La construction sociale des terroirs viticoles : pour des consommateurs connaisseurs, complices et ambassadeurs ?
p. 179-196
Texte intégral
Introduction
1Le concept de terroir désigne une portion de territoire présentant certains caractères qui le distinguent du point de vue agronomique des territoires voisins et qui lui viennent de ses qualités physiques originelles (relief, climat, exposition, sols…) ou acquises par des aménagements humains (terroir irrigué, terroir drainé, terroir en terrasses…). Du point de vue agricole, un terroir correspond à l’ensemble des terres où l’on cultive le même produit et où celui-ci a la même qualité (Bonneval, 1993). Le terroir fait partie des avantages concurrentiels des produits d’appellation d’origine contrôlée ou protégée, il confère au produit final sa typicité organoleptique. Les cidres, les vins et les fromages illustrent à la perfection cette conception du terroir (Gauttier, 2006). Mais encore faut-il un groupe humain, un groupe social, une communauté professionnelle en capacité de valoriser ce potentiel pédoclimatique pour en faire un produit de terroir, encore faut-il un groupe humain de référence (des consommateurs, des clients) qui sache apprécier la typicité du produit de terroir ainsi élaboré (Casabianca et al., 2008). Par conséquent, et contre les évidences premières, la spécificité pédoclimatique des produits de terroir n’est pas qu’un phénomène naturel mais une production humaine collective qui fait d’une ressource générique (un potentiel donné et non exploité) un actif spécifique (une production différenciée des produits standards et valorisée en tant que telle sur les marchés) (Pecqueur, 2005).
2La sociologie des organisations (Crozier, 1963 ; Crozier et Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993) est une composante de la sociologie économique, qui s’intéresse à la construction sociale des relations productives et des relations marchandes, ou dit autrement de l’origine sociale des phénomènes économiques (Steiner, 1999), des rapports d’interdépendance entre phénomènes économiques et sociaux (Trigilia, 2001). Dès lors, le produit de terroir est analysé dans sa dimension humaine et collective, comme construit humain, la dynamique sociale étant explicative de la performance au point de suggérer que « seule, la qualité des échanges sociaux fonde la réussite à long terme des bassins de production agricoles », en particulier de terroir (Sarrazin, 2016). Pour sa part, l’économie régionale a conceptualisé l’agglomération de petites entreprises spécialisées autour d’une même production sur un territoire identifié sous les termes de districts industriels (Becattini, 1992 ; Courlet, 1994 ; Marshall, 1990 ; Trigilia, 2001) ou de systèmes productifs localisés (Courlet, 2001a ; Courlet, 2001b ; Pecqueur, 2000). La recherche publique agricole (INRA, CIRAD et plus tard INAO) va s’intéresser aux productions agro-alimentaires régies par les règles coutumières des pays du sud (Muchnik et al., 2008) et aux produits de terroir et d’appellation d’origine contrôlée (Casabianca et al., 2008) sous le concept de système agro-alimentaire localisé (Muchnik et al., 2008) (Muchnik et Sainte Marie, 2010). L’ensemble de ce cadre référentiel permet de mieux fixer la spécificité organisationnelle et sociale des bassins de production des produits de terroir, comme objet scientifique particulier, où chacun des concepts utilisés montre l’importance des facteurs sociaux de coordination. Notre contribution consiste à mettre en exergue le groupe humain de référence (consommateurs et clients) qui sait apprécier la typicité du produit de terroir et s’en fait le promoteur auprès de ses proches, au point de faire partie du modèle d’analyse du produit de terroir (Sarrazin, 2012).
3Notre contribution revient sur les spécificités du terroir et les enjeux sociaux de la typicité. Les bassins de production des produits des terroirs viticoles correspondent au modèle organisationnel des systèmes agroalimentaires localisés. L’organisation de « fêtes populaires professionnelles promotionnelles » constitue le facteur discriminant du dynamisme des terroirs viticoles, dont nous allons rendre compte par l’analyse détaillée du cas de l’appellation Saumur-Champigny. L’interprétation proposée est fondée sur l’importance du bénévolat dans l’organisation de cette promotion collective. En examinant la situation des non-contributeurs, se révèlent les conditions d’exclusion de certains viticulteurs, le rôle central du syndicat d’appellation dans le pilotage de l’appellation et l’impossibilité de dissocier l’action de promotion collective des initiatives de changements techniques conduites par le même syndicat et dont l’objet est d’accroître la renommée de l’appellation. La typicité, le changement technique, la promotion collective font le lien entre les producteurs et les consommateurs dont le raffermissement de la qualité relationnelle vise à en faire les ambassadeurs de l’appellation. Le paradigme du don est explicatif des phénomènes sociaux observés.
État des savoirs
Les spécificités du terroir
4En reprenant à notre compte les travaux du groupe de travail INRA-INAO (Casabianca et al., 2008), il est possible de retenir la définition synthétique suivante. Un terroir est un construit humain comme milieu physique et système socio-économique complexe en redéfinition continuelle. Il est délimité pour des raisons juridiques en lien avec des usages de production et de dénomination, en relation avec des entités administratives ou des limites géographiques naturelles. Le terroir est le fait d’une communauté humaine avec ses liens de solidarité que fondent des règles coutumières, la tradition et une histoire commune. Cette communauté est au fondement du savoir intellectuel collectif de production qui permet d’aboutir à un produit spécifique pour cette communauté : un produit typique.
5Ainsi un terroir est fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains, dans lequel les itinéraires sociotechniques mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité et engendrent une réputation pour un produit originaire de ce terroir. La notion de terroir est fondée sur celle de typicité et non l’inverse. Donc la typicité est le fait du produit en lien avec le terroir. La matière première a un potentiel d’originalité que les techniques de production et de transformation permettent de mettre au jour sans l’altérer. La typicité est conférée, c’est-à-dire directement déterminée par le terroir. Le troisième effet du terroir est de provoquer une relation de familiarité pour les amateurs du produit de terroir qui sont ainsi plus des initiés et des connaisseurs que des consommateurs. Cette relation particulière est à la racine de la réputation, à la fois sur le marché et globalement dans la société. L’effet de ces facteurs du terroir sur les caractéristiques sensorielles des produits peut être lié à la présence dans la matière première de molécules spécifiques responsables de la flaveur, de la couleur ou de la texture du produit final.
Les enjeux sociaux de la typicité
6L’appartenance d’un produit à un type, et donc la reconnaissance de sa typicité, est appréciée par le groupe humain de référence sur la base de savoirs élaborés et capitalisés au cours du temps. Ce groupe humain de référence est composite, constitué de multiples acteurs opérant tout au long de la chaîne d’élaboration du produit jusqu’à sa consommation finale par des connaisseurs. Le groupe humain de référence partage des savoirs distribués qui convergent pour reconnaître la typicité du produit. La typicité résulte d’un savoir-établir, d’un savoir-produire, d’un savoir-évaluer et d’un savoir-apprécier. Le savoir-évaluer souligne le rôle essentiel des experts pour garantir la spécificité du produit, en canalisant les dérives éventuelles liées à des intérêts économiques particuliers. La reconnaissance d’un produit typique par les consommateurs finaux suppose l’acquisition de compétences par une familiarité avec le produit typique sur la durée, acquise par des apprentissages d’une nature expérientielle. La typicité exige une approche qui tienne compte de l’espace et du temps nécessaires pour la constitution et la circulation du savoir-apprécier. Il existe une différence entre les consommateurs-connaisseurs capables d’apprécier la typicité et les consommateurs ordinaires qui en sont incapables et vont simplement pouvoir repérer les saillances du produit, sa typicalité. Parmi les multiples expressions de la typicité, la typicité liée au terroir est une construction particulière qui concrétise l’effet du terroir pour un produit donné (Casabianca et al., 2008).
7Cette définition des produits de terroir et de leur typicité, par l’insistance qu’elle porte à leur construction sociale par une communauté professionnelle apte à se doter de règles de production (savoir-établir, savoir-produire) est tout à fait appropriable en sociologie (Tönnies, 1977 ; 1887) (Reynaud, 1989) (Dubar, 1991) (Guédez, 1994) (Francfort et al., 1995) (Sainsaulieu et al., 2011). Les terroirs viticoles ne constituent qu’un cas d’espèce particulier de cet univers de construction collective de projet de développement économique territorialisé, dont rend parfaitement compte le concept de système agro-alimentaire localisé.
Le système agro-alimentaire localisé
8Dans les recherches sur le développement local, l’économie régionale, dans les années 1985 avec Philippe Aydalot, a proposé un cadre d’analyse à partir du concept de système régional de production (Matteaccioli, 2004). Ultérieurement, il s’est agi des concepts de district industriel (Marshall, 1990) (Becattini, 1992) (Courlet, 1994) (Trigilia, 2001) et de systèmes productifs localisés, SPL, (Pecqueur, 2000) (Courlet, 2001a) (Courlet, 2001b) (Pommier, 2002) correspondants aux agglomérations de petites entreprises spécialisées, plutôt artisanales et aujourd’hui industrielles, qui obtiennent une notoriété nationale ou/et internationale pour la qualité de leur production. Pour notre part, notre travail universitaire (Sarrazin, 2004) a eu vocation à montrer que ces deux concepts scientifiques étaient tout à fait pertinents pour rendre compte du fonctionnement de l’agriculture et en particulier des agglomérations d’exploitations agricoles de production et de commercialisation qui font les bassins de production spécialisés (Sarrazin, 2008).
9Les SYAL, systèmes agro-alimentaires localisés, sont définis en 1996 à partir de recherches développées par l’INRA-SAD, Sciences pour l’action et le développement, en partenariat avec le CIRAD, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, dans divers pays d’Amérique latine et d’Afrique de l’Ouest. Ils ont porté sur deux objets d’étude : la transformation des produits des agricultures familiales visant à augmenter les revenus des producteurs et l’alimentation des populations urbaines à travers la mise en valeur de ressources locales. Ainsi des recherches menées à Maroua au Nord Cameroun (700 000 habitants) mettent en évidence l’existence d’un tissu urbain de petites entreprises agro-alimentaires, déterminant pour l’emploi et l’alimentation de la population (Lopez et Muchnik, 2001). Ce ne sont pas moins de 135 moulins à céréales, 700 unités de production de bière de sorgho, 300 fabricantes de boisson non alcoolisées qui fournissent la population urbaine. Ces activités représentent des situations spatiales très variées, activités regroupées ou au contraire dispersées, plus ou moins liées au milieu rural environnant la ville. Elles regroupent des produits, des savoirs, surtout des femmes qui fabriquent et vendent ces produits, et des institutions, coutumières ou modernes, qui norment et régulent ces activités.
10Qualifier ce tissu urbain de petites entreprises individuelles ou familiales de système agro-alimentaire localisé, SYAL, c’est lui reconnaître cette capacité à organiser un lien entre des producteurs de matières premières locales et des consommateurs, segmentés selon leurs origines géographiques, leurs appartenances religieuses, leurs statuts socio-économiques, et constater la pérennité du système ainsi constitué, parce que régulé par des normes coutumières et/ou religieuses (Lopez et Muchnik, 2001).
11Aujourd’hui, l’originalité des SYAL des produits de terroir est expliquée par les relations hommes-produit-territoire, car les spécificités territoriales des produits dépendent de l’organisation collective des hommes qui les produisent et des institutions publiques qui les protègent. C’est en effet autour des spécificités organoleptiques des produits et des processus de qualification qui leur sont associés, que s’organisent les producteurs et leurs institutions, que les consommateurs reconnaissent les qualités spécifiques de ces produits et décident in fine de leur achat au sein d’une culture alimentaire commune, souvent identitaire qui fait le lien entre producteurs et consommateurs.
12La différence essentielle apportée par le concept de SYAL aux concepts de district industriel et de SPL, concerne la contribution active de la population locale à la reconnaissance organoleptique et à la typicité des productions brutes ou transformées du SYAL. Dit autrement, là où Alfred Marshall (1990, 1915) percevait une « atmosphère industrielle » discriminante, qui donnait la capacité à la population locale d’identifier et de déterminer le « bon ou le mauvais boulot », au sens du travail bien fait ou du bel ouvrage dans les districts industriels, le SYAL ajoute une « culture culinaire », communément partagée par une population locale ou éloignée mais rattachée, friande de ces productions agro-alimentaires et exigeante de ces qualités-là, et qui sait dénicher les préférences à son goût. À ce stade, nous nous situons du point de vue des consommateurs des produits bruts ou transformés, mais il faut aussi l’envisager du point de vue des consommateurs transformateurs qui cuisinent pour eux-mêmes ces produits, ces matières premières. Dans ce cas, les savoir-faire sont partagés par la population locale, dans la mise en œuvre d’une transformation familiale des produits bruts, dans le cadre d’une autoconsommation domestique, au sein d’hérédités alimentaires et d’identité gastronomique (Stengel, 2014).
13Cette approche sociologique des produits de terroir a trouvé dans les terroirs viticoles son illustration la plus aboutie au niveau de trois AOC du Val de Loire : Chinon, Sancerre et Saumur-Champigny. En nous focalisant exclusivement sur le savoir-apprécier, chacune de ces appellations a développé des stratégies spécifiques de communication en direction des consommateurs avertis et fidèles de l’appellation, dans l’objectif délibéré de faire de ces consommateurs de véritables ambassadeurs. Sans pouvoir entrer dans les détails comparés des actions mises en œuvre, au final il apparaît que ce qui leur est commun, c’est leur capacité d’organiser des « fêtes populaires professionnelles promotionnelles », sous des formes très différentes, mais sociologiquement similaires. Dès lors, nous ne rendrons compte ici que de Saumur-Champigny, dont nous considérons que les conclusions sont généralisables aux autres terroirs viticoles.
Un travail de terrain
14Trois séries d’enquêtes y ont été conduites, dont l’objet a été de caractériser sociologiquement la population viticole de l’appellation, pour en isoler les déterminants sociaux, et de caractériser sa dynamique sociale à travers deux actions discriminantes au sein du Val de Loire, un évènement festif la « Grande Tablée » et un projet de développement de la biodiversité1, matérialisé par l’implantation de haies dans le vignoble. Ce dernier ne sera pas traité ici, mais fait référence explicitement au savoir-établir et savoir-produire des produits de terroir. Ces enquêtes ont été financées par l’UMT Vinitera.
15En 2006, 21 entretiens semi-dirigés ont été réalisés à propos du projet biodiversité : 19 viticulteurs dont 13 engagés dans l’action, en ayant planté des haies, et deux techniciennes (cave coopérative et chambre d’agriculture) ayant accompagné le projet. En 2007, 55 entretiens semi-dirigés auprès de tous les viticulteurs de quelques communes choisies au hasard, sur les 120 déclarants de récolte et la centaine de viticulteurs actifs. Cette enquête a permis de déterminer l’existence de trois systèmes sociotechniques localisés : les viticulteurs du négoce, les viticulteurs coopérateurs et les viticulteurs indépendants en vente directe. La spécificité de l’appellation Saumur-Champigny est d’avoir une interconnexion très forte entre les viticulteurs coopérateurs et les viticulteurs indépendants, par l’intermédiaire du syndicat d’appellation, qui opère un certain nombre de ponts entre les différentes composantes idéologiques et sociologiques de l’appellation lui permettant d’assurer une certaine cohésion d’ensemble (Drugeon et Sarrazin, 2007) (Drugeon et Sarrazin, 2008).
16En 2007, une observation participante auprès du syndicat d’appellation a permis de suivre les six mois de promotion collective de l’appellation avec ses différentes stratégies et de n’en retenir qu’une, l’organisation de la « Grande Tablée », qui réunit en une seule soirée cinq mille convives et trois mille badauds, à la fin juillet. Ils viennent déguster gratuitement ce vin de belle renommée et écouter neuf groupes de musique, répartis sur la plus grande place de la ville, entre l’hôtel de ville et les bords de la Loire. Cet événement est doublement exceptionnel, sans être unique, d’une part aucune autre manifestation de cette envergure n’est actuellement organisée dans la vallée de la Loire viticole, d’autre part il repose sur la prédominance du bénévolat dans son organisation. La « Grande Tablée » du Saumur-Champigny révèle l’existence d’un vaste système d’échanges sociaux au sein de la société locale saumuroise dans lequel les viticulteurs ont un rôle éminent et déterminant (Cantagrel, 2007) (Cantagrel et Sarrazin, 2009).
La « cuvée des 100 » et la « Grande Tablée »
17L’organisation de cette « Grande Tablée » commence quasiment une année auparavant, au moment des vendanges, par la réalisation de la « Cuvée des 100 », sous-entendu des 100 vignerons, qui n’ont jamais été 100, mais plutôt 120 déclarants de récoltes, dont quelque 90 viticulteurs professionnels et quelque 70 réellement actifs dans l’appellation. Cette « Cuvée des 100 » s’élabore plusieurs années auparavant. Au moment des vendanges, chaque viticulteur volontaire est amené à faire don de 10 à 12 kg de vendange par hectare. La vinification et la mise en bouteilles de la cuvée ont lieu au chai d’une maison de Saumur, agissant ici comme prestataire de services et rémunérée à cet effet par le syndicat d’appellation. En 2007, 65 viticulteurs ont fait un don. 63 hl de vin ont pu ainsi être produits soit près de 9 000 bouteilles. Il s’agit d’un don gratuit et désintéressé, car, à ce moment-là de l’année, les viticulteurs sont pris par leurs propres vendanges, c’est une période de surcharge de travail. Mais la livraison se fait sur une fin de matinée, avec un petit casse-croûte et une « Cuvée des 100 » antérieure. En fait tout le monde livre quasiment en même temps. Derrière la convivialité apparente se cache et se révèle une communauté professionnelle qui exerce sa vigilance sur la qualité des apports en raisin de chacun, sa capacité d’autocontrôle se manifestant par sa simple présence sur le quai de déchargement. Sociologiquement c’est essentiel.
18Le vin qui sortira de ce chai ne sera jamais vendu. Il sera offert lors des manifestations organisées par le syndicat, mais aussi donné aux municipalités, aux comités des fêtes et à différentes associations des alentours, pour leurs vins d’honneur. Il sera offert à l’occasion des accueils des différents visiteurs officiels de l’appellation, autres appellations, élus locaux, réunions techniques, séminaires et colloques organisés à Saumur pour la profession viticole, visites d’écoles hôtelières, etc. Et si de l’argent est tiré de ces bouteilles, ce sera à l’occasion de fêtes privées, par des mises aux enchères au profit d’associations caritatives ou humanitaires, etc. Le Saumur-Champigny de la « Cuvée des 100 » est également servi lors de la « Grande Tablée ». Il est donc fondamentalement une œuvre collective, un fait communautaire, et lorsqu’il est servi par un viticulteur, en lieu et place de la collectivité des viticulteurs, ce n’est pas lui le vigneron particulier qui cherche à vendre son vin, mais c’est le porte-parole de la communauté professionnelle qui offre le vin de son appellation et dont il a la charge, ce jour-là, de faire la promotion. Ce vin devient un bien très particulier, un bien commun.
19Le jeudi 2 août 2007, jour J ! À midi, l’équipe complète de bénévoles est constituée, pour la plupart, les épouses, les enfants, les parents et amis des viticulteurs. Ainsi 200 bénévoles sont réunis autour d’un pique-nique, offert par le charcutier fournisseur de la « Grande Tablée ». Dès 17 h, les premiers hôtes font leur apparition sur la place de la République pour choisir les meilleures places à leur goût. À 19 h, la place est prise d’assaut par les milliers de convives. Le repas est composé d’une assiette de charcuteries de pays, d’une part de champignons de Paris, d’un morceau de pain aromatisé au Saumur Champigny, d’une portion de fromage de Chabichou, d’une part de tarte aux myrtilles et d’un verre gravé spécialement pour la soirée, le tout pour 9 €. Notons ici une donnée surprenante, en dehors du traiteur qui se fait payer sa prestation, mais offre le pique-nique aux bénévoles, tous les autres fournisseurs offrent leur production. Pour le vin, il faut aller aux stands barriques, au nombre de 24, ces barriques mises debout servant en quelque sorte de bar. Cette année-là, les « Cuvées des 100 » des années 1989, 2002, 2004 et 2006 seront offertes à qui apporte son ou ses verres, de 19 h 30 à 22 h 30, sans restriction. L’ambiance et la bonne humeur se lisent sur les traits des convives et des organisateurs. À 22 h 30, les neuf groupes de musique disséminés sur la place cessent leur prestation, une fanfare vient chercher tous les volontaires pour les conduire vers la place St Pierre, à quelques centaines de mètres de là, où un concert gratuit de clôture est assuré par un autre groupe de musique. Le démontage des installations peut alors commencer.
20Le soir de la « Grande Tablée », une cinquantaine de vignerons sont présents ; ils tiennent tous, par groupe de trois ou quatre, une « barrique », ou ils les ravitaillent par un ballet incessant de diables. Ainsi la « Cuvée des 100 » produite par une soixantaine de vignerons est servie par une cinquantaine d’entre eux et des membres de leur famille, tous arborant une tenue distinctive, spécifique chaque année. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’à ces bénévoles-là, viennent s’ajouter deux petits groupes de bénévoles associés aux producteurs d’Anjou Myrtilles et du fromage de Chabichou, mais également des bénévoles du club de basket de Saumur, parce que certains vignerons sont membres et dirigeants du club. Enfin des bénévoles de l’attelage (concours équestre d’envergure nationale qui a également lieu à Saumur) participent également. Anjou Myrtilles (2e producteur français de petits fruits) fournit les myrtilles, la Fédération des boulangers fabrique le pain au Saumur-Champigny et les pâtes feuilletées pour la tarte aux myrtilles, France Champignon (2e acteur mondial sur le marché du champignon) fournit les champignons de Paris assaisonnés, la Laiterie Landouzyl les fromages de chèvres (Chabichou). Ainsi le syndicat viticole du Saumur-Champigny est associé avec des groupes professionnels institués, AOC Chabichou, fédération des boulangers, grande entreprise locale, etc. pour impulser un esprit d’équipe et de solidarité entre des producteurs locaux pour la promotion collective de leur production et de leur territoire.
21Ce sont les vignerons et leurs amis professionnels du Saumurois qui donnent une fête aux saumurois et aux touristes de passage dans la région. Mais l’événement est principalement une fête pour les locaux, qui sont manifestement les plus nombreux et qui donnent son sens à la manifestation. D’ailleurs c’est leur forte présence qui donne la notoriété à la manifestation et justifie les nombreux reportages de la presse écrite régionale et spécialisée, radiophonique et télévisée. Pour 4 €, il est possible de goûter au vin distribué dans les mêmes conditions, sauf une, l’absence de place assise, mais un avantage celui de vagabonder entre les groupes de musiques. C’est le cas des badauds.
Une « fête populaire professionnelle promotionnelle »
22La description que nous avons donnée de cette manifestation permet de faire émerger les spécificités de celle-ci. Il s’agit d’une fête populaire. Dans le cas de Saumur-Champigny, la caractérisation de la fête populaire rend compte de la participation des classes moyennes (Chauvel, 2007), public cible des vignerons et consommateurs avertis du vin de terroir. Néanmoins la fête elle-même est socialement ouverte, la distinction entre convives et badauds pouvant rendre compte des différences sociales. Les enfants sont très présents, parce qu’un soir d’été, c’est permis. La fête est familiale et puisqu’elle l’est, des grands-parents sont également présents. Après le repas, tout ce petit monde danse spontanément autour de certains groupes de musique dans une très belle bonne humeur. Cette fête apparaît comme un grand moment de détente et de convivialité entre proches. Mais c’est également un lieu de relations d’interconnaissance, la déambulation pour aller chercher les plats qui composent le repas, pour aller chercher du vin ou pour aller écouter différents groupes de musique, permet de se saluer, de se rencontrer et de discuter un moment. La participation financière, n’est pas obligatoire. Il est possible de profiter de la fête gratuitement, bien évidemment sans goûter au vin. La fête est socialement ouverte et familiale.
23Cette fête populaire est promotionnelle puisqu’elle est exclusivement centrée sur le produit, symboliquement disséminé sur l’immense place, noire de monde mais très ordonnée avec ses grandes rangées de tables et de chaises. Ce qui fait son originalité, c’est sa commensalité2 festive monumentale. Contrairement à d’autres fêtes promotionnelles, il n’y a pas de mise en scène du produit, au sens théâtral du terme, dont l’objet est de générer une forte connivence et complicité entre acteurs de la mise en scène et spectateurs puisqu’une partie des spectateurs fait partie des proches, quand ils ne font pas partie de la même famille. Ainsi par exemple, les robes en osier de Villaines-les-Rochers en Indre-et-Loire. Il n’y a pas non plus l’humour et l’auto-dérision comme à St-Sever dans les Landes pour les Festivolailles, où des humains sont déguisés en poulets, ou dans des dioramas, où des poulets sont déguisés en humains, ni comme à Plougastel-Daoulas dans le Finistère où des enfants sont déguisés en fraises. Mais à Saumur-Champigny comme à Sancerre, c’est l’association avec toutes les musiques qui prime. Pourtant, c’est bien le vin de l’appellation qui est au centre de la manifestation, avec l’obligation d’aller faire remplir son verre par un viticulteur à une barrique. Quoi qu’il en soit, cette forme incarnée de promotion du produit par les producteurs ou leurs proches constitue une forme spécifique de lien direct producteurs-consommateurs, sans possibilité de discussion directe ce jour-là. Pour autant ces fêtes promotionnelles cherchent à établir un lien de complicité au sein d’un raffermissement des liens directs par l’offre, en abondance, de vins déjà appréciés de ces consommateurs-là, afin qu’ils se fassent les ambassadeurs du produit.
24Enfin cette « fête populaire professionnelle promotionnelle » est une forme de manifestation communautaire, puisque seule une corporation professionnelle suffisamment structurée et organisée est capable de construire des projets d’envergure, de mobiliser pas mal de ses membres et d’entraîner avec elle une partie de la population locale associée de fait à l’activité ou, comme nous l’avons vu pour Saumur-Champigny, s’associer à d’autres professions pour donner encore plus d’ampleur et de sens à la manifestation. Seules des communautés professionnelles et/ou des communautés locales fortes peuvent faire le pari du don pour l’organiser.
De la dette et du don, et du pari du don
25La « Grande Tablée » peut être interprétée comme le fruit d’une dette de la part des viticulteurs à l’égard de la population locale, qui fut un de ses premiers acheteurs et a assuré le premier cercle de la promotion de l’appellation. Mais avant cela, c’est la « Cuvée des 100 » qui fut la première restitution sociale de la dette et qui a constitué une réponse collective, socialisatrice pour l’appellation, tout autant qu’elle est le moyen de la « Grande Tablée ». En effet, au lieu de répondre individuellement aux demandes particulières de dons de vins pour les manifestations locales, les viticulteurs ont instauré un système social pour répondre à la demande, intégrateur pour le groupe professionnel et promotionnel pour l’appellation, car l’addition des dons individuels a un effet démultiplicateur sur la quantité disponible pour la promotion. La dynamique sociale est manifeste du fait de l’action volontaire individuelle, spontanée (les variations annuelles des dons le valident), source de plaisirs, plusieurs mentions dans la description d’Émilie Cantagrel l’attestent. La « Cuvée des 100 » peut être considérée comme une des actions fondatrices de la communauté professionnelle des vignerons de Saumur-Champigny, parce qu’elle permet d’établir des relations sociales spécifiques entre les vignerons, en dehors de la sphère strictement technique. Cette communauté constitue une sorte d’alliance qui permet de générer du lien social dans la durée (cela, fait plus de 20 ans que cette cuvée existe) et dans la profondeur de la socialisation (établissement de liens plus ou moins fusionnels entre eux, mais aussi avec la population locale) par le fait que les saumurois peuvent avoir l’occasion de déguster cette cuvée à l’occasion de diverses manifestations officielles et/ou festives et promotionnelles locales. Néanmoins les donateurs de Saumur-Champigny font ce don sans garantie de retour, ils escomptent ce retour, mais celui-ci n’est aucunement exigible (Testart, 2007), c’est donc bien un don. En servant cette cuvée à l’occasion des manifestations publiques locales, les producteurs entretiennent leurs relations avec les Saumurois, les cadeaux entretenant l’amitié. En reproduisant l’événement de la « Grande Tablée » et de la « Cuvée des 100 » chaque année, ils régénèrent ces liens sociaux entre eux, mais aussi avec la population. On est donc bien ici dans une volonté de poursuivre la relation donateur-donataire dans la durée, faisant l’hypothèse qu’il s’agit bien d’un contre-don parce qu’une partie des Saumurois est bien cliente du Saumur-Champigny.
26Les viticulteurs bénévoles de la « Grande Tablée » constituent un groupe social en représentation, fondé sur une alliance communautaire, qui les fait apparaître aux yeux des autres comme un être collectif. Ce qu’atteste le président des vignerons, « pour fédérer le groupe, il est vrai que la “Grande Tablée” est formidable ». Cela permet d’établir des relations sociales fortes malgré les différences qui existent entre eux, des liens plus ou moins fusionnels dans la durée (cela fait sept ans que la « Grande Tablée » existe). Vient alors une question : l’échange est-il équilibré entre les vignerons eux-mêmes ? Certes non, certains vignerons s’investissent plus que d’autres mais, l’essentiel n’est-il pas de participer à la hauteur de ses moyens, de ses disponibilités, de ses envies, de ses ambitions ? Dès lors la vraie différence se fait avec ceux qui ne participent pas.
27Le fait que certains viticulteurs ne donnent pas à la « Cuvée des 100 » est socialement discriminant. Nous avons pu identifier les non-donateurs (Drugeon et Sarrazin, 2007), ils appartiennent aux trois sous-groupes. Les premiers sont les « apporteurs au négoce » en situation d’intégration professionnelle incertaine et fragile, pré-disqualifiante. Ils sont six dans cette situation. Viticulteurs en fin de carrière sur des exploitations de type familial, leurs méthodes culturales sont traditionnelles, peu concernées par le projet biodiversité. Pour eux, procédure d’agrément, syndicat et biodiversité sont associés à un monde social qui n’est pas le leur et dont ils se sentent exclus. Aucun de ces viticulteurs n’a de responsabilité professionnelle et si l’insertion sociale existe, elle est faible. Faible capital technico-économique, faible capital humain, faible capital socioprofessionnel caractérisent ce groupe social en voie de disqualification sociale (Paugam, 1991).
28Les seconds sont des viticulteurs indépendants en vente directe, également en situation d’autonomie professionnelle incertaine et fragile. Ils sont quatre, dont trois ont également des techniques traditionnelles et sont très à l’écart du projet biodiversité. Leur mode de commercialisation est traditionnel, vente en vrac, donc à un petit prix pour une clientèle au pouvoir d’achat limité, qui les place dans une logique de manque d’efficacité économique dans les années à venir. Cette interprétation est renforcée par un niveau d’insertion professionnelle très faible et sans la moindre responsabilité. Dit autrement, ces deux groupes de viticulteurs sont en situation de relatif échec économique dans la conduite technique et commerciale de leur exploitation.
29Les troisièmes sont des coopérateurs, simples adhérents (6 exploitants), c’est-à-dire sans engagement dans le fonctionnement de la coopérative. Viticulteurs traditionnels sur le plan technique, peu sensibles au projet biodiversité, livrant plus de 90 % de leur production à la coopérative, ils ne veulent pas « s’embêter avec la vente ». Insérés localement dans leur tissu professionnel, ils ont très peu de responsabilités dans le milieu de la viticulture.
30Ainsi ce qui caractérise tous ces viticulteurs ne donnant pas pour la « Cuvée des 100 », c’est leur absence ou faiblesse de vente directe. En ce sens, ils ne partagent pas ce qui fait le trait commun de la quasi-totalité des viticulteurs de Saumur-Champigny, la vente directe de vins en bouteille. En effet, situation originale de la cave coopérative, les viticulteurs coopérateurs commercialisent eux-mêmes une part de leur production. Ainsi, ceux qui ne donnent pas ne sont pas à l’écoute de la demande sociale de réduction des intrants dans la conduite de la vigne. Dès lors le projet biodiversité ne les concerne pas non plus. Corrélativement ces vignerons s’avèrent les moins impliqués dans l’organisation de la « Grande Tablée » et des autres manifestations saumuroises en général. Ils ont une très faible insertion professionnelle. Leur absence de perspective commerciale autonome ou de réussite dans la commercialisation de leurs vins en font des gens marginalisés au sein de l’appellation parce qu’ils sont à l’écart des enjeux de la vente directe, tout comme ils sont en situation de rejet ou d’indifférence au syndicat et à ses projets, en particulier au projet biodiversité (Drugeon et Sarrazin, 2007). Le refus de participation est interprété comme un refus d’établissement du lien social avec les autres viticulteurs, en refus d’intégration à la vie locale et associative, en rejet d’appartenance à la communauté des viticulteurs de l’appellation. La déliaison sociale (Bouvier, 2005) caractérise ces seize viticulteurs et explique leur non-participation au don de vin et au don de soi dans la promotion collective.
31À l’inverse, la surprise de cette analyse réside dans la mise au jour du système local d’échanges sociaux que représente cet événement au sein de la vie locale. La dynamique sociale du don impulsé par l’appellation a un effet d’entraînement sur d’autres corporations ou entreprises qui donnent une partie du repas. Il en est de même pour le partenariat établi avec la ville de Saumur et le Pôle Touristique International du Saumurois, tout comme l’engagement de certains groupes sociaux associés au club de basket et aux activités hippiques. Dès lors, il est impossible de considérer l’action des viticulteurs indépendamment de leur propre insertion locale et de la reconnaissance sociale dont ils sont l’objet de la part de la population locale, et de certains de ces groupes constitués. Ce qui caractérise le Saumurois, c’est bien son système local d’échanges.
32L’importance progressive du succès populaire a généré un retour de grande ampleur dans les médias. Avec la présence de plus en plus de monde chaque année, les échos parus dans la presse locale et régionale, et la presse nationale spécialisée (Le Point, Le Figaro, Paris Match, RVF, Vin & Gastronomie, Thuries gastronomie, Cuisine et vins…), la venue des principales chaînes télévisées nationales ont renforcé la renommée de l’appellation. Les vignerons ne s’attendaient ni à un tel succès, ni à de tels retours.
Les terroirs viticoles, des actions pilotées par leurs syndicats d’appellation
33La promotion collective et le projet biodiversité attestent qu’il existe une dynamique collective que la seule agrégation de comportements individuels ne peut expliquer parce qu’elle relève tout au contraire d’actions délibérées, concertées, coordonnées et collectives des viticulteurs : la forte participation à la « Grande Tablée » et la quasi-unanimité autour de l’implantation des haies et du renforcement de la lutte raisonnée organisée par la coopérative le confirme. Or ces deux projets sont le fait du syndicat d’appellation qui apparaît clairement comme le centre névralgique de la dynamique collective d’une part, le pilote stratégique du devenir de l’appellation d’autre part. Pour la majorité des viticulteurs interrogés, l’AOC est dynamique à cause de son syndicat, avec un véritable plébiscite pour son président, en second lieu du fait de l’entente entre vignerons qui se manifeste dans l’organisation de la promotion collective et le développement de la biodiversité. Ainsi, le syndicat joue un rôle central, car il jette précisément des ponts, entre les viticulteurs de la coopérative, les viticulteurs en vente directe et dans une moindre mesure avec certains des viticulteurs du négoce. L’entente entre les viticulteurs en provient et justifie amplement le leitmotiv local « On est une bande de bons copains ». Par ailleurs le conseil d’administration du syndicat fédère et organise les viticulteurs, car il est représentatif des trois systèmes sociotechniques de l’appellation. Au final, plus que l’institution syndicale en elle-même, c’est la multi-appartenance de ses membres, vente directe, coopérative et vente au négoce, qui constitue le socle de la dynamique collective, ainsi que la régulation croisée d’autant plus intéressante qu’elle a lieu entre des acteurs forts. Multi-appartenance et régulation croisée veulent signifier : extrêmes intrications et contrôles réciproques de toutes les parties sur le fonctionnement du tout, le syndicat initiateur des projets innovants. Le paradigme du don est explicatif des liens sociaux établis entre ses membres qui en fait une véritable communauté professionnelle. En fait, nous pouvons retenir que le syndicat d’appellation est le point nodal du tressage des liens sociaux, des liens qui « ligotent » des professionnels pourtant indépendants et autonomes, si ce n’est individualistes au sein d’un paradoxe émulation-concurrence-coopération (Becattini, 1991), encadrée par une identité collective partagée.
34Cette identité collective est analysable au sein de l’AOC Saumur-Champigny tant au niveau des pratiques, que des représentations. À l’exception d’une seule parmi les exploitations enquêtées, tous les viticulteurs enherbent entre les rangs avec des techniques différentes, certains avec semis, d’autres avec un enherbement plus sélectif, un rang sur deux, d’autres encore un enherbement naturel selon les nouveaux préceptes de la biodiversité. Tous enherbent comme s’il allait désormais de soi qu’il fallait réduire les nombres de traitements phytosanitaires pour produire le vin. Ceci dépasse largement les motivations individuelles, qui, elles sont bien différentes : par conviction, pour baisser les rendements, parce que cela améliore la qualité, etc. Il s’agit donc bien d’une identité collective, façonnée par du collectif, à savoir la coopérative et le syndicat (Drugeon et Sarrazin, 2008). La lutte raisonnée, est-elle tellement différente de l’agriculture biologique ou de l’agriculture biodynamique ? Oui, parce qu’elles mobilisent des savoirs complètement différents et non parce que toutes convergent vers des pratiques à même de satisfaire les nouvelles exigences environnementales, attendues par les consommateurs connaisseurs. Les pratiques de vinification se ressemblent, n’admettant que des variantes et si différences il y a, elles se situent, de notre point de vue, entre ceux qui vinifient et ceux qui ne le font pas, mais ceux-là, sont très peu nombreux.
35Le deuxième facteur de l’identité collective concerne les représentations avec une représentation commune centrale : une même recherche de qualité du produit chez tous les viticulteurs enquêtés. Sans doute n’y aurait-il pas un tel consensus autour du projet biodiversité s’il n’était pas associé à cette même recherche de qualité, s’il n’y avait pas, au départ, la croyance que la réduction du nombre de traitements phytosanitaires va améliorer la qualité du vin… L’action du syndicat a largement contribué à façonner ce nouvel impératif de qualité comme condition sine qua non de l’exercice du métier de viticulteur. L’action de la coopérative a été tout aussi déterminante puisqu’elle a engagé tous ses producteurs sur la voie de la lutte raisonnée et ce système sociotechnique a participé de cette dynamique collective et donc à cette identité collective. Une identité collective qui n’est, du reste, pas parfaite puisqu’elle n’associe pas complètement tous ses membres et laisse de côté ceux, pour qui la biodiversité est bien secondaire, face à l’incertitude économique.
36Ainsi l’appellation Saumur-Champigny nous donne à voir une population viticole loin d’être aussi homogène qu’on pouvait l’imaginer. Alors même que nous avons montré la force des liens forts entre viticulteurs (Granovetter, 2008) autour de la promotion collective et du projet biodiversité, nous avons constaté l’importance des comportements individualistes. Chacun est indépendant et maître de ses choix et tant pis s’il échoue. Cet individualisme a des conséquences très lourdes : la fragilisation accélérée des exploitations les moins performantes, la concentration de la production dans les exploitations à plus fort potentiel, une installation de jeunes de plus en plus improbable en dehors des héritiers. L’inégalité socio-économique y est largement dominante, assez éloignée de l’idée préconçue que l’on peut se faire d’une appellation au sommet de sa gloire et qui veut donner une image unitaire d’elle-même. Mais au fond, ce n’est que la confirmation du paradoxe des systèmes agro-alimentaires localisés qui reconnaît la pertinence et les conséquences de la concurrence.
Le paradigme du don, au cœur de la performance des terroirs viticoles
37Évoqués à plusieurs reprises, le bénévolat, la gratuité, le désintéressement dans l’action, le don sont mentionnés comme facteurs explicatifs. Ici le don est un concept, il constitue un paradigme, au sens de Marcel Mauss, dès 1924 (Mauss, 1985 ; 1950) et retravaillé par le MAUSS, Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales (Caillé, 1996) pour la période contemporaine. Le don consiste en une triple obligation sociale, donner, recevoir et rendre, construite sur le contre-don pour fonder l’alliance. En effet, le contre-don implique entre deux personnes ou deux groupes, un échange d’obligations, de biens, de services, chacun étant libre d’apprécier l’ampleur de la prestation, tant dans la donation que dans sa réception. L’équivalence des biens échangés n’est pas définie en dehors des acteurs sociaux. Ce sont les acteurs qui font l’échange, qui s’engagent dans l’échange, qui évaluent les termes de l’échange. Par ailleurs, l’échange n’est pas instantané, il s’inscrit dans la durée. En fait, chacun est tenu par l’autre, car, dans l’échange, ce sont les personnes qui communiquent et qui s’engagent. Toute erreur d’appréciation rejaillit sur le prestige de l’un ou de l’autre (Mauss, 1996). Or, le paradoxe du don, c’est de dénier l’obligation du don, tout en exigeant tout du don, car c’est lui qui fait le lien social (Godbout, 2000 ; Godbout, 2000 ; 1992). Ce qui est en jeu dans l’échange, c’est la qualité du lien social. Échanger des dons, des services, c’est maintenir l’alliance au sein de la profession et/ou du territoire.
38La question centrale associée au don est celle de son origine. L’injonction à donner, même si elle n’est pas contestable dans son intentionnalité de faire société et de créer du lien, ne peut être suffisante pour expliquer ce que Jacques Godbout évoque comme la pulsion du don. Une force plus puissante et plus nécessaire a besoin de se manifester pour générer le don, c’est la dette. Tout procède d’une asymétrie première d’un don originel, celui de la vie biologique (Caillé, 2000). Dans la vie professionnelle agricole, c’est être l’héritier, le bénéficiaire des investissements productifs des parents et de la communauté professionnelle locale. Cette asymétrie initiale est finalement la condition même du développement de la vie sociale. Au sein de la profession, la connaissance, la formation professionnelle, l’acquisition des savoir-faire et ici les premiers acheteurs sont des dons par excellence qui reproduisent cette asymétrie originelle, générant le lien communautaire. La chaîne du don se situe dans cette dette inextinguible, car ce qui est donné au cours d’une initiation ou d’une confidence est donné une fois pour toutes et ne pourra jamais être échangé. Cette dette ne sera assumée qu’en transmettant à son tour son savoir, des informations ou des confidences (Godbout, 2000), c’est-à-dire en redonnant, tout en n’étant jamais réglée, jamais annulée. Et c’est autour de cette dette originelle que se construisent les rapports de dépendances réciproques au sein des communautés professionnelles, parce que la dynamique du système de don de la connaissance et des savoirs est entretenue et relancée systématiquement par la dette.
39Mais en même temps et au-delà, la vie professionnelle est fondée sur un pari social au sens du pari fait par des êtres volontaires pour produire collectivement de la société (Caillé, 1996) (Caillé, 2000). Or l’engagement des acteurs sociaux dans le pari du don, le pari fondateur est celui de la confiance. La dette alimente le don, la confiance renaît à chaque don, dettes et confiance forment les liens. Les liens font l’alliance, l’alliance engage car elle fonde l’accord et d’une certaine manière, ces liens ligotent, ils font la communauté où l’intérêt collectif prime sur l’intérêt individuel au nom de la reconnaissance de la dette. Ainsi, le paradigme du don est au cœur du lien communautaire, tissant ces ensembles de liens qui fondent la vie collective et expliquent la spécificité sociale des terroirs viticoles, les diverses formes de coopération volontaires observables qui lui donne ses capacités de réactivité, d’inventivité et de créativité (Sarrazin et Sigwalt, 2007).
40Contre les évidences premières, les terroirs viticoles sont le fait de la reconnaissance par les consommateurs de la typicité des vins, spécificité organoleptique fournie par les composantes physico-chimiques du sol et les influences climatiques du territoire. Finalement, nous avons poussé à l’extrême les interprétations du groupe de travail, INRA-INOA (Casabianca et al., 2008), en insistant sur la nécessité du renforcement des liens producteurs-consommateurs par l’organisation de manifestations festives, récréatives et surtout gustatives et gastronomiques autour du produit viticole afin de renforcer l’attachement des consommateurs à son endroit. Évidemment, ceci ne remet pas en cause l’acharnement de nos collègues agronomes, œnologues, etc. dans leur recherche de la caractérisation scientifique des terroirs viticoles et de la typicité des vins. Simplement, cela rajoute une autre dimension, en mettant en avant l’impérieuse nécessité du renforcement des liens directs producteurs-consommateurs, afin qu’ils se fassent les ambassadeurs du produit auprès de leurs proches. Dans l’économie de la singularité (Karpik, 2007), c’est la meilleure des promotions possibles pour un produit de qualité. Cela devient totalement réaliste lorsque ces consommateurs s’inscrivent dans cette triple obligation du don et dans ce cycle incessant d’échanges gratuits et désintéressés dont ils retirent une certaine fierté qui leur fait rendre « au centuple » ce qu’ils ont reçu.
41Au-delà de cette analyse de la « Grande Tablée » de Saumur-Champigny, nous pouvons mentionner Saumur et Festivini, dans le cadre prestigieux de l’Abbaye de Fontevraud, qui organisent une soirée étonnante construite autour des accords mets-vins et une animation thématisée créative et de grande qualité. Mais c’est aussi le cas de Chinon et sa confrérie avec ses chapitres privés et publics dans les Caves Painctes, et son réseau d’ambassades en France et à l’étranger. Et c’est enfin Sancerre (il y a quelques années) et son festival Jazz aux caves dans la cave de la Mignonne, ou ses caves ouvertes avec des artisans d’art à Chavignol. Dans tous les cas, l’offre festive des terroirs viticoles constitue une surenchère de dons, supérieure à la prestation payée par les consommateurs présents, et de ce fait créatrice de reconnaissance pour des consommateurs qui ne peuvent rendre qu’en se faisant les ambassadeurs de l’appellation.
Notes de bas de page
1 Le projet biodiversité est un projet scientifique et technique visant à maintenir et développer la présence d’une biodiversité fonctionnelle qui participe à la lutte contre les insectes nuisibles de la vigne. Ce projet s’est matérialisé par des implantations de haies et surtout le développement généralisé du couvert végétal inter-rang. L’enjeu de ce projet est de renforcer les défenses naturelles de la vigne au lieu de l’utilisation intensive de produits de traitement de synthèse.
2 Fait de partager un repas.
Auteur
f.sarrazin@groupe-esa.com
Sociologue des organisations, professeur émérite à l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers, au sein du LARESS, laboratoire de recherches en sciences sociales. Les travaux de terrain ont été conduits avec les étudiants, le plus souvent à la demande des syndicats agricoles, syndicats d’appellation et chambres d’agriculture, sur la compréhension de leur organisation interne, sous forme d’audits de bassins de production. Membre de l’Unité Mixte de Technologie Vinitera avec l’unité Vigne et Vin de l’INRA, l’ESA et le laboratoire GRAPPE, l’IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin) et la Cellule des Terroirs Viticoles de la Confédération des Vignerons du Val de Loire, il a été associé à divers programmes de recherche de l’INRA et à ce titre, en lien étroit avec le groupe de travail INRA-INAO sur les terroirs. Il a entre autres publié Les élites agricoles et rurales. Concurrences et complémentarités des projets, (Presses Universitaires de Rennes, 2014), et Les bassins de productions agricoles, entre facteurs de coordination et liens de coopération (QUAE, 2016).
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