Les saisons dans la prime enfance. Diversification alimentaire et naturalité1
p. 45-69
Texte intégral
1Le rôle de la saisonnalité – et des variations saisonnières – sur la ration énergétique au cours de la petite enfance est un aspect de l’alimentation enfantine qui, avec les progrès techniques de l’agro-industrie et des modes d’approvisionnement, a pris nettement moins d’importance en occident ces dernières décennies. Les contraintes saisonnières, ainsi que leurs effets sur la disponibilité alimentaire, ont eu par le passé (et continuent à avoir dans certains espaces géographiques) une incidence dramatique sur le devenir et la santé des petits enfants. En France, les pénuries saisonnières ont disparu, et avec elles les situations de carences qui leur étaient corrélées, tant quantitatives que qualitatives. Néanmoins, les contraintes saisonnières n’en restent pas moins présentes, même si elles se posent en d’autres termes dorénavant. Ce chapitre expose les contraintes saisonnières dans la diversification alimentaire à partir de résultats tirés d’une enquête sur la socialisation alimentaire au cours de la petite enfance.
2Les évolutions des comportements inhérentes à la modernité alimentaire2 introduisent de nouvelles formes d’incertitudes et de perte de confiance dans l’alimentation et questionnent la transmission auprès des jeunes mangeurs3. Certains prescripteurs de l’éducation au goût avancent l’idée que l’éloignement des enfants, des sphères d’élevage et de production, aurait des conséquences sur leur moindre connaissance des produits et leur acceptation4. Également, l’idée selon laquelle l’industrialisation des procédés de fabrication dans l’alimentation infantile amènerait une homogénéisation voire une moyennisation des goûts en raison de produits standardisés et a-saisonniers fait son chemin. Cette restriction de la sensorialité possible au cours de la socialisation renforcerait les comportements néophobiques5. L’affaiblissement de la complexité et de la diversité des expériences sensorielles, que l’éducation alimentaire cherche à combler, est ici supposé. Ce contexte est propice à la recherche de naturalité. La saisonnalité s’y inscrit à travers le respect des cycles naturels. Chez les mangeurs, revenir à « plus de naturel » permet de contrer les effets de l’industrialisation de la production alimentaire, considérée, ici, comme « artificielle6 ». L’analyse produite par Olivier Lepiller porte sur les industriels de l’agroalimentaire face à la critique. Nous transposons son analyse au niveau familial, considérant les parents comme des producteurs d’alimentation soumis à la critique. La naturalité comme la saisonnalité sont deux constructions se recoupant dans le « travail de naturalisation domestique ». Toutes deux s’enracinent peu ou prou dans les critiques toxicologiques, politiques, morales et écologiques de l’alimentation. Saisonnalité comme naturalité sont régulées par des influences sociales et culturelles qui les font converger vers le localisme, les circuits courts et l’alimentation biologique. La saisonnalité s’érige alors, dans l’esprit de certains mangeurs, en valeur princeps pour parer aux déséquilibres provoqués par les aliments industriels. On peut remarquer qu’elle reste paradoxalement limitée aux seuls fruits et légumes. La saisonnalité des viandes et poissons, des céréales et des fromages, par exemple, reste l’apanage des connaisseurs. Des arguments sont avancés pour promouvoir la consommation de produits de saison garants non seulement d’expositions sensorielles variées et également d’une « incorporation jubilatoire » source d’émotion gustative7. Pour Jean-Pierre Corbeau, l’émotion gustative renforce la perception de l’aliment et amène une réflexivité permettant de se soustraire à la déconstruction des nourritures occasionnée par l’industrialisation. Se jouant dans l’ici et le maintenant, « l’incorporation jubilatoire » (qui rend compte de l’histoire des produits par l’évocation des modes de production, des producteurs ou des territoires dont ils sont issus) appelle les « matières en jeu dans l’action de manger » ; corps, cultures matérielles et émotions étant imbriqués8. Dans un contexte de grande disponibilité alimentaire, les contraintes saisonnières sont alors recherchées comme des marqueurs essentiels permettant aux parents de connecter leurs enfants à une « filiation gustative9 », de les ancrer dans une vision du monde fixant la façon dont les hommes s’organisent dans l’espace et dans le temps pour produire et consommer leur nourriture. Une filiation qui délimite ainsi les temporalités biologiques et sociales comme les espaces naturels et sociaux. Elle permet aux mangeurs de se (re)lier à une nature perdue et, avec elle, une identité déchue. Les produits de saison, tels qu’ils sont perçus, ne traverseraient ni le temps ni l’espace ; ils seraient un remède aux disjonctions temporelles et spatiales engendrées par la modernité10.
3De surcroît, l’alimentation au cours de la petite enfance est sujette à de nombreuses prescriptions médicales et sociales11. La surveillance, notamment des modalités de la diversification, est renforcée dans le contexte de médicalisation et de nutritionnalisation12. Ce cadre normatif rend les parents, en particulier les mères, plus captives des recommandations13. Si l’attention nutritionnelle des parents augmente avec l’arrivée du premier enfant (grossesse comprise) lors de la première année de l’enfant, leur attention glisse de l’aspect nutritionnel à l’aspect socialisateur14. Jusqu’à un an, il s’agit pour les parents d’apprendre à leur enfant à consommer et reconnaître de nouveaux aliments (la diversification) puis vient le moment de leur enseigner les manières de table (manger ensemble et bien se tenir à table). La diversification est alors une période propice à la préparation, par les parents, puis la consommation, par les enfants, de produits de saison, même si, nous le verrons, des dérogations au principe de naturalité sont possibles dès la première année. Le « travail de naturalisation domestique » est soumis aux variations des tensions éducatives15 ainsi qu’aux diverses contraintes du travail alimentaire ou du « care alimentaire16 ». En outre, l’appropriation des recommandations nutritionnelles reste socialement différenciée : le nombre d’enfants17 ou l’expérience acquise18 engendrent une plus grande distance aux normes médicales. C’est pourquoi, bien que la saisonnalité ne soit pas au centre de notre recherche, elle apparaît sous différents aspects. En ce sens, la saisonnalité est un fait social.
4Parents et assistantes maternelles se sont exprimés sur l’alimentation de plus de 41 enfants âgés entre 3 et 36 mois au moment de la première rencontre – soit des bébés nés et diversifiés à toutes les saisons –, mais rencontrés au printemps et à l’été 2014, ce que nous verrons dans la présentation de la méthodologie d’enquête. Ensuite, le chapitre s’articulera en trois temps. Une première partie questionnera la saisonnalité alimentaire au prisme de la saisonnalité de la collecte de données : la période d’enquête influence les résultats sur la diversité alimentaire et les pratiques recensées. Dans une deuxième partie, nous questionnerons le « travail de naturalisation domestique » à l’articulation du travail alimentaire notamment au moment de la diversification qui semble être une période propice à la recherche de saisonnalité des parents pour leurs enfants. Nous montrerons toutefois que le respect des prescriptions médicales, en particulier nutritionnelles, passe le plus souvent avant le respect des saisons, quand bien même ces prescriptions la mettent en avant à l’instar du guide PNNS qui valorise la saveur et le moindre coût des légumes et fruits de saisons. Dans une troisième partie, nous évoquerons la façon dont les parents hiérarchisent et arbitrent les impératifs dans l’alimentation de leur enfant en privilégiant la variété alimentaire en période de diversification. Si le fait maison de produits de saison est un idéal chez certains, d’autres pratiques sont mises en place pour pallier le manque de diversité en hiver comme la congélation ou encore le petit pot industriel.
Méthodologie de collecte
5Divers outils de collecte ont été mobilisés au cours de la recherche : des entretiens semi-directifs auprès de parents et professionnels de la petite enfance, associés, pour les parents, à l’usage de la photographie, ainsi qu’une netnographie19. Concernant les parents, nous avons réalisé 55 entretiens dans 35 foyers à propos de 41 enfants (tableau 1). Ces entretiens reposent sur la méthode des proches en proches dans deux villes françaises (Paris, Toulouse et leurs agglomérations), ce qui explique l’homogénéité du corpus. Il y a une majorité de foyers primipares et de mères travaillant à temps plein avec un capital scolaire et un capital social élevés. Au regard de la spécificité de l’échantillon, familles plutôt aisées et urbaines, l’analyse des effets de classes sociales sur les pratiques de socialisation à la saisonnalité des jeunes enfants ne peut être envisagée. En revanche, les pratiques collectées sont de bons révélateurs de la position sociale des enquêtés.
Tableau 1. Entretiens réalisés dans les familles.

6La réalisation de deux entretiens par parents étalés dans le temps (1 à 2 mois) a permis de saisir des permanences et des changements dans l’alimentation d’un même enfant et dans les pratiques familiales puisque le second entretien s’effectuait après la retranscription et l’analyse du premier. En outre, il s’appuyait sur les 109 photographies réalisées par les parents et dont ces derniers autorisent l’utilisation dans le cadre de la valorisation. Les deux entretiens successifs favorisaient un processus itératif ainsi qu’une réflexivité parentale et permettaient des relances sur des thèmes omis, peu clairs, voire contradictoires. Mais cela n’a pas été une condition suffisante pour saisir des variations saisonnières importantes.
Saisonnalité de la collecte de données et saisonnalité alimentaire
7La limitation des effets de saisonnalité dans le recueil des consommations alimentaires est un argument souvent avancé dans les enquêtes qui consiste à échelonner la collecte sur une période couvrant plusieurs saisons afin de réduire les marqueurs saisonniers. Elle dépend des moyens à disposition dans la recherche. La recherche sur laquelle nous nous adossons a été réalisée sur une durée de 7 mois. La collecte de données a été faite de mai à août 2014, soit à la fin du printemps et durant une partie de l’été (figure 1).
Figure 1. Les temporalités de la recherche.

Figure 2. Situation 12 « lorsque nous préparons à manger » (Entretien 2, mère de Maxence, 16 mois, fait maison majoritairement).

8Ce travail a été élaboré pour saisir les « itinéraires alimentaires20 » des parents pour leurs enfants, depuis les modes d’approvisionnement jusqu’à la gestion des restes des repas en passant par l’anticipation des achats. En combinant l’analyse des itinéraires de consommation de Dominique Desjeux aux photos-interviews, quatre grandes catégories de pratiques du travail alimentaire parental ont été dégagées :
- le « fait maison majoritaire », majoritairement composé de préparations faites avec des produits bruts transformés ;
- le « petit pot industriel majoritaire » qui est majoritairement constitué de produits industriels : petits pots, compotes et yaourts ;
- le « mixe » où sont mélangés des produits industriels prêts à l’emploi, des produits semi-préparés et des produits bruts ou encore de la cuisine d’assemblage ;
- le « mixte », situation qui se distingue de la précédente par l’alternance au cours d’une même séquence de repas, d’une journée ou d’une semaine alimentaire des produits susmentionnés.
9De ce fait, la saisonnalité de la collecte se retrouve ainsi dans le choix et la nature des aliments (bruts ou transformés, fais maison ou industriels) donnés aux enfants ainsi que dans leur préparation (crue ou cuite) lors de l’enquête à l’instar des traces laissées par les parents de Maxence en réponse à la situation « lorsque nous préparons à manger » (figure 2). En commentant les photos, la mère mentionne le recours systématique aux produits frais et de saison pour préparer les purées de leur enfant et invoque ses origines italiennes et son désir de filiation gustative pour justifier l’importance qu’elle accorde aux préparations culinaires faites maison.
10De même, l’analyse lexicale de contenu, à partir de la lemmatisation effectuée sur les termes « saisons », « saisonniers », permet de repérer des occurrences dans certains entretiens et surtout la correspondance avec les photos prises par les parents après le premier entretien. Par exemple, pour les parents de Marylou, dont le respect de la saison est un critère important pour le père, la saisonnalité est exprimée à 9 reprises dans le premier entretien et dans le second on trouve 13 correspondances. « Père : En fait, on est à l’AMAP du coup on a des légumes frais. […] C’est des légumes bio en plus, des légumes de saison » (Entretien 8 : parents de Marylou, 20 mois, mixe, Toulouse). La confrontation à l’analyse des deux entretiens permet de repérer une situation de cohérence chez le père, relative au canal d’approvisionnement qu’est l’AMAP. La saisonnalité est évoquée en première rencontre pour justifier le recours à une AMAP pour l’achat de légumes et elle est convoquée en seconde rencontre pour décrire un mode de préparation culinaire photographié, associé aux saveurs de l’été, à partir de légumes frais.
Entretien 8 : parents de Marylou, 20 mois (figure 3)
Mère : Donc ça, c’est toi qui lui avais fait. Ça, tu sais, c’est les légumes du tian de légumes. Père : Ah oui. En fait, à l’AMAP ils nous avaient donné des légumes et c’était un petit peu de tout. J’avais des aubergines, des courgettes, des tomates.
Mère : Des tomates.
Père : J’avais quelques trucs et du coup, avec un peu de légumes, j’ai fais... Avec 2 aubergines, je peux pas faire de moussaka. Avec une courgette je peux pas faire une courgette farcie. Avec 3 tomates j’aurais pu faire une salade, mais j’ai décidé de faire un tian.
Interviewer : et du coup, ça c’est un plat plutôt habituel ou inhabituel...
Père : C’est plat d’été, quoi.
11Parfois, au travers des produits, des préparations culinaires et des situations photographiées, les parents expriment, plus aisément qu’en premier entretien, leur rapport à la saisonnalité, comme l’illustre la mère de Pierre (Entretien 6, mère de Pierre, 32 mois, petit pot industriel majoritaire, Toulouse) qui emploie le terme « saison » 1 fois lors de la première rencontre et 4 fois lors de la seconde. En outre, la saisonnalité peut être exprimée autrement, comme lorsque les parents mentionnent directement les saisons, le marquage entre l’hiver et l’été étant le plus significatif, ou encore les mois de l’année : « En été je fais beaucoup de salades avec des légumes de saison » (Entretien 10 : mère de Aimée, 3 mois, mixe projeté, Toulouse) ou encore comme le montre la photo ci-contre (figure 4) avec l’explication de la mère de Pierre.
Figure 3. Situation 5 « un plat lorsque votre conjoint(e) fait à manger à votre enfant » (Entretien 8, parents de Marylou, 20 mois, mixe).

Figure 4. Situation 7 « Un plat ou un aliment ou un produit que votre enfant a aimé » (Entretien 6, mère de Pierre, 32 mois, petit pot industriel majoritaire).

Entretien 6 : mère de Pierre, 32 mois (figure 4)
Mère : Ça c’est une tarte à la tomate avec... Ça je l’ai marqué dans quoi... Dans ce qu’il a bien aimé, je crois. Ouais, a aimé : tarte à la tomate. Il a dit « Mmmmh, c’est bon ! » Interviewer : Il a tout mangé ?
Mère : Ouais. Sur la tarte, y a de la moutarde, j’avais écrit. Y a des lardons avec des oignons dans la poêle, que j’ai mis dans la poêle. Des tomates fraiches, du gruyère râpé et des herbes.
Interviewer : Ok. Du coup, il a bien mangé. Ça c’est un plat fréquent ? Habituel ? Inhabituel ?
Mère : Je ne sais pas, je fais plutôt l’été, j’ai l’impression.
Interviewer : Pour quelle raison ?
Mère : Je sais pas. Peut-être les tomates, parce qu’il y en a pas trop l’hiver.
12D’autres traces de la saisonnalité sont perceptibles dans les photographies comme l’environnement spatial des repas, en particulier à Toulouse et son agglomération, ouvert sur l’extérieur (infra figure 5) ou les achats alimentaires qui leur sont dédiés.
13Les salades ou fruits à croquer ou coupés pour les enfants diversifiés aux morceaux sont repérables sur les figures 6 à 9 (infra) ou lorsque les parents commentent les photos : « À chaque goûter elle a une compote de fruits cuits. Mais souvent, surtout à cette saison, on complète par un fruit cru. […] Pas forcément épluché, l’abricot, on le lave bien et puis on lui donne la moitié comme ça et elle le croque comme une grande ! » (Entretien 5 : mère de Salomé, 13 mois, fait maison majoritaire, Toulouse).
Figure 5. Situation 1 « L’environnement dans lequel votre enfant mange quotidiennement » (Entretien 29, mère de Maxime, 15 mois, fait maison majoritaire).

Figure 6. Situation 10 « Votre enfant, lorsqu’il mange seul » (Entretien 12, mère de Capucine, 18 mois, mixe).

Figure 7. Situation 3 « Un plat ou un aliment ou un produit que vous aimez préparer à votre enfant » (Entretien 14, mère de Jeanne, 20 mois, fait maison majoritairement).

Figure 8. Situation 7 « Un plat ou un aliment ou un produit que votre enfant a aimé » (Entretien 19, mère de Johan, 17 mois, fait maison majoritaire).

Figure 9. Situation 4 « Un plat ou aliment ou un produit que vous lui servez lorsque vous êtes fatigué(e) » (Entretien 29, mère de Maxime, 15 mois, fait maison majoritairement).

14La recherche de la naturalité est renforcée au printemps et à l’été, saisons de l’année, qui, pour les parents, sont propices à la valorisation du cru (au détriment du cuit). L’usage du cru participe à l’élaboration des catégories cognitives et d’expériences qui construisent l’association « saisonnalité-naturalité ». Ici, la recherche de la naturalité, comme fait social, est, sans conteste, saisonnière. Elle est impulsée par des métissages imposés, désirés, voire impensés21, chez les parents comme leurs enfants, qui contribuent à la construction et à renforcer l’articulation artificielle entre saisonnalité et naturalité.
Travail alimentaire domestique de naturalisation
15Dans son analyse socio-historique sur la valorisation du naturel en France, Olivier Lepiller22 souligne la congruence entre diététiques alternatives, consommations engagées et recommandations nutritionnelles depuis une quinzaine d’années. Une congruence également observée dans les recherches de Claire Lamine23 et Camille Adamiec24 sur les mangeurs en quête du « bien manger ». Manger biologique, local, de saison, se retrouve dans la tendance à la naturalité de ces dernières années. Les enquêtes sociologiques montrent d’une part que selon les individus, les définitions de la naturalité diffèreraient, de l’attrait pour des produits labellisés biologiques à la recherche de circuits courts, produits locaux et de saison, en passant par la traque des pesticides et additifs ; d’autre part que la recherche de naturalité serait plus vérifiée parmi les individus diplômés, même si cette tendance distinctive semblerait se réduire. Des travaux sociologiques de Claire Lamine25 sur les consommateurs d’alimentation biologique, aux premières données épidémiologiques de l’étude Nutri-Santé, il ressort que l’inclination aux produits biologiques serait combinée à un régime alimentaire plus riche en fruits et légumes, à une plus forte conformité aux prescriptions diététiques et à des taux de prévalence de l’obésité et du surpoids qui sont plus faibles26.
16La parentalité est une étape, dans le cycle de vie d’une personne, qui est également corrélée à ce souhait de naturalité. Le travail de naturalisation domestique des parents à l’intérieur du travail alimentaire est alors à comprendre dans le contexte de la montée des liens alimentation, santé et engagement « qui lient les problèmes écologiques et les problèmes sanitaires au souci de soi et de son alimentation27 » et contribue à produire des normes alimentaires. On les retrouve diversement exprimées : « Acheter des légumes au marché. C’est histoire de... On a un minimum de conscience de l’impact que peut avoir l’alimentation sur le corps et la santé. On n’est pas non plus focalisé là-dessus. On n’est pas du tout extrémistes dans aucun type de pratiques, mais après si on a le choix à prendre un peu plus bio, un peu plus local, à faire rentrer un peu de considération et de choix personnels, éthiques ou pas, ou du point de vue de la santé dans notre alimentation... On n’est pas insensible à cet argument. Donc les marchés c’est histoire d’avoir des légumes, parce que si y a des légumes dans le frigo, on en mange, s’il n’y en a pas, on n’en mange pas. » Nous dit ce père, en début d’entretien pour évoquer ses pratiques d’achat pour sa fille et le reste du foyer (Entretien 1, père de Maëlle, 27 mois, mixe, Toulouse).
17La production alimentaire domestique ne fait pas exception à cette tendance, qui plus est lorsqu’elle est à destination des enfants. L’insistance sur la mise en place d’une alimentation adaptée dès le plus jeune âge est ancienne28, toutefois, le contexte social dans lequel se déploient les initiatives de lutte contre l’obésité infantile et celle des 1000 jours est marqué par un phénomène de médicalisation qui place la santé au rang de valeur principale : faire que l’enfant soit en bonne santé est une norme sociale forte et qu’il le reste, un devoir29. Dans le domaine alimentaire, ce phénomène se traduit par une intensification de la réflexivité à l’échelle individuelle et, pour les parents en charge d’enfants, collectives, c’est à dire la prise en compte croissante de l’impact potentiel de l’alimentation sur l’état de santé, le bien-être et le corps, présents et futurs30. La dimension nutritionnelle se retrouve exacerbée et mise en concurrence avec les autres dimensions de l’acte alimentaire : plaisir, socialité, éthique31. Avec la nutritionnalisation, la norme fondant l’importance du « bien nourrir » et du « nourrir bien » l’enfant32 fait son retour en particulier dans les discours promouvant l’allaitement33 ou le « fait maison34 ». Bien que les modalités d’appropriation des normes d’alimentation enfantine soient socialement différenciées, la réprobation des prescripteurs de la petite enfance et la surveillance à laquelle les parents sont soumis les poussent probablement à véhiculer des valeurs conformes à cette « naturalisation domestique ». Autrement dit, les systèmes de valeurs et d’attachement à la saisonnalité repérée à l’analyse s’inscrivent en filigrane du souci d’équilibre, de variété, du local, du fait maison et s’expliquent en partie par le profil sociodémographique des enquêté(e) s soucieux de désirabilité sociale comme en témoigne l’extrait ci-après (infra encadré « Entretien 8 »).
18Cependant, divers facteurs de modulation de l’application des normes d’alimentation du petit enfant, dont l’âge, peuvent modifier le travail parental. En effet, « un premier facteur de modulation de l’application des normes est lié au fait que l’enfant grandit. Les normes alimentaires changent avec l’âge de l’enfant, de même que leur plus ou moins grande emprise sur l’alimentation familiale. Si, dans un premier temps, on peut avoir une mise en pratique de prescriptions alimentaires destinées à l’enfant sans modifier l’alimentation familiale, la progressive intégration de l’enfant à la tablée familiale peut modifier les enjeux de son alimentation au regard de celle des autres membres du ménage35 ». Ainsi manger comme les adultes ou en même temps qu’eux, au cours de la socialisation, se traduit par une distanciation aux normes. Il devient alors intéressant de se demander comment, selon les saisons, mais aussi selon les temporalités de la diversification liées à l’âge des enfants, les parents mettent en place une pluralité de pratiques en réponse aux injonctions du bien-être de l’enfant qui répondent plus ou moins de ce travail de « naturalisation domestique » dont le respect de la saisonnalité est, pour eux, une des dimensions.
Entretien 8 : parents de Marylou, 20 mois
Père : J’aimerais qu’elle ne mange pas tout le temps des plats préparés. J’aimerais qu’elle connaisse les légumes en fonction de la saison. […] L’origine des aliments. La saison des aliments. Parce que j’estime que manger des tomates en décembre, c’est aussi promouvoir les mauvaises plantes sous serre qui viennent du Maroc et je suis contre les choses comme ça. Consommer du local. Je suis pas du tout dans une consommation bio, même si la petite mange majoritairement bio, mais c’est parce qu’elle est en train de construire son organisme, je trouve ça important qu’elle ait des choses de qualité. Je pense que dans le monde dans lequel on est, très pesticides, très engrais – c’est quand même la seule chose qui peut arriver à protéger un peu sur ça – même si je suis pas du tout pro bio. Par contre, je suis totalement pro saisonnier et local.
Mère : L’AMAP d’ailleurs, ce n’est pas bio.
Père : Ce n’est pas bio, mais c’est local. C’est des choses d’ici…
Mère : De saison…
Père : De saison. En avril, il n’y a pas de tomate, c’est normal, on n’a pas eu beaucoup de soleil, les tomates n’sont pas mûres. Moi je trouve ça tout à fait normal, on attend que les tomates soient mûres.
19Le guide d’enquête a appréhendé l’alimentation des enfants (alimentation lactée, diversification, premiers morceaux, premiers repas familiaux), dans une perspective diachronique et synchronique, pour saisir les continuités et les changements selon les contextes sociaux ce qui, à l’analyse, nous a permis a posteriori :
- De re-saisonnaliser une partie de la socialisation alimentaire des enfants sondés (à l’instar de l’analyse produite sur la saison de diversification ou encore celle sur les effets de la saisonnalité sur les aliments frais proposés aux enfants).
- Comme de la désaisonnaliser au regard d’analyses complémentaires (incidence du poids des prescriptions sur la variété ; diversité des âges des enfants dans l’échantillon permettant de contrôler et contourner l’effet de contexte de la collecte).
20Ainsi, lorsque la diversification débute, elle est en partie tributaire des fruits et légumes de saison : les bébés diversifiés l’été découvrent une palette de légumes et de fruits frais plus large que celle des bébés diversifiés l’hiver : « La nouveauté, c’était la tomate parce que ce n’était pas la saison donc elle n’en avait pas mangé » (Entretien 8 : parents de Marylou, 20 mois, mixe, Toulouse) ou encore « Elle a découvert le melon. Le melon, c’est trop bon ! (rires) que l’année dernière, elle n’aimait pas trop. Elle a agrandi son cercle de légumes et fruits. Avec l’arrivée de l’été, le melon est ressorti… Elle a goûté la pastèque, un peu de prune, de brugnon. Ça faisait un petit moment qu’elle n’en avait pas mangé. Elle était moins fan. Là, elle s’ouvre un peu plus à ça » (Entretien 32 : mère d’Eléanore, 36 mois, mixe, Toulouse). De plus, les propos suivants « parce que je sais qu’en ce moment, il y a plein de courgettes, aubergines et tomates […] » (Entretien 19 : mère de Johan, 17 mois, fait maison majoritaire, Paris), « c’est la bonne période pour faire varier » (Entretien 21 : mère d’Arno, 12 mois et Rudy, 36 mois, respectivement mixe et fait maison majoritaire, Paris) soulignent l’effet d’aubaine de la saison pour la variété alimentaire des enfants. Autrement dit, les parents rencontrent plus ou moins de difficultés à varier l’alimentation de leur enfant en se procurant des aliments de saison au moment de l’enquête. En parallèle, pour les enfants diversifiés aux morceaux, les parents donnent plus facilement des aliments froids et donc crus et croquants, tels que les crudités et surtout les fruits, à cette saison de l’année. À l’inverse, lorsque la diversification alimentaire a eu lieu lors de période où la variété alimentaire est moins importante telle que l’hiver, les parents l’indiquent : « J’ai commencé par : les pommes, banane, au niveau des fruits, c’était en hiver alors donc ça ne s’est pas diversifié plus. Et au niveau des légumes, ça a suivi avec des carottes […] » (Entretien 33 : mère Louise, 21 mois, mixe, Toulouse) ou encore « Par exemple l’hiver, on a toujours un peu les mêmes choix donc c’n’est pas très varié si on veut acheter des légumes de saison qui n’viennent pas de hyper loin. On est sur la pomme de terre, la carotte, le navet, les choux… Donc c’est vrai qu’un enfant peut se lasser. Bon après, y a des moments où on choisit pour varier un peu d’autres légumes qui sont peut-être moins de saisons » (Entretien 13 : mère d’Anna, 28 mois, fait maison majoritaire, Paris).
21Si saisonnalité et découverte des aliments sont liées, pour autant, la saisonnalité a-t-elle une influence directement sur les débuts de la diversification des enfants des familles interrogées ? Reprenant notre matériau empirique (infra tableau 2, double page), nous nous sommes tout d’abord demandé si la place des fruits et des légumes était la même dans les débuts de la diversification ainsi que la nature du premier aliment consommé. Nous pouvons voir qu’en grande majorité les enfants, qu’ils soient diversifiés à des saisons diverses, débutent plutôt par les légumes. Lorsqu’on regarde plus en détail le premier aliment donné, la carotte, proposée à partir de préparations maison ou industrielle, ressort avec évidence. Surtout, elle est disponible toute l’année (source Interfel) ; asaisonnalité qui se retrouve dans le tableau puisque les bébés diversifiés à la carotte sont des bébés diversifiés toutes les saisons.
22Ce résultat est à mettre en relation avec les prescriptions médicales puisque le pédiatre est souvent cité comme étant la personne impulsant la diversité alimentaire – ainsi que les modulations pratiques de l’application des normes par les parents. En effet, le professionnel préconise plutôt de commencer par les aliments salés, sans doute car la saveur sucrée est préférée par les enfants36. Cette recommandation, qui peut être lue comme une régulation du plaisir chez le jeune enfant37, est alors contournée par les parents puisqu’en pratique, les carottes sont souvent données, car elles sont considérées comme un légume sucré : « Alors la carotte, je crois. Oui, carotte la première fois parce que c’est peut-être le côté doux et un peu sucré. Mais après c’était en fonction des légumes que j’achetais c’est-à-dire ce qu’ils ont à la Biocoop. Parce que la Biocoop, en principe, c’est des légumes de saison. » (Entretien 7 : mère de Marin, 18 mois, mixe, Toulouse) et « Puis on a fait la diversification. Enfin j’ai suivi les instructions de ma pédiatre. Donc elle m’a dit “vous commencez par lui donner des petits légumes”. […] Alors, je ne sais plus, je crois que c’était la carotte… oui parce que c’était justement, du salé qui n’est pas vraiment salé (rire) » (Entretien 11 : parents de Robin, 23 mois, mixe, Toulouse).
23Plus que la recherche de la saisonnalité dans le travail alimentaire de naturalisation domestique, ce sont les contraintes saisonnières autour des enjeux de la variété au cours de la diversification qui sont mentionnées.
Contourner les contraintes de saisonnalité
24À partir de la diversification, le répertoire alimentaire de l’enfant s’élargit ; au fur et à mesure, les aliments deviennent moins mixés et ressemblent à ceux du reste de la famille. Divers changements qui demandent des réajustements permanents pour l’entourage. Dès les premières expériences, les notions de « variété » et de « diversité » sont omniprésentes dans les discours de l’entourage nourricier du fait des exigences nutritionnelles liées aux besoins nutritionnels et sensori-moteurs des 0-3 ans. Une préoccupation qui s’ancre dans la construction du répertoire alimentaire de ce « mangeur en devenir » comme l’illustrent les propos de la mère de Damien : « […] On a introduit les aliments au fur et à mesure. Maintenant, il mange de tout comme nous. Je fais juste attention à ce qu’il n’y ait pas de gras pour lui ou très peu. Le pédiatre fait attention à ça, à ce que les choses ne soient pas trop sucrées, à ce qu’il puisse avoir tous les jours une part de légumes, une part de protéines et une part de féculents » (Entretien 15 : mère de Damien, 18 mois, mixe, Paris) ou encore à partir des découvertes faites par les enfants dans d’autres contextes : « Oui, du coup à la crèche, je suis très contente parce que c’est très varié en ce moment. Là-dessus, ils sont vraiment très bien, elle va manger des purées de fenouil, c’est quelque chose qui sort un peu de la purée “bête et méchante” » (Entretien 31 : mère d’Ella, 15 mois, fait maison majoritaire, Paris). Une variété alimentaire qui se retrouve aussi dans les mélanges, les associations et les combinaisons d’ingrédients au cours d’un même repas, d’une journée ou de la semaine, ce que nous appelons le « mixe » et le « mixte » dans le travail alimentaire38. La mise en place de la diversification et les étapes suivantes dépendent, en partie, de ce que les parents vont trouver dans leurs canaux d’approvisionnement comme nous le précise ces mères dans les entretiens : « Pour les fruits et légumes j’achète soit dans un petit magasin bio qu’est pas très loin d’ici, soit chez un primeur qu’est un peu plus loin, mais en fonction de l’arrivage en fait. Donc après j’adapte en fonction de ce que j’ai trouvé » (Entretien 13 : mère d’Anna, 28 mois, fait maison majoritaire, Paris) ou encore « Non, comme je vous disais, c’est vraiment ce que je trouve sur place. J’essaye d’acheter des fruits, des produits de saison, des promotions quand même, les promotions en supermarché ça marche. » (Entretien 21 : mère d’Arno, 12 mois et Rudy, 36 mois, respectivement mixe et fait maison majoritaire, Paris).
25Les parents interrogés, issus plutôt des catégories sociales élevées, privilégient les produits biologiques. « Avec les petits pots bio, je me sens moins mauvais père » (Entretien 1 : père de Maëlle, 27 mois, mixe, Toulouse), nous dit le père de Maëlle. La justification du choix de produits biologiques est diverse. Cette mère met en avant l’achat de petits pots bio pour le goût : « Alors bio... ça attire. Alors, j’avais beaucoup aimé les pots de la marque hipp : H.I.P.P. mmmh... le goût des aliments vraiment petits pots carotte. C’était comme si j’avais mangé une carotte faite maison » (Entretien 28 : mère de Zaïdane, 14 mois, fait maison majoritaire). Une autre souligne les aspects gustatifs, qu’elle couple avec la sûreté : « Quand j’achète des produits bio pour moi et pour elle, c’est vrai que c’est généralement plus cher, mais je trouve que globalement c’est meilleur, de bonne qualité […] » (Entretien 13 : mère d’Anna, 28 mois, fait maison majoritaire, Paris). Des arguments – un souci du sain, de sécurité sanitaire, de gustatif, éthique et environnemental – que l’on retrouve chez les mangeurs bio décrits par Claire Lamine39 ou ceux en recherche de devenir sain décrits par Camille Adamiec40. Ils ne s’accompagnent pas toujours d’une mise en pratique puisque des dérogations au principe de « naturalisation domestique » sont repérées dans ce qui compose l’ensemble du travail alimentaire.
Tableau 2. Diversification alimentaire et saisonnalité. Nous avons ajouté un astérisque aux familles que nous avons rencontrées deux fois : premier et second entretien. NSP : ne sait pas ; PPI : petit pot industriel ; FM : fait maison.


26Cependant, pour répondre à ces exigences, certains parents décident de faire eux-mêmes les plats de leur enfant. Ils affirment apprécier préparer les repas de leurs enfants même s’ils ne le font pas systématiquement, car ils maîtrisent l’ensemble du processus – approvisionnement, préparation, temps du repas – tout en répondant aux goûts et aux dégoûts de leurs enfants ainsi qu’à la variété, la provenance, le label et la saisonnalité des aliments. Sans oublier l’aspect financier (moins coûteux en comparaison aux petits pots industriels) et la satisfaction personnelle de faire soi-même. La mère de Maxence âgé de 16 mois déclare faire du fait maison majoritairement au début de l’interview en donnant ses attentes, ses besoins, les envies concernant l’alimentation de son enfant, en termes de nutrition, de santé, de sécurité, de praticité. Cette mère a en tête de s’approvisionner exclusivement par les circuits courts et de ne pas acheter de petits pots industriels, car ils ne répondent pas à une solution optimale, voire idéale. Elle ajoute également qu’elle « privilégie beaucoup les fruits et les légumes de saison et en fonction, on fait les menus de la semaine ». De plus, cette mère de famille donne comme motivation, la découverte des saveurs et la pérennité de la transmission : « C’est un héritage familial. La cuisine pour nous, ça a toujours été un plaisir, pas du tout une contrainte ni une tâche négative au contraire. C’est la découverte du goût pour le petit » (Entretien 2 : mère de Maxence, 16 mois, fait maison majoritaire). En pratique, il est aussi donné à voir des inconvénients aux petits pots maison : tâche fastidieuse en termes de temps et d’organisation, manque de recettes, de compétences ou de matériel dédié à la préparation de l’alimentation de l’enfant. Les arguments en faveur de la « naturalisation domestique » ne s’accompagnent pas toujours d’une mise en pratique puisque des dérogations au principe de « naturalisation domestique » sont repérées dans ce qui compose l’ensemble du travail alimentaire.
27À ce propos, Philippe Cardon et Séverine Gojard rappellent qu’indépendamment de l’adhésion aux normes, « la mise en pratique des recommandations bute sur des contraintes diverses qu’il importe de mettre au jour41 ». Dans le même ordre d’idée, les discours ainsi que les photos des parents, s’ils soulignent l’omniprésence de la variété alimentaire en lien avec la saisonnalité, insistent surtout sur les stratégies d’accommodation mises en place pour s’affranchir des contraintes saisonnières. Comme nous avons déjà pu le montrer dans cette étude, le travail de production alimentaire domestique consiste à adopter des pratiques mixtes consistant à mixer et/ou alterner au cours d’une séquence de repas, d’une préparation donnée, d’une journée alimentaire ou d’une semaine des produits faits maison et des produits de l’agro-industrie ainsi que des produits dits « spécifiques » et des produits issus de l’alimentation familiale42. Les pratiques parentales invitent alors à adopter une conception élargie du travail de « naturalisation domestique » consistant à mettre en œuvre des pratiques mixtes et mixées : mixe de produits bruts de saison et de produits surgelés, mixtes de soupes maison et compotes industrielles biologiques ou encore achat de petits pots bio en parapharmacie. Petits pots industriels, produits surgelés et à la marge, conserves, s’ils sont mobilisés comme des dispositifs allégeant le travail alimentaire des parents, correspondent, également, à des dispositifs techniques « trans-saisonniers » dont les propriétés de conservation détournent les contraintes saisonnières43. Au-delà de l’allégement de la charge mentale liée à la préparation, la priorité donnée à la variété est un autre argument fort de recherche de trans-saisonnalité malgré une importance donnée à la saisonnalité. Loin de souligner la dissonance cognitive chez les parents, cet aspect indique au contraire le fait que la saisonnalité est importante, mais qu’en raison des contraintes saisonnières, notamment durant la saison hivernale, des arbitrages sont faits au profit de la variété : « Tu vois l’hiver, pommes, poires, bananes, … T’essayes d’adapter un peu comme tu veux, de rajouter des fruits rouges un peu surgelés » (Entretien 29 : mère de Maxime, 15 mois, fait maison majoritaire) ou « alors, souvent, c’est des petits pois et haricots verts parce que quand c’est la saison, les petits pois, je ne vais pas les écosser, je n’ai pas trop de temps, les haricots verts, j’ai peur qu’ils soient filandreux, donc j’ai tendance à tous les prendre surgelés » (Entretien 2 : mère de Maxence, 16 mois, fait maison majoritaire, Toulouse).
Entretien 14 : mère de Jeanne, 20 mois (figure 10)
Enquêteur : Tu m’avais dit l’autre fois que tu faisais très attention aux produits frais, au vrai goût des aliments.
Mère : Ouais. Heu... Moi ce que j’achète ben là c’est par exemple les courses c’est vrai que pour les légumes et tout ça on achète, ’fin moi j’achète souvent des petits pois surgelés par exemple, des carottes surgelées et du coup, si c’est pour faire des purées des choses comme ça, c’est... ça passe quoi.
Figure 10. Situation 9 « L’ensemble des produits alimentaires réservés à votre enfant, lorsque vous revenez des courses » (Entretien 14, mère de Jeanne, 20 mois, fait maison majoritaire).

28Ces pratiques sont également observées dans la production alimentaire d’assistantes maternelles : « Généralement les compotes pour bébé... j’essaye de les varier […] quand c’est les fruits de saison, bon, on les fait. Comme le melon en ce moment, dans les compotes vous n’avez pas de compotes pomme-melon […] Bon ce n’est pas sorcier de faire... éplucher une pomme avec du melon, la faire cuire et puis la mixer ça n’demande rien. » (Entretien assistante maternelle 1).
29À l’inverse des produits surgelés, les petits pots industriels apparaissent plus ambivalents au regard de la variété. Les parents, dans une large majorité, expriment la perte de variété qu’ils occasionnent (monotonie des ingrédients, des textures, des sauces et associations ; plat complet auquel on ne peut rien – ou presque – ajouter), mais également leur praticité (pour se déplacer, dépanner, conserver, maîtriser les dosages). Certains utilisateurs (parents comme assistantes maternelles) soulignent l’utilisation stratégique de ces produits pour faire varier la consommation des enfants : ils sont alors utilisés pour pallier le manque de variété des aliments cuisinés à la maison en élargissant la palette des fruits et légumes proposés (exemple : artichauts) ou pour combler le manque de variété des petits pots maison. « Et finalement, c’est vrai que dans les petits pots, y a plein de légumes qu’on ne lui aurait pas faits… du potimarron… du persil… des oignons… […] des truites… franchement, c’est difficile de donner du poisson. C’était une manière de lui donner du poisson. Et puis alors y a le veau. La viande c’était vachement variée. Ce qui était de saison, ce qu’on avait dans le frigo qui… je pense que ça avait un côté beaucoup plus répétitif que les petits pots » (Entretien 8 : parents de Marylou, 20 mois, mixe, Toulouse). Associés à la production biologique, des suppositions sur le respect de la saisonnalité sont également produites à l’instar de ce qu’expriment ces mêmes parents au cours du second entretien : « Surtout en diversité parce que nous on aime bien les légumes de saison. On ne consomme pas de légumes en général qui n’sont pas de saison, du coup l’avantage des petits pots c’est que […] Ils l’ont fait y a 3 mois le petit pot, c’est 1 an la validité. Elle peut manger des tomates à Noël, ce sera certainement des tomates, parce que c’est les petits pots bio, d’après moi, ils ne prennent pas de légumes qui n’sont pas de saison ou poussés sous serre. Sous serre c’est sous engrais et hors saison, ça ne pourrait pas pousser. Du coup, je pense qu’ils les préparent à la saison » (Entretien 8 : parents de Marylou, 20 mois, mixe, Toulouse). La confiance dans les procédés de fabrication est partagée par d’autres parents qui ont recours fréquemment aux petits pots industriels.
30Finalement, dans l’espace domestique, les plats industriels et faits maison prennent place conjointement ou successivement dans des contextes temporels particuliers qui rendent possible la prise en compte de la saisonnalité, de la variété et de la praticité. Ce faisant, cela révèle aussi la dimension construite de la saisonnalité au travers des multiples arrangements du travail alimentaire de naturalisation domestique.
En conclusion
31La saisonnalité ressort du corpus du fait de la période de collecte du matériau empirique, qui fait apparaître en creux, des produits – en l’occurrence les seuls fruits et légumes – de saison. On retrouve associés à la diversification, des références explicites et implicites aux saisons et en particulier aux contraintes et opportunités saisonnières dans la découverte de nouveaux aliments. La recherche active de produits saisonniers, quant à elle, s’inscrit davantage dans un travail de « naturalisation domestique » des parents à l’articulation du travail alimentaire qui se traduit, d’abord et avant tout, par une recherche de variété conforme aux prescriptions diététiques lors de la première année, car les parents sont plus captifs des normes et recommandations alimentaires. Les parents plus enclins à mobiliser des références saisonnières, adoptent un répertoire de normes et de pratiques qui concerne les canaux d’approvisionnement, les types de produits et préparations conformes aux mouvements de conciliation d’enjeux nutritionnels, environnementaux et éducatifs vers le sain, ce qui témoigne de la saisonnalité comme fait social. Sorte « d’incorporation » légère vers plus de végétaux, de fruits et légumes, de viande blanche, la naturalisation domestique est transversale à l’ensemble de l’alimentation familiale. Toutefois, des dérogations sont perceptibles dans les pratiques quotidiennes. Les parents rencontrés valorisent la variété la première année de leur enfant, mais peuvent y déroger en raison de diverses contraintes sociales, matérielles et temporelles44.
32Nos analyses permettent d’ouvrir une nouvelle piste de recherche qui mérite des approfondissements : la surveillance médicale et sociale accrue lors des douze premiers mois de l’alimentation enfantine et de l’enfant augmente considérablement la vigilance parentale, plus encore lors d’un premier enfant, pour se réduire lorsque l’enfant est intégré à l’alimentation familiale. La vigilance parentale au cours de la première année, si elle est le résultat de l’appropriation des normes de l’alimentation enfantine par les parents, est également le fruit de conceptions, par les répertoires alimentaires, du statut de nourrisson, de petit enfant puis d’enfant. La sortie progressive de l’alimentation strictement lactée par les débuts de la diversification distingue le nourrisson du petit enfant45 comme l’entrée dans l’alimentation familiale marque le statut d’enfant. À ces statuts, sont associés des représentations et des pratiques sur ce que doit être et ce qu’est l’alimentation d’un nourrisson, d’un petit enfant et d’un enfant. Nos travaux laissent entrevoir, par l’alimentation, une proximité plus grande au monde de la « nature » des nourrissons ainsi que des petits enfants, se traduisant par un travail de « naturalisation domestique » dans le travail alimentaire plus prégnant au cours de la diversification, et une césure dès lors que l’enfant introduit la tablée familiale. Selon nous, cette séparation n’est pas nécessairement engagée après douze mois puisqu’elle dépend des positions sociales, des structures et configurations familiales et également de la présence d’une fratrie. Comme Nicoletta Diasio l’a montré pour la naturalisation du corps de l’enfant46, le répertoire alimentaire souligne, également, les différences (plutôt que les similitudes) entre enfants et adultes, le grand partage s’illustrant par l’alimentation dite spécifique et celle familiale. Ainsi, dans les débuts de la diversification, le travail de « naturalisation domestique » passe par l’exigence de variété qui se conjugue avec celle de la recherche de la pureté : une recherche des préparations les plus naturelles, les plus authentiques et la découverte de monogoût du fait des interprétations sur l’impératif de restriction imposé par les préconisations sur la diversification. La variété se fait donc dans le panel élargi des goûts, mais surtout compris comme différence forte entre chaque goût qui doit pour ainsi dire être « minimal », « pur » et « unique », via le frais, le bio et le saisonnier. Il s’agit de faire découvrir le « vrai » goût, produit par produit, purée par purée, ce qui s’inscrit dans une finalité d’éveil et de visions du monde, notamment de l’enfance : « Je me disais que je vais lui cuire une pomme et il n’y avait rien de plus, pas de sucre, pas de cannelle, pas de voilà, il n’y avait que le goût de la pomme et d’imaginer qu’elle découvrait ces saveurs-là, que pour elle, c’était encore quelque chose d’inconnu et elle découvrait pour le coup des saveurs qui sont pures, qui sont vierges » (Entretien 4 : mère de Rose, 9 mois, petit pot industriel majoritaire, Toulouse). Mais à cette vision bucolique et enchantée des débuts, les contraintes liées à la diversification (en termes de contraintes saisonnières, d’augmentation des doses et quantités, d’augmentation des ingrédients, d’introduction des protéines) et plus largement les enjeux de la socialisation alimentaire amènent des tensions et des dérogations à ce travail de naturalisation domestique.
Notes de bas de page
1 La recherche a été financée par la société Blédina. Nous remercions les stagiaires de l’ISTHIA qui ont réalisé quelques entretiens : H. Razafiarimanana, J. Divine et E. Lomet et l’ensemble des personnes, au sein du CERTOP-UMR 5044, ayant permis la concrétisation de ce programme de recherche. Enfin, nous remercions vivement toutes les personnes enquêtées et leurs enfants.
2 Poulain J.-P., Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002.
3 Diasio N., Hubert A., Pardo V. (dir.), Alimentations adolescentes en France, Paris, Les cahiers de l’OCHA nº 14, 2009. Dupuy A., La place du plaisir dans la socialisation alimentaire des enfants et des adolescents, Thèse de doctorat en Sociologie, Toulouse, Université Toulouse 2-Mirail, 2010.
4 Monnery-Patris S., Le bébé gastronome, Savigny-sur-Orge, Philippe Duval, 2013.
5 Nicklaus S., Demonteil L., Tournier C., « Modifying the texture of foods for infants and young children », in Chen J., Rosenthal A., Modifying Food Texture, Volume 2, Sensory Analysis, Consumer Requirements and Preferences, Elsevier Ltd, 2015, p. 187-222.
6 Lepiller O., Critiques de l’alimentation industrielle et valorisations du naturel : sociologie historique d’une « digestion » difficile (1968-2010), Thèse de doctorat en Sociologie, Toulouse, Université Toulouse 2-Mirail, 2012.
7 Corbeau J.-P., « Casser la croûte ! Pour une “incorporaction” jubilatoire », Corps, 1/4, 2008, p. 79-83, en ligne : DOI : 10.3917/corp.004.0079, http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-corps-dilecta-2008-1-page-79.htm
8 Julien M.-P., Rosselin C., « Manger ou ne pas manger, quelle est l’émotion ? Corps, culture matérielle et émotions en situation », Corps, 1/10, 2012, p. 75-84.
9 Corbeau J.-P., Nourrir de plaisir, Paris, Cahier de l’OCHA nº 13, 2008.
10 Giddens A., Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1990 [1994].
11 Gojard S., Le métier de mère, Paris, La Dispute, 2010. Gojard S., « L’alimentation dans la prime enfance. Diffusion et réception des normes de puériculture », Revue française de sociologie, 41/3, 2000, p. 475-512.
12 Poulain J.-P., 2002, op. cit.
13 Dupuy A., « La division sexuelle du travail alimentaire : qu’est-ce qui change ? », in F. Dubet (dir.), Que manger ? Normes et pratiques alimentaires, Paris, La Découverte, 2017, p. 164-175. Rochedy A., Autismes et socialisations alimentaires. Particularités alimentaires des enfants avec un Trouble du Spectre de l’Autisme et ajustements parentaux pour y faire face, Thèse de Sociologie, Toulouse, Université de Toulouse II-Jean Jaurès, 2017.
14 Gojard S., 2010, op. cit. Le Heuzey M.-F., Turberg-Romain C., « Enquête Nutri-Bébé 2013. Partie 3. Comportement des mères et des jeunes enfants lors de l’alimentation », Archives de Pédiatrie, 22, Paris, Elsevier-Masson, 2015, p. 10S20-10S29. Dupuy A., Rochedy A., 2017, op. cit.
15 Dupuy A., Plaisirs alimentaires. Socialisation des enfants et des adolescents, Tours/Rennes, PUFR/PUR, 2013. Dupuy A., « Regard(s) “sur” et “par” l’alimentation pour renverser et comprendre comment sont renversés les rapports de générations : l’exemple de la socialisation alimentaire inversée », Enfances Familles Générations, 2014, p. 79-108.
16 Rochedy A., « Bien sûr, il y aura encore des jours “avec” et des jours “sans”. Autismes et gestions familiales des particularités alimentaires de l’enfance à l’adolescence », Enfances, Familles et Générations, 18, 2018, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/efg/1761.
17 Régnier F., Masullo A., « Obésité, goûts et consommation », Revue française de sociologie, 50/4, 2009, p. 747-773.
18 Gojard S., 2010, op. cit.
19 Dupuy A., Rochedy A., L’alimentation des 0-3 ans. Compréhension des processus de socialisations alimentaires des enfants entre 0 et 3 ans et étude des logiques de co-socialisation et de co-éducation de l’entourage nourricier, Rapport de recherche, 2015. Dupuy A., Rochedy A., Sarrat C., « Feeding young children with home-made food : routines, necessary disruptions and production of domestic ritual », in N. Diasio, M.P. Julien (eds.), Eating habits : from constraint to innovation, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2018, p. 183-215. Dupuy A., Rochedy A., « Socialisations alimentaires et pratiques rituelles durant la petite enfance », Anthropology of food, 2018, en ligne http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aof/8253 (11 mars 2018).
20 Desjeux D., « L’ethnologie, une méthode pour comprendre les comportements alimentaires domestiques », La nutrition humaine : la recherche au service de la santé, Paris, Nathan, 1996, p. 132-153.
21 Corbeau J.-P., « Goûts des sages, sages dégoûts, métissage des goûts », in Le métis culturel, nº 1, Babel nº 109, 1994.
22 Lepiller O., Valoriser le naturel dans l’alimentation, Cahiers de nutrition et de diététique, 51, 2016, p. 73-80.
23 Lamine C., Les Intermittents du bio : pour une sociologie pragmatique des choix alimentaires émergents, Paris, Éditions de la MSH, 2008.
24 Adamiec C., Devenir sain. Des morales alimentaires aux écologies de soi, Tours/Rennes, PUFR/PUR, 2016.
25 Lamine C., 2008, op. cit.
26 Kesse-Guyot E., Peneau S., Mejean C., Szabo De Edelenyi F., Galan P., Hercberg S., Lairon D., « Profil des consommateurs de produits bio en France : premières données de l’étude Nutrinet Santé », Innovations Agronomiques, 32, 2013, p. 15-20.
27 Adamiec C., 2016, op. cit., p. 12.
28 Gojard S., 2010, op. cit.
29 Fournier T., Poulain J.-P., « La génomique nutritionnelle : (Re) penser les liens alimentation-santé à l’articulation des sciences sociales, biomédicales et de la vie », Natures Sciences. Sociétés, 25/2, April/June 2017, p. 111-121, en ligne https://www.nss-journal.org/articles/nss/abs/2017/02/nss170023/nss170023.html
30 Rochedy A., 2017, op. cit.
31 Poulain J.-P., Sociologie de l’obésité, Paris, PUF, 2009.
32 Gojard S., 2000, op. cit.
33 Murphy E., « Expertise and forms of knowledge in the government of families », The sociological review, 2003, p. 433-462.
34 Dupuy A., Rochedy A., Sarrat C., 2018, op. cit.
35 Cardon P., Gojard S., « La diffusion des recommandations nutritionnelles au regard des conditions de vie : comparaison enfance et vieillesse », Aliss Working Paper, 2011, p. 16.
36 Chiva M., « Comment la personne se construit en mangeant », Communications, 31, nº 1, 1979, p. 107-118.
37 Dupuy A., 2013, op. cit.
38 Dupuy A., Rochedy A., Sarrat C., 2018, op. cit.
39 Lamine C., 2008, op. cit.
40 Adamiec C., 2016, op. cit.
41 Cardon P., Gojard S., 2011, op. cit., p. 15.
42 Dupuy A., Rochedy A., Sarrat C., 2018, op. cit.
43 Adamiec C., 2016, op. cit.
44 Dupuy A., Rochedy A., Sarra T. C., 2018, op. cit.
45 Cardon P., Gojard S., 2011, op. cit.
46 Diasio N., « Introduction. Penser le corps qui change », Ethnologie française, 4, nº 154, 2015, p. 597-606.
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