Introduction de la partie III
p. 245-248
Texte intégral
1« Il y a 50 ans, il fallait exciter les consommations du sucre, aujourd’huy cest un besoin et le caffee cette boisson devenue sy a la mode en fait le principal débouché1. » En 1775, le raffineur Ravot désigne la mode des boissons coloniales comme facteur principal de diffusion du sucré. Pourtant, le goût du sucre est largement indépendant des nouveaux produits exotiques : à la différence du café ou du thé, il est consommé pour lui seul, sous des formes variées, confitures, bonbons ou gâteaux. Il correspond à une mode nouvelle, celle des desserts, en vogue chez les élites. Mets doux au palais et aliment de bon ton en société, le sucre concentre à lui seul toute la richesse et la polysémie du terme « goût ». Si les scientifiques ont prouvé que certains goûts et dégoûts étaient innés – les nourrissons de toutes les civilisations se délectent du sucre mais grimacent au goût amer –, l’alimentation reste une construction sociale sujette aux modes2. L’étude de la culture matérielle est donc centrale dans les travaux des chercheurs en sciences sociales. Sociologues et anthropologues ont insisté sur la formation du goût, qui diffère selon les sociétés et les cultures3. Dans leur sillage, l’historien J.-L. Flandrin a réfléchi sur la construction du goût à la période moderne. Selon lui, les élites cherchent à se distinguer du peuple dans le domaine culinaire en s’appropriant certains mets comme les épices ou les meilleurs morceaux de viande4. Ses études ont marqué un tournant dans l’histoire de l’alimentation qui, jusque dans les années 1970, était davantage orientée vers les questions d’approvisionnement5. Portée par l’intérêt de grandes figures de l’École des Annales, l’histoire de l’alimentation trouvait dès lors une légitimité et se construisait comme un champ de recherche autonome6. Dans les années 1980-1990, les historiens de la consommation et de la culture matérielle ont participé au renouvellement des recherches : L. Weatherill puis D. Roche ont mis en évidence l’évolution des habitudes alimentaires grâce à une étude minutieuse des inventaires après décès7. Outre-Manche, les historiens qui cherchaient à démontrer le rôle moteur de la demande sur l’industrialisation ont étudié la diffusion des produits coloniaux8. C. Shammas ainsi que H. et L. Mui se sont intéressés aux détaillants et ont analysé leur dispersion dans l’espace urbain et rural. L’ouvrage de M. Ferrières sur les peurs alimentaires a fait comprendre la difficile diffusion des plantes nouvelles9. Elle aborde les questions du risque et de sa gestion, des problématiques auxquelles s’est intéressé A. Stanziani. Dans le cadre d’études sur l’élaboration de normes pour protéger le consommateur, l’historien s’est penché sur les qualités des produits et leur appellation10. Il a mis en garde contre la simplification des dénominations qui conduit à une image diffusionniste, parfois caricaturale, des nouveaux aliments11. Pour échapper à ces critiques, les chercheurs se sont focalisés sur un produit en particulier pour mieux en percevoir la variété et la complexité12. S. L. Kaplan fut un précurseur : dans son livre sur la distribution du pain à Paris, il analyse les différentes qualités de pains, les prix, les stratégies de vente des boutiquiers et la réglementation du marché13. Les études sur les filières se sont multipliées car elles facilitent la compréhension du marché14. Les identités alimentaires et leurs représentations sont le dernier champ de recherche ouvert. P. Meyzie a démontré qu’il existait des spécificités régionales dès la période moderne15.
2Dans ce panorama historiographique, les produits coloniaux occupent une place à part. Ces aliments nouveaux, au cœur du commerce mondial, ont suscité la curiosité de chercheurs parfois éloignés de l’histoire de l’alimentation, comme J. Meyer ou M. Norton, spécialistes, l’un du grand commerce, l’autre de l’histoire globale16. Le regain d’intérêt pour la diffusion des produits exotiques sur les tables européennes est venu d’autres disciplines. L’anthropologue S. Mintz et le sociologue C. Fischler se sont interrogés sur l’essor fulgurant du sucre dans l’alimentation européenne. Ils ont mis en évidence le glissement des usages, du médicament à l’aliment17. Des historiens, tels que M. Ouerfelli ou F. Quellier, ont intégré leurs travaux novateurs en analysant l’évolution des représentations autour du sucré18. La vente des produits exotiques a aussi suscité l’intérêt de J. Stobart et L. Van Aert qui ont travaillé sur Londres et Anvers, mais la recherche française est restée silencieuse sur ce point19. Si les auteurs s’accordent sur l’augmentation de la consommation de sucre et ses ressorts (baisse des prix, goût pour le sucré), les stratégies commerciales, les rythmes de la diffusion, les catégories sociales et les espaces touchés restent peu connus. Les comportements alimentaires des élites ont concentré l’attention des chercheurs qui disposent de menus et de livres de comptes domestiques, des sources rares pour les classes moyennes et pauvres. Le manque d’intérêt pour les milieux populaires n’est pas propre à l’histoire de l’alimentation : les contributeurs du Handbook qui dressent le bilan de la recherche en histoire de la consommation déplorent l’absence de travaux sur les campagnes et les populations pauvres20.
3Grâce aux inventaires après décès et aux documents comptables des commerçants, il s’agit de déterminer pour quelle population (urbains et ruraux, femmes et hommes, riches et pauvres) le sucre est-il devenu un besoin à la fin du xviiie siècle et quel rôle ont joué les détaillants dans l’essor de la demande. Un premier chapitre sera consacré à la consommation du sucre : ses usages, sa diffusion dans les sociétés urbaines et rurales et les rythmes d’achat. Le succès de la saveur sucrée doit beaucoup aux détaillants qui ont joué un rôle majeur dans la stimulation de la demande. Le nombre et les stratégies commerciales des boutiquiers impliqués dans la filière, apothicaires, épiciers, confiseurs, feront l’objet du dernier chapitre.
Notes de bas de page
1 ADL 11J239, mémoire de Jean-Pierre Ravot adressé à l’intendant de Cypierre, mai 1775.
2 Nicklaus Sophie, « L’acquisition des préférences alimentaires : le cas du goût sucré », dans Billaux Marie-Sylvie (dir.), Le goût du sucre. Plaisir et consommation, Paris, Autrement, 2010, p. 106-115 ; Fischler Claude, L’Homnivore, Paris, Éditions Odile Jacob, 1990, p. 26 ; Mintz Sidney, Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir, Paris, Nathan, 1991, p. 35.
3 Lévi-Strauss Claude, La pensée sauvage, Paris, Pocket, 2006 (1re édition 1962), p. 138 ; Bourdieu Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 216.
4 Flandrin Jean-Louis, « La distinction par le goût », dans Ariès Philippe et Duby Georges (dir.), Histoire de la vie privée, tome 3, De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1999 (1re édition 1985), p. 261-302.
5 Quellier Florent, « L’après de Jean-Louis Flandrin, une décennie d’histoire de l’alimentation en France (xve-xixe siècles) », Food & History, no 10-2, 2012, p. 89-102 ; Redon Odile et Laurioux Bruno, « Histoire de l’alimentation entre Moyen Âge et Temps modernes. Regards sur trente ans de recherches », dans Redon Odile, Sallmann Line et Steinberg Sylvie (dir.), Le désir et le goût. Une autre histoire (xiiie-xviiie siècles), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2005, p. 53-96 ; Hémardinquer Jean-Jacques (dir.), Pour une histoire de l’alimentation, Paris, Armand Colin, Cahier des Annales, no 28, 1970 ; Aymard Maurice, « Pour l’histoire de l’alimentation : quelques remarques de méthode », Annales ESC, 30e année, nos 2-3, 1975, p. 431-444 ; Benassar Bartolomé et Goy Joseph, « Contribution à l’histoire de la consommation alimentaire du xive au xixe siècle », Annales ESC, 30e année, nos 2-3, 1975, p. 402-430.
6 Meyzie Philippe, L’alimentation en Europe à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2010, p. 12.
7 Roche Daniel, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation (xviie-xixe siècle), Paris, Fayard, 1997 ; Weatherill Lorna, Consumer Behaviour and Material Culture in Britain, 1660-1760, Londres/New York, Routledge, 1996 (1re édition 1988).
8 Mui Hoh-Cheung et Mui Lorna H., Shops and Shopkeeping in Eighteenth Century England, Londres, Routledge, 1989 ; Shammas Carole, The Pre-industrial Consumer in England and America, Oxford, Clarendon Press, 1990 ; Claflin Kyri W., « Food among the historians : early modern Europe », dans Claflin Kyri W. et Scholliers Peter (dir.), Writing Food History. A Global Perspective, Londres/New York, Berg, 2012, p. 38-58.
9 Ferrières Madeleine, Histoire des peurs alimentaires, Paris, Seuil, 2002.
10 Stanziani Alessandro (dir.), La qualité des produits en France (xviiie-xxe siècles), Paris, Belin, 2003 ; Bruegel Martin et Stanziani Alessandro, « Pour une histoire de la “sécurité alimentaire” », RHMC, no 51-3, 2004, p. 7-16.
11 Stanziani Alessandro (dir.), La qualité des produits…, op. cit., p. 14. Il adresse ce reproche aux auteurs des études regroupées dans l’ouvrage suivant ; Brewer John et Porter Roy (dir.), Consumption and the World of Goods, Londres/New York, Routledge, 1997 (1re édition 1993).
12 Terrier Didier, « L’histoire du commerce et de l’industrie à l’époque moderne : entre héritage assumé et pistes nouvelles », dans Daumas Jean-Claude (dir.), L’Histoire économique…, op. cit., p. 99-124.
13 Kaplan Steven L., Le meilleur pain du monde, Paris, Fayard, 1996.
14 Quellier Florent, Des fruits et des hommes. L’arboriculture fruitière en Île-de-France (vers 1600-vers 1800), Rennes, PUR, 2003 ; Marty Nicolas, « L’eau embouteillée : histoire de la construction d’un marché », Entreprises et histoire, no 50, 2008, p. 86-99 ; Ferrière Marc et Williot Jean-Pierre (dir.), La pomme de terre de la Renaissance au xxie siècle, Rennes/ Tours, PUR/PUFR, 2011 ; Fayard Dominique, Le commerce du bétail charolais. Histoire d’une filière viande, xixe-xxe siècles, Rennes/Tours, PUR/PUFR, 2014.
15 Meyzie Philippe, La table du sud-ouest et l’émergence des cuisines régionales (1700-1850), Rennes, PUR, 2007.
16 Meyer Jean, Histoire du sucre, Paris, Éditions Desjonquères, 1989 ; Norton Marcy, Sacred Gifts, Profane Pleasures. AHistory of Tobacco and Chocolate in the Atlantic World, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2008.
17 Mintz Sidney, Sucre blanc, misère noire. Le goût et le pouvoir, Paris, Nathan, 1991 ; Fischler Claude, L’Homnivore, Paris, Éditions Odile Jacob, 1990. Le sucre a donné lieu à des publications collectives pluridisciplinaires : Bégot Danielle et Hocquet Jean-Claude (dir.), Le sucre, de l’Antiquité à son destin antillais, Paris, Éditions du CTHS, 2000 ; Billaux Marie-Sylvie (dir.), Le goût du sucre. Plaisir et consommation, Paris, Autrement, 2010.
18 Ouerfelli Mohamed, Le sucre. Production, commercialisation et usages dans la Méditerranée médiévale, Leyde, Brill, 2008 ; Quellier Florent, Gourmandise, histoire d’un péché capital, Paris, Armand Colin, 2010.
19 Stobart Jon, « Sucre et épices. Achat de produits exotiques au xviiie siècle en Angleterre », Histoire urbaine, no 30, 2011, p. 127-146 ; Van Aert Laura, « Vendre l’exotique au quotidien. L’implantation urbaine des magasins de produits coloniaux (tabac, thé, café et coton) à Anvers au xviiie siècle », Histoire urbaine, no 30, 2011, p. 41-66.
20 Chessel Marie-Emmanuelle, « Où va l’histoire de la consommation ? », RHMC, no 59-3, 2012, p. 150-157 ; Trentmann Franck (dir.), The Oxford Handbook of the History of Consumption, Oxford, Oxford University Press, 2012.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un aliment sain dans un corps sain
Perspectives historiques
Frédérique Audouin-Rouzeau et Françoise Sabban (dir.)
2007
La Pomme de terre
De la Renaissance au xxie siècle
Jean-Pierre Williot et Marc de Ferrière le Vayer (dir.)
2011