Les caractéristiques des terroirs à la lumière de l’analyse économique. Quelle valorisation des terroirs viticoles français à l’international
p. 139-165
Texte intégral
Introduction
1La théorie économique s’est récemment appliquée à étudier la notion de terroir sans pour autant aboutir à une définition conceptuelle. En effet, contrairement à d’autres disciplines, comme par exemple la géographie ou l’agronomie, qui abordent cette notion depuis longtemps, le terroir est « un nouvel objet d’étude pour les sciences économiques et sociales » (Prévost et al., 2014), dont le sens et la nature économique doivent être encore approfondis à en croire le titre de l’article de B. Pecqueur (2011) « Les terroirs constituent-ils un objet économique ? ». La notion de terroir est bien indiquée pour une approche transdisciplinaire car il s’agit d’un concept polysémique (Dedeire, 2009), et nous tenterons de montrer l’apport des recherches économiques en cours à la compréhension de cette notion.
2Au-delà de la pluralité des contours de la notion de terroir selon les disciplines scientifiques, il faut rappeler que cette notion n’a pas toujours de traduction dans d’autres langues, en particulier anglo-saxonnes et est souvent identifiée par une labellisation d’origine des produits (Barham, 2003). Bien que controversée car il existe encore une grande variété de définitions selon les pays, la notion de terroir se diffuse à l’échelle internationale à l’heure actuelle. Elle est légitimée au niveau international par des instruments politiques et juridiques : les signes d’identification de la qualité et de l’origine constituent les outils institutionnels les plus utilisés de protection, de valorisation et de promotion des territoires et des produits de terroir.
3Ainsi, dans une première partie, nous mobiliserons une grande variété de cadres théoriques en économie pour définir les différentes facettes d’un terroir fondées sur une analyse pluridimensionnelle intégrant une dimension spatiale, organisationnelle et celle relative au produit.
4Dans une deuxième partie, après avoir analysé le rôle de la qualité dans le commerce international de la France dans le secteur du vin qui ressort des différentes études économiques, nous effectuerons une analyse statistique des exportations françaises de vins en Europe à l’aide de la base de données du CEPII1 et conclurons sur l’importance des appellations d’origine et des terroirs.
Appréhension théorique de la notion de terroir dans le champ des sciences économiques : une approche pluridimensionnelle
Fondements théoriques des dimensions spatiale et organisationnelle du terroir dans l’analyse économique
Le terroir viticole à la croisée de multiples enjeux économiques et spatiaux
5Pour aborder la dimension spatiale du terroir dans une de ses premières composantes essentielles, il faut tout d’abord rappeler les apports de l’économie classique à la question de l’origine de la valeur de la terre, bien économique rare et non reproductible à travers la théorie de la rente foncière agricole de Ricardo (1817) liée à la fertilité inégale des terres et au facteur travail, puis la notion de rente sera élargie par Von Thünen (1826) en y intégrant la distance géographique des terres par rapport aux marchés agricoles. Il est à l’origine de la première théorie de la localisation des activités agricoles en fonction du coût de transport entre le lieu de production et le lieu de commercialisation. Les différences dans les conditions de production peuvent générer des revenus différents d’une terre à une autre, et celles-ci ne sont pas uniquement dues à des facteurs agronomiques mais aussi à des facteurs géographiques de localisation des terres ; ainsi la rente foncière englobe aussi une rente de situation.
6Puis, à partir de la moitié du xxe siècle avec le développement de la mécanisation de l’agriculture, le capital incorporé à la terre – et donc la productivité – devient une composante majeure de la valeur de la terre comparativement au « don gratuit de la nature ». Au-delà de sa dimension purement agronomique ou géographique, la notion de terroir s’est élargie et approfondie sous l’impulsion des historiens et sociologues mais aussi des géographes et économistes des approches territoriales du développement, notamment par la prise en compte des éléments marchands et non marchands, mais aussi matériels et immatériels qui les constituent. Ces évolutions nous indiquent par là même que la dimension patrimoniale doit être prise en compte aujourd’hui dans l’analyse des terroirs.
7Le travail novateur de Lemarié-Boutry (2016), à la croisée de l’économie spatiale et de l’économie du patrimoine dans la lignée de Barrère et al. (2005), est riche d’enseignements, elle cherche à savoir dans quelle mesure les valeurs foncières traduisent les dimensions patrimoniales de la viticulture. En effet, la ressource foncière constitue une ressource stratégique pour la filière viticole prise entre le « souci de conservation de son capital foncier et les enjeux de production » (Lemarié-Boutry, 2016).
8Son étude appliquée aux prix fonciers viticoles bordelais conclut que « les prix qui émergent sur le marché des vignes peuvent être interprétés au regard des questions de productivité mais aussi d’origine géographique, de réputations individuelles et familiales, de collectif, de durabilité et de valorisation de l’environnement naturel et culturel ». Elle montre la complexité des mécanismes de formation des prix de la terre dans le secteur viticole et permet ainsi d’élargir l’analyse des terroirs viticoles par le prisme du foncier en l’enrichissant de considérations patrimoniales.
9La question de la valeur des ressources patrimoniales peut être aussi étudiée à travers l’analyse économique des externalités territoriales.
10Les aménités environnementales et culturelles peuvent être considérées comme des biens publics, à savoir les paysages, le patrimoine ou les cultures et traditions. Les biens publics, relatifs à un territoire, qualifiés de biens publics locaux génèrent des externalités positives, que ce soient en termes de consommation ou de production. C’est en ce sens que le terroir est parfois considéré comme un bien public local.
11La théorie des biens publics, développée par Samuelson (1954) met en avant les deux caractéristiques principales des biens publics que sont la non-rivalité et la non-exclusion. Cependant, quand les biens publics ne présentent pas les deux caractéristiques précédentes de manière parfaite, il s’agit de biens publics « impurs ». Ainsi, certains biens sont rivaux et non exclusifs (les biens communs), et d’autres exclusifs mais non rivaux (les biens de club).
12La réputation dont jouissent les produits issus d’un terroir est souvent perçue comme un bien commun (Winfree et McCluskey, 2005) puisque toutes les entreprises localisées sur ce terroir vont pouvoir mettre en avant sa notoriété pour favoriser la vente de leurs produits. En référence à la théorie des biens communs, ils indiquent cependant que l’augmentation du nombre d’entreprises exploitant cette réputation peut conduire à une incitation à adopter un comportement de passager clandestin, en offrant un produit de qualité inférieure à celui du groupe, ce qui peut à terme appauvrir la réputation commune liée au terroir.
13Ensuite, Buchanan (1965) indique que si certains biens publics sont réservés à une communauté, il s’agit de biens de club. Torre (2002) analyse ainsi les AOP en tant que biens de club. En effet, la non-rivalité indique que l’utilisation par un producteur de la réputation d’une appellation n’empêche pas les autres producteurs de la même appellation de l’utiliser ; en revanche les AOP reposent dans leur définition sur un principe d’exclusion puisqu’elles sont basées sur une restriction géographique des aires de production grâce à un zonage du terroir selon des critères agronomiques.
14Par ailleurs, certains chercheurs ont analysé les produits du terroir en les considérant comme des biens publics imparfaits car ils sont issus d’une combinaison de caractéristiques de biens privés et une caractéristique de bien public à savoir les aménités d’un territoire (Kreziak et al., 2012). Leur étude conclut que « les produits de terroir peuvent constituer une forme de valorisation des aménités naturelles de leur terroir d’origine sous trois conditions : un territoire bien délimité et bénéficiant d’une forte identité, des aménités bien appréciées des consommateurs, une congruence perçue entre territoire et produit ». Le tourisme est aussi une forme de valorisation des terroirs, et le tourisme lié au vin est également encouragé par les territoires dans une optique de dynamisation économique locale (Avallone et Ferrer Klajman, 2018).
15Enfin, les travaux de Mollard (2001) et Pecqueur (2004) analysent l’existence d’externalités dans un contexte territorial où interagissent biens privés et publics. Ils développent la notion de « rente de qualité territoriale », en faisant référence à la rente de Ricardo mais en combinant deux approches économiques, celle de la qualité et celle du territoire. Les producteurs liés à un terroir vont pouvoir bénéficier de cette rente à travers la vente de leurs produits « à des prix plus élevés que ceux d’une offre comparable de nature générique, à coût de production égal » (Hirczak et al., 2008). D’un point de vue économique, l’appropriation de la rente résulte de l’internalisation des externalités positives liées au territoire/terroir par les producteurs issus de ce lieu. Il s’agit ici d’une approche de la différenciation de la qualité par les territoires à distinguer de la différenciation des produits par la qualité (Mollard, 2001).
Districts, clusters et systèmes productifs locaux
16De nombreuses analyses à la frontière entre l’économie spatiale et l’économie industrielle se sont intéressées aux modes d’organisation et de coordination des entreprises spatialement concentrées. Certaines d’entre elles ont fait l’objet d’application dans le domaine de l’agro-alimentaire et notamment pour analyser l’organisation de la filière vitivinicole. Elles se caractérisent par un foisonnement théorique depuis les années 80, donnant lieu à de nombreux concepts comme les districts ou les systèmes productifs locaux – souvent englobés aujourd’hui sous la dénomination de « cluster » – mais elles ont de nombreux points communs car souvent inspirées de la théorie des districts industriels de Marshall (1890) puis se référant à l’analyse des clusters de Porter (1991, 1998) qui devient incontournable à partir des années 90.
17La remise au goût du jour du concept de cluster est liée à l’évolution de la réflexion économique sur l’espace et le territoire, avec la nécessité de prendre en compte les facteurs locaux au cœur des dynamiques industrielles ou agricoles au sein d’une dialectique local/global. En effet, l’approfondissement du phénomène de mondialisation, avec l’internationalisation de la production et les restructurations économiques ont affecté nombre de régions qui doivent trouver de nouveaux ressorts de développement.
18L’analyse des districts de Marshall montre l’intérêt pour les entreprises d’un même secteur à se concentrer géographiquement, en opérant une division du travail car elles vont pouvoir ainsi bénéficier d’économies externes grâce à la mise en commun des infrastructures, des services et du savoir-faire. De plus, la concentration géographique d’entreprises spécialisées crée selon lui une « atmosphère industrielle2 » qui serait issue des relations non marchandes liées aux interactions sociales entre les individus et aux phénomènes de diffusion des technologies et des connaissances entre les entreprises du fait de leur proximité géographique.
19C’est avec Porter que s’impose le terme générique de cluster dans les années 1990. Il définit le cluster comme « une forme d’organisation dont la compétitivité est basée sur l’existence de relations étroites entre acteurs (entreprises, centres de recherche, organismes de formation) liés par des objectifs communs ou complémentaires » (Porter, 1998). Le cluster se matérialise par la constitution de réseaux coopératifs entre acteurs, qu’ils soient privés ou publics, au niveau local, régional, national voire international. La configuration qui a retenu le plus d’attention, que ce soit dans la recherche académique mais aussi auprès des pouvoirs publics en tant qu’outil de développement local, est la configuration du cluster qui résulte de la concentration géographique des entreprises au sein d’un espace donné.
20Porter (1999) applique ainsi son concept de cluster en prenant l’exemple du vin en Californie. Le succès de ce cluster tient au regroupement géographique et aux fortes relations entre tous les acteurs tout au long de la filière et le développement d’activités connexes. Ainsi, c’est l’interconnexion entre les viticulteurs mais également les organisations publiques (Institut du vin, Universités, entreprises de relations publiques…) et les entreprises liées au vin en amont de la production (fabricants de bouteilles et de tonneaux, agriculteurs, fournisseurs d’équipements liés à l’irrigation par exemple…) et en aval de la filière (conditionnement…), ainsi que le développement d’autres activités liées au vin (tourisme, restauration…) qui génère un avantage compétitif territorialisé dans le secteur du vin par la constitution d’une sorte de complexe agro-touristique. Cette organisation en cluster à la Porter est souvent présentée comme le modèle de production des nouveaux pays producteurs de vin (Australie, États-Unis, Chili, Afrique du Sud). Ce modèle est basé sur une production à grande échelle de vins standardisés, commercialisés à partir de grandes marques privées et faisant l’objet d’importants investissements de promotion (Chambolle et Giraud-Héraud, 2003).
21On oppose souvent ce modèle de production viticole à celui qui existe majoritairement en Europe et en France, qui est le fait majoritairement de petites exploitations viticoles ancrées dans leur territoire. Cette forme d’organisation se réfère plutôt à la déclinaison française du concept de district ou de cluster qu’est le système productif local.
22Les systèmes productifs locaux ont été notamment étudiés par l’économie de la proximité (Courlet, 1994 ; Pecqueur et Zimmermann, 2004), courant de pensée né en France au milieu des années 1990. Les systèmes productifs locaux sont des concentrations d’unités productives, généralement des PME-PMI, appartenant à la même filière productive, ancrées sur un même territoire, entretenant entre elles des relations de coopération et intégrées dans un tissu de collaborations avec leurs partenaires économiques et les institutions publiques locales.
23Ce courant théorique va développer l’importance des liens de proximité mais en distinguant la proximité géographique au sein d’un territoire, uniquement fonction de la distance séparant deux acteurs et la proximité organisée, plutôt de nature relationnelle et ne nécessitant pas nécessairement des relations de « face à face » entre des entreprises du même secteur économique (Pecqueur et Zimmermann, 2004). La proximité géographique doit être activée par des actions de nature organisationnelle et institutionnelle (Filippi et Torre, 2003). C’est à travers la définition de ces deux types de proximité que s’établit le lien entre les entreprises et le territoire.
24Le terroir devient ici l’expression d’une construction sociale et culturelle à travers les savoir-faire et les pratiques des hommes. Cette conception du terroir s’inscrit dans l’optique de la définition commune issue d’un travail collectif de l’INRA, l’INAO et l’UNESCO (2005)3 : « Un terroir est un espace géographique délimité défini à partir d’une communauté humaine qui construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs et de pratiques, fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et les facteurs humains ».
25La dynamique productive et spatiale des exploitations vitivinicoles en Europe a été souvent analysée en termes de système productif local fondé sur les terroirs et le respect des règles des AOC/AOP (Ditter, 2005). La production viticole est une activité ancrée territorialement par nature, les acteurs sont considérés comme « situés » selon l’école de la proximité, c’est-à-dire localisés sur un espace géographique et enracinés (« embedded ») dans un réseau de relations sociales basées sur la confiance, au sens de Granovetter (1985).
26Cependant, Torre et Caron (2006) indiquent que la proximité géographique peut aussi se révéler, notamment en l’absence de proximité organisée, porteuse de tensions et de conflits, ce qui contraste avec les développements antérieurs principalement axés sur les effets positifs de la proximité des acteurs en matière de coopération. Ditter et Brouard (2015) analysent ainsi l’évolution de la situation du vignoble de Cahors et ses difficultés traversées à la lumière de la composante institutionnelle du terroir.
Fondements théoriques de la dimension « produit » du terroir dans l’analyse économique
Différenciation des biens et qualité
27On sait aujourd’hui que la différenciation des produits est un fondement essentiel des échanges, notamment dans le secteur agroalimentaire où il existe une grande diversité d’aliments ou boissons, imparfaitement substituables et différenciables par leurs caractéristiques ou qualités.
28La théorie économique aborde le problème de la qualité à travers la notion de différenciation des produits. C’est Chamberlin (1933) qui le premier, dans un cadre de concurrence monopolistique, analyse les avantages pour les entreprises à différencier leurs produits afin d’obtenir un pouvoir de marché et donc des profits plus élevés. Il existe deux types de différenciation de biens. Premièrement, des produits différenciés par leur qualité, appelée différenciation verticale, appréhendée comme un effet de gamme et se traduisant par une différence de prix. Elle correspond à une segmentation du marché en fonction du revenu des consommateurs ou de leur disposition à payer. À prix égal, les biens de qualité supérieure sont préférés par les consommateurs. Deuxièmement, la notion de différenciation horizontale repose sur l’hypothèse du goût pour la diversité renvoyant donc plus à une notion de variété des produits que de qualité au sens strict. Lancaster (1966) va étudier le cas de produits différenciés par leurs caractéristiques de consommation. La segmentation du marché est réalisée en fonction des préférences individuelles, et à prix égal, les consommateurs se dirigent vers des produits différenciés.
29Au niveau de l’offre, la différenciation des produits qui est à la base de la valorisation économique d’un terroir passe par ses caractéristiques liées à l’origine, qui correspondent à des « caractéristiques liées à la localisation, à des conditions agro-climatiques et environnementales, à des pratiques et des savoir-faire, à des règles de production, voire à des manières de consommer » (Valceschini, 2011).
30Les produits de terroir se distinguent par des caractéristiques propres au territoire où ils sont produits, c’est une qualité spécifique liée à leur origine géographique et d’ailleurs cette qualité n’est pas seulement spécifique, mais elle est aussi considérée comme unique, non reproductible en dehors du territoire d’origine. Cette spécificité du terroir confère une réputation qui donne de la valeur aux produits aux yeux des consommateurs, ce qui va donc influencer leur perception de la qualité.
31Dans le cas spécifique du secteur du vin, les deux types de différenciation sont à l’œuvre puisqu’il y a une double caractérisation du terroir à la fois par une segmentation et une hiérarchisation spatiale du vignoble. Les vignobles sont généralement structurés à l’aide d’aires de production délimitées en fonction de leurs caractéristiques spécifiques, à l’échelle même de la parcelle (« les climats ») dans le cas du vignoble de Bourgogne par exemple, qui est aussi caractérisé par une forte hiérarchie des vins (appellations régionales, appellations communales, premiers crus et grands crus) qui se valorisent différemment sur les marchés. Les AOP permettent une différenciation horizontale des vins en mettant en avant la spécificité du terroir d’origine qui va conduire à vin typique ; et elles peuvent aussi entraîner une différenciation verticale des vins, poussant à la production d’une qualité supérieure de par les contraintes imposées dans le cahier des charges.
32Dans ce cadre, les questions principales qui se posent sont de savoir si le marché permet de révéler correctement le niveau de qualité d’un produit, et quels sont les moyens pour les producteurs de bien qualifier leur produit et pour les consommateurs de bien identifier les caractéristiques des produits qu’ils achètent.
Enjeux informationnels des signes liés à la qualité
33La théorie économique montre que les problèmes d’offre de qualité sur les marchés peuvent être accentués en situation d’information imparfaite. C’est pourquoi l’incertitude sur la qualité va occuper une place centrale en microéconomie, avec l’analyse des problèmes d’information sous l’impulsion de G. Akerlof (1970), notamment dans le cas où un côté du marché est mieux informé que l’autre. Dans son article fondateur, il indique que l’asymétrie d’information sur la qualité des biens en faveur des vendeurs mène à deux types de phénomènes : le premier est l’effet de sélection adverse qui correspond au retrait des biens de bonne qualité du marché en raison de la baisse des prix qui résulte de l’incertitude qualitative dans laquelle se trouvent les acheteurs ; le deuxième phénomène est celui de l’aléa moral qui décrit l’apparition de comportements opportunistes de la part de certains producteurs offrant des biens de qualité inférieure car leurs actions ne sont pas directement observables ou vérifiables. Ces deux effets vont conduire à une dégradation de la qualité sur ce marché, voire même à une disparition totale du marché des biens de bonne qualité selon Akerlof.
34Dans la lignée d’Akerlof (1970), Laporte (2001) conclut à partir de son analyse du vignoble de Bourgogne que la réglementation de type AOC est une solution qui permet de résoudre partiellement les conséquences de l’asymétrie d’information sur le fonctionnement des marchés des vins de qualité « car les prix reflètent la segmentation de la production telle que conçue par les producteurs à travers l’organisation des AOC de Bourgogne ». Le deuxième problème concerne celui lié à l’aléa moral qui peut apparaître lors de la mise en place d’une marque collective comme les AOC ou les labels, à savoir le comportement qualifié de « passager clandestin » de certains producteurs à l’intérieur de la filière qui, en raison de la présence de produits de qualité supérieure au sein de l’AOC, relâchent leurs efforts en termes de qualité pour leur propre bien4. Ce problème spécifique peut donc conduire les producteurs offrant les qualités les plus élevées à préférer des signes individuels pour se distinguer de leurs concurrents moins qualitatifs (Linnemer et Perrot, 2000).
35Dans le secteur de l’agroalimentaire, les asymétries d’information sont une donnée importante car les acheteurs n’ont pas toutes les informations nécessaires pour connaître le niveau de qualité des produits. Il en résulte une incertitude liée à la qualité et Stiglitz (1987) a montré que dans ce cas le prix n’était plus, seul, un bon indicateur de l’information sur le bien. Par ailleurs, cet aspect varie en fonction du type de bien, en effet, la littérature distingue trois catégories de biens depuis Nelson (1970) et Darby et Karny (1973) : les biens « de recherche » sont ceux pour lesquels la qualité peut être identifiée avant l’achat car ses caractéristiques sont visibles, ce qui n’est pas le cas des biens « d’expérience » pour lesquels les consommateurs ne vont pouvoir évaluer la qualité qu’après des achats répétés, et enfin les biens « de confiance » dont l’ensemble des caractéristiques sont difficilement observables et nécessitent des expertises, c’est notamment le cas de certains attributs liés à la sécurité, l’éthique ou l’environnement.
36C’est dans ce cadre que vont se développer les avancées théoriques en montrant que les asymétries informationnelles peuvent être résolues par la mise en place de signaux de qualité fiables (marques privées, labels, certifications, appellations d’origine…) pour limiter les effets de sélection adverse.
37Dans le secteur du vin, essentiellement dans les pays européens, le choix a été fait de mettre en avant leur qualité spécifique liée au terroir, en s’adossant à des AOP, dans un premier temps afin de lutter contre la concurrence déloyale mais aussi ensuite comme un outil de différenciation liée à l’origine ou à une qualité supérieure. Il s’agit d’un premier niveau de signalisation de la qualité à l’aide d’une dénomination géographique, ayant le statut de marque publique et codifiée par la loi. Il s’agit d’un signe de qualité public, dans la mesure où les caractéristiques qu’il signale sont indépendantes des choix individuels des entreprises (Laporte, 2001). Ensuite, on observe un deuxième niveau de signalisation de la qualité correspondant à la fraction de la qualité qui résulte des choix individuels des exploitations viticoles et qui ne sont pas codifiés dans le cahier des charges de l’appellation d’origine à laquelle elles appartiennent (durée de fermentation, proportion autorisée des différents cépages…), et celle-ci va être révélée à l’aide de signes privés comme les marques commerciales, les noms de domaines ou de châteaux comme c’est le cas dans le Bordelais, en Champagne ou en Bourgogne.
38Un bon signal doit fournir une information pertinente au consommateur, car en raison de sa rationalité limitée, il ne peut pas analyser toute l’information à sa disposition. Or, dans le cas du secteur agro-alimentaire, le consommateur est confronté à une variété importante de signaux de qualité, qui peuvent créer de la confusion concernant la différenciation de la qualité des biens en l’empêchant de hiérarchiser correctement ces signaux (Linnemer et Perrot, 2000). Par ailleurs, si les signaux se multiplient ou se banalisent, leur objectif de transmission de l’information sur la qualité supérieure du bien sera mis à mal ; ainsi loin de régler les problèmes d’asymétries d’information, ils les transfèrent sur ceux de la validité des signaux à différencier la qualité des produits (Spence, 1976).
39Au-delà des enjeux informationnels des signes liés à la qualité, les économistes ont aussi mis en évidence les enjeux concurrentiels en montrant comment ces stratégies de signalisation peuvent conférer un avantage concurrentiel, ou une rente de différenciation et ces travaux sont nombreux dans le domaine du vin.
L’économie de la réputation
40La littérature sur la réputation individuelle des entreprises, adossée aux marques commerciales auxquelles les consommateurs peuvent se fier pour évaluer la qualité d’un bien en situation d’information imparfaite, est foisonnante, tandis que celle sur la réputation collective en est à ses débuts (Castriota et Delmastro, 2015) et connaît un intérêt croissant (Zago, 2015). Cette littérature a trouvé dans le secteur du vin un terrain d’application remarquable car le vin est un bien d’expérience, par conséquent la réputation du produit ou de l’entreprise est une variable déterminante du choix des consommateurs. L’étude de la notion de réputation collective revient notamment à Tirole (1996) qui indique que les deux types de réputation sont corrélés, en ce sens que plus un acteur est incité à maintenir sa réputation individuelle et plus la réputation collective de son groupe sera améliorée et inversement. Cet auteur étudie ainsi l’impact des externalités réputationnelles sur la qualité produite.
41Dans cette lignée, Landon et Smith (1998) tentent de quantifier l’impact de la qualité des biens et des deux catégories de réputation sur la formation des prix dans une étude appliquée aux vins de Bordeaux. La réputation est vue comme étant une mesure de la qualité attendue de la part des consommateurs, qui peut différer de la qualité réelle au temps t car celle-ci peut être sujette à des variations. La réputation individuelle est une fonction dépendante de la qualité moyenne passée de l’entreprise, approximée par les évaluations du Wine Spectator’s et de la classification de Parker. La réputation collective est déterminée par les AOP et par la classification de qualité des vins de Bordeaux. Ces auteurs montrent ainsi que l’impact marginal de la qualité réputationnelle des vins de Bordeaux sur les prix est environ vingt fois plus important que l’impact lié à leur qualité réelle à l’instant t. Ils démontrent ainsi que la réputation de cette appellation établie de longue date est un très bon signal de la qualité pour les consommateurs, qui dès lors sont disposés à payer un supplément de prix.
42La double influence de la réputation individuelle et collective sur les incitations des entreprises à investir dans la qualité est étudiée par Costanigro et al. (2012) à partir d’un modèle stratégique qu’ils testent ensuite sur des données concernant les entreprises viticoles californiennes. L’un des résultats les plus saillants concerne le rôle de locomotive joué par les entreprises leaders considérées comme des « leaders réputationnels » pour l’ensemble de la filière, en ce sens qu’elles permettent d’améliorer la réputation collective. Ainsi, les viticulteurs américains bénéficiant du système de marque collective basé sur les AVA bénéficient d’externalités liées à la présence de grandes marques privées. Cependant, comme chez Winfree et Mc Cluskey (2005), plus les vins sont chers et plus les réputations privées ont tendance à primer sur les réputations collectives, ce qui peut expliquer que les producteurs de vins haut de gamme choisissent de se signaler avec des noms spécifiques (marques privées, signatures…) afin de se différencier des producteurs de qualité inférieure. Cela rejoint d’ailleurs les conclusions des travaux de Linnemer et Perrot (2000) cités précédemment.
43De leur côté, Castriota et Delmastro (2015) analysent la dynamique dans le temps de la réputation individuelle et collective dans l’industrie italienne du vin. Ils montrent, à travers l’étude d’un panel de données sur 30 ans que la réputation collective suit une trajectoire historique (« history-dependent »), et les mauvais comportements passés augmentent la probabilité d’enclencher un cercle vicieux aboutissant à une « trappe » de mauvaise réputation, qu’il devient ensuite difficile voire impossible d’inverser. Ils concluent sur l’importance de mettre en place des standards de qualité minimum avec des contrôles effectifs et de définir un seuil concernant le nombre de producteurs adhérant à la marque collective : l’objectif est de diminuer l’hétérogénéité qualitative du groupe ainsi que les conflits éventuels entre les membres, et de réduire les comportements de passager clandestin, argument également développé par Winfree et Mc Cluskey (2005).
44Enfin, Menapace et Moschini (2012) montrent que l’un des intérêts des marques collectives comme les indications géographiques est de réduire le coût de l’établissement des réputations privées, ce qui permet aux plus petites entreprises de se positionner sur le marché car elles n’auraient pas les moyens, seules, d’effectuer les lourds investissements nécessaires pour acquérir une réputation individuelle.
Terroirs et qualité : un enjeu stratégique pour les exportations françaises du secteur viticole à l’international
Commerce international de la France dans le secteur du vin : rôle de la qualité et du lien à l’origine
45Les trois principaux déterminants influençant la compétitivité internationale du secteur du vin qui ressortent des recherches économiques sont l’exploitation des économies d’échelle, les coûts de production reflétés par les prix à l’export et la différenciation des produits (Bozsik, 2005 ; Castillo et Garcia, 2013). Si les vins des nouveaux pays producteurs se positionnent bien en termes de compétitivité-prix, ce qui explique l’augmentation importante de leurs parts de marché à l’exportation, les vins français ont plutôt un meilleur positionnement en termes de compétitivité-qualité.
46Selon l’Organisation de la vigne et du vin (2017), la France était le 1er pays exportateur de vin en valeur au niveau mondial en 2016 même si elle n’était qu’à la 3e place en termes de volume exporté derrière l’Espagne et l’Italie. En termes de valorisation des exportations au niveau mondial, les vins français sont à la première place devant les vins italiens et espagnols.
47L’analyse des prix moyens à l’exportation montre l’existence d’un différentiel très clair entre les vins d’origine française et les vins d’autres origines. Cela s’explique par la structure des exportations françaises dans laquelle les vins d’appellations constituent une grande part du total des exportations.
48Dans une étude sur le secteur du vin, la DGDDI (2013a) analyse la structure des exportations françaises de vin selon la gamme de prix5 et montre que si les quantités exportées de vin de moyenne gamme supérieure et haut de gamme restent encore modestes en comparaison des deux autres segments, elles progressent et que « le haut de gamme continue à être le principal moteur de la croissance des ventes de vins à l’international ». Cette étude montre clairement la stratégie de montée de gamme mise en œuvre par la France : les vins haut de gamme ont contribué pour 31 % de la valeur totale des exportations en 2012 alors de cette part était de 13 % en 2002 ; et c’est l’évolution inverse qui est observée pour les vins bas de gamme où leur contribution à la valeur chute de 23 % en 2002 à 13 % à 2012.
49C’est avec une méthodologie différente que sont analysées les exportations de produits haut de gamme des différents pays européens dans une autre étude de la DGDDI (2013b). Ces économistes vont s’appuyer sur la valeur unitaire des exportations (valeur de l’exportation rapportée à la quantité exportée) pour déterminer la gamme à laquelle appartient un produit6. Il en ressort que le principal atout de la France tient aux produits du secteur agroalimentaire, notamment les vins et spiritueux, qui représentent plus de la moitié de ses exportations dans le haut de gamme. Ce résultat montre une bonne spécialisation de la France dans ce segment de niche des vins de qualité supérieure, ce qui est cohérent avec la théorie économique qui indique que la spécialisation des pays développés doit se faire dans les gammes supérieures des produits échangés.
50Une analyse du rôle de la qualité dans les exportations françaises à destination des pays de l’OCDE a été menée par des économistes du CEPII (Bas et al., 2015a), en distinguant la compétitivité-prix et la compétitivité hors-prix. L’effet hors-prix peut être assimilé à un indicateur de qualité car il reflète le rôle des éléments comme la marque, l’image ou la réputation dans les caractéristiques d’un bien permettant ainsi de le vendre plus cher sur les marchés. Le secteur du vin est l’un des trois secteurs français les plus compétitifs sur la dimension hors-prix7. En effet, la compétitivité hors-prix8 du secteur du vin est évaluée à 2,2 cela signifie que les exportateurs français peuvent avoir des prix plus de deux fois supérieurs « à ce qu’ils seraient si leur qualité était identique à la moyenne des pays de l’OCDE ». Ce résultat montre bien l’importance de tous les éléments conduisant à différencier les vins français de ses concurrents, que ce soit à travers une différenciation horizontale (variété) ou verticale (qualité), car ils permettent de mieux les valoriser sur les marchés internationaux.
51Les performances à l’exportation des entreprises sont largement conditionnées par leur productivité ainsi que par la qualité des produits fabriqués. Or, il est difficile d’avoir des données objectives permettant de mesurer celle-ci, c’est pourquoi les études économiques utilisent des mesures indirectes de la qualité comme la valeur unitaire des produits ou la compétitivité hors-prix. Dans ce cadre, Crozet et al. (2012) se sont intéressés à la relation entre la qualité des vins et le commerce international appliquée au cas du Champagne, en utilisant des mesures directes de la qualité données par les guides critiques de vins. Il ressort de leur étude que les producteurs de Champagne vendant des vins reconnus de haute qualité exportent davantage, vers un plus grand nombre de destinations et avec des prix plus élevés.
52Si la littérature économique concernant le lien entre commerce international et qualité est assez dense, le rôle spécifique de la labellisation liée à l’origine sur les performances à l’exportation des produits ou des entreprises viticoles reste encore à explorer. Des études montrent cependant qu’il peut exister un différentiel de prix positif (« price premium ») en faveur des produits alimentaires labellisés avec des indications géographiques (IG) mais celui-ci varie grandement selon les différents marchés et produits. Deselnicu et al. (2013) indiquent que « l’effet IG » sur les prix apparaît moins important dans les secteurs où d’autres formes de différenciation des produits existent, notamment par les signes privés comme les marques, ce qui est le cas du secteur du vin. Ces résultats peuvent être rapprochés avec ceux concernant l’influence de la réputation individuelle et collective.
Une analyse des exportations françaises de vins en Europe : importance des appellations d’origine et des terroirs
53Bien qu’en diminution depuis ces dernières années, l’Europe reste le principal débouché des exportations de vins français, absorbant la moitié des ventes totales. Afin d’avoir une vision plus précise de la position de la France sur le marché européen, notamment en ce qui concerne la contribution des AOP, nous allons utiliser la base de données de commerce international BACI, développée par le CEPII à partir de la base COMTRADE des Nations Unies qui répertorie les exportations et importations en volume et en valeur de plus de 200 pays en fonction d’une nomenclature internationale harmonisée SH9.
54Nos estimations se focaliseront sur les exportations françaises de vin à destination de l’UE sur la période 2003-2014 au niveau du SH6, en prenant en compte la mention d’une AOP ou non. Cette base de données permet aussi d’avoir des statistiques de commerce au niveau des produits, selon la nomenclature combinée à 8 chiffres (NC8) qui correspond au SH avec un niveau supplémentaire à 8 caractères. Nous utiliserons les données au niveau des produits afin de calculer les valeurs unitaires moyennes des exportations pour rendre compte de la structure des exportations par gammes de vin.
55L’analyse sera menée dans un premier temps sur le commerce total de vin des trois catégories de vin (rouge, blanc et effervescent), puis nous détaillerons certains résultats pour chacune des catégories de vin. Nous adopterons une présentation synthétique sous forme de tableaux afin de faciliter la lecture des tendances observées.
Analyse descriptive de la dynamique des exportations françaises de vin en Europe : évolution contrastée de la contribution des vins d’appellations d’origine protégées
56Le volume des exportations françaises de vin vers l’Europe enregistre un recul de 14 % sur la période 2003-2014 (Figure 1), en revanche la valeur de ses exportations a progressé de 16 % pour s’établir à environ 3,5 milliards d’euros en 2014 (Figure 2).
57L’analyse de cette décennie fait apparaître des périodes contrastées. Deux périodes de croissance forte apparaissent (2005-2007 et 2009-2012) suivies d’un repli à chaque fois.
58L’année 2009 a été particulièrement mauvaise pour les exportations françaises de vin et atteint un niveau historiquement bas. La mauvaise récolte viti-vinicole française en 2008 liée aux mauvaises conditions climatiques ainsi qu’à la baisse des superficies en production, impacte les quantités disponibles, et par ricochet les quantités exportées. Ce recul des exportations s’explique en grande partie par la crise économique mondiale qui s’est répercutée sur les exportations de vin, mais il s’inscrit aussi dans une perspective de moyen terme par l’effritement progressif de la part de marché des vins français dans les échanges mondiaux, notamment en Europe depuis 2000.
59Ce résultat peut aussi être mis en perspective avec deux réformes affectant les dénominations d’origine dans le domaine du vin. D’un côté, une réforme française des signes d’identification de la qualité et de l’origine a été mise en œuvre en 2008. Elle a conduit à un renforcement des normes de production des AOC, afin d’augmenter la sélection à l’entrée des productions, avec l’objectif de diminuer l’hétérogénéité qualitative des vins sous AOC. D’un autre côté, en 2009 est entrée en vigueur la réforme européenne de l’Organisation Commune de Marché viticole, qui a notamment instauré une nouvelle classification des vins entre AOP, IGP et les vins sans indication géographique, faisant disparaître les anciennes dénominations comme les vins de table ou les vins VDQS10, l’objectif étant de requalifier les différentes catégories de vin.
60Par ailleurs, on observe une baisse continue des volumes d’exportations de vins AOP depuis 2007 tandis que les quantités exportées de vins sans appellation progressent régulièrement depuis 2009. Si la part des AOP dans le volume des exportations demeure très importante aujourd’hui (73 % en 2014), elle a beaucoup diminué car elle était de 86 % en 2003. Malgré cette tendance, la valeur des exportations de vins AOP a progressé de 13 % durant la période et représente près de 89 % de la valeur exportée en 2014.
61Ces évolutions globales recouvrent néanmoins des tendances contrastées selon les différentes catégories de vin. Nous pouvons constater que pour chacune d’entre elles, la contribution des vins avec appellation aux exportations sur les marchés européens est toujours supérieure à celle des vins sans AOP que l’on raisonne en volume ou en valeur (Figure 3 et Figure 4). Sans surprise, c’est pour la catégorie des vins effervescents que le différentiel entre les AOP et non AOP est le plus important. Par ailleurs, les vins effervescents avec appellation ne comptent que pour 8,8 % des volumes de vins exportés mais représentent 33,7 % du montant total des exportations françaises de vin en valeur en 2014.
62Cependant, la dynamique est défavorable pour les vins rouges et blancs d’appellation puisqu’entre 2003 et 2014, la part des AOP dans les exportations totales a diminué pour ces deux catégories de vins en volume et en valeur. En revanche, la dynamique est favorable pour les vins effervescents car la part des AOP s’améliore à la fois en volume (de 6,4 % à 8,8 %) et en valeur (de 27,8 % à 33,7 %) au cours de la décennie étudiée.
63À la lecture des Figure 5, Figure 6, Figure 7 et Figure 8, on observe une évolution similaire pour les vins rouges et blancs, de contraction des volumes de vins d’appellation et de hausse des volumes de vins non AOP dans les volumes exportés de chaque catégorie entre 2003 et 2014, la part des AOP passant de 96,1 % à 76,6 % dans les volumes de vin rouge et de 73,1 % à 63,2 % pour les vins blancs. La même tendance peut être observée concernant la part des AOP dans les exportations en valeur de chaque catégorie, à savoir une diminution de 94,1 % à 89,3 % pour les vins rouges et de 86,7 % à 81,1 % pour les vins blancs.
64En revanche, les évolutions sont différentes pour les vins effervescents qui voient la part des AOP progresser à la fois en volume et en valeur de 2003 à 2014, à l’exception d’une période de repli important de 2007 à 2009 (Figure 9 et Figure 10). En 2014, les quantités exportées de vins effervescents sont à 84,3 % des AOP et représentent 96,1 % de la valeur de cette catégorie.
Évolution de la structure des exportations françaises de vin : mis en évidence d’une dynamique d’exportation différenciée entre les vins AOP et non AOP
65Ainsi, au cours de la décennie étudiée, la valeur des exportations françaises totales de vin a augmenté, avec une hausse simultanée de la valeur exportée pour les vins AOP et non AOP, tandis que le volume total des exportations a diminué car la baisse des quantités exportées de vins AOP n’a pas été compensée par la progression de celles des vins non AOP.
66Ces tendances esquissent des dynamiques d’exportations très différentes entre les vins d’appellation et les non AOP sur la période de 2003 à 2014. Pour analyser ces tendances, nous allons observer l’évolution de la distribution des valeurs unitaires moyennes des exportations au niveau des produits pour les deux catégories de vins rouges et blancs. Pour éviter les effets de composition, nous avons suivi le même échantillon de vins en 2003 et 2014 pour lesquels nous avions des données.
67Les histogrammes (Figure 11 et Figure 12) nous donnent la densité des exportations des vins selon la valeur unitaire moyenne des produits.
68Pour les vins AOP, la distribution devient plus étendue et se décale légèrement vers la droite : les exportations de certaines catégories de vins se sont réalisées à des valeurs unitaires moyennes plus élevées, ce qui signifie que certains vins AOP ont été mieux valorisés sur les marchés en 2014 qu’en 2003. Ainsi, une évolution de la structure des exportations des vins AOP vers des gammes de vins plus chers est perceptible même si la densité la plus élevée reste sur le même positionnement en termes de valeurs unitaires. En revanche, c’est le mouvement inverse qui se produit pour les vins non AOP avec un recentrage et une concentration de la distribution des exportations vers des valeurs unitaires moins élevées avec des volumes plus importants.
69De plus, si on calcule la médiane de la valeur unitaire moyenne (VUM) des exportations, on voit que la VUM des vins AOP a augmenté tandis que celle des vins non AOP a diminué (Figure 13).
70Cependant, cette évolution qui peut paraître positive pour les vins AOP doit être nuancée car la valeur médiane et le volume médian des exportations de vins AOP ont diminué au cours de la période tandis qu’ils se sont fortement accrus pour les vins non AOP (Figure 14). De plus, le volume moyen exporté de vins AOP par catégorie de produits s’est réduit sur 2003-2014 alors que celui des vins non AOP a nettement progressé et la valeur moyenne des exportations de vins AOP a stagné de 2003 à 2014 tandis qu’elle a beaucoup augmenté pour les vins non AOP (Figure 15).
71En conclusion, les résultats indiquent qu’une modification de la structure des exportations de vins tranquilles est à l’œuvre à travers une dynamique différenciée pour les vins AOP et les non AOP. D’un côté pour les vins AOP, on perçoit une volonté de montée en gamme des vins qui a pu conduire à une meilleure valorisation de certains de ces vins sur les marchés, cependant l’augmentation de la valeur exportée résulte aussi d’un effet mécanique de baisse tendancielle des volumes AOP exportés. D’un autre côté pour les vins non AOP, on observe une progression nette des volumes essentiellement présents dans l’entrée de gamme.
72Ainsi, il semble qu’une stratégie de segmentation plus importante des marchés est en cours avec la volonté de renforcer la compétitivité qualité pour les vins AOP et plutôt la compétitivité prix pour les vins sans appellation grâce à l’exploitation des rendements d’échelle croissants, qui peut s’expliquer car c’est le segment le plus concurrencé par les vins des nouveaux pays producteurs.
73Premièrement, les résultats obtenus reflètent les phénomènes de restructuration opérés dans les vignobles français. En effet, les interprofessions et certains syndicats d’appellation ou ODG ont mis en place des plans de redressement pour limiter la surproduction ayant pour objectif de réduire la production de vin d’appellation d’origine protégée (Roumegoux, 2008), ce qui est un des facteurs explicatifs de la baisse tendancielle nette des volumes de vin rouges et blancs vendus sous AOP.
74Deuxièmement, ils reflètent aussi la diminution des parts de marché des vins français en Europe, en raison de la très forte concurrence des nouveaux pays producteurs qui se conjugue avec la baisse tendancielle de la consommation de vin en Europe.
75Troisièmement, les tendances observées s’expliquent aussi par la volonté des vins français de conquérir de nouveaux marchés tiers en croissance comme les pays asiatiques où les importations de vins ont considérablement augmenté des dernières années, en réorientant les exportations vers ces pays au détriment des pays européens. En effet, selon Agreste (2017) les exportations en volume de vins AOP ont beaucoup progressé depuis 2009-2010 à destination du groupe de pays Chine, Hong Kong, Singapour et Taiwan alors qu’elles reculent vers l’Union européenne.
76Quatrièmement, il apparaît un changement de tendance depuis 2009 qui est largement dû à la crise économique mais qui peut aussi être lu à la lumière des deux réformes françaises et européennes affectant les dénominations d’origine dans le domaine du vin. Même si la nature de l’impact de ces deux réformes reste à analyser pour la France, on peut citer l’étude de Castillo et Garcia (2013) qui ont pu observer un effet sur la compétitivité internationale des vins d’appellation espagnols.
Conclusion
77Il existe plusieurs entrées possibles pour définir les facettes d’un terroir, c’est pourquoi nous avons adopté ici une lecture fondée sur les trois dimensions associées à un terroir à la lumière des développements récents en économie, à savoir la dimension spatiale, organisationnelle et la dimension produit. Ces trois niveaux d’analyse sont nécessaires pour comprendre les spécificités d’une production de terroir par rapport à d’autres types de productions. En effet, le premier niveau de lecture permet de comprendre les éléments qui influencent la valeur du foncier viticole ainsi que les avantages économiques des terroirs en termes d’externalités territoriales ; le deuxième niveau de lecture concerne l’analyse des modèles spécifiques d’organisation de la production et des stratégies d’acteurs basées sur la proximité ; et enfin le troisième niveau de lecture à travers l’analyse économique des produits du terroir permet d’aborder le problème central de la qualité des produits, de leur différenciation et de l’effet de réputation.
78Ensuite, nous nous sommes placées dans une perspective internationale, pour étudier la valorisation internationale des terroirs viticoles français. Ainsi, au regard des conclusions des recherches économiques récentes sur l’importance de la qualité sur les performances du commerce du vin, et des résultats de notre analyse centrée sur l’UE et les appellations d’origine protégée, il apparaît que les labels liés à l’origine sont une source de différenciation des produits nécessaire pour mieux affronter la vive concurrence sur les marchés. Ils sont une composante essentielle de la dimension hors-prix de la compétitivité des exportations de vins, qui peut être aussi analysée comme un indice de qualité des exportations.
79Une évolution de la structure des exportations françaises de vins vers l’Europe est perceptible entre 2003 et 2014 avec la volonté de renforcer la compétitivité qualité pour les vins AOP et la compétitivité prix pour les vins sans appellation. Cependant, cette évolution doit être nuancée en raison de la diminution progressive de la part des vins AOP dans le volume et la valeur des exportations de vin, très significative pour les vins rouges.
80Ainsi, compte tenu de l’importance de la contribution globale en volume et en valeur des appellations d’origine protégées au commerce extérieur français dans le secteur du vin, il apparaît important pour la France de continuer à œuvrer pour une meilleure reconnaissance des terroirs viticoles au niveau international et de la qualité des vins qui en sont issus, afin de permettre leur meilleure valorisation sur les marchés. Cette question se pose aujourd’hui en termes de propriété intellectuelle au sein des négociations commerciales internationales. Force est de constater que la notion de terroir viticole s’est beaucoup élargie depuis quelques années, en se référant à la fois à une dimension agronomique, géographique et économique mais aussi sociale et patrimoniale. C’est pourquoi la France et l’Europe cherchent aujourd’hui à enrichir les justifications des politiques des signes liés à la qualité et à l’origine de considérations patrimoniales (Sylvander et al., 2007). Il s’agit d’un sujet difficile du fait des positions différentes des pays sur cette question, reflétées par la diversité des systèmes nationaux de protection des indications géographiques. De fait, il n’existe pas encore de véritable système international de reconnaissance des indications géographiques car ce droit relève toujours des législations nationales.
Figure 1. Évolution des volumes des exportations françaises de vin à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 2. Évolution de la valeur des exportations françaises de vin à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII
Figure 3. Évolution de la part des AOP dans le volume total des exportations françaises de vin à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 4. Évolution de la part des AOP dans la valeur totale des exportations françaises de vin à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 5. Évolution de la contribution et de la part des AOP dans le volume des exportations de vin rouge à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 6. Évolution de la contribution et de la part des AOP dans la valeur des exportations de vin rouge à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 7. Évolution de la contribution et de la part des AOP dans le volume des exportations françaises de vin blanc à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 8. Évolution de la contribution et de la part des AOP dans la valeur des exportations françaises de vin blanc à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 9. Évolution de la contribution et de la part des AOP dans le volume des exportations françaises de vin effervescent à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 10. Évolution de la contribution et de la part des AOP dans la valeur des exportations françaises de vin effervescent à destination de l’EU.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 11. Distribution des valeurs unitaires moyennes des exportations des vins tranquilles AOP.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 12. Distribution des valeurs unitaires moyennes des exportations des vins tranquilles non AOP.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 13. Évolution des médianes des valeurs moyennes des exportations françaises de vin par cn8 à destination de l’UE.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 14. Médiane des exportations françaises de vin par cn8 à destination de l’UE.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Figure 15. Moyenne des exportations françaises de vin par cn8 à destination de l’UE.

Source : Base de données BACI du CEPII.
Notes de bas de page
1 Le CEPII est le Centre d’études prospectives et d’informations internationales.
2 A. Marshall indique que « the secrets of industry are in the air ».
3 Cité par Prévost P. et al. (2014).
4 Cet enchainement vicieux a notamment été évoqué par Ditter et Brouard (2015) comme une cause de la dégradation de la réputation des vins de Cahors dans les années 80.
5 Quatre gammes de prix sont considérées dans cette étude : moins de 2 € (bas de gamme), de 2 à 5 € et de 5 à 20 € (milieu de gamme « inférieure » et « supérieure »), et plus de 20 € (haut de gamme).
6 Afin de ne sélectionner que les exportations de produits haut de gamme, n’ont été retenues que celles dont la valeur unitaire est supérieure au neuvième décile par produit et par année.
7 Les deux autres secteurs qui se distinguent dans l’étude sont l’aéronautique et la maroquinerie.
8 Dans cette étude, la méthodologie suivie repose sur une équation de demande d’importation en volume, l’effet hors-prix ou « qualité » étant le résidu de cette équation. Celui-ci mesure « la variation de la demande qui ne provient ni du prix, ni des déterminants “gravitaires” du commerce (distance, langue commune, effets de frontière, liens coloniaux…), ni des conditions de demande ou de concurrence sur le marché de destination ».
9 Le Système Harmonisé de désignation et de codification des marchandises, dénommé SH, est une nomenclature internationale élaborée par l’Organisation mondiale des douanes (OMD). Le SH est une nomenclature internationale qui comporte trois niveaux à 2, 4 et 6 caractères numériques pour le classement des marchandises selon leur nature.
10 Les AOC deviennent des AOP, les vins de Pays deviennent des vins d’IGP, les vins de table deviennent des vins sans indication géographique, dits « vins de France » tandis que les VDQS doivent choisir de présenter un cahier des charges correspondant à l’AOP ou à l’IGP.
Auteur
christine.ferrer-klajman@univ-tours.fr
Maitre de conférences en économie à l’Université de Tours, spécialisée dans le domaine de l’économie internationale, ses travaux et enseignements ont initialement porté sur le commerce et la localisation des firmes multinationales. Quelques années après sa nomination à l’Université de Tours, elle a eu l’opportunité de codiriger le Master 2 « Économie et Gestion du Tourisme » de 2006 à 2008, et d’assurer des enseignements concernant l’économie du tourisme. Depuis quelques années, elle travaille sur l’œnotourisme dans le Val de Loire. Elle est membre du Laboratoire d’Économie d’Orléans (LEO-UMR 7322), membre du VinOpôle Centre Val de Loire, Groupe « Vins, Terroirs et Patrimoine ». Ses derniers travaux publiés dans le domaine du vin : « Mise en place du label Vignobles et Découvertes : examen des premières retombées économiques dans le Val de Loire », (avec Avallone N., 2018) in Les Territoires du Vin, L’Harmattan.
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Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011