Introduction de la partie II
p. 123-126
Texte intégral
1Interrogé par l’intendant de la généralité, le raffineur orléanais Ravot est fier de présenter son art dans un mémoire qu’il rédige en 1772. Son discours est celui d’un technicien : « je vais à présent vous mettre au fait du travail des sucres je commence à l’arrivée des matières à la raffinerie et je finirai par en faire sortir les sucres en pain1 ». Ravot décrit par le menu les outils nécessaires – le « pucheux » et les « primes » –, les savoir-faire – « mouver », « locher », « plamotier » –, évoque les tâches plus ou moins complexes des ouvriers rassemblés dans sa manufacture et les matières premières employées. Ravot, à la fois acteur et précieux témoin, dresse à son insu le portrait d’un secteur productif en mutation face à des marchés en pleine croissance ; il lève le voile sur une révolution en marche, la première industrialisation. L’intendant qui l’interroge sur son art fait des émules ; en 1777, le comte d’Artois visite la raffinerie d’un de ses confrères Crignon de Bonvalet et une dizaine d’années plus tard, le duc d’Orléans se pique de construire sa propre manufacture à Montargis, à proximité d’une filature de coton2. Si les contemporains se sont montrés curieux de découvrir à la fois un nouveau mode de production (la manufacture) et un secteur relativement récent (le raffinage), les historiens ont été moins enclins à étudier l’industrie du sucre.
2Le secteur est resté dans l’ombre des études sur les industries sidérurgiques et surtout textiles3. Ces travaux ont tenu une place de choix dans l’historiographie à cause de la proto-industrie, perçue comme une phase centrale de l’industrialisation, et du recours précoce au machinisme. L’engouement pour ces deux secteurs industriels en France est à relier directement aux travaux sur l’industrialisation anglaise où la métallurgie et l’industrie cotonnière sont perçues comme les moteurs de la « révolution industrielle » grâce à la mécanisation et à l’utilisation du charbon de terre4. La notion de la supériorité et de l’avance anglaise dans tous les secteurs industriels s’est imposée parmi les chercheurs jusqu’aux années 1980 et a contribué à élaborer un modèle unique de développement économique5. La comparaison des deux plus grandes puissances industrielles de la fin du xviiie siècle a suscité de nombreuses polémiques entre les historiens : selon F. Crouzet, leurs divergences proviennent surtout du choix des indicateurs6. Ils paraissent aujourd’hui s’accorder sur les tendances générales : la France est la première puissance industrielle à la fin du siècle mais, par tête, sa production est très inférieure à sa voisine anglaise, en partie parce que l’industrialisation a été plus précoce en Angleterre7.
3Ce paradigme a conduit les historiens à se focaliser sur les grandes unités de production et sur les innovations techniques anglaises et leurs transferts vers les autres pays européens. Ce schéma est désormais fortement nuancé par les chercheurs des deux côtés de la Manche. C. Mc Leod a ainsi démontré dans un article au titre provocateur à souhait, « The European origins of British technological predominance », que l’Angleterre avait importé de nombreuses techniques du continent. Dès le xvie siècle, des ouvriers spécialisés, comme les verriers italiens ou les ouvriers métallurgistes allemands, ont apporté leur savoir-faire8. La notion de transfert ne trouve plus guère de défenseurs aujourd’hui tant elle paraît peu adaptée aux innovations constatées sur le terrain ; L. Hilaire-Pérez défend ainsi l’idée d’une « européanicité » de la révolution industrielle faite d’échanges, de circulations, d’adaptation des savoirs et des techniques. Soucieux de saisir les différentes voies de l’industrialisation, les chercheurs se sont récemment intéressés aux petites manufactures, considérées comme les ancêtres des usines modernes, et aux frontières floues avec le monde de l’atelier9. Grâce à ce changement de perspective, les études sur l’histoire de l’industrie se sont ouvertes à des domaines plus variés comme les manufactures d’armes, la papeterie, la bonneterie ou l’horlogerie10. M. Berg a ainsi mis en évidence que de petites manufactures d’armes étaient capables de produire en grandes quantités grâce à une forte spécialisation du travail11. L’étude des raffineries de sucre s’inscrit dans ce cadre renouvelé et permet d’explorer les mutations du secteur productif en province et dans un secteur neuf. Si le développement du raffinage est limité par rapport au secteur textile, véritable moteur de l’industrialisation, il s’agit de montrer, à l’instar de M. Berg et de son étude sur les manufactures de transformation des métaux métalliques, que les voies de l’industrialisation sont multiples et passent aussi par les petites unités. Le secteur du raffinage est divers : à côté de petits ateliers de raffineurs-confiseurs s’érigent de grandes manufactures. L’intérêt du sujet consiste à comprendre la transition de l’artisanat vers l’industrie. L’augmentation de la consommation, les innovations techniques mises en exergue par D. Landes, dont l’importance est nuancée par l’historiographie récente, l’accumulation des capitaux et un contexte institutionnel favorable sont autant de facteurs pertinents pour expliquer l’industrialisation12.
4 Grâce à une documentation variée constituée de faillites, d’inventaires après décès et des papiers de commerce des raffineries orléanaises Ravot et Vandebergue, il est possible de retracer la naissance et l’essor du raffinage français, et d’examiner les interactions entre mutations techniques et société. L’irruption d’une nouvelle technique, le raffinage, entraîne de nouveaux rapports de production et marque de son empreinte l’espace urbain13. L’histoire du processus technique est donc tout autant une histoire du travail, qu’une histoire de l’environnement. Dans le premier chapitre, l’étude interroge le rôle de l’État et des entrepreneurs dans la croissance du raffinage français et l’échec commercial sur le marché européen. L’objectif du deuxième chapitre consiste à étudier l’organisation du travail dans les raffineries en considérant l’innovation technique, le recours à des méthodes de fabrication plus productives et la concentration des ouvriers dans les usines, trois piliers essentiels de la première industrialisation. Dans le troisième chapitre, la gestion financière des industries est au cœur de l’analyse, de la mobilisation des capitaux pour établir une raffinerie, aux profits générés par l’activité qui propulsent les raffineurs les plus chanceux à la tête d’immenses fortunes.
Notes de bas de page
1 ADL 11J239, Ravot Jean-Pierre, L’art et le commerce du raffineur, vers 1772.
2 Annonces, affiches, nouvelles et avis divers de l’Orléanais, 21 février 1777 ; AN MC ET/ LXXI/99 Rés 681, vente d’une raffinerie de sucre à Montargis par le duc d’Orléans, 11 août 1790.
3 Woronoff Denis, L’industrie sidérurgique en France pendant la Révolution et l’Empire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984 ; Garçon Anne-Françoise, Mine et métal, 1780- 1880. Les non-ferreux et l’industrialisation, Rennes, PUR, 1998 ; Chassagne Serge, La manufacture de toiles imprimées de Tournemine-lès-Angers (1752-1820) : étude d’une entreprise et d’une industrie au xviiie siècle, Paris, Klincksieck, 1971 ; Id., Le coton et ses patrons, France, 1760-1840, Paris, Éditions de l’EHESS, 1991 ; Deyon Pierre (dir.), Aux origines de la Révolution industrielle. Industrie rurale et fabriques, numéro spécial de la Revue du Nord, no 240, janvier-mars 1979.
4 Mantoux Paul, La révolution industrielle au xviiie siècle. Essai sur les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, Paris, Éditions Génin, 1959 (1re édition 1906), p. 1.
5 Hilaire-Pérez Liliane, « Les échanges techniques entre la France et l’Angleterre au xviiie siècle : la révolution industrielle en question », dans Beaurepaire Pierre-Yves et Pourchasse Pierrick (dir.), Les circulations internationales en Europe, années 1680-1780, Rennes, PUR, 2010, p. 197-213.
6 Crouzet François, La guerre économique…, op. cit., p. 8.
7 Verley Patrick, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, 2008 (1re édition 1997), p. 303.
8 Mc Leod Christine, « The European origins of British technological predominance », dans Prados de la Escosura Leandro (dir.), Exceptionalism and Industrialisation, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 111-126.
9 Berg Maxine, The Age of Manufactures. Industry, Innovation and Work in Britain, 1700-1820, Totowa (New Jersey), Barnes and Noble Books, 1985 ; Coquery Natacha, Hilaire-Pérez Liliane, Sallmann Line et Verna Catherine (dir.), Artisans et industrie. Nouvelles révolutions du Moyen Âge à nos jours, Paris, ENS éditions, 2004.
10 Berg Maxine, « Small producer capitalism in eighteenth-century England », Business History, no 35-1, 1993, p. 17-39 ; Rosenband Léonard N., La fabrication du papier dans la France des Lumières. Les Montgolfier et leurs ouvriers, 1761-1805, Rennes, PUR, 2005 ; Velut Christine, « L’industrie dans la ville : les fabriques de papiers peints du faubourg Saint-Antoine (1750-1820) », RHMC, no 49-1, 2002, p. 115-137 ; Lyon-Caen Nicolas, « Les hommes du bas : fabriquer et vendre dans la bonneterie parisienne, xviie-xviiie siècles », RHMC, no 60-1, 2013, p. 107-130 ; Dequidt Marie-Agnès, « L’horlogerie parisienne entre art et industrie (1750-1850) », dans Lamard Pierre et Stoskopf Nicolas (dir.), Art et industrie (xviiie-xxie siècle), Paris, Picard, 2013, p. 95-106.
11 Berg Maxine, « Small producer capitalism… », art. cit., p. 24.
12 Verley Patrick, La Révolution industrielle, Paris, Gallimard, 2008 (1re édition 1997), p. 14 sqq. ; Landes David S., L’Europe technicienne, Paris, Gallimard, 1975, (1re édition Londres, 1969), p. 10.
13 Catherine Verna a montré pour la période médiévale comment la technique permet d’éclairer le jeu social ; Verna Catherine, Le temps des moulines. Fer, technique et société dans les Pyrénées centrales (xiiie-xvie siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 19.
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