Conclusion
p. 323-329
Texte intégral
1En Normandie, sous l’Ancien Régime, un espace économique original se forme entre Valognes et Bayeux. Il constitue un bel exemple du changement dans les campagnes françaises de l’époque moderne.
L’émergence d’un pôle herbager autour de la baie des Veys
2En l’espace de trois siècles, le paysage se modifie en profondeur. Dans les marais, les aménagements réalisés, associés à une gestion collective plus étroite, permettent de réduire les dégâts causés par les eaux et de tirer davantage parti des ressources fourragères qui s’y trouvent. Dans le haut pays, là où s’offrait au regard de l’observateur du xvie siècle une campagne découverte, ponctuée de landes, de forêts et d’un semis irrégulier de parcelles closes, se forme peu à peu un bocage herbager1. La primauté accordée aux fourrages dans les productions végétales relègue les blés à un état de « mal nécessaire2 ». À la fin du xviiie siècle, en France, peu d’endroits présentent une place aussi grande dévolue à l’herbe, hormis dans des espaces montagnards.
3Comme l’établit la confrontation des cartes relatives au commerce des beurres avec celles concernant la mise en herbe, l’espace concerné par les principales transformations est circonscrit à moins d’une centaine de paroisses. Le nouveau système, orienté vers la commercialisation des produits de l’élevage, se caractérise par une activité laitière prédominante. Au sein des exploitations, des signes d’accroissement et d’intensification de la production se perçoivent dans l’augmentation de la taille des troupeaux, la pratique d’une certaine sélection des animaux, la constitution de systèmes d’élevage élaborés, la recherche d’une charge optimale des herbages et la disparition de la jachère. En dépit d’une raréfaction des ovins et des bœufs de boucherie, la spécialisation économique qui résulte de ces mutations n’est pas synonyme de monoproduction. D’abord, parce que l’élevage laitier est à l’origine de valorisations secondaires provenant de la naissance régulière de veaux, de l’utilisation de sous-produits de la laiterie pour les porcs et de l’engraissement des vaches taries. Si on y ajoute l’embouche de jeunes vaches et de bœufs, force est de constater que l’élevage bovin pour la viande et celui consacré à la production de lait ne s’opposent pas. Ensuite, parce que l’ensemble Plain-Bessin occidental est également un pays naisseur pour les chevaux, sans oublier les substantiels revenus que certains exploitants tirent du commerce du cidre.
4L’homogénéité du pôle herbager est toute relative. De l’examen des exploitations, il est ressorti des différences de taille ainsi que de profils d’activité. Fait marquant, les plus grandes fermes de la région, davantage insérées dans les échanges, sont celles qui offrent la plus grande diversité des types d’élevage au sein de leur cheptel vif, alors que des exploitations de taille moyenne présentent une orientation laitière plus prononcée. Du reste, l’importance accordée aux différentes productions au sein des fermes est variable, conditionnée par l’évolution des prix. Dans le même temps, plusieurs éléments viennent contrarier une représentation de l’espace à laquelle on aurait pu s’attendre, organisée en gradients de spécialisation concentriques à partir d’Isigny : un ensemble de marchés locaux, principalement situés le long de la route Paris-Cherbourg, et des centres expéditeurs secondaires comme Ranchy et Port-en-Bessin, complexifient la géographie du commerce, tandis que les contours de l’aire de collecte des beurres du Cotentin et du Bessin varient au cours de l’année. Pour le reste, il importe de considérer le pôle herbager non comme un isolat, mais bien comme un système ouvert sur l’extérieur. Les herbagers s’approvisionnement en bétail maigre dans le Cotentin, dans le Bocage et dans certaines provinces voisines de la Normandie. Pour garnir leurs pots et leurs barils, les marchands commissionnaires achètent du beurre de Bocage. Les régions céréalières les plus proches participent à la subsistance de populations qui ne peuvent plus désormais compter sur les productions végétales locales. L’espace spécialisé est ainsi pris dans un jeu de relations qui conditionne sa réussite et limite probablement son extension. En sens inverse, il est à noter que bien avant la diffusion du modèle herbager au xixe siècle, le commerce des génisses et des vaches pleines alimenté par les exploitants laitiers bas-normands, bénéficie à des troupeaux de l’est de la Normandie et de l’Île-de-France.
5En dépit d’une certaine polyvalence au sein des exploitations, la production de beurre n’en reste pas moins l’activité principale du pôle. Au vu des conditions techniques de l’époque et de la distance qui le sépare des marchés de consommation, l’ensemble Plain-Bessin occidental s’est en premier lieu orienté vers le commerce de beurres de longue conservation, principalement vers Paris, pour un volume annuel compris, au xviiie siècle, entre 1 000 et 1 500 tonnes, au départ d’Isigny. Mais, au moins dès la fin du xviie siècle, des beurres en panier sont acheminés par voie terrestre vers les villes. Si les quantités expédiées à Paris – entre 250 et 300 tonnes de beurre frais dans les dernières années de l’Ancien Régime – sont moindres que celles de son principal concurrent, Gournay, les beurres en panier d’Isigny s’y établissent une excellente réputation. À la différence de certains vignobles français de la même époque qui s’orientent vers la production de vins de consommation courante pour des clientèles urbaines, le développement d’une agriculture commerciale a ici concouru à l’émergence de produits de qualité3.
6Le changement de modèle économique opéré rejaillit sur la société. Au-delà des producteurs et des marchands, le commerce des beurres mobilise de nombreux artisans pour la transformation, le conditionnement et le transport. À des degrés divers, tous tirent parti du vaste mouvement de redistribution financière qui s’accomplit des villes vers les campagnes, malgré les impayés et les risques de faillites4. La noblesse locale ne s’y trompe pas. Aux xvie et xviie siècles, elle est engagée dans les activités d’élevage et dans le mouvement de conversion des terres. Au xviiie siècle, elle demeure associée à l’économie herbagère par les revenus tirés de la rente foncière. Mais le passage des céréales à l’herbe amène son lot de déclassés et de victimes. La disparition des tâches liées aux terres de labours ne doit pas être compensée par l’apparition d’un système qui certes, requiert une main-d’œuvre pour garder les animaux, les traire, entretenir les haies et les fossés et récolter le foin, mais qui est réputé nécessiter moins de bras. Des habitants font aussi les frais de l’appétit de propriétaires et de fermiers qui cherchent à agrandir leurs domaines dans le haut pays et à évincer les plus humbles des marais communaux.
7Pour une partie du monde rural normand, de nouveaux rapports s’instaurent à l’espace, au temps, à l’argent et à la consommation. Le ballet incessant des lettres et des voituriers apporte son lot d’informations, de marchandises et d’objets. Quant au petit groupe des marchands de beurre, il est un vecteur de diffusion des pratiques urbaines au cœur de la généralité de Caen.
L’appel du marché
8Dans sa construction, notre travail est parti d’un postulat : le rôle premier des facteurs de demande, et plus particulièrement des marchés urbains, dans les choix effectués par les paysans normands.
9En raison de leurs besoins alimentaires mais aussi des mutations culturelles dont elles sont le creuset, les villes ont manifestement joué un rôle primordial dans la naissance du pôle herbager Plain-Bessin occidental. Les changements survenus dans la consommation de beurre en maigre des fidèles, renforcés par des transformations alimentaires et culinaires plus profondes encore, se répercutent sur les activités agricoles des campagnes. Dans le cas présent, la nécessité d’approvisionner Paris et d’autres villes du Nord de la France se surimpose aux logiques économiques locales et régionales, et bat en brèche les modèles spatiaux de répartition des activités agricoles en fonction de la distance relative aux marchés de consommation les plus proches5. Toutes les semaines, les marchands de beurre d’Isigny reçoivent des ordres d’achat assortis de recommandations qu’ils relaient auprès des producteurs. En un sens, ils mettent les campagnes au diapason des exigences et des rythmes de consommation des clientèles urbaines. À cet égard, les paysans du Cotentin et du Bessin occidental sont loin d’apparaître comme des agents économiques passifs ou routiniers. Au contraire, on les a vus manifester de réelles capacités d’adaptation et d’innovation. Le soin apporté à la fabrication du beurre, la maîtrise du cycle de lactation des vaches dans certaines exploitations et le fait que, dès le xviiie siècle, les éleveurs les plus entreprenants font vendre leur production pour leur compte à Paris en sont des signes tangibles. La ville apparaît comme un facteur de développement et de modernisation des campagnes.
10Même si notre vision des débuts du commerce des beurres du Bessin demeure obscure, lorsque l’on parvient à soulever un coin du voile, dans les années 1650-1660, des marchands de Rouen et de Paris sont à l’œuvre. Ils semblent jouer un rôle analogue aux buttermongers londoniens qui, par leur action, ont fortement contribué à redessiner la carte de l’élevage laitier en Angleterre, aux xviie et xviiie siècles6. Par les règles qu’elles établissent et qu’elles modifient, les autorités parisiennes royales et municipales participent de cette influence urbaine sur les espaces agricoles, pour une activité sensible aux évolutions de la législation. L’établissement d’un commerce par commission, au tournant du xviiie siècle, et la renommée acquise par les beurres d’Isigny garantissent une certaine latitude dans les échanges aux producteurs et aux marchands normands. Mais les mesures prises en faveur du factorat, durant la Révolution et l’Empire, infléchissent vraisemblablement de manière décisive le rapport de forces en faveur de la capitale.
11Le développement des activités du pôle normand est par ailleurs conditionné par celles des espaces concurrents. Pour l’approvisionnement de Paris, l’ensemble Plain-Bessin occidental a sans doute profité de l’éviction progressive de la Bretagne, au xviie siècle, ainsi qu’Isigny, de l’envasement des ports voisins. Pour ce qui regarde plus particulièrement les beurres en panier, les marchands d’Isigny règlent le rythme de leurs envois sur les intervalles où Gournay fournit le moins. La rivalité entre les deux provenances, que l’on perçoit aisément dans la correspondance administrative et commerciale, aiguillonne l’activité des deux pôles.
12Le commerce des beurres bas-normands a dû également bénéficier de l’effet d’entraînement d’activités préexistantes dans une province riche, intégrée depuis longtemps au royaume de France. On se souvient des troupeaux de bœufs décrits par Froissart au xive siècle et des bateaux chargés de cidre qui sillonnent la Vire, au xvie siècle, pour l’approvisionnement de Rouen et de Paris. Garantes de l’acheminement de secours en cas de pénurie alimentaire, les voies de communication maritimes et terrestres mettent en relation les espaces qui bordent la baie des Veys avec le Nord du royaume, principalement la vallée de la Seine, mais aussi l’outre-Atlantique, via Le Havre. Elles facilitent aussi les interactions avec les régions voisines. Le pôle herbager ne peut que tirer profit de l’amélioration du réseau routier au cours du xviiie siècle. Il faut aussi rappeler que des ressources locales abondantes conjuguées à un régime fiscal favorable sur le sel, se prêtent à la transformation et au conditionnement des beurres.
13Pour finir, il semble difficilement contestable que certaines caractéristiques physiques du Plain et du Bessin occidental ont facilité le développement de l’élevage : un climat frais et humide, même infléchi par le Petit Âge glaciaire, permettant une longue période de pâturage extérieur et une réduction des risques d’épizooties ; des terres qui se sont avérées propres à la mise en herbe ; la présence de vastes zones humides dans lesquelles existait, depuis au moins l’époque médiévale, un élevage de gros animaux. Remarquons toutefois que, selon toute probabilité, le couchage en herbe ne prend son envol qu’à partir du xviie siècle et que les zones humides n’ont pu être véritablement exploitées qu’au prix de lourds investissements humains et financiers.
De nombreuses zones d’ombre
14Ces premiers éléments explicatifs apportés à l’émergence du pôle herbager Plain-Bessin occidental soulèvent à leur tour de nouvelles questions. Arrêtons-nous sur les principales.
15Afin de mieux prendre la mesure des changements opérés, il faudrait tout d’abord parvenir à mieux évaluer la place occupée par l’élevage bovin et équin aux xve et xvie siècles. Tant pour la mise en herbe que pour le commerce des beurres, les années 1630-1660 semblent marquer un tournant. La forte hausse de la fiscalité qui caractérise cette dernière période a-t-elle poussé les propriétaires et leurs fermiers à réorienter leurs productions ? Faut-il y voir un lien avec la conjoncture militaire, susceptible d’avoir modifié les circuits d’approvisionnement des grandes villes au profit de provinces occidentales du royaume7 ? Plus généralement, sur l’ensemble de l’époque moderne, il serait précieux de collecter des données sur les prix des différents produits d’élevage ainsi que sur les fluctuations du marché foncier, pour mieux cerner les phases d’accélération, de ralentissement et, pourquoi pas, de recul de la spécialisation agricole autour de la baie des Veys.
16L’impact des changements économiques sur les populations mérite aussi d’être précisé : le développement d’une agriculture commerciale a-t-il profité à une large partie de la société ou, au contraire, a-t-il abouti à sa polarisation ? L’intérieur prospère des demeures de certains marchands de beurre n’est pas parvenu à masquer la fragilité de leur condition. Quant aux gros éleveurs, leur principale richesse réside dans leurs troupeaux. La noblesse locale, qui concentre entre ses mains l’essentiel des terres, capterait-elle la part essentielle des revenus provenant de l’économie herbagère ? En dehors de l’attention portée aux niveaux de richesse, la démographie historique est à même de livrer d’autres clés de compréhension des dynamiques à l’œuvre. Sous le Premier Empire, ainsi que dans le pays d’Auge, les cantons du Bessin occidental présentent une densité d’habitants relativement faible par rapport à la moyenne départementale. S’agit-il d’un effet du développement de l’élevage, ou cette faiblesse démographique n’est-elle pas, à l’inverse, une des raisons pour lesquelles ces populations ont renoncé aux labours, à l’image de ce que l’on observe en plusieurs endroits du Calvados, au cours du xixe siècle8 ?
17Enfin, bien des sources restent à mobiliser et paraissent riches de promesses pour la recherche historique, cet autre art d’accommoder les restes. S’il semble difficile de reconstituer le commerce des beurres avant le milieu du xviie siècle à partir des archives normandes, il doit être possible de reprendre l’étude en prenant appui sur les espaces de consommation. Des fonds de communautés religieuses ainsi que des minutes de tabellions et de notaires urbains réservent sans doute de belles découvertes. Bien que nous ne les ayons que fort peu utilisées, les archives du sol sont également en mesure d’apporter de nouveaux éclairages sur les transformations de notre région d’étude. Outre la réorganisation des parcellaires et l’édification de talus, l’habitat et le bâti doivent porter la trace du passage d’un agrosystème céréalier à un agrosystème herbager, avec de probables abandons de sites (bergeries, moulins à blé, petites exploitations), une adaptation des bâtiments existants aux besoins des éleveurs et l’édification de nouvelles constructions pour les hommes et pour les bêtes.
18À bien des égards, l’ensemble Plain-Bessin occidental a contribué à ouvrir la voie à de nouvelles formes d’agriculture en Normandie. Par-delà ses variantes et ses adaptations, le modèle herbager qui s’est diffusé à partir de quelques espaces précurseurs a longtemps assuré la prospérité des campagnes normandes, avant de connaître de profondes remises en question au cours des dernières décennies. En bien des endroits, les réseaux de haies ont été défaits, les herbages retournés au profit de cultures fourragères plus intensives, la frisonne pie-noire s’est imposée dans les troupeaux, tandis que la concentration des exploitations et des industries agroalimentaires a participé à une quête de productivité et de rentabilité toujours plus poussée. Si les filières de qualité ne manquent pas et garantissent à leurs acteurs un meilleur sort, l’élevage normand traverse une grave crise.
19Sans céder à une vaine nostalgie, les actuels débats de société concernant la qualité des produits, la préservation de la biodiversité et une juste rémunération des producteurs pourraient bien éclairer d’un jour nouveau l’ancien modèle économique.
Notes de bas de page
1 À la même époque, des bocages laitiers apparaissent en Thiérache et dans le Munster, en Irlande. Defromont, Arthur-Louis, 1972 ; Aalen, Frederick Herman Andreasen et alii., 1997, p. 67-72.
2 Mulliez, Jacques, 1979.
3 Quellier, Florent, in Van Molle, Leen et Segers, Yves (éd.), 2013, p. 156.
4 Abad, Reynald, 2002, p. 805 sq.
5 Neveux Hugues et Garnier, Bernard, 1979 ; Abad, Reynald, 2002 ; Muchembled, Robert, 2009.
6 Broad, John, 2004, p. 108-110.
7 Abad, Reynald, 2002, p. 797 sq. ; Flambard-Héricher, Anne-Marie et Arnoux, Mathieu (dir.), 2010, p. 209-217.
8 Désert, Gabriel, 2007, p. 794.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011