Les grands crus alsaciens et leur valorisation économique fondée sur le terroir
Quelle place pour ces vins dans un vignoble majoritairement axé sur les vins de cépages ?
p. 169-176
Texte intégral
1Le vignoble d’Alsace produit près du cinquième de tous les vins blancs français AOC, hors effervescents, avec un volume commercialisé de 150 millions de bouteilles pour un chiffre d’affaires annuel de plus de 510 millions d’euros. Depuis le début des années 2000, la viticulture alsacienne traverse une crise identitaire : manque de capitaux, chute des prix des vins par la grande distribution, déchirement autour du modèle dominant des « vins de cépage » qui fait l’une des spécificités de ce vignoble. En parallèle, de jeunes vignerons allemands mettent en avant leur terroir, et ont redéfini en 2012 le style des grands crus d’Allemagne en s’attachant davantage à l’identité de leur terroir.
2Pour dépasser la crise, certains vignerons alsaciens et syndicats de production veulent que la valorisation des vins alsaciens se concentre dorénavant principalement sur le terroir, avec les Grands crus comme fer de lance de la communication et un projet en cours de Premier cru. Si l’on part du principe que la valorisation d’un produit rassemble toutes les actions visant à mettre en valeur un produit, et l’image de celui-ci grâce à une argumentation favorable, quelles actions sont entreprises pour les Grands crus ? Quelle image de ces crus est présentée aux consommateurs ? Comment valoriser des vins et un vignoble qui avaient une offre simple, presque enviée par les autres vignobles français, et dont la hiérarchisation se complexifie en voulant davantage mettre en avant le terroir ?
3Pour apporter des éléments de réponse à cette interrogation, l’article repose sur seize entretiens informels menés auprès des principaux organismes vitivinicoles alsacien depuis un an : Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), Conseil interprofessionnel des vins d’Alsace (CIVA), Association des viticulteurs d’Alsace (AVA), syndicats divers, coopérative France-Alsace, Groupement des producteurs négociants et une dizaine d’autres échanges auprès d’exploitants indépendants.
4La volonté d’enrichir la hiérarchisation des vins alsaciens correspond d’abord à une volonté de la mise en avant du terroir par certains producteurs qui veulent se démarquer dans leur profession. Néanmoins, la valorisation du terroir alsacien par les Grands crus soulève des questions de fond sur le vignoble alsacien et peut compliquer l’offre.
La mise en avant du terroir
5Depuis le début des années 2000, et avec un mouvement d’accélération au cours de la décennie 2010, des vignerons souhaitent renforcer la hiérarchisation du vignoble alsacien en créant une appellation intermédiaire : les Premiers crus, afin d’atténuer le rôle des cépages dans la mise en avant de leurs vins, au profit du terroir. C’est aussi une façon de se rapprocher des usages pratiqués dans les autres vignobles français.
6L’Alsace est tardivement arrivée dans l’histoire des AOC françaises ; l’AOC générique mettant en avant le cépage est liée au passé germanique des terres alsaciennes, à la tradition germanique de nommer les vins par leurs cépages, et peut-être un peu lourde à assumer pour certains vignerons aujourd’hui. Un statut des vins d’Alsace avait été préparé dès la fin de la première guerre mondiale par l’AVA dont les membres avaient eu très tôt l’ambition de faire évoluer le vignoble vers une production de vins fins de qualité, seule compétitive dans le concert des autres vins de France. Mais ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que les premières bases de ce statut furent promulguées par l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui créait l’appellation d’origine régionale Alsace pour les vins produits dans une aire de l’Alsace à délimiter et selon des règles précises.
7En effet, en simplifiant volontairement la réalité, le vignoble alsacien a créé la base et le sommet de sa hiérarchie viticole avant d’en enrichir le centre actuellement (fig. 1). Il existe trois AOC1 qui encadrent la production de vins d’Alsace :
- l’AOC générique Alsace, créée en 1962, qui rassemble 72 % de la production totale dont 90 % de vins blancs2. L’étiquette mentionne le cépage concerné mais peut également indiquer une marque ou les mentions « Edelzwicker » ou « Gentil » pour un assemblage de cépages blancs. Depuis 2011, pour les vins présentant une typicité particulière et répondant à un niveau d’exigence supérieur, le nom de l’AOC peut être complété par une dénomination géographique communale ou intercommunale ou le nom d’un lieu-dit ;
- l’AOC Crémant d’Alsace, créée en 1976 et qui produit 24 % des volumes de vin d’Alsace ;
- l’AOC Alsace Grand cru (2011), qui regroupe 4 % de la production viticole sur 51 lieux-dits (850 ha du vignoble). La création de ces Grands crus a été portée par quelques grands noms de la viticulture alsacienne, tels Léonard Humbrecht, Jean-Michel-Deissi, Marc Kreydenweiss… De 1975 à 2007, ces 51 lieux-dits ont été progressivement classés en Grands crus3, la superficie de ces parcelles variant de 3 à 80 ha. Puis, en octobre 2011, tous les Grands crus d’Alsace sont passés du statut de dénominations géographiques au sein d’une même appellation à celle d’appellation véritable partageant le même cahier des charges. La législation des grands crus s’est naturellement coulée dans le moule du cépage : quatre y sont autorisés (riesling, gewurztraminer, pinot gris et muscat), mais il y a des exceptions en fonction des demandes de certains vignerons influents.
Fig. 1. La proposition de hiérarchisation des appellations dans le vignoble alsacien par l’association des viticulteurs d’Alsace (AVA).

8Cette situation a contenté les vignerons, même les plus exigeants, qui parvenaient à se détacher d’une majorité de vins simplement corrects, grâce à l’ajout de nom (Grand cru), par le bouche à oreille, par la conversion au bio, à la biodynamie… Mais d’autres exigences sont apparues. La logique actuelle fait que le vignoble se dirige peu à peu vers un classement à la bourguignonne, avec une appellation régionale, des communales, des Premiers crus et des Grands crus. En effet, l’AVA, le syndicat général de défense du vignoble, a validé en 2014 un schéma de hiérarchisation à quatre étages qui veut aboutir à l’apparition des termes « cru » et « premier cru » sur les étiquettes. Le niveau le plus élevé serait occupé par les 51 crus au rendement plafonné à 55 hl/ha et, en dessous, la profession souhaite créer des Premiers crus identifiés par des noms de lieux-dits et dont le rendement serait limité à 57 hl/ha. En-deçà, le mot « cru » désignerait les appellations communales au rendement maximal de 72 hl/ha. Treize de ces appellations existent déjà depuis 2012 comme nous l’avons dit précédemment. L’appellation Alsace resterait enfin la base de ce schéma avec un rendement de 80 hl/ha.
La valorisation du terroir alsacien par les Grands crus : leur perception
9Pourtant, la notion de Grand cru ne va toujours de soi pour le consommateur. La valorisation économique de ces vins est délicate et inégale. En janvier 2009, le CIVA a financé une enquête, La perception des Grands crus d’Alsace chez les cavistes français. Il souhaitait disposer d’un éclairage sur la perception des AOCGrands crus d’Alsace par rapport aux AOCAlsace et aider ainsi à mieux faire comprendre et valoriser les Grands crus. Chez les cavistes, les prix cités pour les Grands crus sont régulièrement supérieurs à 18 euros (par exemple domaine Émile Beyer, Eguisheim : 19 euros). Dans les GMS, une enquête de 2008 montre que les prix des Grands crus débutent à 6 euros et s’échelonnent jusqu’à 15 euros. Près d’un tiers sont vendus entre 8 et 10 euros/litre. Ainsi, la forte variabilité des prix des Grands crus est avérée et entretient une relative incompréhension chez le consommateur : qu’est-ce qui justifie cet écart ? Comment un Grand cru peut-il être seulement à 6 euros ? Les cavistes eux-mêmes estiment que les écarts ne sont pas aisés à expliquer au consommateur : comment justifier des différences de notoriété avec des écarts allant de 15 à 60 euros la bouteille ? De même, avec un prix moyen à l’exportation de 7,19 euros le litre en 2010 pour les Grands crus alsaciens, leur valorisation n’est pas probante. Par ailleurs, la notion d’excellence liée au Grand cru, que souhaitent développer les vignerons, n’est pas définie. Pourtant, une partie de la profession défend cette hiérarchisation et l’affirmation du terroir.
10Certains producteurs veulent se démarquer des vins de cépages pour affirmer davantage l’identité culturelle de leur région et s’affirmer dans le commerce international. « Les vins haut de gamme existent vraiment en Alsace ! » souhaitent-ils exprimer à la France et au monde. Ces producteurs veulent se détacher d’une appellation trop générique, jugée laxiste dans son cahier des charges, ont la volonté d’affirmer leur différence par des vins pouvant être associés à des mets délicats car provenant d’un terroir spécifique. En effet, l’accord classique mets/vins concernant l’Alsace, fondé sur les poissons, les crustacés, la choucroute, est de plus en plus perçu comme réducteur. Faire rimer vins d’Alsace et cuisine régionale n’est plus aussi facilement accepté que dans les années 1960-1990. Miser sur le paysage original du vignoble alsacien avec ses villages au pied des collines sous-vosgiennes, ses vallons et sa route viticole traversant tous les villages ne suffit plus pour certains vignerons. Se développe alors une remise en cause frontale d’une pratique de plus de quarante ans qui consiste à définir le goût final dans la bouteille par le nom du cépage en lui associant un usage simple (riesling et poisson).
11Le CIVA a donc mis en place depuis début des années 2000 des campagnes de promotion insistant sur les « Grands Blancs », sur la noblesse des vins blancs alsacien et, plus récemment, sur le terroir. Cette noblesse est souvent présentée comme issue de la nature, de la géologie, de l’histoire alsacienne, tout en faisant référence aux images d’Épinal alsacienne avec la cigogne. Le savoir-faire du vigneron passe au second plan.
12Mais une fronde s’est développée avec, comme meneur principal, le vigneron Marcel Deiss de Bergheim, pour souligner le fait que, pour mettre en valeur les Grands crus, une AOP était nécessaire. Les syndicats et les vignerons se sont attachés à décrire le lien au terroir de chaque Grand cru, c’est-à-dire la caractéristique subtile et originale qui définit, au-delà du cépage utilisé, chaque terroir et obtenir ainsi l’AOP Grand cru. Cette AOP fut obtenue en 2011 in extremis. En effet, pour une minorité de vignerons, conserver la seule AOP Alsace, même avec l’indication de Grand cru, ne valorisait pas leurs efforts, la spécificité, l’individualité de leur terroir car l’AOP Alsace reste fondée sur le cépage. La géologie si particulière à l’Alsace (800 terroirs selon Bernard Burtschy) ne leur semblait pas assez prise en compte : il fallait donc inciter l’INAO à créer une AOP Grand cru. Sur le fond, l’essor, la banalisation de l’utilisation des noms de cépages nuisait à la spécificité alsacienne.
13Afficher le nom d’un lieu-dit (et le protéger grâce à un décret) revient à faire connaître le terroir de production. Sur le plan commercial mondial (20 % des ventes de vins alsaciens), obtenir l’appellation permet d’exister réellement en se distinguant des autres rieslings mondiaux. La concurrence frontale de l’étranger est forte. Sur l’étiquette, l’essentiel des bouteilles d’Alsace peine à se différencier des vins d’Allemagne, d’Afrique du Sud ou d’Australie vendus, comme la production alsacienne, sous le nom du cépage – le riesling – en particulier. Par ailleurs, le cépage est devenu la caractéristique centrale des vins sans indication géographique en Europe, synonyme de moindre gamme pour le consommateur.
14Pourtant, la valorisation du terroir et des grands crus soulève des questions : créer une AOP Premier cru, n’est-ce pas une « fausse bonne idée » ?
Les questions de fond
15L’affirmation du terroir, le débat qu’elle suscite, masque de profondes mésententes et certaines causes profondes des difficultés des vignerons et des visions différentes de la viticulture alsacienne. Tous les acteurs n’y sont pas favorables. Le négoce tout d’abord, ne veut pas payer le prix du kilogramme de raisins plus cher sous prétexte qu’il provient d’un terroir renommé. Il veut conserver le prix en fonction du simple cépage (5 euros le kilo). La grande distribution ensuite, circuit par lequel s’écoulent quatre bouteilles d’Alsace sur cinq, tire sans cesse les prix à la baisse. Plus de 47 % du volume des vins d’Alsace sont vendus sous une marque distributeur. L’INAO enfin pense que la situation économique actuelle est suffisamment délicate pour ne pas compliquer l’offre par une nouvelle hiérarchisation qui complique celle-ci, surtout lorsqu’on se rappelle que les Grands crus – 4 % de la production – représentent un marché de niche. Un approfondissement de la hiérarchisation est en effet un pari risqué. « Perte de lisibilité de l’offre », « trop d’appellations tue les appellations »… autant d’expressions récurrentes entendues au cours de nos entretiens.
16L’offre alsacienne organisée autour des AOC Alsace et Alsace Grand cru et segmentée par ses cépages est déjà jugée trop compliquée, notamment par l’INAO, le CIVA et le négoce. Les cépages ne sont pas des appellations alors qu’ils balisent la gamme alsacienne, sont identifiés comme les clés d’entrée et de compréhension du marché. De nombreux consommateurs, voire les lecteurs des guides spécialisés, ne connaissent la géographie des vins de cette région que via ses cépages, tandis qu’ils sont incapables de nommer un large éventail de producteurs ou de communes. Ils connaissent les principaux cépages alsaciens et les identifient à des vins de cette région, contrairement au marché étranger.
17Si au Moyen Âge, les Alsaciens vendaient leurs vins sous le nom des communes ou des terroirs, le grand public actuel méconnaît les terroirs alsaciens. La consonance des noms, la difficulté à prononcer certains d’entre eux, participe de cette difficulté (Steingrübler, Zinnkoepflé…). C’est un handicap d’autant plus important que 80 % des vins alsaciens sont destinés à la consommation nationale. Les noms des Grands crus Alsace sont régulièrement jugés à la fois difficilement prononçables et sans notoriété.
18Les Grands crus d’Alsace souffrent en particulier du fait de leur présence dans des segments très qualitatifs et concurrentiels, de leur absence de notoriété, que ce soit celle de leur producteur alors que c’est un argument de vente majeur ou celle du nom proprement dit du Grand cru. Ce déficit de notoriété explique que la mention Grand cru n’ait pas la même valeur pour l’Alsace que les Grands crus Bourgogne et Bordeaux.
19La difficulté du choix est accentuée par les problèmes de sucrosité. Certains acheteurs scandinaves et belges reprochent de trop forts taux de sucre résiduel. Et si les vignerons revenaient aux rieslings secs et aux vins qui ont fait sa renommée, comme le suggère l’INAO ? La question du terroir n’est peut-être pas le problème de fond. L’Alsace perd du terrain sur le marché des vins dits « tranquilles », ces blancs qui font son identité. Après la chute de l’edelzwicker, dès les années 1960, puis celle du sylvaner à partir de 1990, ce sont désormais les volumes commercialisés de pinot blanc et de riesling qui s’érodent. Le taux de sucre élevé de certaines cuvées en est la principale cause. En effet, les vins d’Alsace sont plus sucrés que d’autres blancs secs, et donc moins facilement servis lors de repas classiques. Ce handicap peut cependant se retourner en atout dès lors qu’il s’inscrit dans la tendance actuelle très porteuse pour les vins servis à l’apéritif. Mais si on s’attache à la notion de patrimoine, d’identité culturelle, les vins blancs secs en font partie, et les rieslings produits sont trop sucrés par rapport à la tradition. Bien que jugée secondaire dans le cas des Grands crus, la problématique des sucres résiduels accentue la frilosité des consommateurs lorsqu’ils cherchent une association mets/vins. La présence, mal renseignée, de types de vins qui peuvent être secs ou sucrés accentue la complexité de l’offre alsacienne en général et accroît la difficulté de vendre sur les segments de prix supérieurs. L’indication automatique de la sucrosité pourrait être une solution pour débloquer les mécanismes de montée en gamme.
20Les vins de terroir octroient aux vignerons des lettres de noblesse et leur ouvrent un potentiel d’image de marque que certains ne veulent pas manquer. Repositionner dans l’excellence les Grands crus semble indispensable pour éviter la confusion et la dispersion pour les acheteurs. Le risque encouru par le développement de la hiérarchisation des appellations est celui de l’accentuation d’un vignoble à deux vitesses. Si les Premiers crus se concrétisent, « les vins vendus avec des noms de lieux-dits n’excéderont pas 5 % de la production alsacienne », prévoit l’AVA, principal syndicat de vignerons. La démarche peut-elle néanmoins revaloriser l’image – et donc les prix – des vins d’Alsace dans leur ensemble ? C’est un pari à l’issue très incertaine.
21La situation de la viticulture alsacienne illustre parfaitement ce qu’écrit Jean-Claude Hinnewinkel4: « La position commerciale acquise ne peut durer que par la mise en place d’une efficace protection de la rente territoriale sur un espace délimité. La durabilité de celle-ci est alors essentiellement liée à la société qui la porte. La concurrence, interne aux grands vignobles, comme externe entre vignobles, est alors le fruit de phénomènes de distinction qui conduisent à l’établissement de hiérarchies et génèrent l’émergence des terroirs sous la forme de fragmentation territoriale des vignobles. […] La survie d’un terroir, sa durabilité apparaît ainsi largement fonction de la capacité des producteurs à organiser leur défense. » Quel est le projet réellement collectif de la profession et interprofession vitivinicole alsacienne ?
Notes de bas de page
1 À ces appellations s’ajoutent deux spécialités : « Vendanges tardives » et « Sélection de grains nobles ».
2 Les données statistiques concernent l’année 2015 et proviennent du CIVA.
3 Des références à la notion de Grand cru sont attestées dès le ixe siècle.
4 Jean-Claude Hinnewinkel, 2004, « Les AOC dans la mondialisation », Anthropology of Food, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aof/247.
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