Une saison pour une année. Saisons et temporalité dans les campagnes de Mongolie
p. 109-121
Texte intégral
Percevoir le temps c’est pouvoir situer un événement par rapport à un autre, définir une coupure entre un « avant » et un « après », évaluer la durée séparant deux moments, envisager un futur à partir d’un présent1.
1La question de la temporalité est au cœur des travaux anthropologiques et philosophiques. L’étude des calendriers, des temps sociaux, généalogiques ou mythiques, temps linéaire ou temps cyclique, temps rapide ou lent, représente une clé d’entrée efficace pour appréhender les modalités spécifiques de partage du temps et des activités humaines. L’idée qui a longtemps prévalu dans la majorité des travaux des ethnologues était celle d’un temps construit selon une alternance entre périodes, un temps rejoué indéfiniment et dont le principal objectif consistait à prévoir le futur. Nous mettrons ce principe à l’épreuve dans le contexte rural de la Mongolie contemporaine.
2En milieu pastoral mongol, l’essentiel des ressources nourricières reposaient traditionnellement, et repose encore de nos jours, sur le bétail2 pour sa viande et ses produits laitiers constituant ainsi la base de l’alimentation quotidienne et festive. Les hivers très froids de ce climat continental extrême obligent les éleveurs à structurer l’année autour d’une courte saison estivale, d’une longue période hivernale et de deux temps de soudure, le printemps et l’automne. Autant dire que la question de la saisonnalité et de la planification des ressources est au cœur de la vie nomade. Celle-ci s’organise selon un tempo invariable entre lactation, collecte et préparation de produits destinés à être conservés, entre consommations quotidiennes dans laquelle le sec prédomine et la consommation festive caractérisée par le frais. Or, nous verrons dans cet article que ces deux paramètres ne se chevauchant pas nécessairement, l’analyse nous pousse à explorer méthodiquement la complexité des situations.
3Marcel Mauss, dans un essai consacré aux variations saisonnières des sociétés eskimos, mettait en avant la prégnance des saisons sur l’organisation sociale, économique, religieuse et juridique. En conclusion de son étude, il affirmait le caractère beaucoup plus général de ce type de relations :
Tout fait donc supposer que nous sommes ici en présence d’une loi qui est, probablement, d’une très grande généralité. La vie sociale ne se maintient pas au même niveau aux différents moments de l’année ; mais elle passe par des phases successives et régulières d’intensité croissante et décroissante, de repos et d’activité, de dépense et de réparation3.
4En se penchant sur les caractéristiques de la « morphologie sociale » liée aux cycles saisonniers, Mauss offre une description de pratiques utiles pour traiter de l’exemple mongol.
5En Mongolie, le calendrier migratoire doit en effet être associé à une répartition des activités économiques, mais aussi de la vie sociale, elle-même réglée sur une répartition des temps festifs. De manière schématique, on peut dire qu’à la saison hivernale, symbolisée par une activité moindre, une sociabilité ralentie et son corollaire, une alimentation individuelle ou familiale, s’oppose une saison estivale durant laquelle se conjuguent accumulation des tâches et sociabilité intense caractérisée par une commensalité élargie.
6La fête du Nouvel An, Cagaan sar (mois lunaire) lié à la promesse des produits laitiers, apparaît comme un point transitionnel entre les années et les saisons ou groupe de saisons, entre abondance passée et à venir. Cette fonction de charnière en fait une fête majeure dans le calendrier des éleveurs. Importance symbolique qui ne se dément pas dans le monde contemporain alors même que plus de 60 % de la population ne vit plus de l’élevage et se concentre dans les centres urbains. Rappelons que durant la période communiste, la société rurale a subi des transformations avec notamment la spécialisation des éleveurs, la généralisation de la collectivisation à la fin des années 1950, le rattachement obligatoire des éleveurs aux negdel (coopératives rurales). Le corollaire de ce mouvement a été la croissance de la population urbaine, « nombreux étant ceux qui ont préféré vendre leur bétail plutôt que de s’enrôler dans les negdel4 ». Ces modifications n’ont cependant pas impacté l’organisation des activités en fonction d’une saison estivale et d’une saison hivernale. Le calendrier festif a de son côté connu des transformations durant la période socialiste, c’est le cas de la grande fête du Cagaan sar, rebaptisée en « fête des éleveurs », autorisée dans les campagnes, mais interdite en ville pour les raisons symboliques et idéologiques que nous évoquerons plus loin.
7La rupture des années 1990 a engendré un véritable engouement pour le retour aux traditions et la fête du Cagaan sar en particulier s’est à nouveau imposée avec force dans l’ensemble du pays. Cet article repose précisément sur des enquêtes menées entre 1994 et 2006 en milieu rural et urbain.
Une année en noir et blanc
En Mongolie, on ne rencontre jamais que deux saisons dans l’année : neuf mois sont pour l’hiver, et trois pour l’été5.
8S’il est avéré que les populations nomades de Mongolie séparent l’année en quatre saisons avec des nomadisations qui suivent souvent un rythme de quatre déplacements annuels (néanmoins variable selon les régions), il n’en reste pas moins vrai que les éleveurs contemporains mettent en relief deux saisons majeures, l’hiver et l’été, associés à des temps considérés comme intermédiaires, le printemps et l’automne. Dans cette conception, le printemps apparaît comme la fin de l’hiver ou la préparation de l’été et l’automne, comme la fin de l’été ou la préparation de l’hiver. Les mois couverts par ces saisons sont globalement les suivants : février/mars/avril pour le printemps ; mai/juin/juillet pour l’été ; août/septembre/octobre pour l’automne ; novembre/décembre/janvier pour l’hiver. Cette organisation connaît des variantes : on peut ainsi trouver une année en six périodes par exemple, intercalant des saisons intermédiaires. Travaux, production et conservation alimentaires, alimentation, appréhension du corps et de l’espace viennent confirmer cette représentation duelle de l’année alternant le temps de l’hiver lié au noir et à la pénurie, et le temps de l’été, symbole du blanc et de l’abondance, « un moment d’hypogée et un moment d’apogée6 » (infra tableau 1).
Tableau 1. Activités par saison*. [*] Je remercie Sandrine Ruhlmann d’avoir bien voulu vérifier ce tableau, synthétisant les activités par saison.

Les productions saisonnières
9Élevage, nomadisme et conditions climatiques forment un socle conditionnant les pratiques. Les éleveurs doivent effectuer des déplacements pour permettre à leurs troupeaux de trouver de la nourriture. Ils doivent également se pourvoir en fourrage pour assurer les longs mois d’hiver. Les nomadisations ont connu des transformations au cours de l’histoire récente. La semi-sédentarisation opérée durant la période communiste a eu un impact en matière d’habitat (construction de maisons en bois et d’abris pour les animaux, en particulier pour passer l’hiver, yourtes [ger] mobiles pour le reste de l’année). Impact également dans la gestion des stocks, car l’affiliation des éleveurs aux negdel durant le socialisme leur permettait d’être approvisionnés en fourrage alors que le passage à la propriété privée après 1990 les a obligés à constituer des réserves nécessaires pour affronter l’hiver et le printemps7.
10C’est à l’emplacement choisi pour le campement de printemps, que l’on gagne généralement juste avant la fête du Nouvel An, que le bétail mettra bas. L’activité principale des éleveurs durant cette période se concentre sur les soins donnés aux jeunes animaux, la traite quotidienne des chèvres et des brebis et la préparation du tarag (yaourt). Le printemps annonciateur des produits laitiers ouvre la phase de fabrication des premières préparations lactées. Le printemps, considéré comme une période difficile à bien des égards, voit humains et animaux affaiblis par l’hiver rigoureux. Les animaux sont amaigris et les humains terminent les réserves alimentaires stockées en été et en automne. Les températures commencent à peine à se radoucir, en revanche des vents violents sévissent fréquemment. L’alimentation durant cette période de soudure consiste essentiellement en soupe de viande de bœuf séché conservée durant tout l’hiver, le borz, accompagnée de pâtes et de tarag.
11Le printemps apparaît ainsi comme une période de préparation à l’été, autant sur un plan matériel, dans la mesure où l’on entame la confection de produits laitiers, symbolique par le rite d’ouverture du Nouvel An dont l’objectif principal consiste en un appel au renouveau, à la fécondité des troupeaux et à l’abondance des produits laitiers à venir.
12La saison estivale est, quant à elle, placée sous le signe de l’abondance des produits laitiers. En mai-juin, les juments mettent bas et, peu après le poulinage, les Mongols débutent la traite et la confection de l’aïrag (lait de jument fermenté) qui va les occuper jusqu’à la fin de l’automne. La première traite des juments donne lieu à une fête qui connaît son pendant en automne lors de la dernière traite. La technique de fabrication du lait fermenté est la suivante : après avoir versé le lait dans une outre, les hommes de l’habitation procèdent à un long barattage provoquant une fermentation lactique puis alcoolique qui se développe soit naturellement, soit par ensemencement. Le récipient, une outre de peau ou un tonneau en plastique, contient toujours du lait des jours précédents en cours de fermentation et après chaque traite, le lait additionné au précédent se mêle au liquide fermenté entretenant ainsi une fermentation semi-continue. Le produit obtenu, au goût légèrement piquant, est peu alcoolisé, entre deux et trois degrés. Les femmes, occupées par la traite des autres têtes de bétail, confectionnent du tarag, de la crème, des aaruul (fromage séché) et toutes sortes de produits laitiers, caillés, fermentés, bouillis, séchés, pressés, conservés dans des panses de mouton, des intestins de bœuf ou dans des bidons de plastique8.
13La fin de l’été et toute la période de l’automne sont consacrées à la préparation des réserves qui permettront aux hommes et aux animaux de s’alimenter durant les mois d’hiver et de printemps. Le fauchage de l’herbe et son stockage pour le bétail, des réserves de produits laitiers et de viande pour les humains. Le bétail destiné à être consommé sera abattu et découpé par les hommes à la fin de l’automne. Il sera conservé séché ou congelé. Une grande quantité d’aïrag sera mise en réserve, congelée naturellement par les grands froids, à l’extérieur, ou dans une petite yourte durant la saison hivernale. Enfin c’est aussi à ce moment que l’on procède à la distillation de laitages, et la confection de l’arxi (alcool de lait distillé). Deux stocks différenciés de produits laitiers et de viande seront mis de côté ; le premier destiné à la consommation familiale et le second, souvent très important, pour fêter dignement le Nouvel An.
14C’est aussi durant l’automne que les enclos sont nettoyés. Les bouses soigneusement empilées serviront de combustible durant l’hiver, en témoigne Jambal, un éleveur rencontré dans la région de Bulgan en 2012 :
Autrefois, on entassait le crottin de mouton à la place d’hiver. On en faisait des couches, puis on égalisait. En hiver, cela gelait, on coupait en rectangles (50 × 20 cm) comme les briques de thé et avec ces morceaux on fabriquait des enclos pour protéger le bétail. On n’utilisait pas du tout de bois, il ne fallait pas couper le bois pour ne pas fâcher l’esprit de la forêt. À la fin de l’hiver, on démontait les murs, on mettait ces briques de crottin l’une contre l’autre et on faisait sécher durant les autres saisons. Quand on revenait à la place d’hiver, on utilisait ces briques pour chauffer la ger. On revenait toujours aux mêmes places pour passer l’hiver.
15Durant les courtes journées d’hiver, les hommes emmènent le matin les animaux à la recherche d’un peu d’herbe et occupent le reste de la journée en confectionnant des lianes de cuir pour attacher les poulains et les courroies de chevaux. Les femmes traient les vaches une seule fois par jour, ce qui leur permettra de préparer le thé au lait et de congeler le surplus du lait. Outre ces activités culinaires, elles s’attellent à la confection de nouveaux deel (tuniques traditionnelles), destinées à être portés à l’occasion de Cagaan sar.
16Ainsi, chaque saison se caractérise par des modes de préparation et de conservation des aliments, et ces derniers diffèrent selon qu’il s’agisse de viande ou de produits laitiers. La structuration du calendrier en deux temps forts et deux temps intermédiaires renvoie ainsi à un certain nombre d’opérations techniques spécifiques et sexuellement différenciées. Aux femmes le soin des préparations lactées, aux hommes la tâche de confectionner les alcools de lait (aïrag et arxi). L’aïrag mérite un traitement particulier, car en effet il joue un rôle dans l’appréciation des saisons et les éleveurs scindent fréquemment l’année en saison de l’aïrag et saison sans aïrag. Si, pour ce peuple de cavaliers, le cheval jouit d’un statut le hissant au sommet de la hiérarchie des symboles, le lait de jument fermenté représente quant à lui un breuvage, voire un aliment, central dans la vie sociale et rituelle et essentielle pour la santé9.
Temps sociaux et saisons
17Dans le partage en deux de l’année, sauf exception, l’hiver se singularise par une consommation de viande fraîche (décongelée) et de produits laitiers séchés et l’été, en opposition, par une consommation de viande séchée et de produits laitiers frais. Cette distinction nous conduit à introduire une nouvelle classification entre consommation familiale et commensale. Il faut souligner ici que le cas mongol présente une inversion par rapport à ce que démontrait M. Mauss pour la société eskimo. En Mongolie, l’hiver entendu au sens large (hiver-printemps), apparaît comme une saison de pénurie durant laquelle les familles dispersées vivent sur le stock accumulé durant la saison estivale. Il s’agit d’une consommation familiale, les visites se font rares et aucune fête ne vient ponctuer ce temps de repli. Autour du foyer de la yourte (ger), enfants et parents jouent aux osselets, aux cartes ou aux échecs, s’alimentant de viande fraîche bouillie décongelée en hiver et au printemps, de viande séchée et de laitages séchés en quantité réduite.
18Les représentations du corps et de la santé sont aussi concernées durant cette saison printanière. L’usage de boire du « yaourt », à ce moment, renvoie à l’idée qu’il faut habituer le corps à l’absorption de produits fermentés. Il n’est pas rare d’entendre que plus on consommera de tarag au printemps, mieux l’estomac sera « préparé » et plus on pourra consommer de l’aïrag en été. Or, si la consommation de ce dernier symbolise la sociabilité estivale, elle est aussi garante d’une bonne santé à venir. En hiver et surtout au printemps, saison considérée comme la fin, l’extrême limite de l’hiver, les Mongols n’ont à leur disposition que peu de produits laitiers et cette situation entraîne, dit-on, le brunissement de l’estomac ou du foie, rendu visible par celui de la peau. Durant la période estivale, caractérisée par une grande consommation de produits laitiers et surtout d’aïrag, la peau blanchit, même si en surface elle est tannée par le soleil... Mais « on sait » que sous le hâle, la peau est blanche. Celui qui, en été, présente une peau plus blanche que les autres est généralement celui qui a commencé à boire de l’aïrag avant les autres10.
19L’été apparaît comme la saison de l’abondance des produits laitiers et connaît une intensification de la vie sociale. La belle saison permet aux familles de se déplacer, de se rendre chez les uns et les autres pour goûter l’aïrag, prendre des nouvelles, jouer, chanter. Durant la période estivale, introduite symboliquement par la fête de Cagaan sar, mais qui débute réellement en mai-juin avec l’arrivée du premier aïrag, nous passons d’une alimentation stockée, consommée dans le cercle restreint familial, à une consommation de produits frais (en ce qui concerne les produits laitiers) dans le cadre d’une commensalité élargie et de fêtes collectives. Ces fêtes présentent toutes un dénominateur commun, la consommation massive de produits laitiers et en particulier d’aïrag (fête du premier aïrag, le Naadam ou fête nationale depuis 1924, fête du dernier aïrag).
Un point nodal : le Nouvel An
20La jonction entre ces deux temps convenus se situe au moment de Cagaan sar, Nouvel An (aux alentours du mois de février)11, plateforme essentielle dans l’approche des saisons. En effet, cette fête concentre à elle seule l’ensemble des représentations et des pratiques en usage, à savoir le passage symbolique d’une année à l’autre, de l’hiver à l’été, du noir au blanc, de la pénurie à l’abondance, de la viande aux produits laitiers, de la vie familiale à la vie sociale élargie et de la restriction alimentaire à l’abondance ou au présage d’abondance. Ce passage de l’hiver à la belle saison se situe dans le cadre domestique, l’objectif essentiel consistant à offrir à sa famille, à sa maison, fécondité, prospérité, bonheur et santé.
21Louis Bazin, explorant les différents calendriers dans le monde turcomongol relève, dans le récit de l’Histoire secrète des Mongols (xiiie siècle), l’existence d’un calendrier organisé en quatre saisons. Il souligne cependant que les Mongols, depuis Gengis Khan, « définissent les Quatre Saisons à la manière chinoise, Équinoxe et Solstice étant au milieu de chacune d’entre d’elles12 ». Cependant, ce calendrier aurait coexisté avec d’autres, en particulier avec un calendrier des Pléiades13. « L’acculturation chinoise, très forte chez les Turcs orientaux au viiie siècle et plus tard, a pu faciliter chez eux l’assimilation du lever acronyque des Pléiades au « début de l’hiver » et celle de leur coucher héliaque au « début de l’été », « hiver » et « été » prenant alors les sens extensifs de « saison froide » et « belle saison » [… ]14 ».
22Roberte Hamayon revenant sur la proposition de Louis Bazin soutient l’idée que le Nouvel An mongol fut probablement anciennement fixé à l’automne, en octobre, saison durant laquelle les produits laitiers étaient encore abondants. Elle rappelle que le début de l’année avait pour référents : les rituels dits « d’appels » des oiseaux migrateurs, le début de la chasse aux cervidés et l’apparition des Pléiades15. À cette époque de l’année, les Mongols célébraient la fête des cinq bétails, consommant toutes sortes de laitages encore en abondance avant l’hiver. Le mois d’octobre était aussi appelé le mois du lait süün sar ou encore le mois des juments, uurs sar. La belle saison, elle, débutait dans ce calendrier avec le coucher des Pléiades et la mise bas des animaux. Mais, quelles que soient les vicissitudes de la date du Nouvel An mongol à travers l’histoire, les produits laitiers et la couleur blanche jouent un rôle essentiel dans cette représentation de la partition des saisons.
23Si le rituel du Nouvel An partage l’année en deux, il est lui-même structuré selon un temps divisé en deux parties : le réveillon durant lequel il s’agit de « fermer » la vieille année et les trois jours de fêtes destinés à « ouvrir » la nouvelle année16. Le principal symbolisme du réveillon réside dans l’association de deux phénomènes : la fermeture de l’espace et celle du temps. « Tout est fermé ce soir de fermeture : le temps, le ciel, les corps des humains, la nourriture et la vie sociale17 ». Par l’absence de lune, le ciel est considéré comme fermé, et la fin de l’année est symbolisée par sa fermeture. Tous les actes et les comportements renvoient à cette idée de clôture : le réveillon est appelé « Bitüün oroj », (littéralement soir de fermeture) et les aliments de Cagaan sar consistent essentiellement en plats de viande18, composés du plat de fermeture, bitüüleg, un mouton entier bouilli et recouvert par la queue grasse, de viande enfermée dans de la pâte : les buuz, raviolis à la vapeur ou banš, raviolis cuits dans un thé au lait et des gâteaux. Ce soir-là, au coucher du soleil, les familles veillent à ce que tous les boutons de leur deel (vêtement) soient bien fermés. La tête est couverte d’un chapeau pour les hommes et d’un foulard pour les femmes. Un certain nombre de précautions ont été prises en amont pour clore correctement l’année : payer ses dettes, réparer les objets cassés ou encore renouer avec un ami des liens brisés par une querelle... La célébration du mois blanc débute ainsi par le réveillon, partagé exclusivement par les membres de la famille et dont le rôle essentiel des rites de fermeture a pour objectif de se préparer à entamer dans les meilleures conditions possibles l’année à venir.
24Les trois jours suivants19, la célébration de la nouvelle année met en scène trois principes majeurs incarnés par le blanc en opposition au noir et à la viande de la veille, le plein et le neuf, trois termes interchangeables. Toutes choses à venir dépendent de ces trois jours du mois blanc. Une règle fondamentale oblige chacun à une attention de tous les instants et s’accompagne d’un grand nombre de prescriptions et d’interdits : ne pas parler vulgairement, se respecter, ne pas évoquer la maladie, s’habiller de neuf, privilégier les aliments blancs, veiller à sa tenue, montrer une maison rangée, un casier à argal (bouses servant de combustible) rempli, servir en abondance ses invités, offrir des cadeaux...
25Le premier matin, avant de débuter le repas, le maître de maison déclare : « Toutes les choses fermées sont ouvertes, l’an passé est sorti et une nouvelle année est arrivée ». Durant les trois premiers jours, les parents restent dans leur yourte et seuls les plus jeunes font la tournée des amis et de la parenté pour présenter leurs salutations et recevoir des cadeaux. La coutume veut que l’on ne tarde pas à présenter ses salutations aux proches, car à l’instar du cycle de la lune, les quinze premiers jours du Cagaan sar sont considérés comme des « jours neufs », les quinze derniers jours du mois représentent des « jours vieux » durant lesquels rendre visite à un proche serait perçu comme le signe d’une grave incorrection.
26Avant toute chose, la nouvelle année célèbre les aliments blancs. Nous avons vu que les mets du réveillon étaient bitüüleg (fermés), ceux de la nouvelle année sont composés « d’une multitude de plats blancs (zöndöö zöndöö cagaan hool) ou de “mérites blancs” (zöndöö zôndöö cagaan bugan) pour bien ouvrir la nouvelle année, parce qu’ils sont blancs ou possèdent au moins une des propriétés fastes des “aliments blancs” : gras, frais, ou suffisamment variés et abondants20 ». Entrent dans cette catégorie tous les produits dérivés du lait (de chèvre, de bovins, de jument ou de chameau), mais aussi certaines préparations carnées comme la queue de mouton dont le gras est considéré comme un aliment blanc. Il faut néanmoins préciser que traditionnellement la viande ne figurait pas dans ces plats de fête et le nom même de viande, mah, est interdit durant toute cette période, remplacé par une métaphore : šüüs (jus). De la même manière, l’expression métaphorique « faire sortir le bétail » (mal gargax) est utilisée pour dire : tuer du bétail. Durant cette célébration du renouveau de la vie, rien ne doit rappeler la mort.
27Produits laitiers, buuz ou banš (raviolis) doivent être servis en abondance. Offerts en premier lieu aux ancêtres, aux divinités bouddhiques, aux esprits et présentés sur l’autel domestique, les préparations sont ensuite distribuées aux convives. Assiettes de laitages, coupes d’aïrag, verres d’arxi, sont remplis à ras bords, la partie supérieure, deež, étant considérée comme la plus « neuve », la meilleure. Les buuz et banš sont, à chaque fournée de visiteurs, cherchés congelés, puis, cuits à la vapeur devant les invités ; il serait tout à fait inconvenant de servir les invités avec des produits déjà cuisinés pour quelqu’un d’autre. Les nombreux restes feront l’objet d’une consommation dans le cadre familial.
28Si le Nouvel An représente un appel à la fécondité de la famille et du troupeau, la seconde grande fête annuelle est incarnée par le Naadam en juillet. Cette fête d’été, dite des « 3 jeux virils », s’accompagne d’une consommation collective abondante de produits laitiers et d’expressions rituelles de remerciement à la nature, dispensatrice de ces bienfaits. Nous retrouvons ici un schéma identique, quoiqu’inversé, à celui décrit par Mauss au sujet des Eskimos, un rythme festif en deux temps, un culte d’été, domestique, privé et une religion d’hiver « éminemment collective21 ».
En conclusion
29Saisons et alimentation ne peuvent être dissociées. Le monde rural mongol a érigé la couleur blanche au sommet de la pyramide des symboles, structurant le calendrier annuel autour de la promesse des laitages et de la consommation de ces derniers, d’où l’adage « tout ce qui est blanc est bon » ou encore l’idée que l’abondance de lait donne une saison heureuse. Pour cette raison, la fête du Nouvel An mongol se présente comme un enjeu majeur, opposant l’hiver et le noir, la fatigue et la santé, la viande et les aliments blancs regroupés sous un terme générique cagaan idee. Le partage alimentaire en tant qu’appel du bonheur22 concerne aussi bien la multiplication du bétail que la reproduction de la société. Les produits laitiers deviennent ainsi une machine à penser l’ensemble des correspondances et tout concourt à faire de la saison estivale une saison qui ouvre et couvre l’année dans sa totalité.
30Dans ce sens, Cagaan sar coupe l’année en deux grandes saisons, faisant du rituel une étape incontournable et déterminante dans la vie des hommes. Sa position essentielle dans la culture mongole, sa fonction de pérennisation du système de reproduction de la société ont probablement été la cause de sa transformation par le pouvoir socialiste. Réduite à une « fête des éleveurs », elle pouvait servir d’instrument politique23 et perdait de fait son sens en milieu urbain.
31Après les années 1990, le rite du Nouvel An, considéré comme emblématique de la culture mongole, fut réactivé par les intellectuels et c’est à nouveau imposé dans toute la société. Il faut néanmoins reconnaître que de nos jours les références à la vie nomade, au bétail et au « blanc » s’atténuent peu à peu dans les familles citadines. Dans le contexte urbain, l’individu ne dépend plus de la nature qui l’entoure, sa vie n’est plus organisée en fonction du rythme de son troupeau, mais… de l’approvisionnement des magasins. Il n’a plus besoin de structurer son temps en saison, car des produits de toutes saisons lui sont offerts. Le problème du stockage n’apparaît plus comme une condition de survie... Bien entendu, la question du bonheur pour toute l’année perdure en milieu urbain ; elle est toujours introduite par le rituel du Nouvel An, un double Nouvel An, pourrait-on dire (occidental et traditionnel). Dans le second, le blanc continue d’occuper sa position de vecteur de chance, mais la référence au bétail n’est plus qu’un lointain souvenir, de l’ordre de l’imaginaire, du fantasme. Les souhaits échangés concernent plus la réussite professionnelle, le gain d’argent et la santé que la multiplication des troupeaux. Dans ce sens, la saisonnalité est complètement évacuée.
32En revanche, dans le monde rural, la saisonnalité reste prégnante et la saison estivale continue à être perçue comme devant durer une année. C’est pourquoi le Nouvel An introduisant cette période continue à revêtir un sens éminemment important. Le présent conditionne toujours l’avenir sur un plan technique et spirituel, c’est du « bon » ordre et de la bonne relation avec la nature que dépend le renouvellement des ressources.
33Il faut reconnaître que le passage d’une économie traditionnelle à une économie capitaliste a bouleversé la notion de prévoyance et transformé le rapport au futur24. Ces mutations ont suscité de nouveaux comportements et de nouvelles représentations. L’abondance des produits disponibles, la plus grande circulation des marchandises, l’adoption de nouvelles fêtes, la marginalisation du monde rural, l’intensification des modes de vie urbains, la fin d’une dépendance aux saisons et aux caprices de la nature constituent autant de points que les chercheurs en sciences sociales devront aborder pour saisir les formes et les contenus de nouvelles temporalités.
Notes de bas de page
1 Bonte P., Izard M. (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999 [2002], p. 702.
2 Accolas J.-P., Deffontaines J.-P., « Agriculture et élevage », Études Mongoles, Nanterre, Cahier 6, 1975, p. 9-54. Accolas J.-P., Aubin F., « Produits laitiers », Études mongoles, Nanterre, Cahier 6, 1975, p. 55-97.
3 Mauss M., « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1989, p. 389-475.
4 Aubin F., Even M.-D., « Mongolie, République mongole », Encyclopædia Universalis, en ligne http://www.universalis-edu.com.proxy.scd.univ-tours.fr/encyclopedie/mongolie-republique-mongole/ (consulté le 28 avril 2018).
5 Huc E.-R., Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, Paris, Omnibus, 1850 [2001].
6 Mauss M., 1989, op. cit., p. 471.
7 Haudricourt A.-G., « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, II, 1, 1962 p. 40-49.
8 Il est assez difficile de trouver des équivalents exacts pour traduire les termes utilisés par les éleveurs pour désigner les préparations lactées. Des termes génériques comme « fromage » ou « crème » ou « yaourt » ne recouvrent pas les mêmes réalités que celle que l’on entendrait par ces catégories en France.
9 Aubin F., « Critères d’appréciation des chevaux dans la tradition des nomades mongols », Le cheval en Asie, pratiques Quotidiennes et déploiements mythologiques, Eurasie, nº 8, Paris, l’Harmattan, 1999, p. 65-86.
10 Bianquis I., « Le blanc, un idéal de santé », in Bianquis I., Le Breton D., Méchin C. (dir.), Usages culturels du corps, Paris, l’Harmattan, 1997, p. 41-52.
11 Louis Bazin a établi que le calendrier populaire utilisé par les anciens Mongols avant l’expansion de Gengis Khan était construit sur un cycle de lunaisons annuelles. La première lune, baptisée lune de la chance, (date moyenne 4 février) correspondait ce que les Mongols bouddhistes du xiiie siècle appelèrent lune blanche.
12 Bazin L., Les systèmes chronologiques dans le monde turc ancien, Paris/Budapest, CNRS éditions/Akadémiai Kiado, 1991, p. 389.
13 La constellation des Pléiades est constituée d’un ensemble d’étoiles dont le lever et le coucher ont servi de repères pour distinguer les saisons.
14 Bazin L., 1991, op. cit., p. 541.
15 Hamayon R., La chasse à l’âme, Société d’Ethnologie, Nanterre, 1990, p. 168.
16 Bianquis I., « Cagaan sar, rituels et avatars du Nouvel An mongol », Anda, 37-38, 2000, p. 14-24.
17 Ruhlmann S., L’appel du bonheur. Le partage alimentaire mongol, Nord Asie 5, Centre d’Études Mongoles et Sibériennes, EPHE, 2015, p. 294.
18 Si l’on trouve également des produits laitiers, ceux-ci ne font pas office de plats principaux.
19 Nos enquêtes dans la région de Bulgan ont montré que le jour de fermeture précède les 3 jours de la nouvelle année. S. Ruhlmann présente quant à elle un calendrier un peu différent. Elle relève sur son terrain que le premier jour est celui du grand nettoyage de la yourte, le second est le jour de fermeture et le 3e le jour de l’ouverture.
20 Ruhlmann S., 2015, op. cit., p. 297.
21 Mauss, 1989, op. cit., p. 445.
22 Ruhlmann S., 2015, op. cit.
23 À l’instar de ce qu’a montré Jean Luc Lambert pour la fête nénetse des éleveurs de rennes. Lambert J.-L., « La Fête nenetse de l’éleveur de rennes », Jeux rituels, Revue d’Études Mongoles et Sibériennes, Cahiers 30-31, 2000.
24 Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p. 377.
Auteur
Université de Tours, UMR 7324 CITERES.
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Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011