Conclusion
p. 341-344
Texte intégral
1À travers le goût pour le sucre, ce sont les respirations du marché et ses modifications au xviiie siècle qui sont éclairées : la quête du superflu devenue parfois nécessaire pour les classes moyennes et supérieures, la course à la distinction et à l’imitation, le rôle de l’État dans la consommation, celui des industriels et des détaillants qui encouragent la demande par leurs innovations. En suivant la route du sucre, des cales des navires nantais à la table des Français en passant par les chaudières des raffineurs, il s’agissait de mettre en évidence les bouleversements économiques, sociaux et culturels entraînés par la diffusion du produit colonial. L’objectif était de relier transformation, commercialisation et consommation en variant les approches et les sources pour mieux comprendre comment les stratégies des acteurs (détaillants, industriels, négociants, État) peuvent freiner ou encourager la consommation d’un nouveau produit. Alors que la production et la consommation sont souvent apparues « sous la figure de l’alternative », comme si à l’une devait toujours être opposée l’autre, l’entrée par le produit permet, si ce n’est de résoudre, du moins de réconcilier les deux approches de l’offre et de la demande1.
2La recherche a éclairé l’attitude des marchands dans le secteur industriel et le grand commerce. Ni frileux, ni timorés, mais pragmatiques, les négociants nantais ont opté pour les activités protégées par l’Exclusif, le commerce colonial. Si certains se sont désengagés progressivement de l’industrie du raffinage, c’est avant tout pour des raisons fiscales. La politique royale est ambiguë, tiraillée entre la nécessité de remplir les caisses de l’État et les intérêts des négociants et des raffineurs, souvent opposés. Les encouragements de l’État fluctuent, sensibles aux divers groupes de pression à l’œuvre (raffineurs, négociants des places portuaires, Bordelais, Rouennais, Nantais), mais restent timides comparés à d’autres secteurs productifs. À la différence des industries textiles qui sont surveillées par les inspecteurs des manufactures pour garantir la qualité des tissus et assurer la réputation de la production française, le raffinage se caractérise par l’absence de réglementation normative. Or le sucre raffiné français, outre son prix élevé, est peu réputé ce qui explique le faible volume des exportations. Dans une historiographie davantage orientée vers les « success stories », le raffinage français est un exemple emblématique d’échec industriel à l’échelle européenne2. En changeant de niveau d’analyse, la situation du secteur est plus nuancée : le pays est devenu autosuffisant à la fin du xviiie siècle et importe peu de sucre raffiné. Dans le cadre protecteur du royaume, les réussites des raffineurs, orléanais en particulier, sont éclatantes. Ils se sont appuyés sur le dense réseau commercial tissé autour de la ville, véritable plateforme de redistribution des marchandises. La route du sucre a ainsi mis en lumière le rôle économique d’Orléans, longtemps resté dans l’ombre des grands centres urbains (Lyon, Paris) et des villes portuaires. Fiers de leur réussite, les Orléanais se targuent d’être les premiers à avoir produit le sucre royal à la manière des Hollandais et leur habileté technique est reconnue. Comme dans le domaine du textile ou de la verrerie, le raffinage illustre l’intense circulation des techniques dans l’Europe moderne et la délicate imitation d’un modèle venu de l’étranger.
3L’étude invite aussi à réévaluer l’effet d’entraînement du commerce colonial sur l’économie intérieure du royaume. Les négociants impliqués dans la distribution de produits ultramarins ont été les acteurs essentiels du démarrage industriel : ils maîtrisaient déjà les techniques comptables et les stratégies commerciales (le crédit, l’escompte, la correspondance) mais ont dû s’adapter aux exigences de l’industrie. Pourtant, ces hommes correspondent mal à l’image d’entrepreneurs héroïques, de génies isolés, autrefois mythifiés dans l’historiographie et qui, selon Schumpeter, seraient à l’origine de bouleversements économiques. La recherche témoigne de la lente assimilation des techniques et des tâtonnements pour améliorer les savoir-faire ; elle révèle aussi le rôle de l’État et des ouvriers étrangers qualifiés dans l’essor de l’industrie. Dans les manufactures étudiées, les innovations techniques sont rares et visent surtout à améliorer la qualité du raffiné ; l’augmentation de la production s’explique avant tout par l’extension des entreprises. Plus que leur capacité à innover, c’est l’aptitude des raffineurs à bien gérer les capitaux et les hommes qui ressort de l’étude. Ils ont recouru aux capitaux familiaux pour établir leurs manufactures et ont réussi à pérenniser leurs sociétés en tissant des alliances matrimoniales avec d’autres grandes familles d’entrepreneurs, preuve que le modèle de la société familiale reste efficace. Les raffineurs sont aussi en lien étroit avec leurs fournisseurs de matières premières qui, pour la plupart, appartiennent à un cercle familial plus ou moins élargi. Dans le secteur sucrier, les relations commerciales restent très encastrées, y compris à la fin du xviiie siècle, même si des relations marchandes impersonnelles peuvent se nouer au gré des opportunités.
4En aval du secteur, le dépouillement massif des inventaires après décès a mis en évidence la diffusion du goût pour le sucre et le rôle des classes moyennes dans l’élargissement du marché. Comme pour les vêtements, les montres ou le mobilier, la consommation de sucreries illustre le brouillage des conditions dans la société d’Ancien Régime3. Si le goût démesuré pour le sucre attire toujours les foudres de certains auteurs, médecins, religieux ou observateurs des mœurs, les condamnations médicales et morales finissent par s’estomper au cours du siècle. Les détaillants, du confiseur le plus luxueux au revendeur de menues denrées qui ajoute du sucre à son stock de céréales et de beurre, ont joué un rôle-clé dans l’essor de la consommation. À l’image des marchands de mode qui ont bouleversé l’apparence des Français, les épiciers et les confiseurs ont accompagné l’évolution des pratiques alimentaires grâce à une offre diversifiée et renouvelée. L’étude de l’ensemble des acteurs du secteur a mis en évidence la grande diversité des qualités de sucre vendu - brut, terré, raffiné, apprêté par les confiseurs. L’approche souligne la forte différenciation des consommations et remet en cause, à la suite des travaux de A. Stanziani, une vision diffusionniste qui tend à présenter les denrées coloniales – thé, café, sucre – comme des produits homogènes. Dragées fines et de couleurs, pièces en pastillage de plusieurs dizaines ou centaines de livres suscitent le désir d’achat des plus riches quand les classes moyennes se contentent de liqueurs, de confitures et de pastilles moins coûteuses. Malgré sa démocratisation, le sucre a échappé à la banalisation grâce aux pratiques distinctives déployées par les élites et aux savoir-faire des artisans, soucieux de protéger l’image exotique et luxueuse du produit. De nombreux Français sont restés à l’écart de la mode : dans la vallée ligérienne, les foyers modestes qui possèdent moins de 500 livres de biens se sont rarement équipés en vaisselle liée aux produits coloniaux. L’analyse des inventaires a aussi souligné l’écart qui sépare encore les pratiques alimentaires urbaines et rurales. À la différence de C. Shammas pour l’Angleterre, le sucre ne peut donc pas être qualifié de produit de consommation de masse en France à la fin du xviiie siècle.
5Nuancer la diffusion du sucre dans la société française ne revient pas à nier l’effet d’entraînement du commerce colonial sur l’économie intérieure. L’étude de la vallée ligérienne a permis d’éclairer les conséquences sur le terrain d’une économie de plus en plus mondialisée. De nombreux métiers – négociants, raffineurs, voituriers, papetiers, épiciers et confiseurs – ont profité de l’essor du commerce. La recherche apporte un éclairage complémentaire au débat sur le rôle du commerce colonial dans le démarrage économique européen en insistant sur l’importance de la distribution, longtemps négligée au profit du grand commerce et de l’industrie.
Notes de bas de page
1 Margairaz Dominique, « Production et consommation sous l’Ancien Régime », dans Milliot Vincent et alii, La grande chevauchée…, op. cit., p. 148-153.
2 Coquery Natacha et de Oliveira Matthieu (dir.), L’échec a-t-il des vertus économiques ?, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2015, p. 1-4.
3 Dequidt Marie-Agnès, Horlogers des Lumières…, op. cit., préface de Natacha Coquery, p. 12.
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