Avant-propos
Saisons à vivre
p. 9-13
Texte intégral
Un paradis perdu
1« Il n’y a plus de saisons1 », « Le climat va changer » : jadis peur irrationnelle et aujourd’hui crainte fondée, les saisons sont toujours apparues comme précaires et leur régularité menacée. Mais il y a autre chose : leur incidence, leur effet sur les modes de vie semblent s’être désormais largement amoindris, voire dans les pays dits développés quasiment effacés. Ne serait-ce pas pour la conjugaison de ces deux raisons tout à fait distinctes que, très différemment bien sûr selon les époques, pour les faire exister, les maintenir selon nos désirs et nos besoins, à notre main, nous n’avons eue de cesse de les réinventer ? Parce qu’elles nous font trop souvent défaut et s’absentent météorologiquement, nous les réinventons. Dès le xiiie siècle, la poésie en a fait son miel, puis la peinture, enfin la chanson ; sans parler de la mode ou encore des loisirs ou de l’alimentation. L’hiver par exemple, nous invite et nous pousse à retrouver la neige en montagne et l’espérer à Noël. À en rêver si l’on fait référence aux boules à neige : par la seule magie de l’emblème d’une saison, figeant le cours du temps, ce bibelot pour touriste a la vertu de nous donner l’impression et l’illusion de pouvoir conserver en l’état, en même temps que leur mémoire, le lieu ou le monument visité. Penser les saisons, c’est aussitôt et toujours se souvenir. Quant aux traditions dites populaires, l’année était on le sait, très fortement structurée et scandée par des rites saisonniers – dits calendaires – encore assez bien connus à défaut d’être pratiqués : l’été de la Saint-Martin le 11 novembre, les feux de la Saint-Jean au solstice d’été, etc.
Vous avez dit : « Saison » ?
2L’hypothèse est séduisante (sic) et, me semble-t-il, plausible. Mais est-ce si simple ? En généralisant pour l’instant à l’extrême, j’ai fait référence à la saisonnalité, comme à un paradigme subsumant et passant sous silence l’extrême variété des saisons dans les différentes aires climatiques ; en même temps que, faisant fi de cette donnée géographique, pas encore pris en compte la manière dont historiquement et culturellement les sociétés se sont emparées de leurs saisons propres. On peut indiquer par exemple que les Celtes ne connaissaient que 2 saisons (de même, aujourd’hui, sous les Tropiques avec l’alternance, entre la saison sèche et saison humide) ; à l’inverse des Indiens et des anciens Égyptiens qui en distinguaient trois ; les habitants de l’Arctique canadien, huit (l’hiver, le jeune printemps, le plus très-jeune-printemps, l’été, le presque-jeune-hiver, le jeune hiver, etc.) ; et les Mongols, vingt-quatre.
3Quant à la notion même de saison – la saisonnalité –, elle n’est pas la même pour toutes les cultures. Au fond, qu’est-ce qu’une saison ? Les historiens nous l’apprennent : peu utilisé en France jusqu’au xixe siècle en France, le mot français saison vient du latin, satio, qui signifie semer, planter ou retourner la terre, quand la météo est favorable, au moment propice. Un geste paysan et agricole, donc, que l’on doit effectuer à la bonne saison comme disent toujours les jardiniers et le conseillent les almanachs. Les anciens Grecs marchaient du même pas pour qui, les saisons étaient nommées orai (au singulier, oru) : les heures, la période où travailler aux champs.
4Le voyage serait loin qui visiterait la variabilité de la sémantique liée à ce mot. En Angleterre par exemple, « season » avait une définition strictement culturelle, ce mot ayant longtemps désigné la période des rencontres mondaines de l’aristocratie et des classes aisées et le programme des pièces de théâtre qui, en hiver, les réunissait, tout particulièrement à Londres.
5Mais, plus subtilement, une autre définition nous est proposée par la Chine, pour qui les saisons étaient moins la succession des états du ciel au fur et à mesure des journées d’une même année, que le fil invisible qui les relie. Attentifs, moins aux commencements et à la fin ou à l’achèvement des périodes météorologiques, qu’à leur succession, et à leurs transitions, ils avaient inventé une cinquième saison – une abstraction – qui réunissait les quatre intersaisons, c’est-à-dire l’ensemble des passages, des adaptations d’une séquence météorologique à une autre (dix-huit jours au total). Dans la culture occidentale, l’importance, objective et imaginaire, des passages d’une saison à l’autre est très tôt devenue on le sait, un topos en littérature, principalement dans la poésie.
La revanche des saisons
6Sociologues et géographes nous le disent et l’ont montré à l’envi : au-delà des saisons, le climat et les autres données environnementales semblent domestiqués, vaincus, leurs contraintes éradiquées, surmontées. Elles ne nous agressent plus, ou beaucoup moins, ne nous menaceraient plus véritablement, et de là, tendanciellement du moins, n’existeraient plus qu’à manière d’un décor d’ambiances atmosphériques, qui à bas bruit scandent notre année, donnant du sel et du relief au temps qui passe.
7Ce serait là faire peu de cas, dans les pays en voie de développement, du nombre très élevé de populations toujours aujourd’hui victimes d’inondations, de sécheresses, etc. (sans parler, à venir, de la situation des réfugiés climatiques). Quant aux pays industriels, ils ne sont jamais à l’abri des paroxysmes climatiques. Il n’est que de penser aux vagues de froid qui, chaque hiver, paralysent l’Amérique du nord ou encore aux cyclones. Et en métropole, rappelons-nous, à l’appel de l’Abbé Pierre, à l’hiver 1956, et les prises de consciences individuelles et politique qui s’en sont suivies. Ou encore, récurrentes et appelées à se multiplier avec la perspective du réchauffement climatique, aux périodes de canicule qu’a connues récemment notre pays (2003 est encore dans toutes les mémoires avec ses douze mille victimes).
8Par surprise aussi, les saisons, en l’occurrence les saisons dites mauvaises – fin de l’automne et hiver – se sont récemment invitées dans notre mode de vie avec la mise en lumière et l’invention à la fin des années quatre-vingt de la dépression saisonnière hivernale – SAD en anglais2. Repérés par la médecine, les troubles de l’humeur liés au raccourcissement de la durée du jour et aux temps gris et pluvieux sont désormais ressentis comme tels par une partie de la population, et traités médicalement (par la luminothérapie). Une fragilité saisonnière, un vague à l’âme, indice d’une exigence accrue en matière d’attente climatique.
9L’aléa est la menace que représentaient les saisons pour nos modes de vie de plus en plus urbanisés et technicisés, nous nous en pensions désormais presque affranchis, et, de ces dernières, on disait qu’elles étaient démodées, une vielle histoire, de vieilles lunes avérées, mais justes pour les temps anciens, ou toujours valables, mais seulement pour les derniers vieux paysans de la creuse ou de la Lozère. On les croyait et on les voulait sorties par la porte : elles sont revenues par la fenêtre. Sur un plan social et psychologique, nous devons, nous devrons toujours composer avec les saisons.
Besoin de saisons
10Nombreux d’ailleurs, les chercheurs en sciences humaines ou en urbanisme qui, à rebours des idées reçues, repèrent la présence des saisons dans nos maisons, nos quartiers et nos territoires de vie. En particulier dans la ville : sur un registre poétique et ethnologique, Pierre Sansot3 ; sur un plan architectural, André Guillerme4. De conserve avec d’autres, ce dernier encourage aménageurs et paysagistes à les faire mieux exister, à les prendre en compte dans leurs projets d’aménagement5. Quant à la perspective du fameux réchauffement climatique, il a en réalité deux effets. D’abord, il génère une prise de conscience citoyenne de notre vulnérabilité aux aléas du climat, dont jamais nous ne sommes affranchis, puisqu’il constitue une menace, une menace d’un nouveau type, menace avérée par les spécialistes, et de surcroît planétaire. Plus que jamais d’actualité, la locution citée plus haut : « Il n’y a plus de saisons », reprend même du service, mais sous une toute nouvelle modalité.
11Mais malgré cela, non plus sur un plan institutionnel, politique et local (municipal, associatif, etc.) où se prennent, convenons-en, des décisions et se préparent des aménagements en vue d’une mutation de notre environnement climatique, nous avons du mal socialement et individuellement, à croire réellement à un tel changement, à une menace d’une telle ampleur et d’une telle gravité. L’une des raisons anthropologiques serait – c’est là mon hypothèse – que cette perspective est à proprement parler de l’ordre de l’impensable. Avec la pérennité des saisons elles-mêmes, c’est un peu comme si était mis en péril l’un de nos fondamentaux qui structurent notre environnement le plus proche et le plus usuel comme le font par exemple le couple jour/nuit, le va-et-vient des marées. « Pas d’hiver, quelle misère ! », titrait un ouvrage paru au Québec. Car, ultimement, au-delà de l’alternance des séquences météorologiques qui caractérisent chacune des saisons, c’est la rythmicité6 de la vie sociale dans son déroulement calendaire qui est en jeu et qui, alors, ferait défaut. Nous ne faisons pas que désirer les saisons. En même temps que des habitudes qui touchent aussi bien l’habillement (devoir se couvrir/pouvoir se dévêtir), la santé et l’habitat (se chauffer), les loisirs (vacances d’été/d’hiver), le rapport au dehors (sortir ou non), le menu des repas (plats de saison), la liste serait longue…, nous avons besoin d’elles7. Difficile donc au fond de nous-mêmes, d’admettre et d’accepter cette perspective, d’y croire réellement8. De même que la mort, nous ne pouvons pas la regarder en face.
Notes de bas de page
1 Indiquons que l’usage de cette locution est très ancien, puisque remontant au Ve siècle de notre ère, et par la suite récurrente, tant dans la littérature que dans la pensée populaire et le (bon) sens commun.
2 Dépression sur laquelle, tant auprès de patients que de psychiatres, j’ai mené des enquêtes en compagnie de Nicole Phelouzat, cf. notre chapitre : « Quel temps fait-il ? La météo aujourd’hui : une passion et un souci », in Corbin A. (éd.), La pluie, le soleil et le vent. Une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait, Paris, Aubier-Flammarion, 2013, p. 177-201.
3 Sansot P., Poétique de la ville, Paris, éd. Méridiens-Klincksieck, 1971.
4 Guillerme A., Bâtir la ville. Révolution industrielle dans les matériaux de construction. France, Grande-Bretagne, (1760-1840), Paris, Champ Vallon, 1995.
5 Par exemple dans un beau recueil d’articles : « Les saisons dans la ville », no 61 des Annales de la recherche urbaine.
6 Depuis Marcel Mauss et les « variations saisonnières chez les Eskimos », ce thème du rythme inclus dans la vie sociale est souvent rappelé et mis en lumière par les chercheurs, récemment par le sociologue Philippe Besnard et avant lui par Henri Lefebvre.
7 On me permettra de renvoyer, dans mes Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison, Paris et Grâne (Drôme), Creaphis, 2016, au chapitre conclusif, « Besoin de saison », p. 127-145.
8 Cf. Soudière de la M., « Le changement climatique : une “grande peur” collective ? », Communications, 2017/2, p. 173-185.
Auteur
EHESS-Paris et CNRS, Laboratoire d’anthropologie critique interdisciplinaire (LACI).
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