Enjeux économiques des dimensions patrimoniales du terroir
p. 167-178
Texte intégral
Introduction
1Parce qu’il existe différents usages professionnels mais également sociaux de la notion de terroir, les chercheurs emploient une grande diversité de définitions et de représentations du mot en fonction de leur approche disciplinaire. L’analyse transdisciplinaire proposée par Prévost (2014) en est une belle illustration. Cependant pour les agronomes, les premiers à avoir conceptualisé le terroir, il est largement reconnu que ce dernier est un écosystème cultivé dans lequel la vigne est en interaction avec le sol et le climat (Seguin, 1983). La prépondérance des facteurs naturels (sol et climat) confère une certaine stabilité à l’expression d’un terroir viticole dans un endroit donné. Mais il est tout aussi évident que l’homme y joue un rôle prépondérant : « On ne peut expliquer ce qu’est un terroir en se penchant individuellement sur le sol, ou sur le cépage, ou sur le climat. Le terroir a une dimension multifactorielle. C’est-à-dire que c’est un écosystème où la plante interagit en fonction du climat, du sol, de l’eau et de l’homme » (Van Leeuwen et Seguin, 2006). Ainsi, tous s’accordent aujourd’hui à définir le terroir comme un « espace géographique délimité, défini à partir d’une communauté humaine qui construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs et de pratiques, fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et les facteurs humains » (définition INRA-INAO publiée par l’Unesco, 2005). Ainsi, le terme de « terroir » s’emploie indistinctement pour désigner un espace terrestre au paysage particulier, une organisation spécifique à une communauté, un produit ou une particularité sociale (Cartier, 2004). Il renvoie ainsi tant à la nature qu’aux techniques ou aux normes sociales. En géographie, le terroir est un espace ayant des propriétés d’identification, faisant l’objet d’une appropriation et d’un enracinement. Le terroir devient l’espace qui va doter le territoire d’une épaisseur organisationnelle (Moles, 1992).
2À la croisée donc des disciplines scientifiques (géographie, agronomie, sciences sociales) et des différents sens communs, l’usage du terme « terroir » révèle le plus souvent une multitude de nuances significatives d’enjeux sociaux.
3L’économie, en considérant le territoire et l’espace, s’est également emparée de cette notion, en tant qu’amont du territoire, moins construit (Pecqueur, 2011). Pour Lacour (2015), le terroir comprend, outre des caractères géo-pédo-climatiques, des facteurs humains, des réalités économiques, des constructions sociales (Peyrache-Gadeau, 2004), des représentations mentales, des évocations symboliques. On retrouve ici notamment l’ancrage localisé, localisant de Delfosse et Lefort (2011).
4Le terroir interroge donc l’économie par l’ancrage spatial qu’il suppose mais également au travers des questions d’appropriation (les titulaires du terroir) et de transmission (rapport au passé et au futur), questions fondamentales en économie qui, avec celle de l’ancrage spatial, renvoient à une notion plus large : celle du patrimoine. Le terroir est donc fortement porteur d’enjeux productifs, environnementaux, culturels, politiques mais aussi plus largement d’enjeux patrimoniaux.
5La question que nous soulevons dans ce chapitre est donc la suivante : en quoi l’économie questionne-t-elle le terroir viticole dans ses dimensions patrimoniales ?
6Interroger le terroir sous l’angle de ses dimensions patrimoniales répond à une volonté de proposer une réflexion permettant d’embrasser les différentes approches économiques du terroir.
7Nous débuterons par une revue des approches de la notion de terroir en économie : d’une vision statique qui pose le terroir comme un stock de ressources à une vision systémique et évolutive du terroir comme patrimoine.
8Proposant une vision plus englobante, l’économie du patrimoine apporte en effet une grille de lecture qui permet de structurer les différentes questions économiques soulevées par le terroir. Elle peut notamment être appliquée aux enjeux environnementaux liés au terroir viticole.
Les définitions possibles du terroir en économie
9Dans le champ des sciences économiques, les chercheurs se sont peu à peu emparés de la notion de terroir pour éclairer les processus de création de valeur liée à l’existence de ressources locales.
10Dans un premier temps, s’agissant de la création de valeur, les néoclassiques permettent d’envisager le terroir comme un stock de ressources, permettant une activité productive générant un profit maximal sur le marché par la confrontation de l’offre et de la demande.
11Cette vision conduit à envisager les ressources constitutives du terroir du point de vue de leur seule potentialité marchande. L’étude du terroir à partir de ce modèle fait émerger des questionnements économiques relatifs à la non-marchandisation de certains biens, a fortiori collectifs, et pourtant créateurs de valeurs de par leur utilité.
12Le stock de ressources allouées au terroir tend alors à s’élargir au fur et à mesure que l’on cherche à internaliser, dans le processus de création de valeur marchande, des externalités produites par ces biens non marchands.
13La question des externalités met en lumière les limites de l’approche néoclassique, en particulier s’agissant des externalités locales. Pecqueur (2001) prend en compte l’existence et l’importance d’économies externes localisées et développe la notion de panier de biens et de services territorialisés. En renvoyant à des économies productives situées, le terroir peut être plus largement être décrit via ce modèle. Ce panier rassemble une combinaison de biens et de services, privés et publics, offerts localement, comprenant ainsi également des aménités environnementales (paysages, conditions pédoclimatiques…). La complémentarité desdits biens crée une interdépendance des acteurs économiques, qui soulève des enjeux de gouvernance.
14Pecqueur (2001) insiste ainsi sur le caractère composite du panier, les interactions entre les biens et la coordination des acteurs, ouvrant ainsi sur des questions relevant de l’économie institutionnelle.
15L’approche portée par les économistes institutionnalistes du patrimoine permet de prendre en compte ce caractère systémique inhérent au terroir. En effet, en définissant le patrimoine comme un « ensemble, attaché à un titulaire (individu ou groupe) et exprimant sa spécificité », historiquement instituée, d’avoirs transmis par le passé, avoirs qui sont des actifs matériels, des actifs immatériels et des institutions », Barrère et al. (2005) ouvrent vers une conception systémique mais également évolutive du terroir en tant que patrimoine agricole. Le terroir, combinaison de biens de nature diverse, est le résultat d’une adaptation continue entre le milieu, les pratiques et les institutions. Il est alors aisé de comprendre que le seul marché ne peut assurer la coordination entre de nombreux acteurs, reliés certes par des enjeux productifs mais aussi environnementaux et culturels. Le patrimoine, et a fortiori le terroir, renvoient donc à une conception économique intégrant des modes de valorisation marchande et non marchande des ressources locales.
16Le terroir renvoie à un ensemble systémique de biens patrimoniaux : traits culturels, foncier, paysage, pratiques et savoir-faire (Unesco, 2005). Ces biens sont reliés entre eux par des relations fonctionnelles écologiques, productives mais aussi institutionnelles. Poser le terroir comme patrimoine viticole suppose la prise en considération, au sein de cet ensemble de biens, des institutions qui les organisent, définissent leurs usages et les relations économiques entre acteurs détenant des droits d’usage.
17Par la diversité de la nature des biens matériels et immatériels qui le composent et des acteurs auxquels il renvoie, un patrimoine fait l’objet à la fois de droits de propriété privés ou collectifs et de règles d’usage formelles ou informelles qui répondent d’enjeux différents et définissent des relations entre acteurs qui peuvent être aussi bien marchandes que non marchandes.
Les tensions économiques soulevées par les dimensions patrimoniales du terroir
18La complexité d’un tel ensemble systémique est, dès lors, génératrice de tensions qui d’un point de vue économique peuvent être réparties en trois catégories (Cazals et Sergent, 2009). Ces trois catégories de tensions représentées sur la Figure 1, reposent sur des oppositions entre enjeux individuels et enjeux collectifs, entre impératif de protection de ressources vulnérables et impératifs productifs, entre modes de valorisation marchande et valorisation non marchande. Chacune d’entre elles renvoie à une grille d’analyse et à un ensemble de notions économiques. L’approche que nous développons a été mobilisée sur des problématiques foncières appliquées à la viticulture bordelaise (Lemarié-Boutry, 2016).
19Présentées séparément par la suite pour des raisons didactiques, ces tensions s’exercent néanmoins souvent simultanément. L’économie d’un objet patrimonial tel que le terroir suppose donc une politique intégrative prenant en compte l’imbrication de multiples intérêts individuels et collectifs, d’enjeux productifs et de protection organisés sur la base de relations marchandes et non marchandes.
Figure 1. Tensions patrimoniales

source : Lemarié-Boutry, 2016
Le terroir objet d’intérêts individuels et collectifs
20Par la multiplicité des biens auxquels il renvoie, un patrimoine repose sur la coordination de nombreux acteurs qui ne partagent pas nécessairement les mêmes représentations des biens pour lesquels ils se réclament titulaires. C’est le cas notamment des biens naturels (Cazals et al., 2015). La gestion d’un patrimoine suppose donc un compromis émergeant de jeux de coordination.
21Cette coordination se réalise via un tissu de règles, d’autant plus complexes que les acteurs sont nombreux et que des instances collectives d’intérêt commun se sont constituées. Dans le cas du terroir, les seules conditions naturelles ne suffisent pas à expliciter les différentes trajectoires territoriales, le comportement des acteurs économiques et notamment leur capacité à établir des règles, des stratégies est déterminante (Barrère, 2011).
22Ces règles du jeu sont « utilisées pour déterminer qui est éligible pour prendre les décisions dans une certaine arène, quelles actions sont permises ou prohibées, […] [q]uelles procédures seront suivies, quelle information doit ou ne doit pas être fournie et quels gains seront attribués aux individus en fonction de leurs actions » (Ostrom, 2010, p. 68).
23Les institutions sont des règles du jeu instituées : elles peuvent être tout aussi bien formelles (réglementations, décrets, lois, décisions de justice qui feront ensuite jurisprudence) qu’informelles (coutumes, traditions, tabous, religions, codes de conduite…) (North, 2005). Elles sont « les contraintes que les êtres humains imposent à leurs relations » (North, 2005, p. 87). En tant que règles du jeu, elles établissent un cadre commun d’actions qui contraint notamment les actions individuelles (Commons, 2009 [1934] ; North, 2005). Elles tirent leur justification de conventions.
24Repères sociaux dans des situations complexes, les conventions sont des représentations partagées qui permettent de réduire l’incertitude quant aux attentes mutuelles des acteurs économiques. Leur étude permet notamment de comprendre l’émergence de conflits d’usage sur des territoires mais également l’interprétation, et la révision des institutions qui en résultent et encadrent ensuite la gestion de patrimoine tel que le terroir. Il a ainsi été montré, par exemple, que le choix des producteurs viticoles d’entreprendre ou non une démarche environnementale volontaire repose sur des repères conventionnels partagés et qu’il répond d’une articulation complexe entre action individuelle et action collective (Cazals et Bélis-Bergouignan, 2009).
25Toutefois la diversité de règles instituées et s’appliquant aux différents éléments qui constituent un patrimoine comme le terroir tendent à complexifier cette approche dans la mesure où chaque bien qui le constitue peut relever de modes d’appropriation différents.
26Du point de vue de l’économie publique, il existe a priori différentes catégories de biens se distinguant par leurs modalités d’appropriation (bien privé, bien public, bien commun, bien club), c’est-à-dire selon si leur usage génère de la rivalité et/ou de l’exclusion (Cornes et Sandler, 1996). Ainsi, un bien privé pur fait l’objet d’un usage rival et exclusif, alors qu’un bien public pur est un bien dont l’utilisation n’implique ni rivalité, ni exclusion. L’usage d’un bien club, lui, exclut des utilisateurs potentiels mais les ayants droit peuvent ensuite en faire usage sans rivalité. Et un bien commun est un bien en accès libre mais pour lequel il existe une rivalité potentielle entre les utilisateurs.
27En réalité, un grand nombre de biens qui composent le terroir ne sont pas si facilement classables dans l’une ou l’autre des catégories. C’est le cas notamment des paysages, le plus souvent qualifiés de « biens publics mixtes » (Aznar, 2002). Ou encore des pratiques viticoles et des terres. En effet si celles-ci relèvent respectivement de décisions et de droits de propriétés privés, elles peuvent être soumises à des règles collectives, telles que celles définies par les appellations d’origine contrôlée.
28Dans de nombreuses régions viticoles françaises, l’AOC constitue une institution forte qui a pour objectif d’établir un certain nombre de règles d’usages garantissant l’origine géographique et la typicité des vins produits par un ensemble de viticulteurs partageant des savoirs communs (Scheffer et Roncin, 2000 ; Casabianca et al., 2005). Par la relation terroir-produit qu’elle institue, elle conduit ainsi à une segmentation de l’offre sur le marché des vins et à une spécialisation des viticulteurs. En d’autres termes, elle protège le terroir en tant que « marque » que seuls les viticulteurs répondant d’un certain cahier des charges peuvent revendiquer. En ce sens, l’AOC redéfinit un bien club.
29Définissant collectivement une identité en utilisant le terroir comme notion mobilisatrice des acteurs (Prévost, 2011) mais attribuée en fonction du respect individuel d’un certain nombre de critères, l’AOC cristallise les tensions entre intérêts individuels et collectifs. À ce titre, la définition du zonage sur lequel repose l’AOC et censée dessiner le contour d’un terroir, est éloquente. Supposées limiter les effets d’encombrement tels que décrits par Calvet (2005), les redélimitations parcellaires des terres relevant d’une AOC tendent en effet à exclure tout ou partie d’exploitations relevant pourtant parfois de la même commune (Lemarié-Boutry, 2016).
30Par les paysages, les terres ou encore les pratiques qu’il englobe, le terroir vérifie ainsi cette ambivalence, entre intérêts individuels et collectifs.
Le terroir au cœur d’un arbitrage production/protection
31La seconde tension sur laquelle reposent les dynamiques patrimoniales est la question de l’arbitrage entre usage(s) et conservation des biens constitutifs du patrimoine.
32Certains biens patrimoniaux, culturels et naturels, sont en effet épuisables, voire non reproductibles. Or, les conséquences de l’épuisement ou la destruction d’un bien patrimonial peuvent être importantes dans la mesure où ce dernier participe à l’identité et l’évolution de la communauté. C’est donc la durabilité et l’accomplissement de la transmission aux générations futures qui sont questionnés.
33Certaines actions étant irréversibles, il peut dès lors apparaître nécessaire de protéger les biens menacés afin de conserver une option pour les générations futures. « Le souci de léguer aux générations futures un patrimoine naturel [ou culturel] en état de se renouveler, mais non figé, car le patrimoine doit évoluer avec son titulaire, constitue [dès lors] un objectif en tant que tel de la gestion au côté d’autres considérations » (Godard, 1990). La solution de protéger les ressources naturelles et culturelles vulnérables se heurte alors au choix d’un usage intensif, productif mais aussi parfois touristique (Prigent, 2011), de ces ressources.
34Sur le plan environnemental, l’exploitation des ressources naturelles sur le long terme questionne la qualité écologique des terres qui composent un terroir et qui seront transmises aux générations futures. Les outils retenus pour réduire ou modifier l’impact des activités économiques sur l’environnement, tels que les zonages environnementaux de type Natura 2000, répondent ainsi d’un arbitrage entre l’usage des ressources et la conservation de celles-ci.
35La protection même des terres viticoles relèvent également de ces enjeux de durabilité dans la mesure où celles-ci sont soumises à la pression de l’urbanisation, pression d’autant plus forte dans le cas d’appellations génériques disposant de facteurs moindre de résistance (Pérès, 2007). La conversion d’une terre agricole est un acte irréversible sur le plan agronomique. D’un point de vue patrimonial, il y a là un enjeu de transmission qui questionne la durabilité d’une activité viticole sur certains territoires.
36La conversion urbaine d’une terre agricole répond très souvent d’un arbitrage marchand (Cavailhès, 2012b) : la rente foncière résidentielle étant très souvent bien plus élevée que la rente agricole.
37La question de l’arbitrage entre protection et usage est une question qui soulève irrémédiablement la question de la valeur économique des biens patrimoniaux. Or un patrimoine fait l’objet à la fois de relations marchandes et de relations non marchandes. Autrement dit, il peut également comporter des biens non appropriables et non échangeables sur un marché, mais accessibles ou générateurs d’aménités dont peuvent jouir les acteurs économiques.
38Cette ambivalence est devenue une préoccupation particulière pour l’économiste lors de l’émergence des questions environnementales et de l’enjeu du développement durable. Une partie de l’analyse économique s’est donc mobilisée sur la question de la valeur économique du patrimoine avec pour principale motivation d’apporter des justifications économiques à l’acteur public chargé de gérer des biens naturels et culturels reconnus comme des éléments d’un patrimoine commun au territoire, à la nation ou à l’humanité.
Le terroir porteur de valeurs marchandes et non marchandes
39Si le terroir comporte des biens faisant l’objet d’une valeur marchande tels que le foncier comme vu précédemment, il renvoie également à des valeurs écologiques, culturelles, paysagères, non marchandes à priori.
40Cette dualité marchande et non marchande du terroir pose de plus en plus questions dans la mesure où le caractère patrimonial fait l’objet de plus en plus d’une valorisation marchande. Cette valorisation marchande correspond d’un point de vue économique à une internalisation d’externalités positives, ou aménités, au sens des travaux de Marshall (1890), et plus tard Pigou (1920).
41À l’instar d’autres productions agricoles engagées dans un processus de qualification territoriale, la production de vins AOC ou l’œnotourisme ont, en effet, montré que l’identité, les paysages ou encore l’histoire de la viticulture locale sont sources de valeurs potentielles, qu’il en existe une demande du côté de consommateurs en recherche d’authenticité et qu’une offre peut se constituer (Dedeire, 1997). Cette offre s’organise alors sur la base d’un tissu social et autour d’éléments territoriaux susceptibles d’évoquer les origines, les cultures et traditions des viticultures locales (La Cité du Vin à Bordeaux en est un bel exemple). Ces éléments prennent place plus largement dans les approches développées par Pecqueur dès 2000 sur la notion de rente territoriale et de panier de biens.
42La combinaison de biens marchands et non marchands issus d’un même territoire est susceptible d’engendrer une valeur additionnelle ou encore « rente territoriale », liée à une reconnaissance par le consommateur d’une qualité territoriale (Pecqueur, 2001). La valorisation du terroir par des stratégies œnotouristiques par exemple répond de cette logique.
43Le terroir se recompose sur la base d’une prise en compte des dotations en aménités. Ces dotations représentent des avantages comparatifs. Ceux-ci se révèlent autour des fonctions résidentielles, récréatives mais également productives de l’espace rural d’aujourd’hui. Ces fonctions économiques peuvent avoir un lien proche avec l’environnement naturel. En fait, le terroir est composé de biens qui vont dégager un certain nombre d’aménités qui peuvent sensibiliser la demande de consommateurs. Cavailhès et al. (1990) considèrent que ces avantages comparatifs correspondent à des biens peu ou pas mobiles. Dès lors que les acteurs économiques souhaitent continuer à inscrire leur activité dans une origine géographique, ils sont conduits à procéder à de continuels ajustements à moyen/long termes face aux évolutions du milieu naturel, des pratiques des autres acteurs et des institutions dont ils sont interdépendants. Ces ajustements sont susceptibles alors de déstabiliser l’équilibre dessiné par les tensions précédemment décrites.
44En viticulture, les changements sont liés au fait que les acteurs sont amenés à s’adapter continuellement à des évolutions de leurs milieux (économiques, géopolitique ou naturel) afin de pérenniser leur activité.
45Le terroir est ainsi le résultat d’un processus permanent de construction, d’adaptation et de reconstruction. Les pratiques héritées apparaissent dès lors plutôt comme le fruit d’adaptations successives des générations précédentes à de nouvelles contraintes. Il n’existerait donc pas de pratiques ancestrales mais en revanche un ancrage spatial d’une activité viticole en un lieu, une relation bijective avec un territoire qui se modifie mais également s’enrichit au cours du temps.
46La question de l’adaptation est ainsi inhérente à celle de l’économie du patrimoine.
47Ceci pose toutefois à court terme des enjeux identitaires : une viticulture dite de « terroir » se positionne en permanence entre continuité et rupture. L’étude plus détaillée des enjeux écologiques et des politiques qui y répondent peut nous aider à étayer cette idée.
Changements de trajectoires et innovations : apport de l’économie au contexte viticole évolutif
48Pour illustrer l’apport de l’économie à la question des dimensions patrimoniales du terroir, l’exemple des enjeux environnementaux est des plus appropriés.
49Ces derniers exacerbent notamment la tension entre usage et protection des ressources mobilisées par la viticulture.
50Avec la montée en puissance des attentes sociétales et la mise en place de politiques publiques incitant à la baisse des intrants, à une gestion économe des ressources et à l’augmentation de la biodiversité, les viticulteurs sont amenés à re-questionner leurs pratiques. Des innovations (institutionnelles, technologiques…) émergent. L’approche de l’économie de l’innovation peut participer à l’analyse de ces transitions et des conditions d’émergence et d’acceptabilité des innovations environnementales.
51Les éco-innovations (aussi appelées innovations environnementales) sont définies par la production, l’application ou l’exploitation d’un nouveau produit ou procédé qui, à travers son cycle de vie, va induire une réduction des risques environnementaux, de la pollution ou des impacts négatifs de l’utilisation des ressources (Rennings, 2000). Comme l’ont souligné Oltra et Saint-Jean (2005 ; 2005), les éco-innovations expriment les compromis technico-économiques par lesquels les firmes cherchent à combiner des objectifs environnementaux avec des objectifs de compétitivité et de coût. On y retrouve les tensions entre usage et protection des ressources naturelles non renouvelables et entre valeurs marchandes et non marchandes (écologiques, culturelles…). Ce caractère multidimensionnel, déjà souligné par Porter et Van der Linde (1995) introduit la notion d’effets de compensation par l’innovation (« innovation offsets ») pour désigner les effets positifs induits des éco-innovations sur les produits et les procédés compensant les coûts de mise en conformité avec les réglementations environnementales. Grâce aux éco-innovations, les entreprises sont donc susceptibles de bénéficier d’effets doublement gagnants en améliorant simultanément leurs performances environnementales et leur compétitivité. C’est dans cette perspective que les éco-innovations se développent aujourd’hui dans l’industrie manufacturière visant à créer les conditions d’une « production durable ».
52L’agriculture biologique, la réappropriation récente par la viticulture de la biodynamie ou encore les démarches RSE (responsabilité sociétale des entreprises) ou SME (système de management environnemental), relèvent de ces éco-innovations technologiques et/ou institutionnelles, plus ou moins formalisées.
53La littérature économique se focalisant sur le rôle des incitations réglementaires, il est donc possible, tout comme Bélis-Bergouignan et al. (2012) de considérer les innovations environnementales (ou éco-innovations) comme des innovations impulsées et motivées par la pression réglementaire – i.e. « regularory push-pull effect » (Rennings, 2000).
54De plus, les études empiriques montrent que les éco-innovations répondent à d’autres objectifs que les objectifs réglementaires. Elles sont également motivées par des objectifs de productivité et de réduction des coûts. D’autres travaux montrent que les éco-innovations sont aussi influencées par des déterminants classiques de demande (Mazzanti et Zoboli, 2006). Notamment, du côté de la demande, il est reconnu (European Commission – Directorate General Environment, 2009) que les bénéfices en termes d’image ou de réputation, vis-à-vis de consommateurs aux exigences environnementales croissantes, influencent la mise en œuvre d’éco-innovations, parce que susceptibles de provoquer une amélioration des performances.
55Face à ces différentes motivations, il est nécessaire de ne pas négliger le poids des pratiques et conventions héritées, des habitudes et des représentations qui peuvent constituer un frein à l’acceptabilité des innovations (Demissy, 2014).
56Finalement, les dimensions collectives sont un catalyseur des dynamiques d’acceptabilité ou de rejet des innovations. Elles sont d’autant plus fortes que les pratiques remises en question sont ancrées dans des systèmes locaux tels que le terroir (Alonso-Ugaglia et al., 2016). Ces dimensions collectives que l’économie de la proximité a considérés avec les travaux de Torre (2008) et de Torre et Zuindeau (2009) reposent sur de multiples formes organisationnelles et géographiques (l’AOC en étant un très bon exemple).
57L’économie, par les concepts avancés ci-dessus permet de s’extraire d’une vision statique et de comprendre l’émergence de la nouveauté et d’interpréter le changement, tout en prenant en compte l’environnement et l’histoire de systèmes tels que le terroir.
Conclusion
58Cet article a cherché à préciser l’apport de la théorie économique sur la compréhension des dimensions patrimoniales du terroir viticole, celui-ci étant défini ici comme un ensemble systémique et évolutif de biens, de pratiques et d’institutions, historiquement institués et territorialement situés, renvoyant à des logiques marchandes et non marchandes.
59Par la vision englobante des différentes approches économiques qu’elle permet, l’économie du patrimoine permet de mettre en évidence et d’étudier les différentes tensions économiques qui se cristallisent au sein du terroir.
60Ces tensions participent à un processus de construction perpétuel du terroir et conduisent à un équilibre fragile qui peut être redéfini à chaque évolution du milieu (politique, économique, naturel…). Le changement climatique constitue l’une de ces évolutions majeures susceptibles de modifier les pratiques voire les contours du terroir.
61En effet, par les bouleversements du milieu naturel qu’il induit (modification des conditions pédoclimatiques), la prise en compte du changement climatique suppose des innovations de plus en plus fortes (telles que les cépages résistants par exemple) de la part des acteurs viticoles qui s’engagent alors dans de nouveaux processus d’apprentissage et une adaptation des institutions.
62L’économie, par son approche des dimensions patrimoniales, participe à la compréhension de ces enjeux, à la définition de politiques publiques et donc au processus d’évolution de la filière vitivinicole, et en ce sens doit continuer à être partie prenante de l’élaboration de scénarios de prospective.
Auteurs
marie.lemarie-boutry@u-bordeaux.fr
Ingénieur agronome, docteur en économie, affiliée au GREThA UMR CNRS 5113 (université de Bordeaux). Elle a soutenu en 2016 une thèse sur les dimensions patrimoniales du foncier viticole bordelais, en proposant une lecture par les prix des terres. Une des originalités de cette recherche était de lier des questions économiques foncières avec des approches patrimoniales structurées autour des questions de production agricole, d’ancrage territorial, de trajectoires individuelles, d’action collective, de durabilité et de valorisation de l’environnement naturel et culturel. Elle a entre autres publié « Foncier viticole, patrimoines et œnotourisme : un modèle des prix hédoniques appliqué au vignoble bordelais » (Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 2016), « Patrimoines et terres de vins. Application à la viticulture bordelaise » (Économie Appliquée, 2014).
stepha-nie.peres@agro-bordeaux.fr
Chercheur en économie à Bordeaux Sciences Agro et à l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin. Elle a soutenu en 2007 une thèse sur la résistance des espaces viticoles à l’extension urbaine. Des gradients de rente foncière sont estimés pour mesurer l’influence urbaine sur le prix des terres viticoles et des modèles de survie permettent de rendre compte du temps de conversion des terres viticoles en usage urbain. Aujourd’hui, elle mène des recherches sur les stratégies d’entreprises liées à la consommation durable et aux enjeux socio-économiques de la filière vitivinicole, en considérant le comportement des consommateurs grâce aux marchés expérimentaux. Elle a entre autres publié ou copublié « La résistance des espaces viticoles à l’extension urbaine : le cas du vignoble périurbain de Bordeaux » (RERU, 2009), « Dynamic of suburban land use change : the importance of the quality wine in Bordeaux area » (Canadian Journal of Regional Science, 2014), « Global warming and oenological strategies : How to anticipate the consumer’s behavior ? », (Journal International des Sciences de la Vigne et du Vin, Special Issue Proceedings Climwine, 2016).
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