Préface
p. 11-18
Texte intégral
1Le sucre est une plante voyageuse, qui a circulé d’est en ouest et du sud au nord. Née en Nouvelle-Guinée entre les xve et xe siècles avant notre ère, la canne à sucre fut implantée en Méditerranée au début du Ier siècle. Du xe au xive siècle, les Européens importent le sucre du Proche-Orient puis, à partir des xve et xvIe siècles, de Madère, des îles du Cap-Vert, de São Tomé et du Brésil, par l’entremise des Portugais qui mirent en place le commerce négrier atlantique à partir d’un système de production inédit, la plantation coloniale esclavagiste. Aux xviie et xviiie siècles, la France et l’Angleterre entrent dans la course et transforment les Antilles en îles à sucre. Par son poids économique, les acteurs et les espaces mobilisés, le sucre devient enjeu politique, et les « guerres du sucre » ont rythmé les échanges atlantiques durant tout le xviiie siècle.
2Le sucre a suscité de nombreuses études, économiques, anthropologiques, littéraires, parce qu’il est à la fois ancien et moderne, ombre et lumière, misère et richesse, plante coloniale et confiserie raffinée, produit global qui met en scène pouvoirs et espaces. La nouveauté du présent livre est la volonté de mener, dans un espace et pour un temps précis, une histoire totale du produit, à la croisée des approches économique, sociale, urbaine et culturelle, en s’affranchissant des cloisonnements traditionnels. L’objectif est de saisir tout à la fois industrie, commerce, consommation, acteurs, territoires, représentations, de mettre en lumière, du local au global, les circulations, les imbrications et les réseaux, les ressources et les contraintes. Beau travail d’histoire connectée, à double titre (l’objet d’étude, la démarche intellectuelle), qui témoigne du dynamisme de l’histoire économique et de l’histoire de l’alimentation porté par une nouvelle génération de chercheurs.
3À partir d’un espace ciblé, l’axe de distribution du sucre ligérien, de Nantes à Orléans, et les foyers de consommation, de la Bretagne au Bassin parisien, Maud Villeret étudie la trajectoire du sucre, marchandise volumineuse et fragile, sur un temps long, des années 1680, démarrage des raffineries, à l’orée de la Révolution, qui bouleverse le secteur. Toutes les étapes sont scrutées : l’arrivée du sucre brut en provenance de Saint-Domingue dans le port, la transformation industrielle dans les raffineries, le transport et la distribution, la consommation du sucre blanc, en jouant des échelles, de l’international, l’Europe, au local, villes et villages ligériens, en passant par le national, Paris, Bordeaux. L’analyse spatiale structure le propos ; Maud Villeret s’appuie sur des cartes d’une qualité remarquable, qui vont désormais servir de référence sur le sujet. L’enquête est resserrée en trois temps : la redistribution, la transformation, la consommation. Pour l’auteure, l’augmentation de la demande est la question-clé, qui commande sans linéarité les transformations économiques, sociales, culturelles et urbaines, avec pour corollaire une interrogation qui sous-tend tout l’ouvrage : quel est le rôle des acteurs, aux intérêts parfois divergents, voire antagonistes, dans le processus ? État, industriels, négociants, détaillants, médecins et, last but not least, consommateurs, notamment les classes populaires rurales et urbaines provinciales, peu connues. Maud Villeret a fait feu de tout bois : statistiques, mémoires et rapports, actes de société, correspondances, inventaires et livres de comptes, annonces publicitaires, traités médicaux et culinaires, romans, contes moraux… et 1 300 inventaires après décès dépouillés pour mesurer la diffusion du goût du sucre, observer, du manouvrier à l’aristocrate, le comportement des consommateurs afin d’atteindre, à partir de cet « aliment totem des Lumières » (Daniel Roche), la culture de consommation.
4En France, deux ports dominent le marché du sucre au xviiie siècle. Avec 27 millions de livres poids exportées en 1788, Nantes, qui a perdu la prééminence, se place loin derrière Bordeaux (65 millions), premier port colonial du royaume. Les importations nantaises de sucre ont néanmoins été multipliées par huit en moins d’un siècle, de 6 millions de livres en 1698 à 54 en 1788. Les négociants nantais, distributeurs de sucre brut antillais, sont à l’interface de deux marchés : le marché extérieur, articulé autour des trois grands ports du raffinage européen, Hambourg, Amsterdam et Rotterdam, et le marché intérieur des raffineries ligériennes, Orléans, Angers, Saumur et Tours. Au début des années 1790, 40 % du sucre brut nantais est destiné aux raffineries d’Orléans, moins de 10 % à la population locale et aux autres ports (français) de la façade atlantique, et une infime partie à Paris ou Lyon. Les réexportations représentent entre les deux tiers et la moitié, dont 48 % pour la Hollande et 33 % pour les villes hanséatiques. Or « la navigation française pour la mer Baltique est restée dans un état de médiocrité qui étonne » (Observations sur le commerce du Nord, 1769) : sur 6 495 navires qui passent le Sund en 1767, 2 273 sont hollandais, 2 779 de différents pays nordiques, 1431 anglais et seulement 10 français. Comment expliquer l’absence nantaise dans la redistribution du sucre en Europe ? Est-ce le signe d’un échec ? Les propos désabusés du député nantais Joachim Descazeaux du Hallay, négociant reconnu, reflètent un état d’esprit répandu face à la domination des Hollandais : « ils habitent leurs vaisseaux avec leurs femmes et leurs enfants, ils leur tiennent pour ainsi dire lieu de maison surtout dans la navigation du Nord estans tous matelots ». Innovations techniques, moindre coût du fret, mobilité des réseaux, les atouts du cabotage hollandais éclatent aux yeux des contemporains. Malgré les incitations du pouvoir royal, les Nantais renâclent à affronter la concurrence et ont opté pour l’exportation hollandaise de leur sucre. Ils privilégient sans état d’âme les marchés qui leur sont le plus profitable, le commerce colonial protégé et le marché intérieur, et ont su tirer leur épingle du jeu. Maud Villeret présente les différentes étapes de la commercialisation du produit, en évaluant les forces en présence et les stratégies choisies pour maîtriser un marché inédit ; un portrait de groupe et des trajectoires familiales font comprendre comment l’on devient expert de sucre.
5Les consignataires, qui réceptionnent les cargaisons, sont nombreux sur la place nantaise, quelque 770 individus ou sociétés dans les années 1748-1750. L’apparente ouverture cache une réalité monopolistique : s’il existe de petits épiciers dans le milieu, dix consignataires reçoivent à eux seuls 40 % des barriques. La concentration, repérée aussi parmi les commissionnaires et les négociants, est le trait saillant de la filière. Quelques familles tiennent le commerce sucrier nantais, les Montaudoin, Chaurand, Arnous… Elles se défendent bec et ongles contre la concurrence bordelaise, rochelaise, rouennaise ou hollandaise, s’alliant si besoin aux raffineurs d’Orléans, Angers ou Saumur, leurs clients privilégiés. Le lobby sucrier ligérien gagne quelques victoires, comme le maintien à Rouen d’un droit dont la suppression risquait de faire perdre aux uns et aux autres le fructueux débouché parisien. Au-delà de l’alliance de circonstance, l’auteure montre que la majorité des liens marchands repose sur l’origine géographique et les relations de parenté. Les échanges familiaux entre raffineurs orléanais et négociants nantais sont courants. C’est précisément grâce à ces liens ancrés dans le territoire que la plupart des acteurs cumulent les activités, armateurs, consignataires, commissionnaires, négociants, raffineurs… pour mieux les dominer, ici et là. En témoigne la famille Jogues, d’origine orléanaise, dont une branche s’installe à Nantes au milieu du siècle. Deux frères armateurs y contractent des alliances avec des familles nantaises et hollandaises, tandis que le troisième migre à Saint-Domingue. Planteurs aux Antilles, armateurs à Nantes, raffineurs à Orléans… la boucle est bouclée. Les voyages et les correspondances sont d’autres moyens de tisser la toile des relations professionnelles, pour tenter de limiter le risque et l’incertitude, éternels écueils. L’analyse met à jour l’intermédiation commerciale et l’encastrement des relations entre marchands, en constante reconfiguration selon la conjoncture et les destinées individuelles ; les liens patiemment tissés peuvent se dénouer, la confiance gagnée se perdre. Maîtriser les savoirs est une des clés de la réussite : l’expertise de la qualité du produit, la connaissance du marché et de ses aléas, l’information, l’anticipation, la négociation…
6Après Nantes, Orléans. La deuxième partie du livre traite du rôle des raffineries dans l’industrialisation du pays. Perçus comme les moteurs de la révolution industrielle, la sidérurgie et le textile ont été bien étudiés ; le sucre est resté dans l’ombre, comme d’autres secteurs, papeterie, bonneterie, quincaillerie, horlogerie, récemment mis en lumière à la faveur d’un renouveau historiographique qui a mis l’accent sur la diversité des modes d’industrialisation (Maxine Berg, Christine Mc Leod, Liliane Hilaire-Pérez). L’industrie du sucre naît et croît au xviiie siècle, avec un bilan contrasté, décevant à l’extérieur, brillant à l’intérieur, et Maud Villeret en observe les raisons : rôle de l’État et des entrepreneurs, organisation du travail et innovations techniques, mobilisation des capitaux et profits. Malgré les réussites, et bien qu’elle soit la principale productrice de sucre, la France échoue à conquérir les marchés européens, et s’en tient au rôle de fournisseur de matières premières à l’industrie hanséatique ou hollandaise, plus précoce et vivace ; Orléans compte 24 à 30 raffineries à la fin du siècle, Londres, 80, Hambourg, 400. Pourtant, l’État a commencé par encourager l’installation des raffineurs étrangers, décisive dans le démarrage des raffineries à Bordeaux (1633, 1645), Orléans (1655) ou Angers (1673). L’édit de Fontainebleau (1685) provoque des départs et désorganise le secteur, momentanément, car les Français maîtrisent les techniques qui ont largement circulé en Europe depuis le milieu du siècle. Face à la concurrence étrangère en sucre raffiné et pour assurer le monopole des industriels métropolitains, l’État mène la politique protectionniste traditionnelle, à base de privilèges et de tarifs douaniers, sans toutefois réglementer la production. L’activité décolle, Rouen d’abord, La Rochelle et Bordeaux, Orléans et l’axe ligérien, Marseille, Lille… Près de 80 raffineries au milieu du xviiie siècle contre une trentaine vers 1680. La production française de sucre raffiné atteint 18 à 20 millions de livres poids en 1786 mais les Provinces-Unies en produisaient déjà 45 millions dix ans plus tôt. Le made in France de luxe brille sur les marchés européens, or les raffineries peinent à exporter et sont même concurrencées à l’intérieur par le sucre anglais, qui supplante le sucre hollandais à la fin du siècle. D’où vient le revers ? Une politique fiscale inadaptée, la mauvaise réputation du produit liée à une qualité médiocre et un prix élevé. Maud Villeret consacre un passage convaincant à la faible compétitivité du sucre français en pointant les responsabilités des raffineurs, prompts à en rejeter la responsabilité sur l’État, et les insuffisances de la filière, des Antilles à la métropole. La comparaison avec l’Angleterre est instructive, comme elle pourrait l’être, mutatis mutandis, avec la situation actuelle : pensons à la lancinante question de la perte de compétitivité de l’Hexagone suite au creusement du déficit commercial ces dernières années, en partie dû à un rapport qualité prix défavorable.
7Peu présents sur les marchés extérieurs, les industriels ont réussi à conquérir le marché intérieur, en témoigne la domination du sucre orléanais sur la partie Nord du royaume. Le milieu compte quelques dynasties prospères qui constituent un groupe cohérent et fermé, les Vandebergue, Jogues, Crignon, Sarrebourse, Guinnebaud…, soucieux de notabilité. La plupart sont issus du négoce ; la frontière est perméable entre les deux mondes, comme elle l’est entre artisanat et industrie. Maud Villeret se saisit de la raffinerie pour en faire un observatoire des mutations industrielles du temps : ni immobilisme, ni révolution, une industrialisation en marche, des ateliers à la manufacture. À nouveau, elle s’enquiert des lieux et des hommes ; entrepreneurs et ouvriers sont mis sur le devant de la scène. L’intérêt de l’analyse urbaine est son imbrication avec le point de vue environnemental : l’auteure observe l’emprise croissante de l’industrie en ville et sa mise en cause par des riverains de plus en plus vindicatifs face aux risques induits. Comme l’a souligné Thomas Le Roux pour Paris, à chaque procès, le gouvernement défend une activité industrielle prometteuse. Au cours de ses enquêtes archivistiques, Maud Villeret a trouvé deux manuscrits, L’art et le commerce du raffineur (1772-1775) et les Comptes et calculs pour le raffinage des sucres (1773), écrits par un praticien soucieux de transmettre son expérience, Jean-Pierre Ravot, ancien négociant orléanais devenu raffineur en 1766. Elle confronte ce témoignage rarissime sur le métier, ses opérations, ses outils, son organisation, à la notice qu’a rédigé Duhamel du Monceau à la suite d’une visite de la raffinerie Vandebergue, L’art de raffiner le sucre (1764), pour dévoiler les phases de la fabrication, la discrète évolution des techniques, la maîtrise comptable. Les gestes semblent immuables. Quelques outils font leur apparition, chaudières roulantes, tuyaux de communication, pompes, grues, et l’usage du charbon de terre se généralise. Mais la croissance de la demande n’a pas transformé l’organisation de la production, la division du travail reste faible, la mécanisation inexistante. Dans la raffinerie, le directeur est seul maître à bord, avec sous ses ordres les « serviteurs », main-d’œuvre peu spécialisée et peu payée, recrutée à l’année, et le contremaître, « maître-serviteur », un des rares ouvriers qualifiés. Le vocabulaire tout comme la fréquence des accidents du travail signalent la dureté de la condition ouvrière, malgré les avantages en nature d’un patronage affirmé. Les raffineurs ont su gérer au mieux de leurs intérêts les hommes, les capitaux et le crédit nécessaires au fonctionnement de leur entreprise.
8Après les négociants et les industriels, place aux consommateurs et aux boutiquiers, derniers jalons de la filière. Historiens de l’alimentation, de la culture matérielle, spécialistes d’histoire globale, anthropologues, sociologues se sont penchés sur l’essor du sucre dans l’alimentation européenne au cours des xviie et xviiie siècles. Pour autant, les stratégies commerciales, les rythmes de la diffusion, les catégories sociales et les espaces touchés dans l’espace français restaient un champ inexploré. Qui dit nouveauté, dit controverses, adaptation, apprivoisement et conquête ; la réussite est un processus qui peut prendre du temps, Maud Villeret a raison de le rappeler. Le goût pour le sucre, considéré d’abord comme un condiment ou un remède, a entraîné de vives controverses médicales et morales autour de la question du risque. Le cuivre, plus résistant que le fer, facilite la cuisson et conserve la couleur des fruits confits. Bien que le « poison du verd-de-gris » fasse peur, et malgré les condamnations car il provoque des empoisonnements, les chaudières, bassines, casseroles et cuillères en cuivre sont toujours nombreuses dans les raffineries à la fin du siècle. Les confiseurs se servent de colorants chimiques nocifs pour les dragées, pastilles et glaces, tels le vermillon (mercure et soufre), l’orpiment (arsenic), le minium (plomb)… Les ordonnances de police ne sont guère respectées, même si quelques artisans prennent en compte les craintes des consommateurs et vantent les colorants naturels de leurs desserts, cochenille, indigo, carmin ou safran. La polémique sur le risque alimentaire et les dangers de la chimie ne date pas d’aujourd’hui… Les médecins sont partagés sur l’usage du sucre, qui fortifie mais cause maux de dents ou scorbut ; tous se retrouvent pour condamner une consommation excessive. Avec les moralistes, certains fustigent le glissement du soin au plaisir, dans une attaque misogyne : sucre, gourmandise, femmes et libertinage vont de pair. Les traités médicaux qu’étudie Maud Villeret témoignent de l’évolution radicale de la pensée au cours du siècle puisque le sucre, de néfaste, devient un remède irremplaçable : il cicatrise, soigne les dents enfantines, les convulsions, maux d’estomac, fièvres, ulcères…, à tel point que la loi du maximum impose sa réquisition pour les malades. L’auteure souligne sa particularité : à la différence d’autres produits coloniaux (café, chocolat, tabac), le plaisir gustatif ne remplace pas l’utilisation thérapeutique première.
9 La principale question porte sur les mécanismes de diffusion pour comprendre le succès du produit ; la diffusion se fait-elle du haut vers le bas de la société, par imitation, ou bien selon d’autres modalités ? Quels facteurs prédominent, la richesse, la profession, l’implantation urbaine, le désir d’intégration ? Pour y répondre, Maud Villeret mesure la pénétration du sucre à partir de deux sondages (1679-1690, 1779-1780) effectués dans les inventaires après décès des villes de Nantes et Tours et de la campagne avoisinante, en relevant les objets liés au sucre, théière, cafetière, sucrier, cuillères à sucre, tasses, etc. À la fin du xviie siècle, avant l’arrivée massive des produits coloniaux et la baisse des prix, le sucre concerne moins d’un dixième des intérieurs dans les campagnes et les villes de l’Ouest (33 sur 410) ; seuls les nobles ligériens ont succombé à la mode (61 % d’entre eux), loin devant les marchands (12 %) ; les boutiquiers sont peu touchés (4 %), les paysans non concernés à quelques exceptions près. Un siècle plus tard, la démocratisation est nette : 36 % des foyers ligériens (315 sur 868), une proportion qui monte à 43 % pour les urbains (12 % pour les ruraux). L’essor est fulgurant pour les catégories moyennes. Pour l’auteure, la fortune est un facteur déterminant de la diffusion : 88 % des ménages avec plus de 4 000 livres de biens sont touchés contre un cinquième pour ceux qui possèdent moins de 500 livres. La proximité d’un marché urbain est une autre donnée essentielle ; la plupart des ruraux, quelle que soit leur fortune, restent à l’écart de la mode. La consommation de boissons exotiques est avant tout un fait urbain. Du point de vue socioprofessionnel, les différences demeurent fortes : les classes populaires (manouvriers, voituriers) sont en dehors du mouvement. Pour Maud Villeret, la conclusion est sans appel : à la différence de l’Angleterre de la fin du xviie siècle, l’inégalité de la diffusion est telle qu’on ne peut parler pour le cas français de produits de consommation de masse.
10Si la mode se répand au fil du temps, les usages diffèrent. Pour se démarquer, les élites ligériennes s’offrent des sucreries plus fines, blanches et chères, qu’ils dégustent à l’aide d’objets précieux. Les nobles et quelques marchands partagent une accumulation ostentatoire ; les premiers se distinguent des seconds par la rareté de certains ustensiles (chocolatière, moule à glace) et le luxe des matières. Maud Villeret interroge aussi la disponibilité des nouveaux produits dans les villes et les campagnes. Vendre du sucré est l’affaire de nombreux métiers, confiseurs, épiciers, limonadiers, apothicaires, parfumeurs… En ville, l’implantation diffère selon la distinction du métier, de la dispersion des épiciers jusque dans les faubourgs à la concentration des confiseurs dans les rues centrales. L’apport le plus novateur, car les campagnes sont encore le parent pauvre des études sur la consommation en produits exotiques, est l’examen de la distribution des boutiques en Bretagne. Eugénie Margoline-Plot a montré dans sa thèse les circuits parallèles de diffusion des toiles indiennes en Bretagne, à partir de Lorient ; grâce aux épiciers, les campagnes bretonnes sont dès le milieu du siècle approvisionnées en sucre. En jouant sur les qualités et les prix, les boutiquiers ont encouragé une consommation différenciée et provoqué un changement majeur dans les pratiques alimentaires. L’ouvrage s’achève sur l’inventivité publicitaire et culinaire des confiseurs, à Paris, Nantes ou Tours, dont Grimod de La Reynière a vanté le savoir-faire dans l’Almanach des gourmands (paru à partir de 1803). La mode du faux, si prégnante dans la quincaillerie des années 1780, touche aussi le sucre, sous forme de médailles, bijoux, statuettes ou temples…
11Par l’analyse de la redistribution du sucre, avec ses espaces et ses acteurs, s’éclaire tout un pan du fonctionnement de l’économie atlantique. Un des grands intérêts du livre est de proposer, à partir de l’itinéraire d’un produit colonial et d’une démarche d’histoire globale, une remise en question nuancée d’antagonismes anciens dans l’historiographie : offre et demande, négoce, industrie et artisanat, innovation et tradition, normes et liberté, luxe et nécessité, distinction et démocratisation, diffusionnisme et différenciation, capitale et province. Échec ou réussite de la filière sucre ? À l’échelle européenne, le raffinage français est un échec industriel et commercial ; dans le cadre protecteur du royaume, la réussite des entrepreneurs orléanais est éclatante. La route du sucre, et c’est une des surprises de l’enquête, met en lumière Orléans, plaque tournante longtemps restée dans l’ombre des métropoles et des villes portuaires, et replace Nantes comme une périphérie de l’Europe du nord. Une autre grande qualité de l’ouvrage est de placer les acteurs du temps au cœur de l’étude : Maud Villeret nous offre une histoire incarnée de la filière, qui la rend d’autant plus attachante que l’écriture est fluide et agréable à lire. On s’y instruit sans ennui, à la manière du xviiie siècle. Bonne dégustation !
Auteur
Université Lumière-Lyon 2, IUF, LARHRA (UMR 5190)
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