La ronde des saisons. Les variations saisonnières de nos consommations alimentaires1
p. 25-44
Texte intégral
1La saisonnalité des faits sociaux est réelle et connue, mais elle n’a pas toujours été étudiée avec précision. Durkheim pourtant, dans son étude sur Le Suicide, en établissant une série de corrélations, montrait que ce dernier est un fait social (en relation avec l’âge, le sexe, le lieu d’habitation et l’appartenance religieuse). Mais le suicide est également en relation avec les rythmes sociaux, plus fréquent le jour que la nuit, plus fréquent en début de semaine, et plus fréquent en été2. Durkheim suggérait par là l’existence d’une saisonnalité du suicide.
2Si nombre d’autres pratiques sont saisonnières – les plus évidentes étant les pratiques touristiques –, il revient à P. Besnard dans « Mœurs et humeurs des Français au fil des saison » d’avoir rappelé aux sociologues l’importance des rythmes sociaux et mis en évidence la force des saisons dans le déroulement de la vie des Français : on observe de fortes variations saisonnières, relatives à des domaines aussi divers que la naissance, la mort, le mariage, l’humeur, les pratiques culturelles, la délinquance, l’achat de linge ou d’automobile3.
3Malgré les innovations techniques et les progrès dans la conservation et le transport des aliments, le domaine alimentaire, plus spécifiquement, présente d’importantes variations saisonnières : « Pour des raisons de goût ou de coût, les rythmes habituels persistent encore ; c’est surtout en mai et juin que l’on consomme des fraises, et l’on mange toujours beaucoup plus de tomates en juillet qu’en été ». P. Besnard poursuivait cependant ses propos en suggérant des évolutions pouvant conduire à une désaisonnalisation des consommations, car : « […] nous n’en sommes qu’au début de cette grande transformation de nos pratiques alimentaires saisonnières4 ».
4Malgré leur familiarité apparente, les saisons s’avèrent difficiles à définir5, renvoyant à des acceptions différentes. Elles désignent principalement les quatre saisons calendaires, mais le terme caractérise également des moments de production, comme l’indique l’expression manger « de saison » pour des aliments qui peuvent néanmoins avoir été produits à l’autre bout du monde, et qui se situent donc « hors saison » par rapport à notre rythme saisonnier. On parle également de « la saison » de tel ou tel aliment, le substantif mettant l’accent moins sur la production, que sur son moment privilégié de consommation, par exemple le temps des cerises. La saisonnalité est souvent considérée comme le facteur qui modèle la consommation des fruits et légumes : elle en détermine la disponibilité et le coût, la fraîcheur et le goût6. Mais qu’en est-il des autres aliments ? On connaît mal, en effet, les rythmes saisonniers précis des différents aliments que nous consommons.
5Les données de consommation dont nous disposons à l’heure actuelle sous l’angle des saisons sont peu détaillées7. Les études en épidémiologie s’intéressent à la saisonnalité des consommations du point de vue des apports nutritionnels, soulignant des régularités saisonnières dans les apports énergétiques8, mais elles restent à un niveau très général d’analyse. L’étude INCA2 réalisée en 2006-20079 relève quant à elle, au niveau des grands groupes d’aliments, une influence de la saison, laquelle s’exerce d’ailleurs différemment chez l’adulte et chez l’enfant. Les adultes consomment plus de fruits et légumes, de glaces et de boissons en été et au printemps, et de plats composés, légumes secs, soupes et bouillons en hiver et en automne. Chez les enfants, fruits et légumes, eau et glaces sont davantage consommées en été, alors que l’hiver et l’automne voient augmenter les consommations de pain, pâtisseries et gâteaux, légumes secs, plats composés, soupes et bouillons.
6Au total, les quantités d’aliments et de boissons consommées sont supérieures pendant l’été, ce qui peut sembler étonnant de prime abord, car le sentiment commun est que nous mangerions des aliments plus nourrissants en hiver. Or, si l’on examine les apports nutritionnels chez l’adulte, ceux-ci semblent constants, quelle que soit la saison : point de saison des calories, semble-t-il. En revanche, la répartition entre grands groupes d’aliments diffère : les apports en protides sont plus faibles en automne, ainsi que les apports en alcool en hiver, et les apports en fibres plus élevés en été. À l’inverse, et contrairement aux adultes, les apports énergétiques chez l’enfant varient selon la saison : ils sont plus élevés en hiver qu’au printemps et en été. S’agit-il, par une alimentation plus abondante et plus riche, de protéger et de fortifier les corps enfantins contre le refroidissement ? L’alimentation, dans nos sociétés contemporaines et malgré toutes les évolutions que nous avons connues en termes de confort depuis l’après-guerre, continuerait de s’accorder au déroulement des saisons, comme dans les sociétés traditionnelles10, assurément de façon moins marquée.
7Cependant, au niveau des aliments, avec une nomenclature fine, on ne connaît pas les rythmes saisonniers de nos consommations. On sait peu, en fin de compte, à quel point les saisons sont déterminantes ou non, pour les fruits et les légumes, mais aussi pour toutes sortes d’autres aliments qui, pour une raison ou une autre, peuvent témoigner d’une consommation saisonnière. On connaît encore moins les évolutions : en matière de saisonnalité, en effet, observe-t-on une forme d’anomie, nos consommations n’étant plus régies par les contraintes saisonnières ? Ou bien observe-t-on un retour des saisons ? L’intérêt récent pour la saison est-il un démenti à l’expression courante « il n’y a plus de saison », ou bien en est-il le corollaire ?
8Dès lors, l’objet de cette contribution est l’analyse des rythmes saisonniers des consommations alimentaires des Français. Nous fondons nos travaux sur deux sources distinctes. La première est le moteur de recherche « google trend » qui permet d’évaluer les évolutions et les tendances mensuelles et annuelles en mobilisant le volume des requêtes de tel ou tel mot. Même si les données de requête sur « google trend » ne mesurent pas la réalité des consommations, elles sont un bon reflet du moment où les consommateurs cherchent des informations relatives à tel ou tel aliment, et de leurs variations au fil des mois. Il nous est ainsi possible de mesurer la popularité d’un sujet, en France, sur 13 années (janvier 2004 à décembre 2017).
9La seconde source, nettement plus détaillée, consiste dans les microdonnées françaises de l’enquête « SECODIP 200311 », un panel de ménages et leurs achats détaillés (pour les années plus récentes « Kantar Word Panel ») dont l’accès est soumis à un coût d’accès substantiel12. Cette source est constituée du suivi de 11 048 ménages dont la consommation annuelle suscite 7 833 651 achats séparés, selon une nomenclature de 352 produits alimentaires distincts.
10Notre approche est avant tout budgétaire, fondée sur les dépenses. Même si les fréquences d’achat et les quantités achetées sont partiellement recueillies, l’approche en termes de volumes ou de qualité des produits est moins convaincante que celle qui repose sur les dépenses. En effet, le recueil des quantités achetées est entaché d’incertitudes relativement fortes alors que la dépense de la consommation marchande est suivie avec plus d’exactitude. La consommation des ménages au long de l’année 2003 a été recueillie au travers de dépenses élémentaires consacrées à des marchandises caractérisées, pour l’essentiel, par le scannage de leur code-barre, dans le cas des achats en supermarché, et elle est complétée par la déclaration suivie des achats de produits dépourvus de codes barre – typiquement, ceux des marchés traditionnels.
11L’utilisation et le traitement de la source Secodip présentent une certaine complexité. Elles reposent sur l’agrégation par mois et par produit des dépenses de chaque ménage, porteur de caractéristiques sociodémographiques précises (taille, composition, dépense totale, et pour chacun des membres, âge, diplôme, occupation, etc.). L’agrégation, sur l’ensemble des ménages, des dépenses mensuelles moyennes par produit permet de travailler sur les dépenses rapportées à la moyenne annuelle pour rapporter les variations à une même échelle de saisonnalité.
12Il nous a ainsi été possible d’établir, pour chaque aliment, des courbes de fréquences d’achat, au fil des mois, et de mesurer l’intensité de la saisonnalité – ou de la désaisonnalité – des achats des 352 produits alimentaires du panel. Il s’ensuit alors une analyse en composante principale (ACP), qui permet une caractérisation systémique de la saisonnalité (figure 1). Chaque produit se caractérise donc par :
- L’intensité de sa saisonnalité spécifique mesurée par la distance au centre de l’ACP, autrement dit par le contraste entre mois creux et mois pleins de consommation dans la population.
- La saison spécifique de sa consommation lorsque le produit est saisonnier.
13À partir de ces deux sources de données, on analysera dans un premier temps, la saisonnalité ou la « désaisonnalité », des aliments dans le panier des achats en France, avant de nous pencher sur la durée des saisons et les raisons de ces rythmes. Enfin, on examinera si les rythmes saisonniers de nos consommations sont en déclin ou si l’on assiste, au contraire, à un retour des saisons.
Les rythmes saisonniers des consommations alimentaires
La ronde des saisons
Figure 1. La ronde des saisons.

14L’examen des données d’achat montre la coexistence de consommations soumises aux saisons, et d’autres qui ne le sont guère. Sur le cercle de corrélation de l’ACP (figure 1), les produits les plus éloignés du centre relèvent d’une saisonnalité forte, leur consommation correspondant à une période typique de l’année. Le rythme des saisons correspond alors, sur l’ACP, à des directions précises. Tout à droite du cercle de corrélation se situent les produits typiques d’une consommation festive de décembre (foie gras, champagne, chocolats de fêtes, fruits exotiques), mais aussi des fruits ou légumes dont c’est précisément la saison de production (clémentines, orange, puis mâche).
15Dans le sens inverse des aiguilles d’une montre défilent, cadran par cadran, les saisons successives, avec l’agneau pascal, les légumes primeurs, les fraises et les asperges. Suivent les achats de l’été (melon, fruits à noyau comme les abricots, les pêches ou les nectarines), les glaces et les viandes à barbecue, avant que n’adviennent les consommations automnales, comme les raisins, puis les champignons, le gibier, le potiron, pour en revenir aux consommations typiques des réveillons.
16À l’inverse, les produits les plus proches du centre de l’ACP sont caractérisés par une faible saisonnalité, comme c’est le cas de nombreux produits bruts ou transformés, vendus en épicerie tout au long de l’année.
Des consommations « en toute saison13 »
17Certains aliments ne connaissent pas de variations saisonnières d’achat. Les 40 aliments qui présentent la moindre saisonnalité – c’est-à-dire achetés à toutes saisons – sont des produits de base : pain et produits céréaliers ou féculents comme les pâtes sèches, suivis du riz et des pommes de terre (figure 2) ; produits d’épicerie courante (œufs, beurre, café) ; produits laitiers (lait, yaourts, desserts, mais aussi certains fromages comme le camembert) ; viandes, enfin (viande hachée, dinde en morceau, jambon) font partie du quotidien, tout au long de l’année.
18Ce caractère non saisonnier peut tenir à la forte fréquence d’achat de ces aliments. En effet, si les aliments les moins saisonniers sont ceux qui constituent la base de l’alimentation quotidienne, ce sont également ceux qui ont connu une augmentation particulièrement forte de leur consommation depuis les années 1960. Par exemple, la demande de yaourts et desserts lactés, marginale au début des années 1960 s’est considérablement accrue : on en mange quinze fois plus aujourd’hui. Pour ces produits en particulier, la diffusion d’une gamme de plus en plus large par les hypermarchés (plus de 2 500 m2) et supermarchés (400 à 2 500 m2) a permis d’offrir une diversité particulièrement importante14 des produits. Ne nécessitant pas de précaution particulière de conservation ou de stockage, les produits laitiers constituent désormais une denrée de base des linéaires des supermarchés et des réfrigérateurs.
19Il en va de même du jambon, consommé très régulièrement tout au long de l’année, et dont la facilité de commercialisation et d’utilisation (en tranches) n’obéit à aucune circonstance particulière. Dès lors, les progrès dans la commercialisation ont conduit à lisser certaines consommations tout au long de l’année, en rendant disponibles, quelle que soit la saison, quantité de denrées, produites et distribuées industriellement.
Figure 2. Achat de pâtes et riz : de faibles variations saisonnières d’achat*. * Pour les figures 2 à 7, les mois figurent en abscisse et l’indicateur de saisonnalité en ordonnée.

20Il convient cependant de s’attacher aux subdivisions entre grandes catégories d’aliments. Au sein des fromages, par exemple, le camembert est celui qui témoigne de la moindre intensité de saisonnalité : son achat en toute saison relève très certainement ici de sa production industrielle, ainsi que de son intense commercialisation en grande surface.
21Il en va de même pour la viande : des viandes comme le bœuf, le poulet ou le porc ne témoignent pas d’une consommation saisonnière. Mais l’examen plus fin des morceaux consommés met en évidence « les saisons des viandes15 ». A.H. Delavigne16 a ainsi montré que le temps qu’il fait, reflet de la saison, conditionne la découpe du bétail et la préparation des morceaux de viande par les bouchers. Dans les données d’achat, au sein même de la catégorie « bœuf », les morceaux pour le pot-au-feu hivernal (paleron, gîte) s’opposent aux brochettes du barbecue estival (figure 3).
Figure 3. Les saisons des morceaux de viande.

22Enfin, les condiments (ail, poivres et épices, oignons et moutarde) viennent compléter la panoplie des aliments non saisonniers.
L’influence des saisons
23D’autres aliments, à l’inverse, répondent à une consommation saisonnière. Si l’on considère les 40 aliments dont l’intensité de la saisonnalité est la plus forte, il apparaît que plus de la moitié (27 aliments) relèvent de la catégorie des fruits et légumes ; 6 sont des produits carnés (brochettes de viande rouge et de volaille, foie gras ou gibier, par exemple) ; 2 sont des produits de la mer (moules et œufs de poisson) ; 2 sont des produits laitiers (comté et mozzarella) ; les 3 derniers sont les chocolats de fête, les glaces et la crème en bombe.
24Quelles sont les saisons les plus typées du point de vue des achats ? Parmi les 40 achats les plus saisonniers, deux mois sont privilégiés : décembre et juillet. Or ces deux mois correspondent à l’été et l’hiver, deux saisons qui semblent désormais privilégiées dans les représentations que nous avons des saisons17. Suit le printemps, alors que l’automne, du point de vue alimentaire, semble à peine une saison : peu d’aliments la caractérisent. Ainsi, dans nos assiettes, toutes les saisons ne sont pas également représentées.
25Les achats saisonniers correspondent dans leur majorité à une saison de production. C’est tout particulièrement le cas des fruits métropolitains, consommés lors de leur pleine période de production (abricots, cerises, groseilles, raisin en septembre-octobre), ainsi que des primeurs (des asperges en avril, mai, petits pois en mai et juin, fraises entre avril et juin).
26D’autres fruits, les fruits exotiques, sont surconsommés en hiver, dont c’est la pleine saison de production sous d’autres latitudes. De surcroît, la tradition en a fait des aliments symboliques des fêtes de fin d’année : autrefois fruit de luxe, l’orange était offerte comme cadeau, à Noël ou à la Saint-Nicolas. Et si l’orange, du fait de sa quotidienneté sur nos tables, a perdu son coefficient d’exotisme, elle reste cependant principalement achetée en janvier : elle se situe même, de façon inattendue, parmi les 40 aliments dont l’intensité saisonnière liée aux achats est la plus forte ! De même, la clémentine est l’aliment dont l’intensité de saisonnalité est la plus forte quand on considère le mois de décembre (supra figure 1).
27En outre, d’autres fruits exotiques, qui gardent plus que l’orange une connotation prestigieuse d’aliments d’exception, comme les lychees et papayes frais, mais aussi l’ananas ou la mangue, sont consommés en décembre bien plus que durant les autres mois de l’année. Une consommation saisonnière liée à la période de production se combine alors à une tradition, imbriquant déterminants naturels et dimensions culturelles.
28Certaines viandes sont associées aux fêtes de fin d’année – gibier, chapon ou oie, ainsi que le foie gras – et sont principalement achetées en décembre. L’examen précis de la saisonnalité oblige ici aussi à des analyses fines : car la dinde en morceaux, on l’a vu, mais aussi sous forme de rôti, fait partie des produits non saisonniers, alors que la dinde entière n’est consommée qu’en décembre (infra figure 6). La découpe, plus que l’aliment lui-même révèle, ou non, une saisonnalité. Bien évidemment, la qualité de la volaille considérée n’est pas la même : à l’élevage industriel pour la dinde en morceaux s’oppose vraisemblablement le label rouge pour la dinde entière.
29Des aliments dont la consommation n’est guère saisonnière le deviennent quand il s’agit de leur version luxe, ou semi-luxe. Il en va ainsi des pâtes : non saisonnières quand elles sont sèches, elles sont bien plus souvent achetées en décembre quand il s’agit des pâtes fraîches. C’est le cas aussi des glaces, consommées en été, mais qui, lorsqu’elles sont vendues au litre, sont davantage consommées en décembre.
30Les huîtres enfin marquent cette période de l’année (infra figure 6). Quant aux coquillages et crustacés, et tout particulièrement le homard (pour des raisons de coût, cette fois), ils connaissent une double saisonnalité : légère surconsommation en juillet, du fait sans doute des migrations estivales vers le littoral, et surconsommation plus marquée en décembre, en lien avec les fêtes de fin d’année.
La durée des saisons : scansions calendaires et pics événementiels
Saisons et cycles de la nature
31La saison est diversement définie selon les cultures, selon les lieux, selon les époques. Dans le contexte français qui est le nôtre, l’analyse des données de consommation fait apparaître deux types de saisons, qui diffèrent selon leur durée : à des saisons longues s’opposent des pics de consommations.
32La saison longue correspond aux quatre saisons calendaires, qui ont pour origine le rythme de production des aliments. Au printemps, on l’a vu, nous continuons de privilégier les primeurs. Le printemps annonce aussi la période des viandes blanches comme la volaille. Or la viande blanche possède une connotation de pureté (il s’agit d’alléger le corps) et de légèreté18 : la viande blanche vient participer au mouvement vers la minceur, qui culmine à la fin du printemps, avec également des achats de substituts de repas, principalement au printemps (supra figure 1). Le rythme saisonnier n’est pas lié ici à une contrainte naturelle, mais à une contrainte sociale : la minceur. Les rythmes saisonniers marquent ici l’opposition entre les « pléthores des fêtes de fin d’année et les régimes préparant le corps aux exigences des exhibitions estivales19 ». L’alternance des saisons dans nos assiettes vient rappeler celle des jours ordinaires (auxquels correspondent des aliments ordinaires) et des jours de fête (auxquels correspondent les mêmes aliments, mais sous forme de luxe ou semi-luxe), et par suite la distinction rituelle entre alimentation quotidienne et alimentation extraordinaire.
33Ce qui rappelle également que régime alimentaire et saisons sont étroitement liés. Ainsi dans l’hexagone, si l’on considère d’autres sources de données, on s’aperçoit que le régime amaigrissant présente une double saisonnalité : la principale est printanière (en mai), qui vise à préparer l’été et les vacances. La seconde est hivernale (février) : il s’agit de remédier au relâchement de la surveillance alimentaire pendant les fêtes de fin d’année20. Le régime amaigrissant s’inscrit en effet dans une « éthique de la mesure », une sagesse diététique selon laquelle il s’agit de s’accorder au rythme du monde, c’est-à-dire aux saisons, aux âges de la vie21.
34L’été incite à de plus fortes consommations de légumes, disponibles toute l’année, mais qui cependant restent saisonniers (tomates, aubergines, poivrons, concombre). La saisonnalité fait aussi apparaître des associations d’aliments : tomates et mozzarella, fraises et chantilly (infra figures 4 et 5). En hiver, si l’on fait abstraction des aliments liés aux fêtes de fin d’année, les consommations portent principalement sur des légumes d’hiver (poireaux, céleri, choux de Bruxelles, mâche, navets) qui n’ont pas été supplantés par la tomate. Dans ce panorama, seul l’automne, on l’a vu, ne présente pas de traits saillants.
Des pics de consommation : entre traditions et opérations marketing
35D’autres saisonnalités sont plus ponctuelles : elles se présentent sous forme de pics de consommation. Elles s’expliquent moins par les contraintes naturelles de la production que par les traditions de consommation, engageant la dimension culturelle et sociale de la saisonnalité : aux saisons – ou aux changements d’une saison à l’autre – sont associées des fêtes, qui viennent scander le déroulement des jours. C’est une saisonnalité coutumière, que viennent renforcer les opérations marketing liées aux temps forts que représentent Noël, le Nouvel An et Pâques.
36C’est le mois de décembre qui présente le plus grand nombre de pics de consommation, pour les aliments liés aux fêtes de fin d’année (infra figure 6) : fruits exotiques, et produits sous leur version « haut de gamme » (comme les vins d’appellation plutôt que le vin ordinaire, le thé en vrac plutôt que le thé en sachet, les pâtes fraîches plutôt que sèches), ainsi que les vins pétillants, consommés également le reste de l’année, avec un pic en décembre.
37Après décembre et l’été, Pâques constitue le troisième temps fort de la saisonnalité de nos consommations : outre les primeurs, c’est le temps du chocolat. Il faut cependant tenir compte de la forme sous laquelle il est consommé : c’est elle qui détermine les variations saisonnières du chocolat. En tablette et sous forme de pâte à tartiner, ce dernier est consommé toute l’année – avec une petite diminution estivale. En revanche, les chocolats de fête et les bouchées individuelles témoignent d’une double saisonnalité : les fêtes de Pâques, avec un pic en avril, et les fêtes de fin d’année, avec un pic en décembre (figure 7).
Figure 4. Association saisonnière : crème chantilly et fraises.

Figure 5. Association saisonnière : tomates et mozzarella.

38Plus récemment, l’apparition d’Halloween en France, très largement sous l’effet d’opérations commerciales, a conduit à un accroissement de l’intérêt saisonnier pour la citrouille et le potiron (figure 8).
Figure 6. Exemples d’achats de décembre.

Figure 7. Les saisons du chocolat.

Déclin ou retour des saisons ?
Stabilité des variations saisonnières
39On peut tester également l’existence d’un affaiblissement des consommations saisonnières. À cette fin, il faut prendre en considération des aliments qui, sous l’effet des progrès techniques dans la production, sont désormais disponibles toute l’année et à des prix accessibles. Les tomates constituent un exemple particulièrement intéressant : elles sont présentes toute l’année dans les rayons fruits et légumes des grandes surfaces, et à des prix très abordables. Mais il apparaît que, si les tomates sont consommées, de façon non négligeable, tout au long de l’année, elles le sont en quantités supérieures à la moyenne d’avril à juillet. Il en va de même pour les autres légumes de la ratatouille, comme les aubergines (mai à septembre), les poivrons (avril à septembre), ainsi que les concombres (mars à août).
Figure 8. Volumes des requêtes « potiron », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

40Selon une optique diachronique, on examinera les évolutions depuis 2004. L’analyse des requêtes sur google permet de repérer des tendances. Tout d’abord, il apparaît que bien des variations saisonnières sont stables depuis 15 ans. C’est le cas, par exemple, des « abricots » dont la saisonnalité autour de juin/juillet et août ne se dément pas (figure 9).
41De la même façon, la saisonnalité des fruits exotiques en décembre, observée dans les données de 2003, n’est pas démentie aujourd’hui et l’on observe un très net pic en décembre, et plus précisément les semaines du 18 au 31 décembre (figure 10).
42De même, les variations saisonnières de la « langouste » – requêtes concentrées presque exclusivement sur le mois de décembre – illustrent bien ces pics, réguliers depuis 2004 (infra figure 11).
43Ainsi, sur une période d’un peu plus de dix ans, nous ne voyons pas de tendance systématique de désaisonnalisation de nos consommations alimentaires. Tout au contraire, il semblerait que nous assistions à un retour des saisons, à commencer par l’intérêt qui leur est porté.
Figure 9. Volume des requêtes « abricots », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

Figure 10. Volume des requêtes « fruits exotiques », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

Il y a de plus en plus de « saisons »
44La saison, en effet, est une notion en vogue. Le volume des requêtes du terme « saison » en France montre que l’intérêt pour la « saison » est en hausse depuis une dizaine d’années (infra figure 12). Manger suivant le rythme des saisons est devenu un nouvel impératif, sans doute un des critères du bon goût.
45Certains aliments témoigneraient même d’une saisonnalité croissante. C’est par exemple le cas du saumon fumé : l’aliment ne devrait pas présenter de saisonnalité du fait de l’offre permanente proposée en grandes surfaces, et à des prix rendus beaucoup plus accessibles qu’ils l’étaient auparavant, hors d’un contexte de fête. Or, il reste surconsommé en décembre : l’aliment n’a rien perdu de sa connotation de luxe, et malgré son accessibilité quotidienne, son association aux fêtes de fin d’année est prononcée (figure 13). Cette constatation vaut aussi pour les autres poissons fumés, dont la consommation a considérablement augmenté ces derniers temps. Les variations saisonnières du « saumon » sont même de plus en plus marquées depuis 2004. Enfin, le cas de la pomme de terre semblerait indiquer l’émergence d’une saisonnalité d’un produit peu lié à la saison (figure 14), hormis pour ce qui concerne la pomme de terre primeur, mais dont l’importance est très inférieure (production d’environ 50 000 tonnes par an, contre 5 600 000 tonnes pour la pomme de terre de consommation courante22). Entre 2004 et 2009, les requêtes concernant la « pomme de terre » sont relativement planes. À partir de 2010, les écarts entre les mois s’accentuent : l’intérêt récent porté aux saisons conduit sans doute les internautes à s’interroger, plus qu’autrefois, sur la pomme de terre à certains moments de l’année, en hiver notamment.
Figure 11. Volume des requêtes « langouste », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

Figure 12. Volume des requêtes « saison », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

Figure 13. Volume des requêtes « saumon », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

Figure 14. Volume des requêtes « pomme de terre », Google, France, janvier 2004-septembre 2019.

46Bien d’autres indices témoignent d’une tendance à un retour aux saisons. Tout d’abord, l’attention qui leur est portée s’observe tout particulièrement dans les formes de consommations dites émergentes, en particulier les circuits courts23 : par définition, un panier fourni par une AMAP est composé de légumes et de fruits de saison. De même, l’engagement d’une partie des consommateurs (autour du bio, du local notamment) accorde aux saisons une place importante. Et si l’on considère les marchés de plein vent, qui rassemblent une population moins engagée en faveur d’une alimentation dite « durable », c’est bien la saisonnalité qui émerge comme élément particulièrement important aux yeux des consommateurs24.
47Les signes d’une attention plus marquée aux saisons dans l’assiette dépassent la sphère des individus les plus engagés. On les observe au niveau politique : la disposition adoptée par l’Assemblée nationale le 23 novembre 2016 impose l’introduction de 40 % de produits locaux ou de saison, et 20 % de produits bio, dans la restauration publique collective à compter du 1er janvier 2020.
48Dans le domaine culinaire, les restaurateurs et chefs cuisiniers sont à la fois les témoins et le relais d’un engouement pour les saisons. Aujourd’hui fortement médiatisés, ils tiennent désormais, par leurs engagements25, une position de leaders d’opinion qui permet par exemple la promotion de pratiques culinaires plus respectueuses des saisons. C’est dans ce contexte que le Collège culinaire de France a fait de la saisonnalité, à l’automne 2017, un « enjeu prioritaire26 », mettant en avant quatre arguments pour un respect des saisons : l’argument environnemental (réduction de l’empreinte carbone), l’argument économique (un produit de saison coûterait moins cher et favoriserait les productions locales), l’argument santé (le produit de saison est bon pour la santé), l’argument hédonique enfin (le produit de saison est meilleur au goût). Le Collège Culinaire de France vient aussi rappeler aux consommateurs que la saisonnalité ne concerne pas uniquement les fruits et légumes, mais aussi la viande, le poisson ou les produits laitiers. De la même façon, le réseau « Bon pour le climat27 » rassemble restaurateurs, hôteliers et consommateurs autour d’une alimentation dite « responsable » par le respect de trois critères dont la saison (à côté du local et du végétal).
49Enfin, la création d’outils numériques plaçant dans leurs priorités le respect des saisons constitue un bon indice d’une tendance fortement émergente. Étiquettable, « application collaborative de cuisine durable », en témoigne, puisqu’elle propose une fonctionnalité « fruits et légumes de saison28 ». D’autres applications, clairement orientées vers le domaine culinaire, mettent dans leurs priorités les saisons : « Prenez soin de votre santé, cuisinez des repas de saison adaptés à vos besoins », annonce en page d’accueil l’application Culibo29.
En conclusion
50L’analyse des données d’achats permet de dresser un panorama des variations saisonnières des consommations alimentaires en France, et de préciser les contours d’une définition de la saison. Couplée aux fréquences des requêtes sur google, cette analyse montre que les consommations alimentaires en France restent marquées par des rythmes saisonniers. En outre, sur plus de 10 années, nous n’observons guère de tendance forte à la désaisonnalité30. Certains exemples – à commencer par le terme même de « saison » – semblent même indiquer le contraire. Nos données ne nous permettent certes pas de mesurer, sur la longue durée, à quel point la saisonnalité de nos consommations s’est estompée ni de cerner la diminution de l’amplitude des variations saisonnières. Pour autant, les rythmes saisonniers de nos consommations alimentaires persistent, sans doute avec beaucoup moins de force qu’autrefois du fait de la disponibilité des aliments, mais ils continuent de scander nos consommations alimentaires.
51Ces rythmes sont liés pour certains aliments aux calendriers de production (notamment pour les fruits et légumes), pour d’autres à des faits culturels (traditions et coutumes de consommation, à Noël tout particulièrement), pour d’autres encore à des faits sociaux (comme l’injonction à la minceur au printemps). La saisonnalité est renforcée dans certains cas par des opérations marketing de l’industrie agroalimentaire, qui tout à la fois contribue à l’amoindrissement de la saisonnalité par une offre stable tout au long de l’année, et la renforce, par les opérations événementielles liées à quelques grands moments (Noël, Nouvel An, Pâques, et plus récemment pour Halloween). Reste à savoir si la persistance et la force des rythmes saisonniers en France sont une singularité française31 ou bien si des tendances plus internationales peuvent être repérées. Pour autant, il convient d’entendre la crainte d’une disparition des grands rythmes saisonniers. Si, comme le rappelle M. de la Soudière, elle n’est guère nouvelle32, elle semble cependant s’exprimer avec plus de force qu’autrefois dans nos sociétés urbaines contemporaines, où la nature semble s’éloigner et où se multiplient occasions et tentations de manger hors-saison. De quoi se réjouir, sans doute, du regain d’intérêt actuel pour les saisons, qui viennent donner une autre forme à la régulation de nos pratiques alimentaires.
Notes de bas de page
1 Cet article a été effectué dans le cadre du projet Diet4Tans. Saisonnalité et contre-saisonnalité pour une alimentation durable (INRAE, Eteicos), qui a bénéficié d’un financement de l’ADEME et d’un soutien de la Chaire Energie et Prospérité.
2 Relations valables pour le xixe siècle, elles ont changé depuis, voir Durkeim E., Le suicide, Paris, PUF, 1960 [1897].
3 Besnard P., Mœurs et humeurs des Français au fil des saisons, Paris, Balland, 1989.
4 Ibidem, p. 13. Ce paragraphe introductif s’appuie largement sur notre ouvrage Régnier F., L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Paris, PUF, 2004.
5 Macdiarmid J., Seasonality and dietary requirements : Will eating seasonal food contribute to health and environmental sustainability ? to health and environmental sustainability ?, Conference on « Sustainable Diet and Food Security » Symposium : Global challenges related to sustainable diet, Lille, Mai 2013.
6 Carter O.B., Pollard C.M., Atkins J.F., Marie Milliner J., Pratt I.S., « “We’re not told why-we’re just told” : qualitative reflections about the Western Australian Go for 2et5® fruit and vegetable campaign », Public Health Nutrition, 14/6, 2011, p. 982-988.
Chambers S., Lobb A., Butler L., Harvey K., Traill W.B., « Local, national and imported foods : A qualitative study », Appetite, 49/1, 2007, p. 208-213.
Uetrecht C.L., Greenberg M., Dwyer J.J., Sutherlands Tobins M., Factors influencing vegetable and fruit use. Implications for promotion, American Journal of Health Behavior, Volume 23, Number 3, May 1999, p. 172-181.
7 Régnier F., Caillavet F., Badji I., Dalstein A.L., Rouballay C., Diet4Trans, Saisonnalité et contre-saisonnalité pour une alimentation durable, rapport ADEME, 2019.
8 Stelmach-M-Mardas M., Kleiser C., Uzhova I., Penalvo J.L., La Torre G., Palys W., Lojko D., Nimptsch K., Suwalska A., Linseisen J., Saulle R., Colamesta V., Boing H., « Seasonality of food groups and total energy intake : a systematic review and meta-analysis », European Journal of Clinical Nutrition, 70/6, 2015, p. 700-708.
9 AFSSA, Étude individuelle nationale des consommations alimentaires (INCA 2), 2009 (2006-2007).
10 Loux F., Richard P., Sagesses du corps. La santé et la maladie dans les proverbes français, Paris, G. P. Maisonneuve et Larose, 1978.
11 © 2003 Kantar Worldpanel, tous droits de reproduction, de représentation ou d’extraction réservés.
12 Travaux menés dans le cadre du projet Diet4Trans.
13 Bernard De Raymond A., En toute saison. Le marché des fruits et légumes en France, Tours/Rennes, PUFR/PUR, 2013.
14 Régnier F., Lhuissier A., Gojard S., Sociologie de l’alimentation, Paris, La Découverte, 2006.
15 Méchin C., « Les saisons des viandes en France du nord-est », in Voyage en alimentation, Paris, ARF, 1995, p. 147-154.
16 Becker K., Morimiaux V., Tabeaud M. (dir.), L’alimentation et le temps qu’il fait, Paris, Hermann Éditeurs, 2015.
17 Voir l’introduction de cet ouvrage.
18 Méchin C., « La symbolique de la viande », in Le mangeur et l’animal, Paris, Autrement, 1997, p. 121-134.
19 Pfirsch J. V., « “Beurre ou ordinaire” : l’ambivalence rituelle », in Eizner N. (dir.), Voyage en alimentation, Paris, ARF Éditions, 1995.
20 Régnier F., « Vers un corps féminin sur mesure : l’alimentation et les techniques de la corpulence en France et aux États-Unis (1934-2010) », Année Sociologique, 67 (1), 2017, p. 131-159.
21 Nahoum V., « La belle femme ou le stade du miroir en histoire », Communications, 1979, 31/1, p. 30.
22 http://www.cnipt-pommesdeterre.com/chiffres-cles/ (consulté le 09.10.2019).
23 Wallet F., Philippon P., Chiffoleau Y., Et si on mangeait local ? Ce que les circuits courts vont changer dans mon quotidien, Paris, Éditions Quae, 2017.
24 Chiffoleau Y., Akermann G., Canard A., « Les circuits courts alimentaires, un levier pour une consommation plus durable ? », Terrains et Travaux, 2017/2, 31, p. 157-177.
25 Pages D., « Figures du Chef Cuisinier (1) : de la créativité culturelle à l’engagement sociétal et public », Quaderni, 94, 2017.
26 http://www.college-culinaire-de-france.fr/actualites/campagne-saisonnalite-hiverelle-a-table-131 ; http://www.college-culinaire-de-france.fr/actualites/campagne-saisonnalite-hiver-20-minutes-nice-130, par exemple.
27 http://www.bonpourleclimat.org/
28 http://etiquettable.eco2initiative.com/
29 http://www.culibo.com/
30 Même s’il faudrait pouvoir comparer les données avec un regard rétrospectif plus important, avec des données comparables.
31 Dont nous avons des exemples à travers la saisonnalité du régime amaigrissant en France, inexistante en revanche aux États-Unis, ou encore voir Régnier F., 2017, op. cit.
32 Soudière de la M., Au bonheur des saisons. Voyage au pays de la météo, Paris, Grasset, 1999.
Auteur
Université Paris-Saclay, INRAE, UR ALISS.
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