier le goût du vin ».
Les visages du terroir évoqués dans les scénarios
43Certains extraits des scénarios éclairent sur des préoccupations nouvelles ou qui se renforcent :
441/ Il existerait une place pour des vins « hors terroir », autre que de relégation : « l’implantation de vignoble de Vins sans IG pourrait être favorisée en sols profonds et fertiles… en dehors des terroirs d’appellation » ; cette idée, nourrie par l’accroissement des importations françaises de vins espagnols à bas coût n’a pas tardé à irriguer le CS de France AgriMer qui l’a reprise dans son plan stratégique en juillet 2014 (France AgriMer, 2014), en recommandant de considérer davantage le segment des VSIG. Cette idée illustre une intégration par la filière, tardive mais réelle, des principes de marketing stratégique bien connus : hormis les rares situations de marchés de niche, la valeur ne peut se trouver que dans la stratégie de coût/volume ou la différenciation. Ainsi le secteur gagnerait à s’interroger sur ces deux stratégies étant entendu qu’un mix des deux est par nature délétère :
- les vins de terroir proposant par nature une différenciation, les politiques de marketing qui les portent devraient s’appuyer sur une communication qui explique cette différence, et surtout sur une distribution qui la valorise ; c’est dans ce mix immatériel que doit s’orienter le réinvestissement de la marge qui témoigne de la reconnaissance par le consommateur ;
- les autres vins seraient par nature voués à être compétitifs, c’est-à-dire à adapter leurs rendements à la concurrence et aux prix mondiaux.
452/ Les vins de terroir qui n’ont pas su se positionner par un goût distinctif risquent d’être fragilisés : « Le vin cherche à jouer sa différence par rapport aux consommations compulsives voire addictives des jeunes et met en avant les traditions et le terroir… mais faute de savoir déduire le goût du vin de la mention de l’AOP voire du terroir, les consommateurs s’en détournent, suivis par une partie des producteurs en quête d’allègement de leurs coûts ». Finalement, le terroir apparaît fréquemment dans ces représentations comme une composante technique qui est par nature une contrainte « le gel des plantations cantonne la vigne dans des terroirs plutôt difficiles ». On observe que les organisations de vins de terroir sont aujourd’hui confrontées à de telles visions chez leurs adhérents, qui s’interrogent sur leur maintien dans « l’appellation », faute de pouvoir innover, de ne pas être compris, ou de ne pas bien en comprendre la dynamique particulière…
463/ Un autre scénario fait naître une idée novatrice, née notamment de la préoccupation majeure des consommateurs qui sont demandeurs d’une indication de goût lors de l’achat du vin. « Les résultats obtenus conduisent donc à progressivement distinguer, puis étiqueter les vins en fonction de leurs caractéristiques biophysiques (du type vins de syrah d’altitude de plateaux calcaires ensoleillés faiblement arrosés) dès lors que ces caractéristiques sont quelque peu prédictives en la matière : progressivement se développent à côté des AOP et IGP, les CBD (contexte biophysique défini), indication qui pourrait être également protégée à l’instar des recettes (STG). » Cette évolution imprimerait une certaine inflexion au concept « classique » de terroir.
La Prospective « Vins Biologiques » de 2017
47À partir de 2014, à l’initiative de l’Association SudVin Bio, une prospective nationale est engagée pour éclairer l’avenir des vins « bio » partagés entre d’une part un optimisme lié à une production en forte croissance et des consommateurs reconnaissants, et d’autre part des interrogations sur les nombreuses impasses techniques et initiatives nouvelles dans la filière et la distribution…
La phase d’analyse rétrospective et de représentation commune du système
48La représentation du système « vins bio » aborde le thème du terroir en plusieurs points éclairants :
- La convergence vin bio & vin d’AOC en 2008.
- Gestion de la diversité dans les AOC.
49Historiquement, il est indiqué (France AgriMer, 2017) que « le mariage du vin et du bio ne va pas de soi : jusqu’en 2004, le vin “élaboré avec des raisins issus de l’AB” s’exporte mais se vend mal sur le marché national. […] La “crise des terroirs” dans les AOC va induire un changement chez les vins bio dès lors que des producteurs estiment que “les AOC ont perdu la notion du terroir” en dénonçant trois dérives de la qualité d’AOC », qui engendrent un déficit dans l’expression du terroir : « la dérive de l’agriculture : la modernité agricole masque les terroirs et les détruit ; la dérive œnologique et technique : la qualité fabriquée est oublieuse des terroirs ; la dérive commerciale avec l’attachement au consommateur et non à la qualité. »
50La vision que développent certains de ces producteurs peut être prise en compte soit comme un signal faible soit comme une tendance plus lourde au sein de la sphère « bio » ; les lignes rapportées ci-dessous décrivent comment dans leur vision, le bio devient la meilleure voie pour exprimer le terroir, et ce parfois contre les institutions… « Il convient dès lors de retrouver le terroir au vignoble et le conserver à la cave. […] supprimer les levures et tous les adjuvants techniques, et se tourner vers les techniques respectueuses de l’environnement. Le retour à “l’authenticité” doit donc s’accompagner de : la recherche de techniques “naturelles” de production afin de permettre la concentration de l’expression du terroir […]. Le dépouillement des techniques de production devient ainsi une nécessité et pour être respectueux des terroirs, ils recourent aux agricultures respectueuses de l’environnement, de sorte que les vins en quête de terroir deviennent des vins bio, bio-dynamiques… Depuis la fin des années 1990 le refus d’agrément touche des vignerons, souvent très réputés. Certains mettent en cause cette sanction, des “exclus” refusent de “corriger” leurs vins de terroir : “Corriger nos vins, c’est trahir nos terroirs et nos AOC qui les protègent”. Ainsi, l’agrément se trouve mis en cause : ce n’est pas le vin qui est défectueux… mais l’agrément qui est perverti ! Les AOC n’encadrent plus la qualité de terroir… déclassée en vin de table. Ces vins en quête de terroir sont exclus des AOC, ce qui constitue tout d’abord une blessure pour les vignerons […].
51Un retournement très rapide s’est ainsi opéré : de suspect le bio devient une ressource de la qualité de terroir : le signe bio devient un signe de bonne qualité de terroir ; la biodynamie, technique extrême d’accompagnement de la nature, devient LA technique respectueuse du terroir. »
52La typologie suivante proposée est également intéressante (France AgriMer, 2017) ; elle illustre « la “controverse terroir” au sein du bio par des objectifs opposés pour les cahiers des charges entre : les défenseurs de la typicité, qui réclament : un encadrement strict de la typicité gustative, pour maintenir la promesse de qualité gustative au consommateur ; un relâchement des contraintes de production pour pouvoir obtenir cette typicité tous les ans malgré les variations de millésime ; les défenseurs de l’authenticité du terroir, qui prônent : un relâchement des objectifs de résultat gustatif, pour pouvoir maintenir leur quête du terroir ; un encadrement des pratiques (habilitation des exploitations) qui garantit la capacité du vigneron à respecter et faire s’exprimer le terroir. »
53Une autre thématique proche consiste à prêter aux process bio une capacité plus nette à entretenir la biodiversité des terroirs. On note que cette assertion à priori assez crédible bute actuellement sur les effets assez délétères du cuivre, fortement utilisé dans les sols et qui pourrait restreindre cette biodiversité recherchée ; les études en microbiologie peinent aussi à démontrer une meilleure efficience du « bio » sur la biodiversité (Legras, 2018).
Une hypothèse autour de la notion de terroir
54C’est assez naturellement autour de cette question que l’hypothèse suivante a été retenue : (206mod) -Avec ou sans revendication d’IG les vins bio affirment leur expression spécifique du terroir. Versus : Les vins biologiques se positionnent dans la diversité sans obligatoirement de lien au terroir, lequel est exprimé par l’IG. L’article écrit par Pouzenc M. et Vincq J-L en 2013 en est alors un des signaux déclencheurs sans doute des plus efficaces (Pouzenc et Vincq, 2013).
Les visages du terroir évoqués dans les scénarios
55Dans certains de ces scénarios les vins bio font ainsi apparaître encore plus de notion de « terroirs » que cela soit pour les IGP ou les AOC ! « les vins bio, qu’ils relèvent ou non d’indications géographiques, affirment une capacité d’expression spécifique du terroir » ou encore « une expression plus authentique du terroir »… Ces scénarios expriment d’autant mieux cette évolution qu’ils décrivent par exemple les vins d’AOC pris en tenaille entre le piège des produits phytosanitaires réputés dangereux et les OGM seuls capables de les en dispenser. « Les vins bio en tirent parti et affirment leur expression spécifique du terroir, avec ou sans revendication d’IG mais toujours sans intervention d’OGM ni de produits phytopharmaceutiques systémiques. Il s’agit pour les vins bio de maintenir une spécificité alors que les principes de minimisation de l’impact environnemental de l’agriculture biologique sont inscrits dans le cahier des charges d’un nombre croissant d’IG. »
56Dans d’autres scénarios une convergence se fait jour entre les IG qui échappent à la tenaille précédente en adoptant au maximum les principes de la production « bio » et les vins bio qui mettent en avant leur capacité à « exprimer le terroir » ; un nouveau concept est alors imaginé : l’IGB (Indication géographique bio) et sa variante « l’AOB » (Appellation d’origine bio) : « La plupart des vins AOC sont désormais produits en bio et la plupart des vins bio mettent en valeur le terroir dont ils sont issus. L’IGB peut être créée ; et constitue bientôt un segment significatif de l’offre de vin. ». Ce scénario est alors porteur d’une nouvelle question : « Comment séparer les effets du bio sur les terroirs et quelle différenciation pour des VSIG bio ? »
La Prospective « Changement Climatique » du programme LACCAVE/INRA de 2017
57Entre 2014 et 2017, un programme « LACCAVE » (Adaptation à long terme au changement climatique pour la viticulture et l’œnologie) a été mis en place par l’INRA pour étudier les effets du changement climatique sur le secteur de la vigne et du vin, et surtout les possibilités d’adaptation à ces changements dans les différents vignobles français. Il inclut un volet de prospective que nous avons également piloté, et qui a permis d’une part d’outiller l’interdisciplinarité nécessaire entre les contributeurs scientifiques et d’autre part de construire un dialogue de type « science participative » avec les professionnels de différentes régions de France.
La phase d’analyse rétrospective et de représentation commune du système
58JM. Touzard et N. Ollat qui dirigent le projet LACCAVE expriment ainsi en 2016 une première relation du changement climatique avec le « terroir » (Ollat et Touzard, 2016). « La vigne cultivée pour produire du vin (Vitis vinifera) est très sensible aux variations du climat qui influencent le rendement, la composition des raisins et la qualité des vins. Cet “effet climat” est pris en compte depuis des millénaires par les viticulteurs pour choisir l’emplacement des vignobles, les cépages et les techniques, mais aussi pour différencier la qualité des vins selon des “terroirs” ou “millésimes”. Cependant, par son ampleur et son accélération, le changement climatique auquel nous faisons face vient bouleverser les pratiques viticoles et la production de vin. »
Des hypothèses autour de la notion de terroir
59Les hypothèses formulées dans cet exercice mettent en question deux idées principales :
- le développement de l’Appellation d’origine comme signe quasi-exclusif de différenciation par le terroir : (WP30) Dans un contexte où la différenciation par le terroir reste importante, l’AOC est un signe de différenciation prédominant Versus : Bien que la différenciation par le terroir reste importante, l’AOC n’a plus le monopole de cette différenciation.
- la possibilité – ou le risque, suivant l’attitude adoptée par la filière – de voir la gamme des terroirs traditionnels modifiée dans sa composition et sa hiérarchie… (WP33) Le CC, en modifiant la valeur des vignobles et la hiérarchisation des terroirs, renouvelle les conditions de compétition entre les régions viticoles Versus : Le CC ne modifie pas la valeur des vignobles et la hiérarchisation des terroirs. Les conditions de compétitions entre les régions viticoles n’ont pas évolué.
Les visages du terroir évoqués dans les scénarios
60Les scénarios écrits alors permettent de définir des stratégies d’adaptation, en croisant deux axes d’actions, jugés structurants pour le système vignes et vins : « a) le choix de localisation des vignes qui peut varier d’un maintien strict dans le périmètre des vignobles actuels, jusqu’à un déplacement important (abandon et création de régions viticoles), en passant par des relocalisations au sein ou aux frontières d’une aire de production. Cette mobilité permet de retrouver des conditions climatiques « plus favorables » ailleurs (selon l’altitude, la longitude, en tenant compte des types de sols…) ; b) l’innovation technologique (viticole et œnologique) pouvant avoir différentes intensités, depuis la prolongation d’innovations actuelles, jusqu’à des innovations de rupture (biotechnologies, OGM, association avec d’autres cultures voire avec des panneaux solaires…). Les innovations techniques permettent de modifier le fonctionnement du système vignes et vins en atténuant les impacts ou tirant profit du changement climatique. »
61Le croisement de ces deux axes d’action permet de proposer quatre stratégies d’adaptation (NB. Une stratégie d’« adaptation 0 », qui ne ferait évoluer ni les pratiques, ni la localisation, a été écartée car peu réaliste.)
62« La stratégie “conservatrice” qui n’intègre que des changements marginaux dans les vignobles actuels » ; à noter que si cette stratégie se révèle efficace et suffisante, ce serait alors probablement au prix de modifications effectives – ne serait-ce qu’à la marge – des interactions entre l’encépagement, le mode de conduite et le terroir… l’irrigation, même limitée et qualitative, fait également partie des ressources possibles, capables de modifier les influences du milieu ;
63« La stratégie “innover pour rester” qui ouvre les vignobles à une large gamme d’innovations techniques, permettant de maintenir globalement les localisations actuelles ». Dans ce cas, du point de vue du terroir, les innovations pourraient se répartir en deux catégories :
- certaines concernent l’introduction de process technologiques à la cave, incluant notamment un nombre croissant d’additifs et surtout de techniques « membranaires » ; dès lors sans modifier véritablement le terroir, l’expression de celui-ci tendrait soit à disparaître soit à être conservée mais dans une version plutôt artificialisée…
- d’autres concerneraient plus directement des actions sur les interactions entre la vigne, le raisin et son milieu pédoclimatique (modes de conduite associés à divers types d’abris et protections, voire micro-biologique (ensemencements avec des levures exogènes) ; dans ce cas c’est le terroir lui-même qui se trouverait substantiellement modifié.
64Dans les exercices de « science participative » qui ont permis aux diverses familles de professionnels de s’exprimer sur leurs intentions premières devant ces possibilités d’adaptation, c’est cette stratégie « par l’innovation » qui a largement emporté l’adhésion et l’envie d’être « proactif » dans cette direction…
65« La stratégie “vignobles nomades” qui donne la priorité à la relocalisation des vignobles en fonction des nouvelles conditions climatiques ». Cette stratégie aborde explicitement la possibilité de découverte de nouveaux terroirs ; il pourrait s’agir parfois de « re-découvertes » à l’échelle de l’histoire des flux migratoires des vignes et des vignerons : des travaux de Dion sur la géographie des terroirs jusqu’à la généalogie des cépages éclairée par les travaux de J.-M. Boursiquot, ce sont bien des flux migratoires dont cette histoire – qui n’a pas encore livré tous ses secrets – est jalonnée bien plus sans doute que de permanences immuables ! Il est toutefois remarquable que dans les exercices de « science collaborative » qui ont permis aux diverses familles de professionnels de s’exprimer sur leurs intentions premières devant ces possibilités d’adaptation, cette stratégie nomade a été retenue très majoritairement comme à éviter. Et ce en dépit du caractère ubiquiste avéré de la vigne, des savoir-faire de mise en valeur accumulés dans les terroirs traditionnels et des opportunités prometteuses que de nombreuses régions viticoles nouvelles pourraient présenter.
66« La stratégie “libérale” qui permet de tester une situation où “tout est possible partout”. » Également largement récusée par les professionnels – ceci rappelle la « dérive technologique » dénoncée par le président de l’INAO (Renou, 1999), car elle cumule les effets redoutés de l’innovation et du nomadisme, elle serait sans doute la plus « évolutive » pour les terroirs traditionnels car elle pourrait en modifier presque sans limite la localisation géographique et y introduire des processus d’artificialisation aujourd’hui interdits ou encore insoupçonnés…
67À noter que ces travaux de prospective abordent également les questions de concurrences entre les usages affectés à ces terroirs : concurrences au plan régional par exemple entre usages des terres et de l’eau soit pour la vigne soit pour l’accueil de populations nouvelles, permanentes ou touristiques ; concurrences aussi au plan mondial si les terres les plus fertiles doivent être réservées prioritairement à des cultures alimentaires de première nécessité pour répondre aux besoins de plus de 9 milliards d’habitants.
Conclusion
68Ce tour d’horizon a permis d’aborder le terroir des différents « points de vue » offerts par les prospectives commandées et animées par différentes familles. Une certaine diversité apparaît, peut-être aussi une évolution des représentations, reflet des préoccupations du secteur de la vigne et du vin.
69On a noté par exemple que l’expression « goût » de terroir (Martin, 2002), très utilisée naguère a quasiment disparu ; elle s’est effacée au profit de problématiques nouvelles évoquées ; elle a pu pâtir également de découvertes qui ont mis certains d’entre eux sur le compte de « défauts » notoires, par exemple liés à des Brettanomyces…
70Cette démarche ne se prétend pas exhaustive : l’analyse d’autres travaux comme la Prospective « Coopération viticole » (France Agrimer, 2017) auraient livré encore d’autres visions notamment quant à la gestion de ces territoires et « terroirs ». Des prospectives à venir (Une actualisation de la prospective nationale « 20 ans après » est planifiée en 2018 par France AgriMer et Montpellier SupAgro), davantage nourries de travaux scientifiques sur la différenciation des levures pourraient conduire à davantage considérer dans le terroir les « populations de levures régionales » (Legras, 2018) quitte à mettre en question le concept de « levure de terroir »…
71Une ouverture internationale permettrait également d’autres éclairages : de récents ateliers animés en Suisse à l’occasion de la réforme des AOC ont mis en lumière des préoccupations sociologiques très pertinentes sur les relations du terroir à la « communauté » (Tönnies, 1977) qui semblaient s’être éloignées des questionnements des professionnels français ces dernières années, en dépit des riches contributions universitaires mobilisables…
72Les travaux des groupes d’experts de l’OIV seraient aussi à considérer prochainement comme des reflets de l’évolution de la notion de terroir et des moteurs de son évolution ; ainsi les réflexions sur une norme « Étiquetage » pourraient inclure une révision des concepts d’AO et IG « reconnues » par les pays de l’OIV depuis 1992, et la définition du terroir de 2010.
73Au-delà des pratiques et labellisations « bio » largement évoquées, la sphère viticole est actuellement irriguée par de nouvelles tendances qui confinent souvent au « plus naturel » avec différentes acceptions et contraintes ; la montée en puissance de telles tendances serait également apte à modifier les relations avec le terroir soit dans sa version « la plus naturelle », soit au risque d’injonctions (paradoxales ?) de « pratiques permettant une plus grande naturalité de produits ».
74Les questions d’une grande modernité soulevées par la permaculture et l’agriculture urbaine sont d’une certaine façon assez proches philosophiquement : « comment apprendre des systèmes naturels en fonctionnement, pour planifier l’intégration de l’être humain dans les écosystèmes ? » et invitent à une vision potentiellement évolutive du terroir.
75Dans tous les cas, l’hypothèse formulée dans nos travaux de prospective dès 2000 « La notion de terroir, en dépit de ses imprécisions, diffuse largement au sein de la communauté vitivinicole internationale Versus : La notion de terroir reste une référence marginale de la communauté vitivinicole internationale » a continué d’être largement retenue jusque dans les travaux les plus récents (prospective « vins Bio », « Anivins de France ») – quand d’autres hypothèses au contraire avaient connu une obsolescence plus précoce – et ce en dépit d’une définition mondiale du terroir adoptée à l’OIV.
76On observe enfin que des mouvements nouveaux s’expriment de nos jours sur la relation entre terroir et AOC. Certains abandonnent l’AOC sans renoncer à exprimer le terroir voire en revendiquant faire différemment et encore mieux que le cahier des charges voulu par leur syndicat (ODG) le permettrait… La période est en tout cas propice pour rappeler les larges possibilités d’introduction d’innovations au sein des appellations dès lors qu’une volonté professionnelle s’exprime et est argumentée. On observe comme un possible « signal faible » des terroirs plutôt productifs qui commencent de revendiquer au-delà de l’IGP une reconnaissance en AOP comme les sables de Camargue… On a vu aussi comment des cépages parfois « oubliés » ont été rapidement réintroduits dans telle AOC (tel le « prunelard » en AOC Gaillac) ; la relation des cépages aux terroirs risque d’être massivement affectée si l’usage de nouveaux cépages résistants (aux maladies, à la sécheresse…) se généralise…
Notes de bas de page
1 Les cellules de prospective mentionnées ici sont constituées pour France AgriMer de Patrick Aigrain, Françoise Brugière et Christian Touvron, pour l’INRA de Jean-Marc Touzard et Mireille Ferrage, et de Hervé Hannin pour Montpellier SupAgro.
2 L’OIV a créé en 1986 le premier diplôme international de marketing du vin pour y remédier…
3 L’Office international de la vigne et du vin fondé en 1924 a été refondé sous la forme d’une Organisation internationale de la vigne et du vin en 2001.
Auteur
hannin@supagro.fr
Directeur du développement de l’Institut des Hautes Études de la Vigne et du Vin, à Montpellier SupAgro. Ingénieur agronome, Maître ès Sciences et Docteur en agro-économie ; il enseigne à Montpellier SupAgro et à Montpellier Business School en tant que Professeur associé de Marketing. Ingénieur de Recherche au sein de l’Unité MOISA, ses travaux se situent notamment dans le domaine de la prospective stratégique appliquée au secteur du vin, aux marchés internationaux et aux impacts du changement climatique. Hervé Hannin est membre du Conseil de Bassin du Languedoc-Roussillon, du CST de la filière Vin (IFV) et Expert auprès de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV).
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